Histoire du Parnasse/Les Poèmes Barbares

La bibliothèque libre.
Éditions "Spes" (p. 183-195).

CHAPITRE IV
Les Poèmes Barbares

D’où vient cette sombreur ? Est-ce une simple antithèse à la Victor Hugo, une opposition de noir et de blanc pour obtenir un effet artistique ? Peut-être ; mais cela procède aussi, je pense, d’un assombrissement philosophique dans l’esprit du poète : un nuage noir de pessimisme monte de plus en plus à l’horizon de sa pensée.

Puis il est entraîné vers la poésie Scandinave par un mouvement général : il y a alors en France tout un élan vers le Nord à la suite d’Ozanam, d’Edgar Quinet et d’Ampère[1]. Naturellement les sour- ciers se sont mis en quête ; dernièrement on se demandait si l’épée d’Angantyr ne venait pas du Linguarum veterum septentrionalium Thésaurus, de Hickes[2]. Il est inutile de tant creuser : les Poèmes Barbares procèdent simplement du livre de Xavier Marmier, les Chants populaires du Nord ; M. Vianey le supposait[3] ; M. Tiercelin l’a démontré : Leconte de Lisle a suivi les cours de Marmier, de février à mai 1839 à la Faculté des Lettres de Rennes[4]. Du reste, il suffit de comparer les deux textes pour que l’imitation saute aux yeux. Quand Leconte de Lisle écrit ces vers :


Angantyr, Angantyr, c’est Hervor qui t’appelle.
Ô chef, qui labourais l’écume de la mer,
Donne-moi ton épée à la garde de fer,
La lame que tes bras serrent sur ta mamelle,
Le glaive qu’ont forgé les Nains, enfants d’Ymer,


il a dans la mémoire, ou sous les yeux, ces lignes de Marmier : « Éveille-toi, Angantyr, c’est Hervor qui t’appelle. Du fond de ta tombe, donne-moi ta forte épée, ta svafurlama forgée par les nains[5] ». Seulement tout ce qui a été imaginé par Leconte de Lisle, et les rapprochements, qui s’imposent, montrent surtout avec quel art le poète a su ajouter, supprimer ; son imitation est une création : dans la gangue de Marmier il a découvert et taillé le diamant. Ainsi, pour Les Larmes de l’Ours, qu’est-ce que lui donnait la légende finlandaise ? Wœinemœinen, le dieu de l’intelligence, avise sur une grève un bouleau qui se plaint, parce qu’il n’a jamais abrité d’amoureux. Le dieu l’arrache, et en fait une harpe que ni les vieillards ni les jeunes gens ne peuvent faire résonner : « alors Wœinemœinen prit sa harpe et en fit vibrer, l’une après l’autre, toutes les cordes, et ses chants résonnèrent harmonieusement dans l’air et ébranlèrent toute la nature. Les cascades en l’écoutant s’arrêtèrent dans leur chute ; les arbres cessèrent de se courber sous le souffle du vent ; l’ours se dressa sur ses pattes pour l’entendre. Le dieu lui-même, attendri par ses chants, pleura. Ses larmes coulèrent le long de sa barbe blanche, et traversèrent ses trois manteaux et ses trois tuniques de laine ». J’ai transcrit le passage, parce que tout le monde n’a pas un Marmier sous la main, mais tout le monde doit avoir un Leconte de Lisle : la comparaison des textes est un triomphe pour le poète. Le finale notamment du chant finlandais est d’un réalisme presque comique ; la fin des Larmes de l’Ours est une trouvaille :


Et le grand Ours charmé se dressa sur ses pattes ;
L’amour ravit le cœur du monstre aux yeux sanglants.
Et, par un double flot de larmes écarlates,
Ruissela de tendresse à travers ses poils blancs[6].


C’est d’une beauté sauvage et prenante ; cela est peint. Mais, si Leconte de Lisle transforme merveilleusement la matière fournie par Marmier, ce dernier reste indispensable à quiconque veut comprendre cette mythologie scandinave, et notamment la Légende des Nornes ; il est impossible de deviner ce que veulent dire dans les Poèmes Barbares les Nornes, Urd, Verdandi, Skuld, le frêne Yggdrasill, les Ases, les Skaldes, Balder, la sombre Héla, les Runes ou Runas, si l’on n’a pas dépouillé soigneusement tous les Chants populaires du Nord, introduction comprise, pour se faire un petit lexique de cette langue inconnue. Leconte de Lisle ne daigne pas traduire lui-même, conservant pour la théogonie scandinave le même système de nomenclature que pour la religion grecque : il nous laisse la peine de refaire nous-mêmes le chemin qu’il a parcouru. Faisons donc effort pour comprendre sa pensée, pour deviner ce qu’il cherche dans cette mythologie.

D’après la légende scandinave, le monde sera détruit, mais il renaîtra, surgissant de l’océan ; un nouvel âge d’or apparaîtra[7]. Dans Leconte de Lisle, la première norne, Urd, qui personnifie le passé, résume le paganisme du Nord, qui est inquiétant ; la seconde, Verdandi, rassure la première en lui disant que le mal est toujours enchaîné ; mais la troisième, Skulda, qui connaît l’avenir, annonce que la fin du monde est proche, que tout va retomber dans le néant. Ainsi, sous le souffle de Leconte de Lisle la faible espérance que le paganisme scandinave avait éveillée, s’évanouit. C’est lui qui, le premier, a pris plaisir à essayer d’éteindre les étoiles. Cet amoureux de la lumière s’efforce de faire de la nuit.

Pourtant le Christ apparaît dans son œuvre. On y trouve même, chose inattendue, un chemin de croix ! En 1857, dans son petit logis de célibataire, rue Cassette, il est en proie à la désespérance, et compose son testament mystique, L’illusion suprême. Au même instant, un peintre de ses amis vient le trouver, lui raconte qu’il a reçu la commande d’un chemin de croix, et le supplie d’écrire quatorze pièces pour accompagner les tableaux ; c’était une belle occasion de refuser, avec une fière déclaration de principes. Il accepte, par pauvreté, par besoin ; il publie ce travail, qu’il intitule La Passion, dans ses œuvres, édition de 1858, pour obtenir un prix à l’Académie[8]. Cette poésie alimentaire, froide, gênée, ne reparaît pas dans les Poèmes Barbares, où elle ferait un singulier contraste avec la Légende des Nornes, avec le Barde de Temrah, avec le Runoïa : dans chacun de ces poèmes est annoncé l’avènement du jeune Dieu d’Amour, chassant les vieilles divinités du Nord ; mais, avant de mourir, elles se vengent en prédisant la mort de Jésus.

Ne serait-ce pas là du Renan ? Baudelaire le premier, en 1861, a rapproché leur pensée[9] ; Leconte de Lisle lui donne raison, dans son édition de 1862, en dédiant à Renan La Vigne de Naboth[10]. Leur philosophie s’apparente avec celle de Taine[11] ; l’originalité de Leconte de Lisle est dans la fougue avec laquelle il attaque la religion du Christ : sa passion éclate notamment dans La Vision de Snorr. Ce poème est tiré des Chants de Sôl, de Bergmann ; seulement l’auteur de ces Chants est un chrétien convaincu, tandis que le poète de La Vision, comme l’a constaté M. Vianey, hait le Christianisme[12]. Si l’on veut savoir jusqu’où il poussait cette haine que la beauté de la forme masque dans ses poésies, il faut prendre la conclusion de son histoire populaire de la religion : « le Christianisme, et il faut entendre par là toutes les communions chrétiennes, depuis le Christianisme romain jusqu’aux plus infimes sectes protestantes ou schismatiques, n’a jamais exercé qu’une influence déplorable sur les intelligences et sur les mœurs…[13] ». Dans l’intimité il allait un peu plus loin : les croyants lui semblaient de purs imbéciles : « à leur tête, dit un de ses confidents, il plaçait Bossuet[14] ».

Ce n’est pas Bossuet qui est diminué par cette appréciation, mais elle permet de comprendre et de mesurer chez Leconte de Lisle la déformation de l’art par la haine, le tort que le polémiste fait à l’artiste. Prenons d’abord Kaïn, écrit à la gloire du premier des révoltés : Leconte de Lisle aime filialement son héros, car, Jean Domis nous l’apprend : jusqu’à la fin il se considérera comme le descendant direct de Caïn, l’ancêtre des anarchistes[15]. Anatole France, après leur brouille, voit une véritable identité entre Leconte de Lisle, ce rebelle, et Caïn, ce poète[16]. Quant au poème, c’est le cri de l’insurgé, persévérant dans sa faute, s’enorgueillissant de son crime, insultant le justicier, lui renvoyant toute la responsabilité, lui crachant sa colère ; Kaïn est pour Leconte de Lisle le cri de la Science révoltée et victorieuse. On a le droit de lui préférer le Caïn de Victor Hugo ; le rapprochement s’impose par les dates : La Conscience est de 1859 ; Kaïn a paru dans le Parnasse de 1869 : Leconte de Lisle a voulu rivaliser avec Hugo. Son talent le lui permettait, car il y a des choses superbes dans cette apologie de la révolte[17]. Le Voyant aperçoit, dans son rêve prophétique, Kaïn s’évadant du Déluge :


Quand le plus haut des pics eut bavé son écume,
Thogorma, fils d’Élam, d’épouvante blêmi,
Vit Kaïn le Vengeur, l’immortel Ennemi
D’Iahvèh, qui marchait, sinistre, dans la brume,
Vers l’Arche monstrueuse apparue à demi !


Le symbole est clair, tragique : l’esprit anarchiste n’a pas été englouti sous les eaux. Mais la rancune est rarement bonne conseillère : elle obscurcit un instant le clair génie du poète ; dans la même page son Kaïn regrette l’Éden où il était créateur, « aussi bien qu’Élohim ». Il est chassé de cet Éden,


Et le glaive flamboie à l’horizon quitté ;


Enfin,


Les flancs et les pieds nus ma mère Héva s’enfonce
Dans l’âpre solitude où se dresse la faim :
Mourante, échevelée, elle succombe enfin,
Et dans un cri d’horreur enfante sur la ronce
Ta victime, Iahvèh ! Celui qui fut Kaïn.


Comprenne qui pourra la suite de ces événements.

On pourrait passer en revue les principaux poèmes imités des Chants du Nord ; partout on constaterait le même effort pour effacer, dans les modèles qu’il trouve chez Xavier Marinier, la note religieuse. Christine est une adaptation, très modifiée, d’Aage et Else, ces deux amants séparés par la mort : l’aimé quitte le cimetière et revient près de l’aimée : « Il frappe à la porte avec son cercueil : — Lève-toi, jeune fille, dit-il. Ouvre ta chambre à ton fiancé.

— Non, répond Else, je n’ouvrirai pas, à moins que tu ne puisses comme autrefois prononcer le nom de Jésus.

— Lève-toi, dit-il, et ouvre la porte. Je puis comme autrefois prononcer le nom de Jésus[18] ». On chercherait vainement cette strophe dans Christine. De même dans La Fille de l’Emyr, tirée de La Fille du Sultan. Dans l’original, la jeune fille invoque Jésus qui vient à son appel ; elle veut le suivre. Le Christ la prévient, avant le départ, que la route sera longue et rude. N’importe, elle quitte le palais de son père pour suivre Jésus. Il l’abandonne pour entrer dans un couvent ; elle l’attend, elle pleure ; au soir elle frappe à la porte. On l’accueille, on la garde, on l’instruit. Elle attend toujours le Christ : « mais quand elle fut près de mourir, Jésus lui apparut. Il la prit doucement par la main et l’emmena dans son beau royaume. Là elle est devenue reine, elle goûte toutes les jouissances que son cœur peut désirer, et des milliers d’années passent pour elle comme un jour[19] ». Leconte de Lisle fait de cette version suédoise d’un poème hispano-maure une épopée courte et vivante, mais toute différente : c’est le Christ qui vient spontanément chercher Ayscha, et il la trompe : il se présente à elle comme un amant fils de roi ; il la séduit, il la sacrifie, se révélant à elle quand il est trop tard pour qu’elle recule :


Mon nom est Jésus. Je suis le pêcheur
Qui prend dans ses rêts l’âme en sa fraîcheur…
Parmi les vivants morte désormais
La vierge Ayscha ne sortit jamais
        Du noir monastère.


L’auteur de La Religieuse applaudirait, mais la critique objective constate que le poème chrétien des Chants populaires est devenu anti-chrétien dans les Poèmes Barbares[20]. De même pour L’Apothéose de Mouça al Kébir[21].

Plus Leconte de Lisle s’approche des époques connues, plus il quitte la légende pour l’histoire, et plus le contraste entre la beauté des vers et la fausseté des idées devient pénible. Son moyen âge est consternant. Il en écrit l’histoire en collaboration avec son farouche ami Marras[22]. Il condense cette histoire dans son discours à l’Académie, sans la moindre nuance académique : « les noires années du moyen âge, années d’abominable barbarie, qui avaient amené l’anéantissement presque total des richesses intellectuelles héritées de l’antiquité, avilissent les esprits par la recrudescence des plus ineptes superstitions, par l’atrocité des mœurs, et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux[23] ». C’est avec cette conviction au cœur que Leconte de Lisle entreprend, dans une série d’émaux cloisonnés, la reproduction plastique du moyen âge catholique : on remarque surtout les paraboles de dom Guy, Hieronymus ; l’esprit en est tel que son panégyriste habituel risque timidement une réserve : « le poète ne tient pas à être impartial[24] ». Nous oserons aller plus loin, et dire : c’est l’évangile selon saint Homais. La haine du poète tourne à la rage ; il se dépasse lui-même : jadis il avait écrit, dans La Démocratie pacifique, un article, déjà furibond, contre la pitié, la charité, l’aumône, s’appuyant sur une anecdote : « à l’époque la plus sombre du moyen âge, une noble dame avait voué sa vie et ses richesses au soulagement des pauvres. Ses plus belles années et sa fortune tout entière s’écoulèrent en aumônes. Elle avait tout donné ; elle n’avait rien guéri. Le désespoir la saisit. Elle convoqua tous ses pauvres dans une église, et s’y brûla avec eux. Cette histoire contient une vérité : c’est qu’à l’aide de l’aumône on ne sort de la misère que pour entrer dans la mort[25] ». Et voilà la genèse d’un acte de charité : seulement la pensée de Leconte de Lisle s’est encore durcie : la dame ne se brûle plus avec ses humbles amis ; elle enferme bien ses six cents mendiants dans une grange, mais c’est du dehors qu’elle y met le feu :


Tous passèrent ainsi dans leur éternité ;
Prompte mort d’une paix bienheureuse suivie.
Pour la Dame, en un cloître elle acheva sa vie.
Que Dieu la juge en son infaillible équité !


On entend le même ricanement dans le poème qui précède un acte de charité, dans Le Corbeau. C’est la pièce typique du recueil, tant la forme en est belle, magnifique, tant le fond est laid : la mort du Christ racontée par Méphistophélès. On ne peut mieux dire làdessus que Jules Lemaître : « les Poèmes barbares, c’est l’histoire parcourue à vol de corbeau, la bête étant philosophe et artiste. Ce n’est pas chose très réjouissante. L’ironie froide qui est dans le récit du triste oiseau de proie, on la pressent, inexprimée, dans presque tout le cours du livre[26] ». Au lieu de s’épuiser à la longue, cette ironie s’exaspère à son jeu. Dans Le Corbeau, qui est du 31 mai 1860, l’oiseau rapace se précipite sur le cadavre du Christ pour le dévorer[27]. On dirait que le poète partage l’épouvante du moine Sérapion :


Maudit ! cria l’Abbé, les cheveux hérissés
D’épouvante, d’horreur et de colère, assez !
Saints Anges ! as-tu donc, ô bête sacrilège,
Osé toucher la chair trois fois sainte ? Puissé-je
Expier, par mes pleurs et par mon sang, ce fait
D’avoir ouï parler, Jésus, d’un tel forfait !


Mais un ange l’a repoussé à temps. Leconte de Lisle, dans son admiration d’artiste pour la beauté de la tête du Christ en croix, n’a pas voulu la laisser défigurer par le bec du corbeau. Dans Hieronymus, qui paraît au Parnasse de 1876, on dirait qu’il se reproche ce respect :


Le Gibet d’où pendait la Sainteté parfaite,
Se dressait dans la nue affreuse, et, tout autour,
Les carnassiers de l’air, aigle, corbeau, vautour,
De la griffe et du bec, effroyables convives,
Du sacré Rédempteur déchiraient les chairs vives[28].


Ces quelques citations suffisent pour apprécier le moyen âge des Poèmes barbares. Il y a un abîme entre ce que chante le poète et ce que disent les historiens. Dans La Société française au temps de Philippe-Auguste, Achille Luchaire montre les efforts de l’Église pour remédier aux malheurs du temps. Dans La Société française au xiiie siècle, M. Langlois, s’appuyant sur les textes littéraires, nous dit : « la vieille France se voit, telle qu’elle était, pour qui sait voir, dans les romans d’aventure, simple, souriante, très humaine[29] ».

La critique littéraire n’est pas non plus très tendre pour la valeur historique des Poèmes : M. Elsenberg conclut, avec une colère juvénile, qu’il ne peut être question ici de sens historique, que cette histoire religieuse est bonne pour Guignol[30] ! On peut préférer la critique plus froide d’Anatole France : une fois brouillé avec Leconte de Lisle, il prend contre son ancien maître la défense du moyen âge : « M. Leconte de Lisle ne voit que les famines, l’ignorance, la lèpre et les bûchers… En réalité, il y a bien autre chose dans ces temps. Il y a des hommes qui firent sans doute beaucoup de mal, car on ne peut vivre sans nuire, mais qui firent plus de bien encore, puisqu’ils préparèrent le monde meilleur dont nous jouissons aujourd’hui. Ils ont beaucoup souffert, ils ont beaucoup aimé ! » Pourquoi donc les haïr ? La haine n’est pas bonne pour faire de l’histoire, mais le sceptique Anatole France concède qu’elle n’est pas mauvaise en poésie, qu’elle peut dicter d’admirables vers : « M. Leconte de Lisle poursuit le moyen âge de sa haine. Et comme c’est une haine de poète, elle est très grande et très simple. Elle ressemble à l’amour. Elle est féconde comme lui ; des poèmes magnifiques en sont sortis[31] ». Un moraliste protesterait contre cette indulgence qui ressemble à du mépris, et répondrait à France qu’il n’y a pas de beaux mensonges. Et pourtant, au point de vue esthétique, Anatole France a raison. Que de beautés dans ces Poèmes barbares ! Que d’art dans la mise en œuvre des matériaux grossiers qu’il trouvait dans les Chants populaires. La mort de Sigurd, si belle quand on la lit dans les Poèmes paraît plus belle encore quand on la compare au texte de Marmier. Qu’est-ce que Leconte de Lisle a trouvé dans Le Chant de Gudruna ? Le cadavre, la rivalité de Gudruna et de Brunhilde, la personne de Herberg, qui deviendra dans le poème barbare Herborga, enfin un détail réaliste. Herberg dit : « Je fus faite prisonnière. Il me fallait chaque matin lacer les souliers de la femme d’un Herse ». Herborga dit mieux :

Moi-même un chef m’a prise, et j’ai durant six ans
Sous sa tente de peau nettoyé sa chaussure[32].

Il y a plus de couleur locale dans ce seul vers que dans tout le Chant de Gudruna. Il suffit de relire La Mort de Sigurd pour voir que Leconte de Lisle a inventé tout ce qui fait beauté dans son poème. Sa ballade, Les Elfes, paraît plus merveilleuse encore quand on la rapproche de La Colline des Elfes[33] ? Un jeune homme s’endort sur cette colline. Deux jeunes Elfes s’approchent et lui demandent de danser avec elles, d’écouter leur voix : « l’une d’elles plus belle que toutes les femmes commence son chant. L’eau du fleuve rapide s’arrêta pour l’écouter. Les petits poissons agitèrent leur queue dans les flots ». Le coq chante, et le jeune homme échappe aux sorcières ! Mais, dit-on, Leconte de Lisle a probablement emprunté plutôt ses Elfes à la version suédoise traduite par Henri Heine dans son livre De l’Allemagne[34]. C’est possible, c’est souhaitable même, car il vaut mieux comparer l’auteur des Poèmes barbares à un grand poète ; la comparaison est toute à l’honneur de Leconte de Lisle :

Le seigneur Oluf chevauche bien loin
Pour inviter les gens de sa noce.
Mais la danse va si vite par la forêt.

La fille du roi des Elfes l’arrête :

Écoute-moi, seigneur Oluf, viens danser avec moi :
Je te donnerai deux bottes de peau de bélier.
Mais la danse va si vite par la forêt.
Deux bottes de peau de bélier vont si bien à la jambe :
Les éperons d’or s’y attachent bien joliment.
Mais la danse va si vite par la forêt.
Écoute, seigneur Oluf, viens danser avec moi.
Je te donnerai une chemise de soie,
Une chemise de soie si blanche et si fine :
Ma mère l’a blanchie avec du clair de lune…

Arrêtons-nous ici, puisque voici enfin un peu de poésie, et comparons à Leconte de Lisle :


Reste, chevalier. Je te donnerai
L’opale magique et l’anneau doré,
Et ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filée au clair de la lune.
— Non ! dit-il. — Va donc ! Et de son doigt blanc
Elle touche au cœur le guerrier tremblant.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.


Écrire de pareils vers, et se savoir ignoré du grand public, bafoué par les petits journaux, il y a de quoi devenir amer, pessimiste, et misanthrope[35]. Ce n’est plus la mélancolie romantique, c’est le dégoût que son imagination de poète et de penseur projette sur la société, sur l’univers ; rien de mesquin, du reste, car il donne à cet ennui une ampleur artistique qui émerveille un philosophe de profession[36].

Toute réaction sentimentale exacerbe cet ennui ; même ces éclairs brusques qui illuminent tout à coup un vers dans une pièce sombre, ces lueurs où passe un reflet de sa foi de jeunesse, ont quelque chose de sinistre. Dans L’illusion suprême, il y a une stance d’une tristesse contagieuse :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel[37] ?


Une bonne âme pourrait se demander si, par hasard, Leconte de Lisle ne se souviendrait pas de ce passage de L’imitation : « laissez tout ce qui est passager, et ne cherchez que ce qui est étemel. Que sont toutes les choses temporelles sinon illusion et tromperie[38] ? » Mais bien vite, en continuant la lecture, on s’aperçoit que le sens de L’imitation est tout autre : « vous n’avez rien dont vous puissiez vous glorifier… Ne comptez donc pas pour beaucoup aucune des choses que vous faites. Que rien ne vous paraisse ni grand, ni précieux, ni admirable, ni relevé, ni digne d’être loué ou désiré que ce qui est éternel. Que l’éternelle vérité vous plaise sur toutes choses, et que votre extrême bassesse vous soit toujours un sujet de confusion et de mépris[39] ». Voilà la note religieuse, et qui détone dans le concert des plaintes du poète ; il est à l’unisson avec le chant de minuit de Nietzsche :


Ô homme ! prends garde !
Que dit minuit profond ?…
La douleur dit : « Passe, et finis ! »
Mais toute joie veut l’éternité,
Veut la profonde éternité[40] !


Le vers final de Leconte de Lisle,


Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel.


ne signifie pas qu’il regrette l’éternité vivante, divine, l’Éternel. Le poète veut dire que toutes ces forces qui, par leur puissance, donnent l’impression de la durée indéfinie sont une illusion de l’éternité, mais ne sont pas étemelles, puisque rien n’est étemel.

Il semblerait donc que Verlaine l’a parfaitement défini, « un poète épris du néant, par dégoût de la vie moderne[41] ». Mais, comme le propre de la philosophie poétique est de renfermer des contradictions, on lit dans les Poèmes barbares le sonnet paru d’abord au Parnasse de 1866 :


L’Ecclésiaste a dit : « Un chien vivant vaut mieux
Qu’un lion mort. Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire »…

Vieil amant du soleil qui gémissais ainsi,
L’irrévocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d’un seul bond s’engloutirait en elle !

Moi, toujours, à jamais, j’écoute, épouvanté,
Dans l’ivresse et l’horreur de l’immortalité,
Le long rugissement de la vie éternelle[42].


Il semble bien dire ici que le néant, ce dernier refuge de l’âme incrédule, n’existe pas ; mais, suivant les sautes de sa sensibilité,. tantôt il n’y croit plus, tantôt il l’affirmer. Il suit en même temps les fluctuations de la philosophie de son temps. Il compose ses Poèmes pendant que la croyance à l’évolution des espèces agite les esprits, jusqu’au jour où Darwin la canalise dans son Traité de l’Origine des Espèces[43]. Par un éclectisme bizarre, Leconte de Lisle adopte le transformisme, mais en le mélangeant avec une forte part de fouriérisme et d’hindouisme[44].

Désormais sa doctrine composite est amalgamée : il croit à un méchant Créateur, à l’égalité de l’animal avec l’homme, au Mal qui engendre le désir. Fourier, Darwin et Çakiamouni, telle est la trinité qui préside au développement de sa pensée et de son œuvre.


  1. Estève, Leconte de Lisle, p. 101.
  2. Van Tieghem, Le Préromantisme, p. 86-87 ; cf. R. de Nolva, Les Sources anglaises de L. de Lisle, dans le Mercure de France du Ier juillet 1922, p. 70-78.
  3. Vianey, Les Sources, p. 112.
  4. Bretons de Lettres, p. 91.
  5. Poèmes Barbares, p. 73 ; Chants Populaires, p. 63.
  6. Chants Populaires, introduction, p. vii-ix ; Poèmes Barbares, p. 79.
  7. Vianey, p. 136-139.
  8. Poèmes Tragiques, p. 55 ; Dornis, Essai, p. 228 ; Derniers Poèmes, p. 161 ; Calmettes, p. 76.
  9. Œuvres, III, 389.
  10. Elsenberg, Le Sentiment, p. 164, note.
  11. Paul Bourget, La Leçon de Barrès, dans L’illustration du 15 décembre 1923, p. 612.
  12. Revue, 1923, p. 541-549.
  13. Cité par M. A. Leblond, Leconte de Lisle, p. 377-378. — Cf. Flottes, p. 197-199.
  14. Calmettes, p. 107.
  15. Dornis, Hommes d’Action, p. 110.
  16. A. France, La Vie Littéraire, I, 104.
  17. Cf. la remarquable étude de Bernès, Revue, 1911, p. 485-502.
  18. Chants Populaires du Nord, p. 134.
  19. Marmier, Chants, p. 235 sqq.
  20. Vianey, Les Sources, p. 149-154.
  21. Vianey, ibid., p. 225 sqq. ; Martino, Revue de Littérature comparée, octobre 1921, p. 600-618.
  22. Calmettes, p. 149.
  23. Derniers Poèmes, p. 281.
  24. Dornis, Essai, p. 220.
  25. M. A. Leblond, Leconte de Lisle, p. 203.
  26. Contemporains, II, 38.
  27. Lestel, Revue, 1925, p. 130.
  28. Poèmes Tragiques, p. 154.
  29. Introduction, p. xxi ; cf. Abbé Bremond, Revue de France, Ier et 15 mai 1929.
  30. Le Sentiment religieux, p. 220.
  31. La Vie littéraire, I, 96-97.
  32. Marmier, p. 47 sqq. ; Poèmes Barbares, p. 97.
  33. Marmier, p. 136.
  34. Vianey, Les Sources, p. 143-147 ; Heine, De l’Allemagne (Michel Lévy, 1863) II, 57 ; la première édition est de 1835, chez Renduel ; cf. L. Derome, Les Éditions originales des Romantiques, p. 155.
  35. Theuriet, Souvenirs, p. 246 ; Dornis, Essai, p. 267.
  36. L. Dupuis, L’Ennui morbide, dans la Revue Philosophique de mai-juin 1922, p. 439.
  37. Poèmes Tragiques, p. 58.
  38. Livre III, chapitre premier.
  39. Livre III, chapitre iv.
  40. Cité par J. Jœrgensen, Le Pèlerinage de ma Vie, I, 159.
  41. Verlaine, V, 290.
  42. Poèmes Barbares, p. 37.
  43. Fusil, La Poésie scientifique, p. 135, 136, 156.
  44. Calmettes, p. 47.