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Histoire du Moyen Âge (Langlois)/Chapitre V

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CHAPITRE V


LA PAPAUTÉ ET LES DUCS AUSTRASIENS


PROGRAMME. — Grégoire le Grand. Monastères et missions en Occident. — Charles Martel. Relations avec les papes. Avènement de Pépin le Bref.


BIBLIOGRAPHIE.

Les titres de quelques ouvrages utiles pour l’étude de cet article du programme (Dahn, Bury, J. Zeller, etc.) ont déjà été indiqués.

On a beaucoup écrit sur l’histoire de l’Église romaine avant le VIIIe siècle. Consulter, en première ligne, les Manuels généraux d’histoire ecclésiastique (qui sont énumérés ci-dessous, Bibliographie du ch. XIII). Parmi les livres originaux : J. Langen, Geschichte der römischen Kirche, t. I et II [jusqu’au pontificat de Nicolas Ier], Bonn, 1881, in-8º ; — F. Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. I et II, Stuttgart, 1889, in-8º ; — L. Duchesne, Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, Paris, 1889, in-8º.

La littérature relative aux monastères et aux missions en Occident n’est pas moins abondante. — Le t. Ier, précité, de la Kirchengeschichte Deutschlands, de A. Hauck (Leipzig, 1887, in-8º), fait autorité pour la Gaule et la Germanie. — Pour l’Angleterre, voir l’excellent Manuel de J. R. Green, dans l’édition illustrée (Cf., ci-dessous, la Bibliographie du ch. XII) ; et Ed. Winckelmann, Geschichte der Angelsachsen, Berlin, 1883, in-8º. — Pour l’Armorique : A. de la Borderie, Études historiques bretonnes, Paris, 1884-1888, 2 vol. in-8º. — Le livre de M. de Montalembert : Les moines d’Occident (Paris, 1860-1874, 5 vol. in-8º), a été célèbre ; on ne s’en sert plus. — Celui de A. Lenoir, L’architecture monastique (Paris, 1852-1856, 2 vol. in-4º), est encore considérable. — W. Sickel, Die Verträge der Päpste mit den Karolingern and das neue Kaiserthum, dans la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, t. XI (1893) et XII (1894-1895).

Pour l’histoire des Carolingiens avant Charlemagne, les Jahrbücher des fränkischen Reiches sont classiques : H. E. Bonnell, Die Anfänge des karolingischen Hauses, Berlin, 1866, in-8º ; — Th. Breysig, 714-741, Leipzig, 1869, in-8º ; — H. Hahn, 741-752, Berlin, 1863, in-8º ; — L. Œlsner, Jahrbücher d. fr. R. unter König Pippin, Leipzig, 1871, in-8º. — L’ouvrage de A.-F. Gérard (Histoire des Francs d’Austrasie, Bruxelles, 1864, 2 vol. in-8º) est arriéré. — Lire l’exposé général de O. Gutsche et W. Schultze, dans la Deutsche Geschichte von der Urzeit bis zu den Karolingern, précitée. — Résumé clair et vivant, par E. Lavisse, dans l’Histoire générale du IVe siècle à nos jours, I (1893), ch. V, p. 204-272.


I. — L’ENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ.


Jusqu’à la fin du VIIIe siècle, la condition de l’évêque de Rome fut dépendante. Il fut en relations continuelles avec les empereurs d’Occident, puis avec les empereurs d’Orient, car la chute de l’empire en Occident et l’occupation de la péninsule par les Barbares, Hérules d’abord, Ostrogoths ensuite, n’affranchit point la papauté. On ne peut lire sans étonnement la correspondance pontificale, où l’humilité des plus grands papes descend jusqu’à la bassesse. Grégoire le Grand fait sa cour aux impératrices en même temps qu’aux empereurs ; il les charge de présenter au maître des doléances qu’il n’ose exprimer ; d’autres fois, par un artifice de rhétorique, c’est Dieu lui-même qu’il fait parler à Maurice, et Dieu prend des précautions pour ne point offenser ce personnage. Mais voici qu’un aventurier du nom de Phocas a soulevé l’armée du Danube ; il est entré dans Constantinople ; la populace l’a acclamé, le patriarche l’a couronné : il a tué Maurice et massacré toute la famille de ce malheureux. Vite Grégoire le Grand écrit au meurtrier : « Gloire, s’écrie-t-il, gloire à Dieu qui règne au plus haut des cieux ! » Il attribue cette révolution à la Providence, qui, pour soulager le cœur des affligés, élève au souverain pouvoir un homme « dont la générosité répand dans le cœur de tous la joie de la grâce divine ». Il se réjouit que la bonté, la piété, soient assises sur le trône impérial. Il veut qu’il y ait « fête dans les cieux, allégresse sur la terre » ! En même temps, il présente à la femme du parvenu, Leontia, ses félicitations : « Aucune langue, lui dit-il, ne pourrait exprimer, aucune âme imaginer la reconnaissance que nous devons à Dieu, » et il invite « les voix des hommes à se réunir au chœur des anges pour remercier le Créateur ». — A tout propos, l’empereur de Byzance fait acte de souverain à Rome. Un pape nouvellement élu doit envoyer des messagers à Constantinople pour faire part au prince de son élection. L’ordination « ne peut être célébrée qu’au su de l’empereur et par son ordre ». Le pape paya même un certain tribut jusqu’au jour où le Βασιλεὑς en eut fait gracieusement remise à l’Église romaine. Les ordres qui viennent de la « ville royale » sont appelés « divins » par les papes, qui les sollicitent humblement en toute circonstance. Pour toucher aux monuments anciens, par exemple, il faut la permission impériale. Phocas autorise Grégoire le Grand à transformer le Panthéon en une église ; un autre empereur permet à Honorius d’enlever les tuiles dorées qui recouvraient le temple de Rome. Il est toujours loisible au successeur d’Auguste de venir s’établir à Rome, où personne ne prétend tenir sa place. Constantin II, qui régnait dans la seconde moitié du VIIe siècle, voulut quitter Constantinople, où il n’était pas aimé, et qui, plusieurs fois tâtée par les Arabes, était exposée aux plus grands périls. Il se mit en route, passa par Athènes, par Tarente, faisant une sorte de revue de fantômes. Quand il approcha de Rome, le pape, avec tout le clergé, alla au-devant de lui jusqu’à six milles. Il lui fit les honneurs du sanctuaire de Pierre et du palais de Latran, lui chanta la messe et lui fit servir à dîner dans une basilique. Douze jours passèrent ainsi. Constantin s’aperçut vite que Rome n’était plus une capitale d’empire, et il partit ; mais il avait fait enlever et charger sur des bateaux à destination de Constantinople des statues qui ornaient la ville, comme un propriétaire dépouille une vieille résidence au profit d’une nouvelle.

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Cependant, au cours du VIIe siècle, l’État byzantin est en décroissance ; les Arabes lui ont enlevé la Syrie et l’Égypte presque sans coup férir ; l’empire est réduit à la péninsule et à une partie de l’Asie Mineure. Il n’a pas su défendre la chrétienté. Antioche et Alexandrie, les deux grandes métropoles apostoliques, sont musulmanes. Plus de rivaux à craindre pour le pape dans les Églises orientales, qui étaient plus vieilles que la sienne. Des sièges établis par les apôtres, un seul demeure debout, Rome, que cette ruine grandit de cent coudées. D’ailleurs, pendant que l’empire a perdu des provinces, la papauté en a conquis deux : la Bretagne et la Germanie.

Un jour, dit la légende, (c’était vers la fin du VIe siècle), un moine passant dans les rues de Rome, s’arrêta au marché des esclaves. Il y vit des jeunes gens dont la longue chevelure blonde encadrait une figure douce et blanche. Il demanda de quel pays ils étaient ; on lui répondit qu’ils venaient de Bretagne et qu’ils étaient païens. Le moine soupira, déplorant que des hommes au visage si clair fussent soumis au prince des ténèbres. Il voulut savoir le nom du peuple, et quand il apprit que c’étaient des Angles : « Des anges, dit-il, c’est bien cela ; ils ont visage d’anges, et il faut qu’ils deviennent les compagnons des anges au ciel ! » Sur une nouvelle question de lui, il fut répondu qu’ils étaient nés dans la province de Daira ! « Bien, reprit-il, de la colère (de irâ) de Dieu : il faut qu’ils soient délivrés par la miséricorde du Christ, mais comment s’appelle le roi de leur pays ? — Ella. — Alleluia ! s’écria-t-il, les louanges de Dieu seront chantées dans ce royaume ! » Et le moine voulait aller porter chez les Angles la parole divine ; mais il fut retenu à Rome où le peuple et le clergé lui réservaient le plus grand honneur qui fût sur terre. Il devint pape, mais il n’oublia pas le pays des esclaves blonds. Grégoire le Grand, en effet, car c’est lui qui est le héros de ce joli conte, envoya aux Anglo-Saxons des missionnaires qui les convertirent.

En l’an 596, quarante moines, conduits par Augustin, abbé d’un monastère romain, débarquèrent en chantant des psaumes, sur la côte du royaume de Kent. Un an s’était à peine écoulé que le roi recevait le baptême. Son exemple fut suivi, comme jadis celui de Clovis, par quelques milliers de Germains. Grégoire surveillait avec soin les progrès de la mission. Il envoyait des présents, des reliques et d’admirables instructions où il recommandait à ses envoyés d’agir avec douceur, de ne brusquer ni les gens ni les habitudes, de respecter les fêtes accoutumées des païens et même les temples des dieux, en les purifiant. « On ne monte point par bonds, disait-il, au sommet d’une montagne, mais peu à peu, pas à pas. » Quand l’œuvre lui parut assez avancée, il institua Augustin archevêque de Cantorbéry, avec pouvoir de consacrer douze évêques qui seraient les suffragants de son siège métropolitain ; York devait être la capitale d’une autre province ecclésiastique. Ainsi commença la conquête de l’Angleterre par l’Église romaine. Mais elle ne fut pas achevée de sitôt, et la lointaine colonie demeura exposée à de grands dangers. Le paganisme se défendit pendant près d’un siècle dans les royaumes anglo-saxons, et il eut à plusieurs reprises des revanches sanglantes. En même temps une lutte s’engageait entre la vieille Église bretonne et la nouvelle Église, lutte singulière et dont l’objet était de grande importance : on peut dire que tout l’avenir de la papauté en dépendait.

Entre ces deux Églises, il n’y avait point de dissidence dogmatique, mais les chrétiens bretons, séparés du monde catholique par les Anglo-Saxons, n’étaient pas au courant des progrès de l’Église romaine ni de certaines modifications qui s’étaient introduites dans le culte et dans la discipline. Leurs prêtres vivaient simplement, sans règles pour le costume, portant tantôt le vêtement laïque, tantôt une robe blanche et la crosse. Leurs maisons étaient pauvres. Les dons qu’ils recevaient étaient dépensés en aumônes ; pour églises, ils avaient des chaumières ; ils prêchaient et bénissaient en plein air. Ils connaissaient l’Écriture mieux que la tradition canonique ; l’épiscopat était chez eux une dignité pastorale, non point un office ; leurs évêques, qui étaient en même temps abbés de grands monastères, n’avaient pas l’idée de cette hiérarchie savante qui, de degré en degré, aboutissait au pape. C’était là, aux yeux des missionnaires romains, une étrangeté odieuse comme l’hérésie. Aussi, les deux Églises, lorsqu’elles se rencontrèrent en Bretagne, loin de se reconnaître pour sœurs, se traitèrent en ennemies. Augustin, investi par Grégoire le Grand de la primauté sur l’Église bretonne comme sur l’Église saxonne, le voulut prendre de haut avec ces irréguliers. Un jour, des évêques bretons se rendirent à une conférence où il les avait appelés ; quand ils arrivèrent dans la salle où il les attendait, l’archevêque ne se leva point ; ils reprochèrent à cet étranger son orgueil et refusèrent de le saluer comme leur chef. Augustin les conviait à unir leurs efforts aux siens pour la conversion des Anglo-Saxons : les Bretons, en effet, avaient négligé jusque-là de prêcher ces Barbares, peut-être par haine contre eux et pour ne leur point ménager l’entrée dans le royaume de Dieu ; après l’arrivée des Romains, ils entreprirent à leur tour des missions, mais pour disputer le terrain à leurs rivaux et dresser autel contre autel. La haine devint si violente que Bretons et Romains se fuyaient comme des pestiférés. Les premiers défendaient obstinément leurs anciens usages, parmi lesquels deux surtout semblaient odieux aux seconds : ils célébraient la Pâque à une autre date que l’Église romaine et, au lieu de dessiner la tonsure sur le haut de la tête en forme de couronne, ils rasaient leurs cheveux au-dessus du front, d’une oreille à l’autre. Les catholiques, — c’est ainsi que se nommaient les Anglo-Saxons, — déclaraient que ces coutumes étaient « une perdition pour les âmes ». Le sujet de ces querelles nous paraît misérable, mais au-dessus s’agitait la grande question de savoir si la vieille Église celtique accepterait la suprématie de saint Pierre. Le nom de l’apôtre revient à tout moment dans les polémiques : « S’il est vrai, dit un catholique anglo-saxon, que Pierre, le porte-clefs du ciel, a reçu, par un privilège particulier, le pouvoir de lier et de délier dans le ciel et sur la terre, comment celui qui rejette la règle du cycle pascal et de la tonsure romaine ne comprend-il pas qu’il mérite d’être lié par des nœuds inextricables plutôt [Illustration : L’église Saint-Martin, à Cantorbéry, fondée par saint Augustin.] que délié par la clémence ? » La tonsure romaine, ajoute le même écrivain, avait été portée par saint Pierre lui-même pour garder le souvenir de la couronne d’épines du Sauveur, au lieu que la coiffure des Bretons était celle de Simon, l’inventeur de l’art magique, qui avait employé contre le bienheureux Pierre les fraudes de la nécromancie. Les Bretons ne s’émouvaient point de ces anathèmes ; ils refusaient aux catholiques le salut et le baiser de paix ; jamais ils ne mangeaient avec eux ; s’ils s’asseyaient à une table que leurs ennemis venaient de quitter, ils commençaient par jeter aux porcs les restes du repas, et ils purifiaient avec le feu les vases et les ustensiles. A tout Romain qui voulait entrer en communication avec eux, ils imposaient une quarantaine de pénitence.

Très longtemps dura la lutte entre les deux partis. Les Bretons semblèrent d’abord l’emporter ; au milieu du VIIe siècle, la majeure partie des sept royaumes avait été convertie par leurs missionnaires. Cependant ils succombèrent. Les catholiques furent servis par le mépris que les Anglo-Saxons professaient pour les Bretons, par la grandeur du nom de Rome et par une politique mieux conduite auprès des rois. Un de ces rois, Oswin de Northumbrie, leur ménagea, en l’an 656, un grand triomphe. Il convoqua une assemblée où siégèrent les principaux personnages ecclésiastiques et laïques des sept royaumes. L’objet propre de la discussion était de décider si la fête de Pâques devait être célébrée le jour même de la pleine lune du printemps ou le dimanche suivant, et si la semaine de Pâques commençait la veille au soir du jour de la pleine lune ou le soir de ce jour. De part et d’autre on se recommandait des plus hautes autorités. L’orateur catholique vint à citer la parole célèbre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Le roi, se tournant aussitôt vers l’évêque breton Colman, demanda : « Est-ce vrai, Colman, que ces paroles ont été dites à Pierre par le Seigneur ? — C’est vrai, roi, répondit Colman. — Voyons, reprit le roi, êtes-vous d’accord pour reconnaître que ces paroles ont été dites à Pierre, et que les clefs du royaume des cieux lui ont été remises par le Seigneur ? » Ils répondirent : « Oui. » Alors le roi conclut ainsi : « Et moi je vous dis que je ne veux pas me mettre en opposition avec celui qui est le portier du ciel. Je veux, au contraire, obéir en toutes choses à ce qui a été par lui établi, de peur que, lorsque je me présenterai aux portes du royaume des cieux, celui qui en tient les clefs ne me tourne le dos et qu’il n’y ait personne pour m’ouvrir. » A cela, il n’y avait rien à répondre, et l’assemblée prononça en faveur des catholiques.

Depuis, l’Église bretonne ne fit plus que décliner, et Rome, poursuivant ses succès, organisa la conquête. Il fallait enlever à l’ennemi sa dernière arme, qui était la science, toujours honorée dans les monastères bretons. Le pape envoya en Angleterre, pour y occuper le siège archiépiscopal de Cantorbéry, un savant et habile homme, Théodore, accompagné d’un abbé du nom d’Hadrien. Le premier était né à Tarse, en Cilicie ; le second arrivait du monastère de Nisida, en Thessalie. En quelques années, ils accomplirent une œuvre considérable. Ils détruisirent dans les sept royaumes les derniers restes du paganisme. Ils instituèrent de nouveaux évêchés, organisèrent les deux provinces ecclésiastiques d’York et de Cantorbéry, établirent l’autorité du métropolitain et marquèrent le rang des évêques dans chacune d’elles. Des conciles furent régulièrement tenus. Dans son diocèse bien délimité, l’évêque fut le chef de son clergé : nul ne pouvait faire fonction sacerdotale qui n’eût été autorisé par lui. Aucun prêtre ne pouvait quitter sa paroisse, aucun moine son monastère. Chacun reçut sa place et connut exactement les devoirs de son office. Au libre laisser-aller de l’Église bretonne succéda une ordonnance rigoureuse. Pour instruire le clergé, des écoles furent fondées. L’enseignement y était si bien donné que les écoliers apprirent à parler le grec et le latin comme leur langue maternelle. On y pratiqua l’art de l’écriture ; de beaux manuscrits y furent copiés en lettres d’or sur parchemin de couleur[1]. Les Bretons étaient égalés ; ailleurs ils étaient dépassés, car les évêques anglo-saxons bâtirent, au lieu de modestes chapelles, des églises superbes, comme celle de Hexhorn, dont les tours étaient si hautes, les colonnes si nombreuses, les peintures si brillantes, qu’il n’y en avait point de si belles au monde, disait-on, excepté en Italie.

La culture romaine fit lever sur ce sol vierge des moissons inattendues. Les Anglo-Saxons étudiaient Tite-Live et Virgile autant que la Bible et l’Évangile. A voir leurs petits tours de force d’écoliers, les versiculi où ils se proposaient des énigmes, les billets précieux qu’échangeaient évêques, abbés et religieuses, on les prendrait pour des élèves des rhéteurs de la décadence, mais quelques esprits furent pénétrés jusqu’au fond de la lumière antique, comme le vénérable Bède. Ces disciples de l’antiquité goûtent les plaisirs intellectuels, ils sont pleins de reconnaissance envers la Ville qui leur a donné ce bienfait. La lutte contre les Bretons, ennemis de Rome, et l’admiration des grands écrivains classiques ont engendré alors en Angleterre un sentiment singulier qu’on ne peut nommer autrement qu’un patriotisme romain. Tous les yeux sont tournés vers la capitale du monde. Chaque année de nombreux pèlerins se mettent en route pour la ville sainte. Les évêques et les abbés ont de longues conférences avec le pape, ils se pénètrent de l’esprit de son gouvernement, s’informent de tous les usages, renseignent le pontife sur leurs affaires, reçoivent ses instructions et quelquefois aussi emmènent avec eux quelque Romain qui va faire dans l’île une sorte d’inspection. C’est ainsi que l’abbé Benoît, venu au seuil des apôtres à la fin du VIIe siècle, repartit accompagné de maître Jean, archichantre de Saint-Pierre, qui enseignait le chant romain, car les prêtres anglais voulaient chanter comme on chantait à Rome. L’attraction devint si forte que les rois mêmes y cédèrent. En 689, le roi saxon Kadwall se rend à Rome avec l’intention de finir ses jours dans un monastère. Il y meurt, et son épitaphe le loue d’avoir laissé trône, richesses, famille, royaume, pour voir le siège de l’apôtre :

    Urbem Romuleam vidit, templumque verendum
     Adspexit Petri, mystica dona gerens.

Bientôt de cette colonie papale d’Angleterre, conquise en cent ans par Augustin, Paulinus et Théodore, sortirent des hommes qui portèrent en pays barbare les idées et les sentiments dont ils étaient animés. Des missionnaires anglo-saxons allèrent convertir la Germanie et continuer ainsi l’œuvre commencée par les Bretons. L’antagonisme des deux Églises se retrouve encore ici : tandis que les Bretons agissaient en toute liberté, sans commune entente ni plan coordonné, les Anglais se laissent conduire et demandent à être conduits par la main du pape. Ils ne font pas un pas qui n’ait été permis par lui. Deux fois l’apôtre des Frisons, Willibrod, s’est rendu à Rome : la première fois, pour demander l’autorisation de prêcher l’évangile aux païens ; la seconde, pour y être sacré évêque. Mais le vrai conquérant de la Germanie est le moine anglo-saxon Winfrid, qui a donné à son nom la forme latine de Boniface. Ce Boniface, un Anglais triste, tourmenté par l’ennui, méthodique, formaliste, fut un serviteur passionné de l’Église de Rome. Il se représentait l’Église romaine comme une personne vivante qui ne peut ni tromper ni se tromper, et il l’aimait, comme ses sœurs des monastères, d’une mystique affection : « J’ai vécu dans la familiarité, dans le service du siège apostolique, in servitio apostolicæ sedis, et toujours j’ai confié au pontife toutes mes joies et toutes mes tristesses. » En l’an 719, au moment d’entreprendre son apostolat, il va s’agenouiller au pied du successeur des apôtres ; le pape le loue d’avoir « cherché la tête de ce corps dont il est membre, de se soumettre au jugement de cette tête et de marcher sous sa conduite dans le droit sentier. De par l’inébranlable autorité du bienheureux Pierre, il lui permet de porter l’un et l’autre Testament aux infidèles qui les ignorent. » Trois ans après, quand il a étudié le terrain de son action, Boniface vient faire son rapport au pontife, qui le consacre évêque, et il prête alors un serment qui le lie étroitement à Rome. C’était le propre serment que prêtaient les évêques suburbicaires, c’est-à-dire ceux qui étaient de temps immémorial soumis à l’autorité directe du pape ; mais il a été fait au texte de la formule une modification importante. Les évêques suburbicaires habitaient une terre impériale ; aussi juraient-ils « de révéler tout complot tramé contre l’État ou contre notre très pieux empereur ». Boniface ne connaît pas l’empereur ; il n’a point d’autre chef que le pape : ce qu’il promet sous la foi du serment, c’est, « s’il rencontre des prêtres rebelles aux règles anciennes des saints pères, c’est-à-dire à la tradition canonique romaine, de les dénoncer fidèlement et tout de suite au seigneur apostolique ». Voilà une variante qui intéresse l’histoire universelle. Quelques mots changés dans une formule annoncent une grande révolution. Le pape, sujet de l’empereur en Italie, n’a point à compter avec l’autorité impériale dans cette Bretagne qui a été perdue pour l’empire dès le début du Ve siècle, encore moins dans cette Germanie que la Rome païenne n’a jamais conquise. Il est là en terre nouvelle, et, par le droit de cette conquête spirituelle qu’a faite sous ses ordres son légat Boniface, il est chez lui. Il dispose en souverain. Il range l’Église germanique dans la condition d’une église de la Campagne romaine ; et le légat apostolique, lorsqu’il part précédé d’une lettre où le pontife commande aux évêques, prêtres, ducs, comtes et à tout le peuple chrétien de le recevoir et de lui donner le boire, le manger, des compagnons et des guides, semble un proconsul d’une respublica nouvelle, requérant sur son passage les services qui étaient dûs jadis aux officiers romains.

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Pendant ce temps-là, l’Italie se détachait de l’empire et la ville impériale se transformait en ville pontificale.

Dans Rome ruinée poussait lentement la ville pontificale. Les basiliques s’élevaient entre les temples abandonnés, ou bien la religion nouvelle prenait possession de quelque sanctuaire ancien pour l’employer à son usage. La division de Rome en 14 quartiers a disparu : sept quartiers se sont formés, dont chacun était la circonscription d’un des sept diacres de l’Église romaine. Quand la population se réunit pour quelque manifestation pieuse, elle se groupe autour des basiliques. Le jour où Grégoire le Grand ordonne une procession expiatoire pour obtenir la cessation de la peste, les clercs partent de la basilique des Saints-Côme-et-Damien ; les moines, de la basilique des [Illustration : Rue et abside des Saints-Jean-et-Paul, à Rome.] Saints-Gervais-et-Protais ; les religieuses, de la basilique des Saints-Marcellin-et-Pierre ; les enfants, de la basilique des Saints-Jean-et-Paul ; les hommes, de la basilique de Saint-Étienne ; les veuves, de la basilique de Sainte-Euphémie ; les femmes mariées, de la basilique de Saint-Clément. Les sept troupeaux de fidèles, dont chacun était conduit par les prêtres d’une des régions, se dirigèrent, vêtus de noir, voilés et encapuchonnés, vers Sainte-Marie-Majeure. Ces grandes pompes mélancoliques, ces cérémonies et ces processions remplacent les fêtes d’autrefois et les triomphes. L’évêque, de qui procède toute la vie ecclésiastique, est le grand personnage de la cité ; son élection en est la principale affaire ; il tient une d’autant plus grande place dans la ville qu’il n’y est pas contenu tout entier et que son autorité se répand sur le monde. Dans les grandes journées, c’est lui qui paraît au premier plan. Il est allé au-devant d’Attila pour le détourner de Rome ; il a traité avec Genséric de la capitulation ; il a porté les clefs à Bélisaire ; il est, contre les Lombards, le vrai défenseur ; au besoin même, il traite avec eux comme s’il était le prince de la ville. Les produits des domaines de Saint-Pierre, bien administrés, lui permettent de faire chaque mois une distribution de vivres. Grégoire le Grand se croit si bien obligé de donner à manger aux Romains qu’ayant appris qu’un misérable était mort de faim dans la rue, il n’osa de plusieurs jours monter à l’autel. D’ailleurs, l’unique industrie de Rome est la construction et l’ornement des églises, et les architectes, maçons, peintres, sculpteurs, orfèvres sont les clients du pape. Parmi les travaux revient souvent la mention de la « restauration des murs » : c’est le pape qui l’entreprend et qui la paye. Fortifier la ville et nourrir les habitants, n’était-ce point faire office d’État ? L’évêque, par ces bienfaits quotidiens, préparait et légitimait l’autorité qu’il devait exercer un jour. Tout le servait : la ruine de l’ancienne Rome, la disparition des vieilles familles, la décadence de l’empire, l’invasion des Arabes, sa dignité apostolique, sa richesse.

Le pape était donc devenu capable de résister à l’empereur et, comme il n’arrive guère que l’on n’use point d’une puissance acquise, il en usa avec un grand éclat. L’occasion fut petite : il ne s’agissait point de défendre la foi, et l’empereur Léon l’Isaurien, contre lequel fut dirigée la révolte, n’avait remis en discussion ni la divinité ni la nature du Christ. Homme d’État, législateur, capitaine et administrateur de premier ordre, esprit éclairé, il avait écouté les avis de ceux

[Illustration : Porche extérieur de Saint-Clément.] qu’offensaient les superstitions du culte des images. Il avait interdit ce culte. Nettement le pape Grégoire II désobéit aux ordres impériaux, et il signifia par lettres sa désobéissance à l’empereur. Grégoire III fit davantage. En l’année 731, un concile tenu à Rome déclare « exclu du corps et du sang de Jésus-Christ et de l’unité de l’Église quiconque déposera, détruira, profanera ou blasphémera les saintes images ». C’était, sous forme d’excommunication, une déclaration de guerre à Léon. Déjà de véritables hostilités avaient commencé. Grégoire II « s’était armé contre l’empereur, dit son biographe, comme contre un ennemi ». La péninsule se met en mouvement ; les armées de la Pentapole et de la Vénétie entrent en campagne. L’empereur rompt toutes communications diplomatiques avec le pape et les révoltés, dont il fait arrêter les messagers en Sicile. Il met la main sur les biens pontificaux dans le midi de l’Italie, qui lui est demeuré fidèle. A l’anathème il est tout près de répliquer par le schisme. La rupture semble complète et définitive.

Cependant le pape hésitait encore. Il est douteux qu’il ait alors voulu pour toujours se détacher de l’empereur. Il était retenu par l’habitude, par le respect, mais aussi par l’inquiétude que lui donnaient certains événements qui s’accomplissaient en Italie. Les Lombards profitaient du désordre pour pousser leur fortune. Ils avaient fait rage contre les iconoclastes et s’étaient joints aux Italiens pour défendre Grégoire II ; ils s’étaient même unis aux Romains, dit le Liber pontificalis, « comme à des frères par la chaîne de la foi, ne demandant qu’à subir une mort glorieuse en combattant pour le pontife » ; mais ils avaient mis la main sur Ravenne et fait une tentative sur Rome. Certainement le roi Liudprand avait la volonté arrêtée d’achever la conquête de l’Italie ; il lui fallait « Rome capitale » ; mais le pape était très déterminé à ne pas souffrir auprès de lui un roi qui serait devenu un maître. Il savait de quel prix le patriarche de Constantinople payait le voisinage de l’empereur, et il n’avait pas oublié qu’Odoacre et Théodoric avaient exercé sérieusement leurs droits royaux sur l’évêché de Rome. C’est pourquoi Grégoire II, au moment même où il désobéissait à l’empereur, empêchait les révoltés d’élire un anticésar, et s’adressait au duc grec de Venise pour le prier de faire rentrer Ravenne dans le « giron de la sainte république et dans le service de l’empereur ». Ravenne fut reprise, en effet, mais Liudprand vint camper devant Rome ; le pape se rendit au-devant de lui, et il « apaisa son âme par une admonition pieuse, si bien que le roi se prosterna devant le pontife, promettant de se retirer sans faire de mal à personne ». Grégoire le mena au tombeau de saint Pierre « et le mit par ses pieux discours en un tel état de componction qu’il se dépouilla de ses vêtements pour les déposer devant le corps de l’apôtre. Après quoi, il fit sa prière et se retira ». Saint Pierre avait préservé son successeur de la fondation d’un royaume d’Italie. Mais Liudprand pouvait revenir, être moins ému dans une autre visite, garder ses vêtements et la place. Le pape chercha des alliés parmi les Lombards eux-mêmes ; il encourageait à la rébellion les ducs de Spolète et de Bénévent, qui voulaient acquérir l’indépendance. Après que le duc de Spolète eut été vaincu et se fut réfugié dans Rome, il refusa de le livrer, et, cette fois, il se trouva en guerre ouverte avec Liudprand.

C’est dans ces conjonctures qu’il se tourna vers le duc des Francs. Nous ne savons au juste ni ce qu’il lui demanda, ni ce qu’il lui offrit. Les renseignements qui nous sont parvenus sur cette grave démarche sont un peu postérieurs à l’événement. Le Liber pontificalis ne parle que de la prière adressée par Grégoire à Charles de délivrer les Romains de l’oppression des Lombards ; le continuateur de Frédégaire affirme qu’il lui promit « de se séparer de l’empereur et de lui donner le consulat romain ». Comme toujours, le pontife se recommanda de saint Pierre, et parmi les présents dont ses légats étaient chargés se trouvaient « les clefs du vénérable tombeau de l’apôtre ». L’ambassade étonna le duc franc, dont l’âme n’était point du tout sacerdotale. Charles Martel n’avait aucun sujet d’inimitié contre Liudprand, qui l’avait aidé peu de temps auparavant à chasser les Sarrasins de la Provence, et il se contenta d’envoyer une ambassade qui porta des cadeaux à Rome. Grégoire écrivit alors deux lettres suppliantes : il se lamentait sur le pillage des biens de l’Église, et il conjurait Charles « de ne pas préférer l’amitié d’un roi des Lombards à l’amour du prince des apôtres ». Aucun effet ne suivit ces négociations. Charles mourut l’année d’après, en 740, et Grégoire en 741. Le pape Zacharie essaya même de se rapprocher des Lombards, mais la force des choses devait contraindre l’évêque de Rome à se tourner de nouveau vers les Francs, et l’ambassade de Grégoire marque une des plus grandes dates de l’histoire universelle….

D’après E. LAVISSE, Études sur l’histoire d’Allemagne, dans la Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1886, 15 avril 1887.


II. — PÉPIN « LE BREF »


Il semble que la filiation de Pépin [le roi Pépin, Pépin « le Bref »], fils de Charles Martel, n’ait jamais dû s’oublier. Toutefois il n’y a parmi nos chansons que les Lorrains où Charles Martel soit désigné avec exactitude ; ses rapports avec l’Église, des biens de laquelle il s’empare pour subvenir à ses frais de guerre, sont présentés [dans cette chanson] avec une certaine fidélité. Charles Martel étant mort (de blessures reçues dans un grand combat), son fils « Pépinet », encore tout jeune, est couronné grâce à la vigoureuse intervention du Lorrain Hervi. Tout cela est de l’invention pure, mais conserve au moins la tradition authentique en ce qui concerne le père de Pépin. Il n’en est pas de même ailleurs. Jean Bodel, dans sa Chanson des Saisnes, fait de Pépin le fils d’Anseïs…. Ce nom est, en réalité, celui du bisaïeul de notre Pépin, Ansegisus ou Ansegisilus, père de Pépin II, « le Moyen », comme on l’appelle pour le distinguer de son grand-père et de son petit-fils[2]. Dès lors on peut se demander si le roi Pépin n’a pas pris, dans certains récits légendaires qui le concernent, la place de son grand-père, comme a fait si souvent Charlemagne pour Charles Martel. Ce qui appuie cette hypothèse, c’est qu’il semble que le fameux surnom de Brevis, aujourd’hui inséparable du nom du roi Pépin, appartenait originairement à son aïeul. Aucun contemporain, il est vrai, ne le donne à l’un ou à l’autre…. Mais le fait que des auteurs du XIe et du XIIe siècle attribuent le surnom de Brevis à Pépin II, le Maire du palais, paraît très probant : il est en effet naturel que l’on ait fait passer le surnom d’un grand-père complètement oublié à un petit-fils beaucoup plus en vue[3], tandis que l’inverse ne s’expliquerait pas. Le vrai Pépin le Bref est donc bien probablement le fils d’Anseïs, le père de Charles Martel.

Je dis « le vrai Pépin le Bref » ; mais pour celui-ci même il est fort possible que le surnom ait son origine dans la poésie et non dans la réalité. On a remarqué, en effet, avec raison, que pour le roi Pépin ce surnom est intimement lié à l’épisode de son combat contre un lion, épisode qui appartient certainement à la légende. Si le surnom a été primitivement donné à Pépin II, c’est lui aussi qui a dû être avant son petit-fils le héros de l’épisode en question. Mais, dans la tradition qui nous est parvenue, il n’est attribué qu’au roi Pépin, père de Charlemagne. Cette tradition se présente sous trois formes différentes. — La plus ancienne est dans le livre célèbre qu’un moine de Saint-Gall, probablement Notker le bègue, offrit à Charles le Gros en 884. Il est curieux de constater que déjà dans la famille impériale l’attribution de cette histoire au père de Charlemagne (trisaïeul de Charles le Gros) ne soulevait aucune objection. Le lieu de la scène, dans le récit de Notker, n’est pas déterminé : Pépin, sachant que les principaux chefs francs le méprisent (évidemment à cause de sa petite taille), fait amener un taureau et un lion, et, quand le lion a renversé le taureau et va le dévorer, il descend seul de son trône, au milieu de la terreur de tous les assistants, et tranche d’un coup d’épée la tête des deux animaux féroces ; puis, s’adressant aux grands stupéfaits : « Croyez-vous, leur dit-il, que je puisse être votre maître ? N’avez-vous pas entendu raconter ce que le petit David a fait à l’immense Goliath, ou le tout petit (brevissimus) Alexandre à ses gigantesques compagnons ? » Le livre de Notker est resté à peu près inconnu au moyen âge ; c’est donc dans la tradition orale qu’un interpolateur du biographe de Louis le Pieux connu sous le nom de l’Astronome limousin a dû puiser la connaissance de cette histoire, à laquelle il fait allusion en la plaçant à la villa royale de Ferrières en Gâtinais….

Le récit d’Adenet le Roi est tout différent de celui de Notker : la scène est à Paris ; un lion terrible, qu’on nourrissait depuis longtemps, brise la cage où il était enfermé, tue son gardien, et se lance dans le jardin où le roi Charles Martel, entouré de sa famille, prenait son repas ; le roi s’enfuit avec sa femme, mais Pépin s’empare d’un épieu, marche au lion et lui enfonce l’épieu dans la poitrine ; il n’avait alors que vingt ans. Adenet a-t-il suivi une tradition particulière, ou s’est-il borné à développer la seule notion que lui fournissait la tradition ancienne, à savoir que Pépin avait tué un lion ? La seconde hypothèse serait assez plausible : la prouesse de Pépin est ici plus banale que chez Notker, et un trait de courage, tout à fait analogue, a été attribué à d’autres qu’à lui. Toutefois un témoignage notablement antérieur à Adenet nous disant aussi que Pépin A Paris le lion vainqui, il faut plutôt croire que la scène s’était anciennement localisée dans le palais de Paris, et dès lors il est probable qu’elle avait pris la forme qu’elle a chez Adenet.

Tout autre encore est la façon dont le compilateur liégeois Jean des Prés ou d’Outremeuse, au XIVe siècle, raconte l’exploit de Pépin. Celui-ci, du vivant encore de son père, a secouru le roi Udelon de Bavière contre les Hongrois et les Danois ; il atteint, dans une forêt, le roi Julien de Danemark qui s’enfuyait, le combat et va le tuer, « quant un grand lyon savage qui habitoit en chis bois si vient la corant ». Le lion attaque Pépin ; une lutte terrible s’engage ; enfin Pépin peut tirer son couteau et tue le lion : « Après vint a son cheval, qui mult estoit navreis, et atachat le lion à la couwe de son cheval et l’amenat avuec li a l’oust ». Rentré en France, « adont fist le petis Pépin ameneir avuec ly sour une somier le lyon, assavoir le peaulx forée de strain ; si en fisent tous les Franchois grant fieste et fut pendue en palais à Paris ». Nous avons sans doute encore ici un simple développement, dû à l’auteur de quelqu’un des nombreux poèmes inconnus de nous qui garnissaient l’extraordinaire « librairie » de Jean d’Outremeuse, de la donnée légendaire du lion tué par Pépin. — Quoi qu’il en soit, le souvenir de cet acte héroïque était indissolublement lié à celui de la petite taille du héros, et l’un et l’autre s’étaient attachés au père de Charlemagne : l’imagination se plaisait au contraste de sa petitesse avec la grandeur légendaire de son fils. Dans le poème perdu du Couronnement de Charles, dont nous possédons un abrégé norvégien, les Français, en voyant le jeune roi monté sur un puissant cheval, remercient Dieu d’avoir permis qu’un homme aussi petit que l’était Pépin ait pu engendrer un fils aussi grand. Son nom se présente rarement dans les textes sans être accompagné de l’épithète « petit ». Cette petitesse n’est pas toujours excessive : elle n’était même réelle, dit Jean d’Outremeuse, que relativement à la haute stature de ses contemporains. On pouvait d’ailleurs l’apprécier, car, d’après une légende de provenance érudite qui courait le pays de Liège aux XIIIe et XIVe siècles, Pépin avait élevé dans l’église de Herstal un crucifix qui était juste de sa taille, et cette taille était de cinq pieds….

Ce qui peut encore nous persuader que l’histoire du combat avec le lion et la légendaire petitesse appartiennent réellement au père et non au fils de Charles Martel, c’est qu’il y a des traces incontestables de récits épiques formés autour du fils d’Anseïs. Déjà, du temps de Charlemagne, Paul Diacre écrivait : « Anschises genuit Pippinum, quo nihil unquam potuit esse audacius ». A la fin du Xe siècle, les Annales Mettenses racontent comme le premier des hauts faits de Pépin II une histoire qui nous représente, dit M. Rajna, une vraie « chanson d’enfances », comme nous en connaissons plus d’une. Gondouin avait tué, en trahison, Anseïs ; le jeune Pépin, élevé en lieu sûr, fait tout à coup irruption dans le palais usurpé par le traître, et, « puerili quidem manu, sed heroica felicitate prostravit, haud aliter quam ut de David legitur…. » La comparaison de Pépin avec le petit David en face de l’immense Goliath, que nous retrouvons ici, tend encore à faire croire que c’était bien l’aïeul du roi Pépin qui avait le surnom de « petit » et le renom d’une hardiesse extraordinaire.

G. PARIS, La légende de Pépin « le Bref », dans les Mélanges Julien Havet, Paris, 1895, in-8º.


III. — LA LITURGIE GALLICANE ET LA LITURGIE ROMAINE EN GAULE.


Dès avant saint Boniface la liturgie romaine avait fait sentir son influence en Gaule. Les livres gallicans, peu nombreux, qui nous sont parvenus, remontent à la dernière période du régime mérovingien. Presque tous contiennent des formules d’origine romaine, des messes en l’honneur de saints romains. Dès le temps de Grégoire de Tours, un livre romain d’origine, quoique sans caractère officiel, le martyrologe hyéronimien, fut introduit en Gaule et adapté à l’usage du pays…. D’autres livres ou fragments de livres, soit romains, soit mixtes, remontent à un temps où l’influence de saint Boniface ne s’était pas encore exercée sur l’Église franque, au moins dans les limites de l’ancienne Gaule.

Que saint Boniface ait poussé vivement à la réforme liturgique et à l’adoption des usages romains, c’est ce dont il n’est pas permis de douter…. Il ne pouvait manquer d’être vigoureusement soutenu par les papes, dont il était le conseiller autant que le légat. On apporta même en ces choses… une passion acrimonieuse…. Un des rites les plus touchants de la messe gallicane, c’est la bénédiction du peuple par l’évêque, au moment de la communion. On tenait tant à ce rite qu’il fut maintenu, même après l’adoption de la liturgie romaine ; presque tous les sacramentaires du moyen âge contiennent des formules de bénédiction ; maintenant encore, elles sont en usage dans l’église de Lyon. Or, voici comment le pape Zacharie en parlait dans une lettre à Boniface :

Pro benedictionibus autem quas faciunt Galli, ut nosti, frater, multis vitiis variant. Nam non ex apostolica traditione hoc faciunt, sed per vanam gloriam hoc operantur, sibi ipsis damnationem adhibentes…. Regulam catholicæ traditionis suscepisti, frater amantissime : sic omnibus prædica omnesque doce, sicut a sancta Romana, cui Deo auctore deservimus, accepisti ecclesia.

C’est sous l’épiscopat de saint Chrodegang (732-766), et plus probablement depuis son retour de Rome en 754, que l’église de Metz adopta la liturgie romaine. Le chant, la Romana cantilena, était, de toutes les innovations liturgiques, la plus apparente et la plus remarquée. C’est celle qui a laissé le plus de traces dans les livres et les correspondances. Le pape Paul envoya, vers l’année 760, au roi Pépin, l’Antiphonaire et le Responsorial de Rome. Cette même année 760, l’évêque de Rouen, Remedius, fils de Charles Martel, étant venu en ambassade à Rome, obtint du pape la permission d’emmener avec lui le sous-directeur (secundus) de la Schola cantorum, pour initier ses moines « aux modulations de la psalmodie » romaine. Ce personnage ayant été, peu après, rappelé à Rome, l’évêque envoya ses moines neustriens terminer leur éducation musicale à Rome, où on les admit dans l’école des chantres.

Ce sont là des faits isolés. Il y eut une mesure générale, un décret du roi Pépin par lequel fut supprimé l’usage gallican. Ce décret est perdu, mais il se trouve mentionné dans l’admonitio generalis publiée par Charlemagne en 789….

Cette réforme était devenue nécessaire. L’Église franque, sous les derniers Mérovingiens, était tombée dans le plus triste état de corruption, de désorganisation et d’ignorance. Nulle part il n’y avait un centre religieux, une métropole, dont les usages mieux réglés, mieux conservés, pussent servir de modèle et devenir le point de départ d’une réforme. L’église wisigothique avait un centre à Tolède, un chef reconnu, le métropolitain de cette ville, un code disciplinaire unique, la collection Hispana ; la liturgie de Tolède était la liturgie de toute l’Espagne. L’église franque n’avait que des frontières : il lui manquait une capitale. L’épiscopat frank, en tant que le roi ou le pape n’en prenaient pas la direction, était un épiscopat acéphale. Chaque église avait son livre de canons, son usage liturgique ; nulle part de règle, mais l’anarchie la plus complète, un désordre qui eût été irrémédiable si les souverains carolingiens n’eussent point fait appel à la tradition et à l’autorité de l’église romaine.

L’intervention de Rome dans la réforme liturgique ne fut ni spontanée, ni très active. Les papes se bornèrent à envoyer des exemplaires de leurs livres liturgiques, sans trop s’inquiéter de l’usage qu’on en ferait. Les personnes que les rois franks, Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux, chargèrent d’assurer l’exécution de la réforme liturgique, ne se crurent pas interdit de compléter les livres romains et même de les combiner avec ce qui, dans la liturgie gallicane, leur parut bon à conserver. De là naquit une liturgie composite, qui, propagée de la chapelle impériale dans toutes les églises de l’empire frank, finit par trouver le chemin de Rome et y supplanta peu à peu l’ancien usage. La liturgie romaine, depuis le onzième siècle au moins, n’est autre chose que la liturgie franque, telle que l’avaient compilée les Alcuin, les Hélisachar, les Amalaire. Il est même étrange que les anciens livres romains, ceux qui représentaient le pur usage romain jusqu’au neuvième siècle, aient été si bien éliminés par les autres qu’il n’en subsiste plus un seul exemplaire.

Il ne paraît pas que la réforme liturgique entreprise par les princes carolingiens ait été poussée jusqu’à Milan. Les particularités de l’usage milanais n’étaient pas inconnues en France ; mais cette grande église, mieux réglée sans doute que celles de la Gaule mérovingienne, sembla pouvoir se passer de réforme. Son usage, du reste, se rapprochait déjà beaucoup du rite romain. Il était protégé par le nom de saint Ambroise. Les fables que raconte Landulfe sur l’hostilité de Charlemagne envers le rite ambrosien ne méritent aucun crédit.

L. DUCHESNE, Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, Paris, E. Thorin, 1889, in-8º.


  1. [Les scribes et miniaturistes anglo-saxons, instruits à l’école des Celtes de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, exercèrent une influence considérable sur la réforme de l’écriture et de l’ornementation de l’écriture en Occident, sous Charlemagne. Voyez, ci-dessous, chapitre VI, § 4, « Manuscrits Carolingiens ».]
  2. On sait que les noms de Pépin de Landen et de Pépin d’Héristal ou de Herstal, qui figurent encore dans nos histoires, n’ont aucun fondement historique et ne paraissent pas avoir été inventés avant le XIIIe siècle.
  3. C’est de même que Hugues Capet porte couramment le surnom qui appartient réellement à son père et non à lui.