Histoire du Parnasse/La réaction contre le Parnasse

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CHAPITRE X
La réaction contre le Parnasse

Ce n’est pas une victoire facile : leur action étant violente, la réaction est dure ; au Parnasse répond le plus réussi des pamphlets littéraires, « le Parnassiculet Contemporain, recueil de vers nouveaux, orné d’une très étrange eau-forte » chez l’éditeur J. Lemer. Les deux principaux auteurs sont Alphonse Daudet et Paul Arène[1].

On a eu l’idée bizarre de compter Daudet parmi les Parnassiens[2]. Sans doute, il a composé sa Nature impassible[3]. Sans doute, il a collaboré à la Revue fantaisiste : il y a publié une « moralité », Les huit pendues de Barbe-Bleue, et Les Chansons d’un Fou :


J’aime un type d’Italienne
Mi-catholique, mi-païenne,
Qui se livre à vous saintement,
Qu’un blasphème met en colère,
Et qui, — sans peur de lui déplaire, —
Ne quitte pas son scapulaire
Pour coucher avec son amant[4]


Mais on ne voit pas la moindre affinité entre les Parnassiens et lui[5]. Qu’est-ce que ces républicains auraient bien pu confier au secrétaire du duc de Momy ? Laquelle de leurs idées aurait-il pu approuver ? Il ne cachait pas son antipathie contre la théorie de l’art pour l’art : « ce qui n’a point ses racines dans la nature est mort. Je connais bien, parbleu, l’apologie de l’artificiel. Baudelaire l’inventa comme arme de guerre en haine des sots et des bourgeois… Les Fleurs du Mal sont des merveilles, mais les imitateurs en toc se sont figurés qu’eux aussi pourraient construire et habiter le kiosque en marqueterie dont parle Sainte-Beuve. Quelle présomption[6] ! » Contre ces présomptueux, Daudet, Arène, et leurs amis, lancent Le Parnassiculet.

L’éditeur, Lemer (?), dans un avertissement amusant, annonce leur intention de ramener à la modestie une trentaine de débutants qui prétendent représenter à eux seuls la poésie contemporaine : « nous écrivons trente au lieu de trente-sept, désirant mettre en dehors de notre critique quelques anciens. Pourquoi diable en sont-ils ? Que les enfants de chœur fassent la cabriole derrière l’autel, passe encore ! Mais des chanoines ! »

L’Éditeur n’a pas l’air, du reste, très bien’renseigné, car il prend les Parnassiens pour des romantiques attardés, pour des survivants de « cette époque déjà si loin de nous, qui se croyait une Renaissance et qui, par certains côtés qu’on voudrait remettre à la mode, ne fut qu’une Descente de la Courtille littéraire ». Cela dit, l’éreintement commence.

C’est d’abord la séance littéraire à l’Hôtel du Dragon-Bleu, par Paul Arène. Le lettré Si-Tien-Li, mandarin à bouton de cristal, est invité à une soirée en cet hôtel où les Parnassiens tiennent leur Sabbat. Il grimpe jusqu’à une chambre où trois lanternes de papier découpé pendent au plafond ; une cassolette fume dans un coin ; assis par terre le long des murs, les poètes mâchent du haschich, tandis qu’une jeune femme « en costume de statue » prend les poses que lui indique « un bel adolescent à longs cheveux dorés et bouclés » : on reconnaît Catulle Mendès. C’est probablement pour illustrer la séance qu’au début du livre figure la « très étrange eauforte », représentant une femme nue, écroulée par terre, ivre de fumée orientale, tandis qu’un chat noir miaule aigrement.

Les Parnassiens encore valides se lèvent et serrent la main de Si-Tien-Li qui s’étonne de voir autour de lui « tant d’yeux effarés et de chevelures extraordinaires ». Les autres, « plus profondément haschichés » restent accroupis sur leurs coussins. Alors, le jeune homme aux cheveux d’or explique au mandarin l’esthétique du Parnasse : « Barrer son cœur aux passions humaines, et demeurer, ainsi qu’il convient, le spectateur farouche et froid du drame de la vie, écrire en un style somptueux et compliqué auquel ne puisse rien entendre le Vulgaire, et s’inspirer toujours des temps et des régions énigmatiques sur lesquels flottent comme un voile divin l’idéal et l’Ombre ; voilà le vrai critérium, le seul, le nôtre, celui de l’Hôtel du Dragon-Bleu ! Car c’est nous qui sommes les Impassibles ! Je suis, moi, impassible Indou, et je m’en fais gloire ; ce monsieur là-bas est impassible Scandinave ». Puis, en l’honneur de leur hôte, Mendès lit un poème de Si-Tien-Li, où il est question d’un farouche guerrier, portant sur sa manche une hache en drap rouge ; il s’approche d’un banc où est installée une jeune fille, et, posant auprès d’elle « son terrible casque — Haut comme une tour — Poilu comme une chèvre de trois ans — : Laisse, laisse courir le petit enfant, — Et viens manger le gâteau des plaisirs — Ô jeune fille de mon pays !! » Les Parnassiens exultent, réclament une seconde audition ; au beau milieu de leur enthousiasme la fillestatue s’écrie : — Mais je connais ça ! Mais je l’ai entendu au Beuglant ! Mais c’est Le Sapeur et la Payse ! — Et c’est aussi Le Banc de Coppée. Ainsi s’ouvre la série des parodies, car la réception de l’Hotel du Dragon-Bleu n’est pas finie, et nous voyons passer toute une série de poèmes à la manière des principaux parnassiens. Leconte de Lisle a plusieurs fois les honneurs de la charge : Mélancolie équatoriale, Gaël’Imar au grand pied ; cette légende Scandinave raconte les amours infortunées d’une reine et de l’écuyer du vieux roi qui guerroie en Chine :


L’Écuyer Gaël’Imar près de la reine Edwige
Repose, ainsi que la loi danoise l’exige.
Ils ont entre eux, veuf de sa gaine de velours,
L’acier d’un glaive nu qui les tient à distance.


Chaque fois qu’ils font une tentative pour se rapprocher, le glaive proteste. À la fin de cette nuit dramatique.


À l’heure où le soleil dans la neige se cabre,
Où le renard bleu rentre au fond des antres sourds,
Dans le grand lit sculpté, sur les larges peaux d’ours,
Ils étaients froids tous trois : Lui, la femme et le sabre.


Heredia peut reconnaître ses procédés dans un sonnet : Bellérophon, chevauchant jusqu’au ciel la Chimère, tombe ; pour se

remettre de sa chute,


À sa ceinture il prit une coupe ancienne
Dans le chêne taillée avec de rudes nœuds,
Et, riant du poison qui dévorait ses moelles,
Il regardait fumer sur ses doigts lumineux
Le vin mystique et doux fait du sang des étoiles.


Ce sonnet de Paul Arène est la perle du Parnassiculet. Un soir où Mme Amélie Ernst avait déclamé la pièce chez Laprade, tout le monde prit ce Bellérophon au grand sérieux, et l’applaudit[7].

Les deux directeurs du Parnasse sont particulièrement visés. En souvenir des sonnets « estrambotes » de Xavier de Ricard, nous trouvons « l’Automate, rondeau estrambote ». Les auteurs du Parnassiculet ont de bons yeux : aucune faute ne leur échappe ; le pauvre Ricard avait commis dans un sonnet, L’Exil, cette niaiserie :


Une femme, aux baisers chastes et sérieux,
A trempé ma fierté dans son amour complice[8].


Il a le désagrément de lire au Parnassiculet le sonnet Avatar :


Près du Tigre, sous l’or des pavillons mouvants,
Dans un jardin de marbre où chante une piscine,
Autrefois je dormis. Une jeune Abyssine
Fort chaste m’enivrait de ses baisers savants.


Mendès retrouve dans les Tristesses de Narapatisejou quelque chose de son Mystère du Lotus :


Iraouady, tes vagues saintes
Aux vagues saintes du Kiendwen
Disent les fureurs et les plaintes
Du fier rajah de Sagawen.


Plus loin, c’est Le Convoi de la Bien-Aimée, coup double à Baudelaire et à Dierx ; celui-ci dans son Soir d’Octobre avait imaginé une sorte d’écho poétique :


Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand ses dernières caresses[9]


Ce rythme au charme berceur ne peut attendrir, au Parnassiculet, l’auteur du Convoi ; chaque fin de stance est reprise au début de la suivante :


I

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Déjà j’ai revêtu les habits noirs du deuil.

II

Puisqu’ils sont terminés, les apprêts de mon deuil


Puis, le parodiste passe à l’auteur de La Charogne ; après avoir enfermé au cercueil sa bien-aimée, le pseudo-Baudelaire s’embarque, avec la bière : ;


Et je dépasserai l’horrible pôle arctique.
Alors tirant du fond du rapide vaisseau
Ce qui fut autrefois le meilleur de moi-même,
Mon cœur et notre amour, douce beauté que j’aime,
Sur les bords du steamer je mettrai le fardeau.
J’appuierai sur le bord le macabre fardeau,
Et lorsque j’aurai vu du haut de la mâture
Accourir les requins aux parfums de ta chair,
Avec un haut le cœur, être adorable et cher,
Je pousserai gaîment l’aimable pourriture.


Tous y passent, surtout les grands : Louis Ménard et ses sonnets mystiques ont inspiré à ce véritable poète qu’était Du Boys, cette excellente parodie, Panthéisme :


C’est le Milieu, la Fin et le Commencement,
Trois et pourtant Zéro, Néant et pourtant Nombre ;
Obscur puisqu’il est clair, et clair puisqu’il est sombre,
C’est Lui la Certitude, et Lui l’Effarement…

Car Tout est Tout ! Là-haut, dans l’Océan du Ciel,
Nagent, parmi les flots d’or rouge et les désastres
Ces poissons phosphoreux que l’on nomme des Astres,

Pendant que dans le Ciel de la Mer, plus réel,
Plus palpable, ô Proteus ! mais plus couvert de voiles,
Le vague Zoophyte a des formes d’étoiles.


Après le professeur de grec, la secte des hellénistes du Parnasse est blasonnée par Daudet, dans un amusant « madrigal sur le mode thébain » :


Sur ta peau, — soyeux papyros —
Les sœurs blondes, les trois Kharites,
En lettres grecques sont écrites
Par le doigt fin du jeune Eros.
Plus douce que le nénuphar
Dans l’eau claire, une aurore blanche
Baise ton pied rose et ta hanche
Ivoirine, ω Ζνλμα Βονφαρ !


Voilà le Parnassiculet. On devine l’effet produit par cette parodie divertissante ; elle est faite par des écrivains de réel talent, par de vrais poètes ; elle est fine, et pénètre profondément. Ils protestent contre cette idée de présenter au public un volume de vers qui serait l’expression de la poésie contemporaine : « une demi-douzaine d’autres poètes, dit l’Éditeur, à bon droit scandalisés d’une si énorme prétention, ont voulu ramener à plus d’humilité leurs frères en Apollon, en leur démontrant que les premiers venus pouvaient accoucher d’une aussi petite souris qu’eux, sans pousser les mêmes cris de montagne en mal d’enfant ». Ils réussissent à se faire lire, puisqu’en 1872 paraît une seconde édition du Parnassiculet ; puisqu’on 1920 Laurent Tailhade trouve excellentes ces fantaisies[10] ; puisqu’en 1924 encore un critique estime que les parodistes ont démontré, jusqu’à l’évidence, tous les ridicules et toutes les faiblesses du Parnasse[11].

Qu’est-ce qu’en pensaient les victimes ? Calmettes voudrait nous faire croire que les Parnassiens ne regardèrent pas de travers, mais de haut, leurs adversaires, et dédaignèrent. Pourtant Leconte de Lisle a l’air de ne pas être content ; il répond : « ce sont de lourdes insanités[12] ». Comme riposte c’est faible, venant d’un virtuose de l’ironie. Mendès se fâche tout de bon, et envoie ses témoins, Dierx et Coppée, à Jean du Boys, son ancien ami et collaborateur à La Revue fantaisiste. L’affaire s’arrange ; Mendès la raconte à sa manière, et se donne le beau rôle[13]. Le bon Coppée ne garde pas de cette histoire un mauvais souvenir, et parle avec sympathie de leur adversaire[14]. Mais Mendès est encore plein de rancune en 1891 ! Il confie à Huret que « le Parnasse est né d’un besoin de réaction contre le débraillé de la poésie issue de la queue de Murger », Bataille, Roland,… et Jean du Boys[15] ! Ayant plus d’esprit, et de cœur, Heredia ne tient pas rigueur à Daudet[16].

Pourtant la bataille déclenchée par les Parnassiens continue, et la lutte est rude. Contre les Impassibles qui le glacent, Richepin fonde avec Bouchor, Ponchon et quelques autres, le groupe des Vivants[17]. Ils trouvent que décidément il manque quelque chose au Parnasse, ce que Coppée appellera plus tard la divine émotion, ce que Maurice Bouchor définit ainsi à la fin d’un sonnet :


Ô Miranda, voici la dernière chanson :

Écoute, et puisse-t-elle, ennoblissant ma peine,
Faire passer en toi le sublime frisson
Qui nous traverse l’âme au cri d’une âme humaine[18].


Il a une façon plus habile encore de critiquer le chef des Impassibles : il fait l’éloge de Théodore de Banville dans une ballade :


Lorsque morions ou salades
Coiffaient pédaille et chevalier,
Furent faites maintes ballades
Par le très joyeux bachelier
Que le temps ne peut oublier ;
J’ai lu cent poèmes sublimes
Qu’hier on a vu publier,
Mais Banville est le roi des rimes[19].


Les journalistes sont plus durs encore. Aurélien Scholl s’acharne contre Villiers de l’Isle-Adam et contre tout le Parnasse[20]. Ranc reproche à l’École de favoriser le jeu de Napoléon III : avec ses querelles byzantines elle fait diversion à la lutte contre l’Empire[21] ! Pour d’autres raisons, Barbey d’Aurevilly mène contre les Parnassiens une campagne plus dangereuse, dans Le Nain Jaune[22]. L’auteur des Quarante médaillons de l’Académie trouve que la nouvelle école, étant une diminution, ne mérite qu’un diminutif, et publie les Trente-sept médaillonets du Parnasse[23]. C’est de la critique à l’emporte-pièce ; mais, tout en frappant fort, Barbey d’Aurevilly a-t-il visé juste ?

C’est le 27 octobre 1866 qu’il ouvre le feu. Il les blâme d’avoir oublié Auguste Barbier, Victor Hugo, « Lamartine, qui a l’honneur, le fier honneur de n’être plus populaire parmi eux », et surtout son ami Amédée Pommier. Il leur reproche de n’être que des imitateurs : « cette armée de singes qui se croient des hommes, et qui défilent en tambourinant eux-mêmes leur gloire sur la peau d’âne du Parnasse Contemporain,… babouins et ouistitis poétiques ! » Suivent les Médaillonets. Sur les trente-sept, deux seulement sont aimables. Barbey s’arrête devant Théophile Gautier : « Commençons par retourner celui-ci contre le mur, ou par le voiler comme le portrait de ce Doge de Venise décapité pour crime de haute trahison. M. Th. Gautier ne devrait pas être ici. Ce n’est point sa place ». Soit. On comprend moins son indulgence pour Eugène Villemin, l’auteur d’un poème lyrique sur Rachel, insipide et prétentieux ; Barbey le félicite d’être, parmi ces Parnassiens sans convictions et sans croyances, « le seul qui ait dans ses vers une élévation de fierté et une indignation de mépris vraiment dignes d’un homme… » Parmi les trente-cinq autres, d’Aurevilly distingue le petit groupe de Banville : « la poésie de M. Théodore de Banville n’est rien de plus qu’une décoction fade, dans un verre de Bohême vide, de la poésie d’André Chénier et de V. Hugo ». À côté de lui, Heredia est « banvillien de langage, donc imitateur de M. Hugo par ricochet et à la seconde impuissance ». Il range à côté d’eux Alexandre (sic) Coppée : « si M. Coppée, ce Janus poétique, est un Hugo par devant, il n’est qu’un Banville par derrière… Mais le vrai poète n’existe pas, dans l’entre-deux ».

Décidément ces Médaillonets ne sont pas très ressemblants. Barbey d’Aurevilly ne paraît pas bien connaître les hommes, ni les œuvres : qui reconnaîtrait Dierx dans ce portrait ? « imitateur à quatre faces, mais qui, comme la plupart des poètes de ce recueil, dont le caractère est d’être magistralement ennuyeux, répand l’ennui par plus de dix ». Arrêtons-nous devant le médaiMonet de Leconte de Lisle, qui est moins bâclé. B. d’Aurevilly lui en veut, « parce que le système tue en lui le vrai poète qui peut-être y est ». Il rend hommage à sa puissance ; il le trouve « bien plus fort que M. de Banville, et… autrement râblé ». C’est lui le vrai maître du Parnasse, et c’est donc le grand responsable : « disons-lui la vérité dans la langue symbolique qu’il adore. M. Leconte de Lisle est le véritable Hanouman de ce Parnasse Contemporain. Hanouman, il le sait, est le dieu singe de la mythologie indienne, fils de Pavana le dieu des vents (et des poètes creux), qu’on représente avec une longue queue, suivi d’une troupe de singes, et tenant une lyre ou un éventail… Un éventail ! ce n’est pas toujours contre la chaleur de ses vers ! »

Enfin, dans une conclusion d’ensemble, après avoir une dernière fois reproché aux Parnassiens leur manque d’originalité, leurs imitations, et « ces trente-six cruches d’ennui » qu’ils nous cassent sur la tête, Barbey d’Aurevilly explique le pourquoi de sa colère, de sa fureur : la péroraison de son réquisitoire ne manque pas de souffle, et contient une part de vérité : « La poésie du Parnasse… est radicalement mauvaise pour l’inspiration, et c’est pour cela qu’il faut être implacable. La poésie des Parnassiens ne pense ni ne sent. Elle n’est qu’un vil exercice à rimes, à coupes de vers, à enjambements. Enjambements, ronds de jambes de danseuses, et toutes les indécences qui suivent d’ordinaire ces sortes de ronds ! Elle ne chante ni Dieu, ni la patrie, ni l’amour qui est le sacrifice, ni aucun des mérites de nos pauvres cœurs ! En cela d’autant plus coupable, en cela d’autant plus basse, d’autant plus digne de la cravache et du fouet de poste de la Critique, qu’elle ne croit qu’à la matière et aux attachements matériels ! Dans l’ordre des coupables, les plus coupables sont les sacrilèges, et les poètes sont des sacrilèges quand ils prostituent à d’indignes ou de puérils usages les vases sacrés de leur autel.

« Et ceci par quoi je veux finir, est plus haut, Messieurs du Parnasse, qu’une question de forme ou d’amour-propre littéraire, qu’une question de Trissotin[24] ! »

Après un pareil assaut, on peut considérer comme négligeables les attaques de Zola qui, mal documenté, croit que les Parnassiens passent leurs soirées à s’admirer les uns les autres, ou celles de Rousse qui les accuse de manquer d’idées : « c’est le vide hémistiché et rimé avec une patience chinoise[25] ». Cris de colère, ricanements, plaisanteries vulgaires, parodies fines, tout cela a beau faire masse et blesser : les Parnassiens se contentent de serrer les rangs[26]. À la reprise d’Hernani en 1867, un journaliste officiel, vexé de voir ces jeunes gens applaudir Hugo contre l’Empire, s’écrie : — quel tas de vilains bonshommes ! — Comme les Gueux d’autrefois, les Parnassiens accueillent l’insulte par des huées, puis s’en parent comme d’un titre, et fondent séance tenante le Dîner des Vilains Bonshommes ; la première réunion a lieu rue Cassette, à l’Hôtel Camoëns, dans une petite cour décorée de caisses de fusain : le menu est maigre, en harmonie avec les porte-monnaie qui sont plats ; mais au dessert, pendant que, dans le crépuscule, tintent les cloches de Saint-Sulpice, Coppée lit son poème d’Angélus[27].

Que peuvent les béotiens, les prosaïstes, et les esprits secs, contre la poésie jaillissante ? Les jeunes accourent au bruit des beaux vers. Les vrais poètes vont à ceux qui se sont délivrés d’un genre périmé, et cessent de plagier Lamartine, Musset, même Hugo. André Lemoyne a conté cet affranchissement dans un poème symbolique : les hirondelles demandent aux cygnes sauvages pourquoi ils ne descendent pas vers les cygnes domestiques, nés en captivité ; les oiseaux libres répondent que tout au contraire, ce sont les esclaves qui, d’en-bas, regardent avec envie passer la troupe affranchie :



Ils ont senti leur âme et leur fierté revivre…
Pris d’une sainte fièvre ils brûlent de nous suivre…
Nous les voyons d’en haut quand ils prennent l’essor.
Leur pauvre aile engourdie, et qui tremble d’abord,
Comme une voile enfin largement se déploie.
Ils montent… de lumière et d’air pur enivrés.
Nous les encourageons par de longs cris de joie,
Et chantons l’hosanna des cygnes délivrés[28].



  1. Sur les noms des collaborateurs du Parnassiculet, et sur la paternité de ces parodies anonymes, nous avons maintenant des précisions, au lieu des attributions un peu vagues de jadis : M. Franc-Nohain a publié dans Les Nouvelles littéraires du 17 novembre 1928 une note manuscrite de Paul Arène, trouvée dans les papiers de Léopold Dauphin, et donnant les renseignements suivants : les membres de la « Colonie de Clamart », Daudet, du Boys, Arène, unissent, contre le Parnasse, leurs efforts à ceux de quelques amis : Delveau trouve le titre, et se charge de faire imprimer le livre ; Delor grave l’eau-forte, la Muse au Chat ; Daudet écrit Le Martyre de saint Labre et des Madrigaux ; lean du Boys compose L’Automate et Panthéisme ; Renard, bibliothécaire de la Marine, donne Mélancolie ; Paul Arène est le plus actif et le plus ingénieux des collaborateurs : il écrit la Séance Littéraire, Gaël-Imar et Bellérophon ; cf. Calmettes, p. 257 ; Hubert Dumez, Les Nouvelles littéraires du 20 octobre 1928 ; Gaston Picard, supplément littéraire du Figaro du Ier décembre 1928 ; Gustave Rivet, ibid., no  du 22 décembre ; Paul Vinson, ibid., n° du 5 janvier 1929.
  2. Mme Adam, Mes Sentiments, p. 105 et 117.
  3. Les Amoureuses, p. 73-76.
  4. Numéros du 15 mars et du Ier juin 1861.
  5. Calmettes, p. 163.
  6. Léon Daudet, Alphonse Daudet, p. 64.
  7. Clair-Tisseur, Modestes Observations, p. 218 et 219, note 1.
  8. Parnasse, p. 280.
  9. Parnasse, p. 90.
  10. Quelques Fantômes de Jadis, p. 225.
  11. Henri Clouard, La Poésie française moderne, p. 71.
  12. Calmettes, Leconte de Lisle et ses Amis, p. 257.
  13. La Revue Fantaisiste du Ier avril 1861, p. 245 ; La Légende du Parnasse, p. 189-190.
  14. Souvenirs d’un Parisien, p. 72.
  15. Enquête, p. 288.
  16. Enquête, p. 311, 318.
  17. Verlaine, V, 223 ; Huret, Enquête, p. 369 sqq. ; Monval, Correspondant du 25 juin. 1927, p. 921.
  18. J. Tellier, Nos Poètes, p. 197 ; Huret, Enquête, p. 369-370.
  19. La République des Lettres, 24 décembre 1876.
  20. Gustave Kahn, Le Mercure de France, 15 juillet 1922, p. 304.
  21. Ricard, Le Petit Temps du Ier juillet 1899 ; Calmettes, p. 108-113.
  22. Ricard, Le Petit Temps du 6 décembre 1898.
  23. Le Nain jaune du 27 octobre au 14 novembre 1866 ; cf. Lepelletier, Verlaine, p. 197.
  24. Nain Jaune du 14 novembre 1866, page 4.
  25. Zola, Documents Littéraires, p. 176 ; Edmond Rousse, Lettres à un Ami, II, 409.
  26. Mme Adam, Mes Sentiments, p. 105.
  27. Theuriet, Souvenirs, p. 251, 253.
  28. Roses d’Autan, p. 85.