Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 41

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CHAPITRE XLI.

Expatriation des Acadiens. — Expédition. — Prise du Fort George. — Corruption.


Une partie des Acadiens, ou Français neutres de la Nouvelle Écosse, comme on les appellait, s’étaient retirés, ainsi qu’on l’a vu plus haut, de la presqu’île sur la terre-ferme adjacente. Les Anglais et les Français travaillaient, les uns à faire repentir les émigrés de leur démarche, et à les faire rentrer dans leur pays natal ; les autres, à faire que leur exemple fût imité du reste des Acadiens. Ces derniers, qui ne pouvaient sympathiser avec leurs nouveaux voisins, ni ne voulaient consentir à perdre le nom de Français, prirent, en effet, la résolution de passer aussi sur les terres de la domination française ; et ils se préparaient à mettre cette résolution à exécution, lorsque les autorités britanniques, voulant prévenir ce qu’elles appellaient une désertion, en assemblèrent le plus qu’elles purent, sous le prétexte de leur faire renouveller le serment qu’ils avaient autrefois prêté au nouveau souverain de leur pays. Ils ne furent pas plutôt réunis, qu’on les embarqua sur des vaisseaux qui les transportèrent dans d’autres colonies anglaises, où le plus grand nombre périt, dit l’abbé Raynal, encore plus de chagrain que de misère. Une partie de ceux de l’établissement de Miramichi, craignant d’éprouver un sort semblable, s’embarquèrent sur les vaisseaux qui leur avaient apporté des provisions, et arrivèrent à Québec, dans l’automne de 1755. On leur avait promis des terres, et l’on en donna à ceux qui en voulurent prendre.

Dans l’automne de 1756, d’autres Acadiens de Miramichi, et ceux des environs du fort de Beauséjour, qui avait été pris par les Anglais, passèrent aussi à Québec, pour être plus en sûreté, et dans l’espoir d’y trouver tout ce qui leur serait nécessaire. Ils étaient porteurs d’un mémoire, où, parlant pour eux-mêmes et pour ceux de leurs compatriotes qui étaient restés en Acadie, ils représentaient au marquis de Vaudreuil, que leur attachement à la France ne pouvait se mieux prouver que par le rejet des offres avantageuses que les Anglais leur avaient faites ; qu’ils étaient réduits à un état d’autant plus déplorable qu’ils n’y voyaient pas de terme, si le gouverneur ne venait promptement à leur secours, et ne les prenait sous sa protection ; que la cause de cet état déplorable était un attachement à la France, que les Anglais n’avaient jamais pu leur faire perdre ; qu’ils auraient cru se déshonorer, en acquiesçant à ce que les Anglais exigeaient d’eux, particulièrement dans un temps où ils étaient en guerre avec la France ; que les habitans de Beaubassin, des Mines, et autres villages, étaient ou prisonniers des Anglais, ou dispersés dans les bois ; que leur premier vœu était de se venger de leurs persécuteurs, et de redevenir, sous tous les rapports, les sujets d’un roi qui leur était devenu d’autant plus cher, qu’il avait pris soin de les protéger, et de pourvoir à leurs besoins, en toutes occasions ; que leur état de dénuement, et le refus constant qu’ils avaient fait d’obéir aux autorités anglaises, en ce qui dépassait leur condition de neutralité, parlaient d’autant plus hautement en leur faveur, qu’on savait que c’était en conséquence de leur attachement au gouvernement de France, qu’ils avaient abandonné leur pays natal et les biens qu’ils y possédaient, pour venir s’établir, au nombre de 3,000, à Miramichi, Beauséjour, et autres lieux. Enfin, tous demandaient à être regardés et traités comme les autres sujets américains de sa majesté Très-Chrétienne.

Et certes ! ils étaient bien dignes qu’ont eût égard à leur prière et qu’on leur accordât leur demande : si c’est bien mériter d’un gouvernement, que de lui sacrifier volontairement ses intérêts privés et personnels, quels sujets méritèrent mieux que les Acadiens de celui de France ? Sans doute, ce gouvernement eut toujours pour eux de la bienveillance, et leur donna même des preuves d’une sollicitude particulière ; mais il n’en fut pas ainsi de ses employés dans ce pays : les Acadiens réfugiés éprouvèrent assez souvent, de leur part, du dédain, de la dureté, et quelquefois même une espèce de spoliation. Une partie de ceux qui étaient venus à Québec, étaient porteurs de bons, ou billets, qu’ils présentèrent à l’intendant. M. Bigot, qui ne voulait pas que la cour eût connaissance du gaspillage des deniers publics qui avait eu lieu, remit à payer ces bons, après qu’il aurait tiré les lettres de change pour l’année. Plutôt que de souffrir, en attendant, les porteurs s’adressèrent au secrétaire de l’intendant, qui ayant des liaisons avec le trésorier, et étant receveur de la taxe imposée aux habitans de Québec, pour la construction de nouvelles casernes, avait toujours beaucoup d’argent à sa disposition : il leur changea leurs billets, moyennant un escompte du tiers, ou plus, de leur valeur, et ces billets lui furent ensuite payés en plein par l’intendant.

Ayant reçu de France l’ordre de défendre les frontières de la colonie, et d’agir sur l’offensive, quand il croirait pouvoir le faire avec avantage, M. de Vaudreuil envoya, dans le cours de l’hiver, plusieurs partis de Canadiens et de Sauvages, pour reconnaître le pays, sur les frontières des colonies anglaises. Un de ces partis, qui avait pénétré au-delà du lac Champlain, revint avec la nouvelle que les Anglais étaient occupés à fortifier le fort George, à l’extrémité du lac Saint-Sacrement, et y avaient amassé une grande quantité de munitions et de vivres. Le gouverneur et le général Montcalm furent d’avis qu’il fallait attaquer le fort, avant que les ouvrages fussent achevés, et qu’il y eût été placé une forte garnison.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre, on forma, en diligence, un détachement de cent-cinquante soldats, de six cent-cinquante Canadiens et de quatre cents Sauvages. Le commandement en fut confié à M. Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur, et on lui donna pour second, le chevalier de Longueil, lieutenant de roi, à Québec. Le commandant eut pour instructions d’attaquer le fort par escalade, et s’il était repoussé, de mettre le feu aux bateaux, aux magasins et aux bâtimens qu’il trouverait auprès.

M. Rigaud partit de Montréal, au commencement de mars, et campa, le 17 du même mois, derrière une colline, à une lieue et demie du fort George. Son dessein avait été de surprendre la garnison ; mais n’y ayant pas réussi, il prit le parti d’investir le fort. En même temps qu’il employait une partie de son monde à amasser des fascines, il posta un corps de Sauvages sur le chemin du fort Edward, afin de couper la communication avec Albany. Le 21, il somma le commandant anglais de se rendre ; mais celui-ci répondit qu’il était résolu de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Désespérant de pouvoir emporter le fort par escalade, M. Rigaud se vit contraint de s’en tenir à la seconde partie de ses instructions : il brula toutes les maisons qu’il y avait aux environs du fort, l’hôpital, les magasins, trente bateaux, et un grand nombre de chaloupes ; après quoi, il reprit la route de Montréal.

Le gouverneur général approuva ce qu’avait fait son frère, et vit, dans l’incendie des bateaux et des magasins des Anglais, un moyen de retarder leurs progrès, s’ils avaient dessein d’attaquer Carillon, ou la Pointe à la Chevelure. Afin de mettre les forts qu’il y avait en ces endroits, dans un meilleur état de défense, M. de Bourlamaque y fut envoyé, avec deux bataillons, pour continuer les ouvrages, et s’assurer de la communication entre les deux lacs. Le capitaine Pouchot, du régiment de Béarn, fut envoyé, en même temps, à Niagara, avec ordre de mettre ce fort dans le meilleur état de défense possible. Cet officier envoya aux tribus du Nord et de l’Ouest l’invitation de faire descendre leurs chefs à Montréal, pour assister au grand conseil qui devait s’y tenir. Elles acquiescèrent toutes, et promptement, à l’invitation, et envoyèrent à Montréal, non seulement leurs chefs, mais encore un grand nombre de leurs guerriers. Dans l’audience que leur donna M. de Vaudreuil, il leur dit, entr’autres choses, que les Anglais étaient devenus les ennemis du grand Ononthio, leur père ; qu’ils avaient bâti, sur le terrain, de leur père, un fort qu’il avait reçu l’ordre de détruire, et qu’il ne doutait pas qu’ils ne fussent d’eux-mêmes portés à l’aider, dans cette entreprise. Ils lui répondirent qu’ils étaient déterminés à se conformer à sa volonté.

Comme l’entreprise contre le fort George exigeait, pour réussir, plus de moyens que n’en avait eus M. de Rigaud, on assembla, à Saint-Jean, où il avait été bâti un fort, en 1749, des troupes et des milices de toutes les parties de la colonie. Le transport des vivres et des munitions, qui se fit, en grande partie, par bateaux, de Montréal à Sorel, et de là à Saint-Jean, fut encore pour la plupart des employés corrompus et prévaricateurs du gouvernement, un moyen de s’enrichir par toutes sortes de fraudes et de déceptions, ou plutôt par le pillage de l’argent et des effets du roi. S’il fallait ajouter foi à tout ce que M. Smith rapporte, en cet endroit, plusieurs officiers des troupes et quelques Canadiens auraient eu part au brigandage ; mais nous aimons mieux croire qu’il y a ici erreur, ou exagération, de la part d’un écrivain dont la prévention paraît être la passion dominante, et qui, par un nombre d’avancés plus que suspects, avertit indirectement ses lecteurs d’être constamment sur leurs gardes.

Le chevalier de Levis, qui commandait à Saint-Jean, reçut, le 3 juillet, l’ordre de traverser le lac Champlain, pour aller joindre le marquis de Montcalm, à Carillon (ou Ticonderoga), où ce dernier s’était rendu, et était occupé à faire ses préparatifs, pour traverser le lac Saint-Sacrement. Après la jonction, l’armée se trouva forte de 5,500 Français et Canadiens, et de 17 à 1,800 Sauvages, avec trente-deux pièces de canons et cinq mortiers. C’était la plus formidable qui eût encore été assemblée en Canada.

Tandis qu’on se préparait à aller en avant, le colonel Parker, envoyé, à la tête de quatre cents Anglais, pour déloger une garde avancée, à Carillon, fut rencontré, sur le lac George, par cinquante Français et trois cents Sauvages, commandés par M. de Corbières. Les Anglais, après un combat de courte durée, prirent la fuite, pour gagner la terre ; mais ils furent atteints et taillés en pièces.

Dans le même temps, M. Marin, officier canadien, qui avait été envoyé vers le fort Lydis, ou Lydius, avec deux cents Sauvages, attaqua les retranchemens avancés, et enleva un des principaux quartiers, où il tua deux cents hommes. Les Anglais, revenus à eux, se mirent à sa poursuite, mais il leur échappa.

Cependant l’armée s’ébranla le 29 juillet, M. de Levis prit sa route, par terre, avec 3,000 hommes : ensuite le reste de l’armée s’embarqua sur quatre cents bateaux ou canots. M. de Levis, arrivé le premier près des retranchemens des Anglais, occupa les défilés qui conduisaient à l’endroit où l’on avait projeté de faire le débarquement, et en même temps, un gros de Sauvages assit son camp sur les derrières du fort George, pour lui couper toute communication avec le fort Lydius. À la faveur de ces mesures, la descente se fit, le 5 août, sans opposition, à environ une demi-lieue du fort George.

Ce fort était un quarré flanqué de quatre bastions : les murs en étaient formés par de gros troncs de sapins renversés, et soutenus par des pieux extrêmement massifs. Le fossé avait de dix-huit à vingt pieds de profondeur. Ce fort, où il y avait entre quatre et cinq cents hommes, et une vingtaine de canons, était protégé par un rocher élevé, revêtu de palissades assurées par des monceaux de pierres. La garnison de cette espèce de citadelle était de 17 à 1,800 hommes, et l’on ne pouvait l’attaquer avec l’artillerie que du côté de la place, à cause des bois touffus ou des marais qui en bordaient les avenues, des autres côtés.

Après avoir disposé ses troupes comme pour commencer le siège, mais avant d’avoir ouvert la tranchée, le marquis de Montcalm envoya au colonel Monro, commandant de la place, par M. Fontbrune, son aide-de-camp, une lettre, où il le sommait de se rendre, en lui disant, qu’il arrivait avec une armée nombreuse, un train considérable d’artillerie, et un grand corps de Sauvages, dont il ne pourrait plus restreindre la fureur, si quelques uns d’eux étaient tués ; qu’il lui était inutile d’entreprendre de défendre sa place, dans l’espoir d’être renforcé, vu qu’il avait pris toutes les précautions pour qu’aucun secours ne pût lui arriver, et qu’il lui demandait une réponse immédiate et décisive. Le colonel Monro lui fit réponse, qu’il craignait peu la barbarie, et qu’il avait sous ses ordres des soldats déterminés, comme lui, à vaincre ou à périr.

Cet officier croyait avoir des forces suffisantes pour résister pendant quelque temps, et il s’attendait que le général Webb, qui était à peu de distance, avec 4,000 hommes, attaquerait Montcalm, et le contraindrait à lever le siège de son fort, où du moins parviendrait à y faire entrer des secours. L’inactivité de Webb ne surprit guère moins le général français que le colonel Monro, et le premier en profita pour pousser le siège avec vigueur. La garnison se défendit avec bravoure ; mais au bout de quatre jours, ayant perdu tout espoir d’être secouru, et voyant ses munitions presque épuisées, le commandant demanda à capituler. Les principales conditions furent, que la garnison sortirait avec les honneurs de la guerre, et serait conduite au plus proche des forts anglais, par une escorte de cinq cents hommes, pour la mettre à couvert des insultes et de la barbarie des Sauvages. Malgré cette précaution, ces barbares, encore plus animés de l’amour du pillage que de celui de la vengeance, et épiant le moment favorable, celui de l’éloignement du corps de l’armée française, tombèrent sur les Anglais, dans la route pour se rendre au fort Edward, et en massacrèrent un grand nombre, en dépit des efforts de l’escorte française, obligée elle-même d’agir avec prudence et ménagement, pour éviter d’être enveloppée dans le massacre. Les Sauvages prétendirent qu’on leur avait promis les armes et le bagage de la garnison du fort George, et quand ils virent qu’elle emportait tout, ils résolurent de se payer de leurs mains. C’est du moins ce qu’ils dirent, pour s’excuser ; et malheureusement, leur grand nombre et le besoin qu’on avait d’eux empêchèrent que les principaux coupables, au moins, fussent punis comme ils le méritaient. C’est ce qui est arrivé, toutes les fois qu’on a armé les Sauvages, sans être assez résolu, ou assez fort, pour les contraindre à observer les lois de la guerre.

Tandis que quelques milliers de braves guerriers s’efforçaient de rehausser, dans ce pays, la gloire militaire de leur nation, des administrateurs infidèles semblaient avoir pris à tâche de dilapider ses finances. La corruption, qui avait commencé à marcher, le front levé, sous l’administration de M. de la Jonquière[1], ne sut plus où s’arrêter, sous celle du marquis de Vaudreuil. À des fonctionnaires indignes succédèrent des fonctionnaires plus indignes encore : le comptrôleur (Breard) s’étant démis de son emploi, on lui donna pour successeur un homme d’une cupidité insatiable, et dépourvu de toute espèce de scrupule sur les moyens de faire fortune. M. Estebe, garde-magasin-général, à Québec, fut remplacé par M. de Clavery, premier commis de la société d’accapareurs, dont nous avons déjà eu occasion de parler. L’exemple donné par cette société fut suivi par une partie des commandans des postes militaires, dont quelques uns allèrent jusqu’à présenter des comptes pour des articles qu’ils n’avaient point fournis, et qui leur furent néanmoins payés, par ordre de l’intendant. De là cette énorme quantité de papier-monnaie, ou d’ordonnances, dont le pays se trouva comme inondé, en 1760.

  1. Ce gouverneur avait amassé, en Canada, un million de livres tournois, qui se trouvèrent, à sa mort, entre les mains de M. de Verduc, greffier du conseil supérieur.