Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 30

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CHAPITRE XXX.


Négociations. — Traité provisoire. — Funérailles de Kondiaronk. — Paix générale.


Le comte de Frontenac eut pour successeur le chevalier de Callières, qui fut remplacé par M. de Vaudreuil, dans le gouvernement de Montréal. M. de Callières possédait les qualités nécessaires dans les circonstances où il se trouvait : par sa fermeté, sa prudence et sa sagacité, il sut tenir les Iroquois en échec, et les reconcilier enfin avec les Français, et avec les autres tribus sauvages.

Au commencement de l’hiver de 1699 à 1700, le nouveau gouverneur du Canada, reçut, par le chevalier de Bellamont, une lettre du roi (de France), par laquelle il lui était ordonné de faire cesser tout acte d’hostilité entre les Français et les Anglais. Cette lettre avait été adressée ouverte au général anglais, et le roi d’Angleterre avait adressé pareillement à M. de Callières celle qu’il écrivait, en conformité, à M. de Bellamont. La difficulté ne roulait donc plus que sur la conclusion de la paix avec les Iroquois, M. de Callières entendant traiter exclusivement avec ces derniers, et aux conditions proposées par son prédécesseur, et M. de Bellamont ne voulant pas que la paix se fît sans son aveu, ni à d’autres conditions que celles qui lui plairaient. De leur côté, les Iroquois paraissaient craindre, s’ils se réconciliaient de bonne foi avec les Français, de s’attirer le mécontentement, sinon les armes, de leurs anciens amis. Ils montrèrent pourtant quelque fermeté, en cette occasion, comme ils avaient déjà fait précédemment, en donnant à entendre aux Anglais, qu’ils voulaient bien être leurs alliés, mais non leurs sujets, et ils envoyèrent des députés à Montréal, pour y parler de paix. Après l’audience que leur donna le gouverneur, ces députés repartirent, accompagnés de trois Français, le P. Bruyas, jésuite, et MM. de Maricourt et Joncaire, qui devaient travailler à disposer les Cantons à une paix prochaine et sincère. Ces envoyés furent reçus à Onnontagué, avec de grandes démonstrations de joie. Du lac de Gannentaha, où l’on était venu à leur rencontre, on les conduisit, comme en triomphe, jusqu’à la principale bourgade du canton. Ils y entrèrent, au bruit de plusieurs décharges de mousqueterie, et furent régalés ensuite avec profusion.

Quelques jours après, ils furent introduits dans la cabane du conseil, où ils trouvèrent les députés de tous les cantons supérieurs. Le P. Bruyas, qui était chargé de porter la parole, commença un discours qui roula principalement sur trois points, qu’il appuya de trois colliers : par le premier, il exhortait les Iroquois à se souvenir qu’Ononthio était leur père, et que leur devoir et leur intérêt les engageaient également à lui demeurer obéissants, comme il convenait à des enfans, soit qu’ils fussent en bonne intelligence avec Corlar, qui n’était que leur frère, soit qu’ils eussent quelque chose à démêler avec lui : par le second, il témoignait son regret de la perte que la nation iroquoise avait faite de plusieurs chefs et d’un grand nombre de guerriers : par le troisième, il leur déclarait que le nouveau gouverneur général était sincèrement porté à la paix, et qu’il la leur accorderait volontiers, pourvu que, de leur côté, ils la voulussent aussi de bonne foi ; et il leur exposa les conditions auxquelles le gouverneur était disposé à traiter avec eux.

M. de Maricourt fit aussi un discours, où il n’oublia rien pour faire comprendre aux Iroquois tout ce qu’ils avaient à craindre du ressentiment de leur père, s’ils n’acceptaient pas la paix qu’il leur offrait, à des conditions aussi raisonnables que celles qu’on venait de leur expliquer, et ce qu’ils pouvaient espérer de lui et de tous les Français, s’ils ouvraient, une bonne fois, les yeux sur leurs véritables intérêts.

Le lendemain, comme ils délibéraient entr’eux, sur ce qu’ils répondraient aux Français, un vieil Onnontagué et un jeune Anglais arrivèrent d’Orange, et leur dirent, de la part du chevalier de Bellamont, qu’ils se donnassent bien de garde d’écouter les Français, et qu’il les attendait, dans dix ou douze jours, à Orange, où il leur ferait savoir ses volontés. Cette manière impérieuse de parler choqua le conseil : « Je ne comprends pas, dit Teganissorens, comment mon frère l’entend, de ne vouloir pas que nous écoutions la voix de notre père, et de chanter la guerre, dans un temps où tout nous invite à la paix. »

Le P. Bruyas profita de cette disposition, pour faire observer à l’assemblée que le général anglais traitait les Iroquois en sujets, et ce qu’ils auraient à souffrir d’une domination si haute et si dure, quand, une fois, ils s’y seraient soumis ; ce qui ne manquerait pas d’arriver prochainement, s’ils laissaient échapper l’occasion qu’ils avaient entre les mains de se reconcilier, d’une manière durable, avec Ononthio. M. Joncaire ajouta que les Anglais, en s’opposant à cette réconciliation, ne pouvaient avoir d’autre vue que de laisser les Iroquois se consumer, peu à peu, par la guerre, ou du moins s’affaiblir de manière à n’être plus en état de refuser de subir un joug dont ils reconnaîtraient peut-être trop tard la pesanteur.

Un conseil général de toute la nation iroquoise fut assemblé à Onnontagué : l’envoyé anglais y fut admis, et Teganissorens y parla, au nom de tous les cantons. Il adressa d’abord la parole aux députés français, et commença par les assurer que toute la nation était disposée à écouter la voix de son père, c’est-à-dire, à lui obéir. Il ajouta que chacun des cantons allait lui envoyer des députés, pour savoir ses volontés. Puis, se tournant vers l’Anglais : « Je ne fais rien en cachette, lui dit-il ; je suis bien aise que tu connaisses la disposition où je suis. Tu diras à mon frère Corlar, qui t’a envoyé ici, que je vais descendre à Québec, pour me rendre à l’invitation de mon père Ononthio, qui a planté l’arbre de la paix : j’irai ensuite à Orange, pour savoir ce que mon frère me veut. » En achevant ces mots, il mit cinq colliers aux pieds des députés français. Le P. Bruyas les releva, pour signifier qu’il les acceptait, au nom d’Ononthio.

Rien n’arrêtant plus les envoyés français à Onnontagué, ils en repartirent, accompagnés des députés de ce canton et de celui de Goyogouin. Ils furent reconduits jusqu’à Gannentaha, avec les mêmes honneurs qu’on leur avait faits, à leur arrivée. Ils s’y arrêtèrent, quelque temps, pour attendre les députés des autres cantons. Pendant qu’ils y étaient, on annonça que le gouverneur de la Nouvelle York avait levé le pavillon rouge, et saisi toutes les pelleteries qui se trouvaient à Orange appartenant aux Iroquois, pour leur faire entendre qu’il était déterminé à leur déclarer la guerre, s’ils ne respectaient pas ses volontés. Ces menaces n’empêchèrent pas les députés des Cantons de s’embarquer, au nombre de dix-neuf, avec les envoyés de M. de Callières. À leur arrivée à Montréal, on les reçut, au bruit d’une décharge de boîtes ; ce qui causa quelque jalousie aux alliés de la colonie. On entendit quelques uns d’eux demander si c’était là la manière dont les Français recevaient leurs ennemis. On les laissa dire, sans réfléchir assez, peut-être, comme le remarque Charlevoix, qu’on s’exposait à perdre des amis, en voulant regagner des ennemis, par une conduite qui pouvait les rendre encore plus fiers et plus difficiles. Il n’en fut rien pourtant : dans l’audience que le gouverneur leur donna, leur orateur parla de manière à être applaudi de tous ceux qui l’écoutaient.

La réponse que leur fit M. de Callières les satisfit de même, au point de leur faire dire que jamais on ne leur avait mieux parlé raison.

Les députés des tribus alliées parlèrent aussi, mais en peu de mots. Kondiaronk, qui avait été député par les Hurons, dit : « J’ai toujours écouté la voix de mon père, et je jette ma hache à ses pieds ; je ne doute point que les gens d’en haut n’en fassent de même Iroquois, imitez mon exemple  !  » Le député des tribus outaouaises parla à peu près dans le même sens : celui des Abénaquis dit qu’il n’avait pas d’autre hache que celle de son père, et que son père l’ayant enterrée, il n’en avait plus. Les Iroquois domiciliés firent la même déclaration. Après quoi, il fut conclu et signé une espèce de traité provisoire, en attendant une grande assemblée, qui fut indiquée au mois d’août de l’année suivante. Le gouverneur signa le premier, ensuite l’intendant, puis le gouverneur de Montréal, le commandant des troupes, et les supérieurs ecclésiastiques qui se trouvaient à l’assemblée. Les chefs sauvages signèrent ensuite, en mettant, chacun, la marque de sa tribu au bas du traité. Les Onnontagués et les Tsonnonthouans tracèrent une araignée ; les Goyogouins, un calumet ; les Onneyouths, un morceau de bois en fourche, avec une pierre au milieu ; et les Agniers, un ours. Ce traité est daté du 8 septembre 1700.

Le gouverneur dépêcha aux tribus du Nord et de l’Ouest le P. Anjelran et le sieur de Courtemanche, pour engager celles qui n’avaient pas envoyé de députés à Montréal à acquiescer au traité, et pour amener les chefs de ces tribus à l’assemblée générale de l’année suivante. Dans l’intervalle, une attaque faite à l’improviste par un parti d’Outaouais contre des chasseurs iroquois, et le projet de la construction d’un fort au Détroit, donnèrent lieu à quelques plaintes de la part des Cantons ; mais M. de Callières parvint à les satisfaire, ou à leur faire entendre raison, sur ces deux points.

M. de Callières écrivit au ministre de la marine et des colonies (M. de Pontchartrain), pour lui rendre compte de ce qu’il avait fait. Il lui mandait, en même temps, qu’il pensait qu’on devait profiter de la présente disposition des Cantons, pour régler avantageusement les limites, entre les Français et les Anglais ; que si l’on ne pouvait pas obtenir la propriété du pays des Iroquois, il fallait, au moins, faire en sorte qu’il fût déclaré neutre, et qu’il ne fût permis ni à la France ni à l’Angleterre d’y faire des établissemens. Quant à la religion, il jugeait qu’on devait laisser à ces peuples une liberté entière de choisir ou des missionnaires catholiques, ou des ministres protestants, persuadé, dit le P. Charlevoix, qu’ils préféreraient toujours les premiers aux seconds.

Vers la fin de juillet 1701, Montréal se vit rempli de Sauvages de toutes les tribus. Les Iroquois s’y trouvèrent au nombre de deux cents. Le P. Anjelran en amena un grand nombre des tribus du Nord et de l’Ouest, et Courtemanche y arriva, des mêmes quartiers, avec cent-quatre-vingts canots. La première audience publique eut lieu, le 1er. août. Le gouverneur fondait sa principale espérance, pour le succès de son grand dessein, sur Kondiaronk, à qui il avait presque toute l’obligation de ce concert et de cette réunion, jusqu’alors sans exemple, de tant de tribus sauvages, pour la paix générale ; mais ce chef tomba malade, au commencement de sa harangue, qu’il ne put achever qu’à voix basse. Il se trouva plus mal, à la fin de la séance, et on le porta à l’Hôtel-Dieu, où il mourut, le lendemain, au matin, après avoir reçu les derniers secours de la religion chrétienne, qu’il avait embrassée. Les funérailles qu’on lui fit eurent quelque chose de magnifique et de singulier : M. de Saint-Ours, premier capitaine, ouvrait la marche, avec soixante soldats sous les armes. Ensuite venaient seize guerriers hurons, marchant quatre à quatre, vêtus de longues robes de castor, le visage peint en noir, et le fusil sous le bras. Le clergé venait après, et six chefs de guerre portaient le cercueil, qui était couvert d’un poële semé de fleurs, sur lequel il y avait un chapeau avec un plumet, un hausse-col, et une épée. Les frères et les enfans du défunt étaient derrière, accompagnés de tous les chefs des nations, et M. de Vaudreuil, gouverneur de la ville, fermait la marche. À la fin du service, il y eut deux décharges de mousquets, et une troisième, après que le corps eut été mis en terre. Il fut enterré dans l’église paroissiale, et l’on mit sur sa tombe cette inscription : Çy-Gît le Rat, Chef Huron[1].

La mort de Kondiaronk, et celle de plusieurs autres Sauvages des plus considérables, qui arriva dans le même temps, engagèrent le gouverneur à presser la conclusion du traité. Il indiqua la dernière assemblée au 4 août. On choisit une grande plaine, hors de la ville ; on y fit une double enceinte de cent-vingt pieds de long, et de soixante-douze de large, l’entre-deux en ayant six. On ménagea, à l’un des bouts, une salle couverte, d’environ trente pieds, pour les dames et le beau monde de la ville. Les soldats furent placés tout autour, et treize cents Sauvages furent arrangés dans l’enceinte en très bel ordre. L’intendant, le gouverneur de Montréal et les principaux officiers entouraient le gouverneur général, qui était placé de manière à pouvoir être vu et entendu de tous, et qui parla le premier.

Il dit, en peu de mots, que l’année précédente, il avait arrêté la paix entre toutes les nations ; mais que comme de toutes celles de l’Ouest et du Nord, il ne s’était trouvé à Montréal, que des Hurons et des Outaouais, il avait fait inviter les autres à lui envoyer des députés ; afin qu’il pût leur ôter solennellement la hache des mains ; déclarer à tous ceux qui le reconnaissaient pour leur père, qu’il voulait être désormais le seul arbitre de leurs différens ; leur recommander l’oubli du passé, et leur promettre à tous une égale justice. « Vous devez, ajouta-t-il, être las de la guerre, dont vous n’avez tiré aucun avantage, et quand une fois, vous aurez gouté les douceurs de la paix, vous me saurez gré de tout ce que j’ai fait pour vous la procurer. »

Les Sauvages applaudirent à ce discours par de grandes acclamations : plusieurs des chefs y répondirent par des harangues. Les prisonniers de guerre furent ensuite remis, de part et d’autre, et le traité de paix fut apporté et signé par trente-deux députés. Après vint le grand calumet. M. de Callières y fuma le premier, ensuite M. de Champigny, puis M. de Vaudreuil, et tous les chefs et les députés, chacun à leur tour. Le canon de la ville annonça, au loin, l’heureuse nouvelle, et le soir, il y eut illumination et feux de joie.

L’année suivante, M. de Callières reçut une députation solennelle des Cantons, qui le remerciaient de leur avoir donné la paix, et lui demandaient des missionnaires. Tout semblait lui sourire, lorsqu’il apprit que la guerre était déclarée entre l’Angleterre et la France, et qu’on attendait à Boston, des vaisseaux d’Angleterre, pour croiser dans le fleuve Saint-Laurent, et même pour faire le siège de Québec. Il se hâta de faire travailler aux fortifications de cette ville, écrivit à la cour de France, pour avoir des recrues, et prit toutes les mesures que lui suggérèrent son habileté et son expérience dans la guerre. « Il était lui-même, dit Charlevoix, la plus grande ressource de la Nouvelle-France ; mais elle eut le malheur de le perdre, dans le temps qu’il lui était le plus nécessaire. Il mourut, à Québec, le 26 mai 1703, autant regretté que le méritait le général le plus accompli qu’eut encore eu cette colonie, et l’homme dont elle avait reçu les plus grands services. »

  1. Kondiaronk, toujours applaudi, lorsqu’il parlait en public, « ne brillait pas moins, dit Charlevoix, dans les conversations particulières, et on prenait souvent plaisir à l’agacer, pour entendre ses reparties, qui étaient toujours vives, pleines de sel et ordinairement sans réplique. Il était, en cela, le seul homme du Canada qui pût tenir tête au Comte de Frontenac, lequel l’invitait souvent à sa table, pour procurer cette satisfaction à ses officiers. »