Histoire du Parnasse/L’influence actuelle du Parnasse

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Éditions "Spes" (p. 452-457).

CHAPITRE V
L’influence actuelle du Parnasse

Les influences littéraires ne sont pas soumises aux mêmes lois rigides que les influences physiques : elles ont quelque chose de capricieux et de déconcertant, parce que, entre chaque génération nouvelle, qui change, et les œuvres qui demeurent, il se fait une accommodation ou un antagonisme. On peut s’en rendre compte en constatant les alternatives d’ombre et de lumière qui passent sur l’œuvre de Leconte de Lisle.

On lui conteste maintenant sa royauté poétique. Que pense M. Maurras ? « l’auteur des Poèmes Barbares vivait, que je ne me cachais à personne de le tenir pour l’infime subalterne de Paul Verlaine », et, ce disant, il vient d’éreinter Verlaine[1]. Ce n’est plus « le scalpel de la critique », c’est la matraque ; et, du reste, Leconte de Lisle ne s’en porte pas plus mal… Certaines attaques sont plus redoutables, s’appuyant sur des convictions religieuses[2]. D’autres enfin, s’acharnent contre un art qui leur paraît sec, contre un homme dont le caractère impérieux leur déplaît, contre un talent qu’ils ne savent pas apprécier, par manque de sens littéraire[3]. Chaque critique isolée est faible ; leur masse est dangereuse ; et, en effet, Barrès qui pourtant met Leconte de Lisle à côté de Renan, de Byron, de Chateaubriand, et qui a suivi longtemps sa discipline, avoue, en 1898, devant le monument du Maître, qu’il a beau avoir créé une manière : « son gaufrier commence à s’user[4] ». Si, très souvent, Leconte de Lisle a une mauvaise presse, c’est qu’il est bien provocant ; il n’a pas pour les journalistes les ménagements calculés de V. Hugo : « la critique, dit-il, à peu d’exceptions près, se recrute communément parmi les intelligences desséchées, tombées avant l’heure[5] ». Mais qu’importent, à la longue, les efforts de la critique contre les œuvres vraiment fortes ? Après l’assaut de la tempête le rocher de granit reparaît intact, tandis que les falaises crayeuses s’effondrent. La grandeur définitive du rôle littéraire de Leconte de Lisle est consacrée par le discours de Brunetière recevant H. Houssaye à l’Académie, le 12 décembre 1895 : « il nous a rattachés à nos vraies origines. La chaîne, un moment brisée…, s’est renouée. Nous avons vu clair dans notre propre génie ». Si ce retour à la tradition doit avoir un jour autant d’importance que le romantisme et sa rupture avec les maîtres classiques, le principal mérite, ajoute Brunetière, en reviendra à Leconte de Lisle.

Les Poèmes résistent à une épreuve plus dure encore que les érosions de la critique : les années qui vont de 1914 à 1918 ne les ont pas fait vieillir. On a célébré en 1921 l’actualité de Leconte de Lisle, grandissant encore par sa confrontation avec la guerre, et cette gloire posthume qui le rajeunit[6]. Est-ce un simple rêve littéraire ? C’est une réalité tangible : la pensée de Leconte de Lisle est assez forte pour réconforter un officier blessé, épargné par les Allemands, et interné dans les casemates d’un fort d’Ingolstadt ; la nuit, il se relève, se promène dans les souterrains ; il étudie ses camarades qui dorment : « les corps gisaient, chacun dans un coin, dans le vaste souterrain ; l’âme flottait au-dessus, comme une brume sur une prairie. Des vers de Leconte de Lisle revenaient rythmiquement dans ma rêverie :


Le corps est un tombeau, l’âme vole au dehors,
Et la voix des vivants est odieuse aux morts.


« J’étais en vérité comme dans une grande nécropole souterraine, où gisaient la violence, l’inquiétude, les joies mesquines, la bassesse, l’égoïsme, la diversité et tout l’odieux verbiage de la vie, mais où respirait, manifeste dans un murmure continu et musical, une âme unique de silence, de sérénité, de confiance calme et de noblesse triste[7] ». Les vers de Leconte de Lisle, ainsi enchâssés, prennent une singulière beauté. Le Maître grandit après sa mort.

Sur sa destinée on peut mesurer celle de son école. Le Parnasse reste une force d’attraction telle qu’après l’avoir quitté on y revient ; nous l’avons vu déjà avec le chef des Décadents : brouillé avec Leconte de Lisle, Verlaine injurie la rime « bijou d’un sou » ; son ennemi mort, il fait amende honorable à la rime dont il reconnaît la nécessité[8]. Cet exemple suffirait, et pourtant un symboliste, un des chefs du mouvement, fait mieux : Henri de Régnier est considéré par Verhaeren comme « le plus net poète symbolique qui soit en France[9] ». Pour Mallarmé, c’est le génie du symbolisme[10]. Remy de Gourmont l’a vu rougir de joie à un compliment de Mallarmé, « et c’est lui maintenant qui suscite de telles émotions dans l’âme et sur les joues des jeunes poètes[11] ». Enfin, Charles Morice le compare à Moréas, et reconnaît que, s’il lui est inférieur en harmonie, il a « des ressources cérébrales plus nombreuses[12] ». Pour Morice, H. de Régnier est le second dans l’École Symboliste, et le premier d’après Remy de Gourmont[13]. Or, peu à peu, ce symboliste de premier rang quitte le vers libre pour revenir au vrai vers. Le premier qui s’en soit aperçu, c’est Catulle Mendès, et Remy de Gourmont a confirmé cette remarque[14]. C’est bien ce que reconnaît M. de Régnier lui-même : il déclare publiquement que le symbolisme n’est qu’une transition, à la grande colère de M. Gustave Kahn qui traduit la rage des symbolistes abandonnés[15]. Va-t-il faire amende honorable devant Leconte de Lisle, et pratiquer la stricte observance ? Non, certes ; il conserve sa liberté, et son droit d’admirer la beauté partout où il la découvre. Si nous prenons son dernier recueil, Flamma tenax, nous voyons qu’il aime le divin Racine, en lisant des tercets où il évoque à la fois la mémoire d’une tendresse et le souvenir d’une belle journée :


Je pense à vous ; je pense à moi. Je lis Racine,
Parce qu’un vers de lui, parfois serre le cœur
D’une angoisse et d’un mal dont la joie est voisine.


Tout en aimant Racine, il n’est pas racinien au sens exclusif du mot. Il fait des incursions dans la poésie galante du XVIIe siècle. Voiture eût trouvée jolie l’Apostrophe d’Adraste à Éroxène. Puis, en relisant Victor Hugo, il rêve sur un vers de Ruy Blas :


Médina, fou d’amour, emplit Naples d’esclandres…


De là, il passe à Banville, et s’amuse à recommencer ses rimes insolentes :


Une mule en passant me frôle presque au coude ;
L’homme qui la conduit est du Guipuzcoa ;
Il écoute, sournois, le bruit qu’en l’écho a
Le quadruple sabot[16]


H. de Régnier entre donc pour ainsi dire au Parnasse, mais non pas comme dans une prison. Il renonce aux assonances d’autrefois, glaive rimant avec lèvre, tiède avec cèdre[17] ; mais il garde son indépendance, et l’affirme surtout par des hiatus, la plus anodine des irrégularités :


Cette ville où jamais vous n’êtes, vous, venue,
N’est plus déjà pour moi une ville inconnue[18].


Heredia eût corrigé ainsi :


Pour moi n’est déjà plus une ville inconnue.


Mais surtout il eût approuvé le sonnet du Relieur, qui ne déparerait pas les Trophées :


Sous l’étoile terrestre et sous l’astre marin,
Chacun cherche ici-bas sa voie et son destin,
Et moi, simple ouvrier d’un art qui fait survivre,
Entre deux plats de cuir qu’un fer doré fleurit,
Serviteur à jamais de la Page et du Livre,
J’habille la pensée, et je pare l’esprit.


Le cas de M. Henri de Régnier est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas isolé. On pourrait citer encore Albert Samain, Charles Guérin, les Rayons Croisés de Vaudoyer ; ne se croirait-on pas ramené au pur Parnasse avec les sonnets à Dionysos de C. de Laverrière[19] ? etc. Il y eut, en 1896, entre les deux écoles rivales une tentative de rapprochement, d’armistice. Nous ne la connaissons que par une lettre de Pierre Louys, adressée à un inconnu qui est peut-être M. Frédéric Lachèvre ; cet inconnu avait eu l’idée de publier un quatrième Parnasse où l’on n’aurait inséré que des poèmes en vers réguliers, mais qui pourraient être composés par des symbolistes, le tout sans manifeste contre le vers libre, sans hostilité contre les « polymorphistes » : Pierre Louys, pressenti, avait accepté en principe, mais, apprenant que Catulle Mendès refusait d’entrer dans le comité, il avait désiré quelques précisions sur le futur volume : « si, de quelque manière que ce soit, on doit donner à votre beau recueil l’allure d’une manifestation contre… Herold, Moréas ou Kahn en France, et contre Verhaeren, Maeterlinck, Elskamp ou Mockel en Belgique, j’ai des raisons d’admiration ou d’amitié qui m’empêcheraient absolument de vous suivre sur ce terrain. Je compte donc, cher Monsieur, sur votre courtoisie pour n’user de mon nom que dans le cas où vos idées seraient identiques aux miennes[20] ».

L’affaire n’eut pas de suite, et ne pouvait en avoir : le Parnasse ne pouvait pas se fondre avec le Symbolisme ; il avait encore assez de force d’attraction pour attirer à lui la sympathie de poètes comme Achille Paysant, Louis Le Cardonnel, Haraucourt, Ephraïm Mikhaël, Émile Despax, André Dumas, Armand Godoy, surtout Jean Segrestaa avec son Amphore[21].

Hors de France, sa renommée n’a pas fléchi[22]. La gloire posthume de Leconte de Lisle continue à dorer la cime du Parnasse. Au Canada, l’auteur des Poèmes est toujours placé au premier rang de nos écrivains[23]. Aux États-Unis, on le considère comme le plus parfait poète que la France, que le monde entier, aient connu[24].

Le Parnasse se survit dans les œuvres de ses grands représentants ; il vit encore dans la personne de Frédéric Plessis, sans oublier celui qui fut l’élève de l’auteur de La Lampe d’Argile. En recevant M. Pierre de Nolhac à l’Académie, Maurice Donnay lui rappelait que jadis, préparant sa licence à Clermont-Ferrand, il y avait été initié par F. Plessis à la technique parnassienne, et qu’il était toujours resté fidèle à cette forme d’art[25]. Ainsi le Parnasse a atteint ses soixante-quinze ans, autant que le Romantisme ; pour ses noces de diamant avec la poésie il nous offre cette œuvre pure :


Je sais, sous l’Acropole, un vieux potier d’argile
Qui finit sa journée en lisant l’Évangile.
Le soir tombe : ses doigts ont longtemps travaillé ;
Il a songé beaucoup, et quelquefois prié ;
Mais, s’asseyant au seuil de son humble boutique,
Il reçoit dans ses yeux tout l’azur de l’Attique,
Et l’invincible appel lui fait toujours chercher
Les beaux marbres divins épars sur le rocher.
Sois-lui clément, Seigneur[26]



  1. Barbarie et Poésie, p. 167, 165-166. Même violence dans une lettre au Temps du 13 octobre 1898.
  2. P. Delaporte, Études Religieuses, décembre 1894.
  3. Schuré, Revue des Revues, mai 1910, p. 37 ; Clouard, La Poésie française moderne, p. 33.
  4. R. D. D,-M., 15 novembre 1905, p. 257 ; Fidus, ibid., 15 juillet 1921, p. 318-319 ; Barrès, Amori et Dolori Sacrum, p. 269.
  5. Derniers Poèmes, p. 235.
  6. Marcel Coulon, Anatomie littéraire, p. 95-107.
  7. Étienne Souriau, L’Abstraction Sentimentale (Hachette, 1925), p. 59.
  8. Montel, Bulletin du Bibliophile, 1924, p. 456.
  9. Impressions, p. 143.
  10. Huret, Enquête, p. 65 ; Divagations, p. 239.
  11. R. de Gourmomt, Promenades, IV, 5.
  12. Huret, Enquête, p. 89.
  13. Le Problème du Style, p. 164.
  14. Rapport, p. 169 ; Le Problème du Style, p. 164 ; cf. Porché, L’Évolution Poétique de H. de Régnier, dans le Mercure de France du Ier août 1928, p. 513.
  15. Huret, p. 281-282, 91-92, 396, 401-402 ; cf. H. de Régnier, Proses datées, p. 5-20.
  16. Flamma Tenax, p. 108. — Cf. Revue de France, 15 août 1929, p. 733 sqq.
  17. R. D. D.-M., 15 janvier 1896 et 16 juillet 1896, p. 199.
  18. Flamma Tenax, p. 132.
  19. H. Bidou, Revue de Paris, 15 décembre 1921, p. 861 ; Figaro du 17 décembre 1927.
  20. P. p. Frédéric Lachèvre dans le Mercure de France du Ier juin 1928, p. 291.
  21. E. Prévost, La Vie Catholique, 15 décembre 1927, p. 5 ; Revue des Poètes, 15 décembre 1927 ; Maurice Ricord, Le Figaro du 29 décembre 1928 ; J. Tellier, Nos Poètes, p. 133, 141-143 ; Louis Thomas, Nouvelles littéraires du 18 février 1928 ; Id., ibid., 3 mars 1928 A. Praviel, Correspondant du 10 juillet 1927, p. 46 ; Francis Jammes, Mémoires, II, 48-50.
  22. En Belgique, terre d’élection du Symbolisme, ne pourrait-on lui rattacher Albert Giraud avec son Hors du Siècle ? Cf. Mercure de France, Ier mars 1929, p. 483.
  23. Berthelot-Brunet, Vingt-cinq ans de Littérature Française, II, 129.
  24. Cf. Irving Brown, Leconte de Lisle, A Study of the man and his Poetry (thèse de Columbia University, New-York, 1924), p. 1 et 116.
  25. Officiel du 19 janvier 1923, p. 588 ; cf. Louis Thomas, Les Nouvelles littéraires du 17 décembre 1927.
  26. P. de Nolhac, R. D. D.-M., Ier juin 1928. Cf. L. de Mondadon, Études du
    20 août 1929, p. 480.