Histoire du Privilége de Saint Romain/1434 à 1497

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Reprenons maintenant la suite de notre récit.


1434.

Après l’enquête de 1394, et ce qui avait eu lieu en 1406, on peut s’étonner de voir, en 1434, se présenter encore une question relative aux complices du prisonnier ayant obtenu la fierte. Cette année-là, le jour de l’Ascension, le chapitre avait élu, et le bailli lui avait délivré Guillaume Banc, anglais, coupable du meurtre d’un sir Brilck, aussi anglais. Après la fête, avertis que Guillaume Pitre, compatriote et complice de Banc, était retenu dans les prisons, les chanoines prièrent, à plusieurs reprises, le bailli de le mettre en liberté, conformément à l’usage du privilège. Le procureur du roi combattit cette prétention. « Quelque narration que les chanoines de Rouen fassent en cette part, dit-il, ila n’ont oncques monstré ne exhibé aucuns privillèges par escrit ; et aussi, de vérité, n’en ont aucun. » Mais en supposant le droit du chapitre reconnu, on devait lui délivrer un seul prisonnier, et non pas deux ; ou si on lui délivrait les complices, du moins fallait-il qu’ils ne fussent accusés d’aucun autre crime. Il s’opposait donc à la délivrance de Guillaume Pitre, que l’on accusait d’autres crimes antérieurs au meurtre commis de complicité avec Banc. Le bailli hésita quelque tems, « n’estant pas informé à plain que, par ledit privillége deust estre ainsi faictque le disoient les chanoines. » Mais le chapitre « lui monstra plusieurs escriptures et déclarations anciennes, et certaines informations autrefois faictes sur la manière comme l’en avoit accoustumé user du dict privillège en tel cas… De plus, le bailli s’enquist et s’informa à plusieurs notables personnes et anciens, tant du conseil du Roy nostre seigneur et mesme des bourgeois et conseillers de la dicte ville, comme autres du pays et duché de Normandie », qui tous lui assurèrent qu’ils avaient toujours vu le privilége de la fierte profiter aux complices de l’impétrant comme à l’impétrant lui-même. Alors le bailli ayant reconnu que ni Guillaume Banc, ni Guillaume Pitre « n’estoient détenus et empeschéz pour crime de lèze majesté », donna congé de cour à Guillaume Pitre, et ordonna que les prisons lui seraient ouvertes[1].


1439. Un prisonnier élu par le chapitre est abandonné par lui à l’archevêque de Rouen. Il en obtient un autre à la place

En 1439, le jour de l’Ascension, le chapitre ayant élu Denisot Le Charretier, coupable de l’homicide d’Alipson Nicolas, lorsque les chapelains treJ*abandonné de Saint-Romain allèrent prier le bailli de leur délivrer ce prisonnier, cet officier s’en excusa. Louis de Luxembourg, archevêque de Rouen, chancelier de France (pour Henri VI), avait, dit-il, réclamé Denisot Le Charretier comme clerc et son justiciable ; et les juges séculiers avaient été admonestés par l’official de le rendre à la cour d’église. Malgré tout le désir qu’il avait de les contenter, il lui était donc impossible de leur délivrer ce prisonnier sans la permission du prélat. Pour complaire au chapitre, le lieutenant et les autres officiers du bailliage allèrent trouver M. de Luxembourg, qui déclara qu’il ne renoncerait point à sa juridiction sur Denis Le Charretier. Une seconde démarche, que fit faire auprès d’eux le chapitre, pour obtenir la délivrance de ce prisonnier, fut donc aussi inutile que la première. Une difficulté de cette nature ne pouvait pas être écartée si promptement. Le chapitre, voulant que les confessions faites à ses députés par les divers prétendans à la fierte demeurassent secrètes, fit fermer, sceller de son sceau, et mettre sous clé le cahier dans lequel elles avaient été consignées, en déclarant que le sceau ne serait brisé qu’après la conclusion de cette affaire ; puis des ordres furent donnés pour que la procession solennelle sortît, conformément à l’usage de tout tems observé. Mais comme il était facile de remarquer de l’irritation parmi les chapelains, les clercs de l’église, et surtout parmi les membres de la confrérie de Saint-Romain, ils furent tous appelés dans la salle capitulaire. Le chapitre les exhorta « à assister dévotement à la procession, sans murmure, à supporter avec patience le refus qu’on leur faisoit du prisonnier élu, et à prier Dieu pour sa prompte délivrance. » On les avertit que, le lendemain et les jours suivans, la procession sortirait comme aux jours des Rogations, et que leur devoir était d’y assister. Grâce sans doute à ces sages avertissemens, les clercs, les frères de Saint-Romain se continrent, et la tranquillité ne fut point troublée dans la ville, ce jour-là.

Le lendemain, par l’ordre du chapitre, des chanoines députés allèrent au bailliage ; et l’un d’eux dit au lieutenant du bailli : « Monsieur le lieutenant, vous savés que l’usage du préviliége de monseigneur saint Romain vous a esté insinué. Pourquoy messieurs de chapitre nous envoient par devers vous pour vous signifier que vous leur veullés délivrer le prisonnier par eulx esleu, ainsi qu’il vous est apparu par la scédule que ilz vous ont envoyée. » On leur répondit que l’empêchement au privilége de saint Romain ne venait point des officiers du roi, mais de l’archevêque Louis de Luxembourg, qui réclamait le prisonnier qu’ils avaient élu. S’ils avaient quelque chose à proposer contre la réclamation de ce prélat, messieurs du siége les entendraient volontiers, et feraient bonne justice. •

Aussi-tôt que le chapitre connut cette réponse, il donna des ordres, et la procession de Notre-Dame sortit solennellement avec la fierte de saint Romain, et se rendit à la Ronde. Les confrères de Saint-Romain environnaient la châsse ; une multitude innombrable la suivait. Le lendemain, la procession sortit encore et se rendit à Saint-Godard ; le dimanche, elle alla à Saint-Denis. Ce dernier jour, le chapitre « désirant, de tout son pouvoir, conserver entier le privilège de saint Romain », arrêta que, le lendemain, des députés iraient encore demander en son nom, au bailli, le prisonnier élu ; qu’en cas de refus, les processions seraient continuées, et que l’on prierait Dieu avec humilité et ferveur pour la délivrance du prisonnier. Cette nouvelle démarche n’eut aucun résultat. Le lieutenant du bailli répondit qu’il avait les mains liées par la réclamation de l’archevêque ; et le procureur du prélat, présent à l’audience, déclara que monseigneur n’entendait nullement se départir de son droit sur le prisonnier. Le chapitre n’avait pu rien gagner ; il fit donc sortir encore la procession ; et elle se rendit, ce jour-là, à l’église de Saint-Martin-du-Pont. Cependant, au conseil du roi, on sentit l’importance de terminer ce conflit, qui mettait la ville en rumeur et dont le dénouement pouvait être fâcheux. Le mercredi 20 mai, comme les chanoines étaient assemblés, on introduisit dans la salle capitulaire l’abbé de Fécamp et deux chevaliers ; l’un s’appelait André Ongart ; l’autre était l’illustre Talbot, dont le nom tient une si belle place dans l’histoire. Chargés, dirent-ils, par le roi et par messieurs du grand-conseil, de conférer avec l’archevêque, et d’aviser avec lui aux moyens de terminer le différend existant entre le prélat et son chapitre, ils venaient de voir monseigneur de Luxembourg, qui leur avait montré des dispositions pacifiques. Ils attendaient du chapitre des sentimens semblables. Le service du roi et la tranquillité publique demandaient que ces débats eussent un terme prochain ; que l’on vît surtout cesser des processions qui pourraient, à la fin, émouvoir le peuple ; et qu’il intervînt un accord à l’amiable entre le prélat et le chapitre, à moins que la question ne fût soumise à la décision soit du pape, soit du roi et de son grand-conseil. L’abbé de Fécamp, Talbot et le chevalier Ongart exhortèrent doucement le chapitre à la paix, et en leur nom propre et en celui du roi.

Le chapitre ne pouvait qu’être touché d’une démarche semblable, faite par de tels hommes et avec tant de convenance. Le trésorier remercia humblement les nobles envoyés, et les assura que, de leur côté, les membres du chapitre désiraient de tout leur cœur demeurer dans des rapports bienveillans et affectueux avec monseigneur de Luxembourg, chef de l’église de Rouen ; qu’ils ne désiraient pas moins conserver les droits du roi, et maintenir, de tous leurs efforts, parmi ses sujets, la tranquillité, l’union et la concorde. La compagnie allait donc s’empresser de délibérer sur ce que venaient de proposer les nobles députés ; et, Dieu aidant, elle donnerait telle réponse dont le seigneur roi, son grand-conseil, monseigneur l’archevêque et eux-mêmes auraient lieu de se contenter. En effet, après le départ des trois députés, le chapitre fit, à l’unanimité, des concessions qui annonçaient un désir sincère de prévenir les scènes tumultueuses que l’on avait pu craindre un instant. Désirant complaire au roi, à son grand-conseil et à monseigneur l’archevêque, ils convinrent de cesser les processions qui avaient été faites jusqu’à ce jour, en protestant, toutefois, qu’ils ne les avaient pas faites pour produire du scandale ni pour exciter la multitude à quelque soulèvement contre l’autorité du roi. Ils n’avaient eu d’autre intention que de pousser le peuple à dévotion et à prier Dieu et saint Romain pour obtenir la délivrance du prisonnier élu par eux selon leur conscience. Déjà ils avaient agi de même dans des cas semblables.

Quatre chanoines furent chargés d’aller, au nom du chapitre, chez monseigneur l’archevêque, le supplier humblement de vouloir bien, lui successeur de saint Romain, chef de l’église de Rouen et membre du chapitre, subvenir, en cette occurrence, à son église. Ils devaient lui demander son avis, et recourir aussi aux lumières de quelques anciens du chapitre, que des infirmités retenaient chez eux. Enfin, ils étaient chargés de rechercher dans les registres ce qui pouvait établir le bon droit de l’église de Rouen, et de consulter des théologiens et des jurisconsultes sur le point en litige.

Pendant ces préliminaires, un chanoine ayant vu monseigneur de Luxembourg, lui avait proposé un expédient propre, ce semble, à terminer le débat. Denis Le Charretier aurait renoncé à l’élection faite de lui par le chapitre, et aurait consenti à être rendu à l’archevêque de Rouen, son juge légitime. À ce moyen, le prélat aurait sollicité pour le chapitre la permission de procéder à l’élection d’un autre prisonnier, sous la condition, toutefois, que messieurs du chapitre iraient prier humblement le prélat de leur accorder, en cette occurrence, sa médiation auprès des officiers du roi. Monseigneur de Luxembourg ayant paru ne point répugner à l’expédient proposé par ce chanoine, le chapitre déclara l’agréer aussi ; et les députés qu’il avait chargés d’aller trouver monseigneur de Luxembourg furent autorisés à lui proposer, en son nom, cet expédient qu’il n’avait point paru rejeter à la première ouverture. Mais, au grand étonnement de ces députés, l’archevêque répondit sèchement « qu’il lui importait peu que le prisonnier élu par le chapitre renonçât ou non à son élection. Ce différend devait être jugé parle pape, par le roi, ou par le grand-conseil. » Louis de Luxembourg, chancelier de Henri VI, tout-puissant parmi les Anglais, était sûr de l’emporter ; il ne s’en cachait guère ; et il ne voulait point d’une victoire incomplète. Force fut donc aux chanoines d’en venir à des propositions plus humbles encore. « Ce prélat, se dirent-ils, est chef de l’église de Rouen, et chanoine comme nous. Le droit de délivrer un prisonnier a été accordé à ses prédécesseurs et à l’église de Rouen. Il est chancelier de France, issu d’une noble et illustre famille ; c’est un puissant seigneur, il doit et peut nous protéger et nous aider à conserver notre privilège dans son intégrité. D’une autre part, la modicité des revenus de cette cathédrale, revenus qui, chose déplorable, diminuent de jour en jour, par suite des malheurs de la guerre, ne nous permet pas de suivre un procès dispendieux. » La conclusion fut donc de céder, mais encore avec quelques restrictions. De nouveaux députés allèrent trouver monseigneur de Luxembourg ; ils le prièrent de se consulter avec l’abbé de Fécamp et le frère Jehan Favre, son confesseur, et d’ordonner ensuite ce qu’il lui plairait sur l’affaire en litige, le chapitre étant résolu à en passer par ce qu’il aurait décidé. Le prélat répondit, qu’intéressé personnellement dans ce différend, il ne lui appartenait point d’en être le juge. Si le chapitre ne consentait pas, purement et simplement, que Denisot Le Charretier fût rendu à sa juridiction archiépiscopale, le pape ou le roi en décideraient, à moins que le chapitre et lui ne s’en référassent à des arbitres. Le chapitre se voyant poussé jusque dans ses derniers retranchemens, sentit que le moment était venu de se soumettre aveuglément à la volonté de l’inflexible prélat. Outre les considérations que nous avons déjà fait connaître, les chanoines se dirent que s’ils engageaient un procès, il serait fort long, et que, pendant toute sa durée, Denis Le Charretier, qui était marié et avait des enfans, serait retenu dans les prisons, où peut-être il finirait misérablement ses jours. Enfin, ils consentirent que les officiers du roi rendissent à l’archevêque le prisonnier élu par le chapitre, à condition, toutefois, que les officiers du roi et le prélat agiraient de concert pour qu’il fût permis au chapitre d’élire un autre prisonnier, afin que le privilège de saint Romain reçût son effet cette année.

Après de telles concessions, on pense bien que monseigneur de Luxembourg ne tint pas rigueur plus long-tems. Quatre chanoines, maîtres Raoul de Hangest, Denis Gastinel, Jehan d’Esquay et Alain Kirketon, allèrent trouver le bailli, et, en présence de l’évêque de Meaux et de l’abbé de Fécamp, lui notifièrent l’accord qui venait d’intervenir entre l’archevêque de Rouen et son chapitre. Ils lui remirent un acte en forme de cette compagnie, qui abandonnait Denis Le Charretier au prélat, son juge légitime. En conséquence, ce prisonnier fut livré au promoteur de l’officialité, le chapitre se désistant du choix qu’il avait fait de lui pour lever la fierte.

On a déjà vu que les chanoines n’avaient pas entendu, par cette concession, renoncer, pour cette année, à l’exercice de leur privilége. Mais ils craignirent que leur seconde élection ne rencontrât des obstacles. Le bailli, le procureur du roi n’allaient-ils pas prétendre que le chapitre n’avait point dû varier dans son choix ; n’allaient-ils pas s’opposer à la délivrance du second prisonnier qui serait élu pour lever la fierte à la place de Denisot Le Charretier ? « Il en résulteroit, disaient-ils, que, ceste année, l’esglise n’auroit aulcun prisonnier, d’où pourroit sourdre et venir esclandre. » Dans cette conjoncture, ils eurent recours au Roi d’Angleterre et de France, qui était à Rouen. Ce monarque, « pour honneur et révérence de Dieu, voulant honnorer et favoriser l’esglize et obvier à tous inconvéniens, leur permit, par lettres-patentes (de l’avis de son grand-conseil), et pour ceste foiz seullement, d’eslire de nouvel ung des aultres prisonniers, pourveu, toutesfoiz, qu’il eust esté en ses prisons, lors de la feste de l’Ascension dernièrement passée. » Le mercredi 26 mai ayant été fixé pour la cérémonie, ce jour-là, le chapitre se fit apporter le cahier où avaient été consignées, le jour de l’Ascension, les confessions des prétendans à la fierte. Il fit briser les sceaux qui y avaient été apposés. Les diverses confessions furent lues successivement ; et, après les prières accoutumées, le chapitre, procédant à l’élection, désigna pour lever la fierte, Jehan Ellies, anglais, du diocèse de Cantorbéry, détenu pour larcin. Ce prisonnier ayant été délivré sans difficulté aux chapelains, la procession sortit de Notre-Dame et se rendit à la Vieille-Tour, où il leva la châsse de saint Romain, avec les solennités accoutumées. Ainsi finit ce débat, dans lequel le chapitre se vit contraint de s’humilier, sans doute à son grand regret, devant un prélat orgueilleux et opiniâtre, qui, enflé de son crédit et de sa puissance, ne voulut céder sur rien, et finit par l’emporter[2].

C’est ici le lieu de relever l’erreur qu’a commise De Bras de Bourgueville, en disant que « le privilége de saint Romain ne debvoit estre accordé aux larrons. » Nous venons de voir donner ce privilége à l’anglais Ellys, détenu pour larcin. Les anciens registres du chapitre nous offrent un assez grand nombre d’exemples semblables ; et on s’en convaincra en lisant la liste des prisonniers admis à jouir du privilége, liste qui figure à la fin du deuxième tome de cet ouvrage.


1444. Le comte de Sursbérik veut empêcher les députés du chapitre de voir des prisonniers de guerre

Dans le récit qui précède, nous avons vu le chapitre bien humble devant un prélat hautain et fier de son immense crédit. Cette compagnie montra plus d’énergie et eut aussi plus de succès dans un différend qui s’éleva en 1444 entre elle et le comte de Sursbérik[3], puissant seigneur anglais, gouverneur du Palais-Royal, récemment construit alors sur les bords de la Seine, connu depuis sous le nom de Vieil-Palais. Un nommé Vincent de Vernon, accusé d’un crime de lèze-majesté, avait été enlevé de l’église de Saint-Godard, où il était allé gagner franchise ; et on l’avait écroué au château. Aux Rogations, lorsque les chanoines commissaires des prisons se présentèrent au château, pour interroger les prétendans à la fierte, le connétable leur dit qu’il ne pouvait leur faire voir Vincent de Vernon, sans une permission du comte de Sursbérik. Ils allèrent au Palais-Royal trouver ce seigneur, lui présentèrent leur requête, et demandèrent, en même tems, à voir les prisonniers du Palais-Royal. Le comte répondit d’abord à cette dernière demande. Depuis quelques jours, on avait amené dans la forteresse confiée à sa garde, des Armagnacs[4] prisonniers de guerre, que les Anglais ne voulaient, pour rien au monde, laisser communiquer avec les habitans de la ville. « J’ay, leur dit-il, parlè avec le bailly, le viconte et les gens du roy ; et je treuve que le privilège ne s’estent fors (que) sur crimineulx estans èz prisons de la justice. » « Le privilège, répondirent les chanoines, se estent sur tous prisonniers détenus en prison, estant à Rouen en quelques lieux qu’ilz ayent esté mis, et de quelque condicion et estat qu’ilz soient. Ainsi a esté accoustumé ès temps passéz, et les ouïr en confession. » Le comte répondit : « Je vous certifie que je n’ay prisonnier céans qui ne soit Armignac. Et que je vous donne congié de parlera eulx, sans le congié du Roy, non feray. » Puis, les apostrophant avee colère, il ajouta ; « Voullèz vous parler avec Armignacz ? Par saint George, se vous parlès vous aller le grand chemin, gardés les bonnes coustumes et laissiés les maulvaises. » « Nous ne vouldrions, répliquèrent les chanoines, entreprendre ou faire chose qui deubt tourner ou (au) préiudice du Roy nostre sire, ne de sa seigneurie, ne au desplaisir de vous, monseigneur le comte ; et ce qu’il vous plaist à nous dire nous le reporterons à messieurs de chapitre. » En les congédiant, le comte leur dit ; « Au regard de Vincent de Vernon, vous savez que le jour est continué de son fait et son cas, jusques au premier jour de juing ; et vous venez plus tost de (que) son jour ; adviséz vous. »

Le lendemain, les députés du chapitre revinrent au Vieux-Palais, et supplièrent le comte de Sursbérik de les laisser exercer le droit dont ils avaient joui en tout tems, de visiter toutes les prisons de la ville, quelles qu’elles fussent. Cette fois encore ils ne purent rien gagner. Le comte s’était, de nouveau, consulté avec les officiers du roi, et il répondit aux chanoines, en présence du bailli de Rouen et du procureur de l’Hôtel-de-Ville, qu’il ne leur laisserait point voir des prisonniers qui étaient du parti contraire au roi. Le chapitre arrêta que l’élection d’un prisonnier serait sursise, jusqu’à ce qu’on eut permis à ses députés de voir tous les détenus. Lorsque des députés du chapitre allèrent au Vieux-Palais notifier cette résolution, Stafford, un des officiers du comte, leur répondit : « Monseigneur le comte vous a, autrefois, donné response que il a eu le conseil et oppinion du bailli, du vicomte et des deux advocas du Roy, et treuve que vous ne devés parler avec Armignacz ne prisonniers de guerre. Monstréz vostre privilége à justice ; et s’il contient que vous y doyés parler, monseigneur le comte vous fera raison. Et semble que vous veulliés faire commocion en la ville. » « Messeigneurs, répondit un des députés, ne vouldroient faire chose qui fust ou (au) préjudice du Roy nostre sire, ne de sa seigneurie. »

Le comte se prévalant toujours de l’avis des officiers du bailliage, plusieurs chanoines, députés du chapitre, se présentèrent, au nom de leur compagnie, à l’audience de ce tribunal, pour tâcher de ramener les magistrats qui le composaient à des dispositions plus favorables à l’église. Jehan Du Quesnay, docteur en théologie, l’aigle du chapitre, porta la parole en cette circonstance importante. Il allégua le droit canonique, et rappela les nombreux miracles opérés dans la ville de Rouen par le bienheureux saint Romain. On leur répondit que des commissaires avaient été choisis, parmi les officiers du roi, pour traiter cette affaire avec le chapitre. En effet, le même jour, Jehan de Saane, chevalier ; maître Jacques de Kalais, Stafford, et Jehan Sureau, vicomte de l’Eau, vinrent trouver le chapitre. Le comte de Sursbérik, informé, dirent-ils, que messieurs les chanoines voulaient faire, tous les jours, par la ville, une procession solennelle où serait portée la fierte de saint Romain, jusqu’à ce qu’on eût laissé leurs commissaires voir tous les prisonniers, les avait chargés de s’enquérir du chapitre si, en effet, telles étaient ses intentions, et à quelle fin il voulait faire ainsi sortir tous les jours une procession solennelle ? On leur répondit que le chapitre faisait faire ces processions à deux fins ; d’abord, pour prier Dieu de daigner accorder la paix au peuple ; et, en outre, parce que, de tems immémorial, toutes les fois que le privilège de la fierte avait été empêché, le clergé avait fait, chaque jour, des processions, avec la châsse de saint Romain. On avait dû en agir ainsi cette année, puisque les chanoines députés pour la visite des prisons n’avaient pu obtenir qu’on leur laissât voir tous les prisonniers détenus dans la ville.

Le comte de Sursbérik, lorsqu’on lui eût reporté cette réponse, manda au Palais-Royal des députés du chapitre, auxquels il fit attendre son audience pendant une grande heure. Il vint pourtant, et, après s’être entretenu peu d’instans avec eux, dans un préau du palais, il alla retrouver sa compagnie. Il y avait trois heures que les chanoines, en attendant une réponse définitive, se promenaient dans le Palais-Royal, lorsqu’enfin un officier du comte vint leur dire ; « Monseigneur le comte m’a commandé que je vous dye que aujourd’huy vous avés fait vostre requeste devant justice et en pleine escohue ; et pour ce aréz (aurez) demain vostre response au dit lieu de l'escohue, à dix heures. »

Dix chanoines, députés par le chapitre, allèrent donc à la Cohue[5], le lendemain, recevoir cette réponse qui leur avait été promise. Là, un des avocats du roi les invita, de la part du comte de Sursbérik, à se contenter d’interroger Vincent de Vernon, que ce seigneur consentait à leur laisser voir, quoiqu’il fût criminel de lèze-majesté, et, conséquemment, exclus du privilège. Quant aux prisonniers du Palais-Royal, ce n’étaient point des détenus ordinaires, mais des ennemis et adversaires du Roy nostre sire, qui ne pouvaient jouir d’aucun privilége, et bien moins encore de celui de saint Romain ; le chapitre devait donc renoncer à les interroger. Et, comme les chanoines représentèrent qu’ils ne pouvaient souffrir aucune atteinte au privilége de saint Romain, et qu’ils avaient le droit de voir tous les prisonniers, quelle que fût la cause de leur détention, le lieutenant les apostropha en ces termes : « Voulés vous parler aux anemis et adversaires de nostre sire le Roy ? Nul n’y doit parler par confession ne aultrement. » Dans les idées religieuses du tems, ces paroles étaient bien maladroites. Aussi furent-elles relevées promptement. « Gardés que vous dictes, s’écria un des chanoines, se ilz sont chrestiens, que l’en ne les doye confesser ! » Le lieutenant du bailli se repentit d’avoir parlè trop vîte ; force fut toutefois aux députés du chapitre de se retirer sans avoir pu rien obtenir. Le lieutenant du roi, qui aurait voulu effacer le souvenir de ce qu’il avait dit, défendit aux tabellions de délivrer aucun acte de ce qui venait de se passer. Mais trois cents personnes avaient assisté à cette audience ; et le propos imprudent du lieutenant circula aussi-tôt par la ville, ainsi que la réponse du chanoine, à laquelle tout le monde applaudit.

Le lendemain, un sergent royal vint défendre au chapitre, de la part du roi et de son bailli de Rouen, de faire dorénavant des processions par la ville, avec la fierte de saint Romain, sous peine d’une amende de mille marcs d’or. Ce sergent était à peine sorti, que le chapitre enjoignit à tous les prêtres de Notre-Dame de se revêtir de leurs aubes et de leurs surplis, et de s’échelonner depuis le portail de la cathédrale jusqu’à Saint-Herbland, où la procession se rendit ce jour-là, en traversant une foule immense de peuple. Le lendemain, ce fut bien autre chose, la procession se rendit à Sainte-Croix-des-Pelletiers. Sept cent soixante-sept prêtres, venus à Rouen pour le synode, y assistaient en surplis, avec tout le clergé de Notre-Dame. Au milieu de ce cortége imposant brillait la châsse de saint Romain, dont l’aspect redoublait la ferveur du peuple et son enthousiasme pour un privilége que des laïques, que des étrangers avaient osé attaquer. Aussi la ville était en rumeur ; et il devenait urgent de faire cesser cette agitation tumultueuse qui menaçait de s’accroître encore. Des députés du chapitre furent mandés au Palais-Royal, où ils trouvèrent le comte de Sursbérik, environné de tous les officiers du roi, des membres du conseil, d’une multitude de prélats et de chevaliers. A la prière de ce seigneur, les chanoines se retirèrent dans une salle à part ; et des médiateurs, qui, pendant plusieurs heures, portèrent, des deux côtés, des paroles de paix, obtinrent que le différend serait remis à la décision de six arbitres, dont trois stipuleraient pour le roi, et les trois autres pour le chapitre. Après de longs et vifs débats entre ces six plénipotentiaires, enfin le chapitre eut gain de cause. Autorisé désormais à visiter indistinctement tous les prisonniers détenus dans la ville, il envoya ses députés interroger les prisonniers de guerre, qui, on ne voit point pour quel motif, avaient été mis dans une maison du Vieux-Marché, à l’enseigne du Mouton-Rouge. Au château, ils interrogèrent également Vincent de Vernon, que l’on avait mis dans la grosse tour, et qu’ils trouvèrent chargé de fers. Enfin, le dimanche, dernier jour de mai, le chapitre élut, pour lever la fierte, Guillaume Mesnier, de la paroisse de Saint-Nicolas-du-Bois, meurtrier de Simon Mesnier son parent. Délivré, sans difficulté, aux chapelains de Notre-Dame, ce prisonnier leva la fierte le même jour, avec les solennités accoutumées. Mais, huit jours après, les amis de l’homicidé étant parvenus à faire arrêter Guillaume Mesnier, et à le faire emprisonner dans le château du Neufbourg, le chapitre, qui en fut averti, envoya en toute hâte son messager au Neufbourg, avec des lettres adressées au capitaine du château, pour l’inviter à relâcher ce prisonnier, que le privilège de saint Romain avait rendu inviolable. Le capitaine s’y refusa ; mais le chapitre y avait pourvu. Son messager se rendit immédiatement à Evreux, et alla trouver le bailli Robert Floquet, pour qui il avait aussi des lettres du chapitre. Ce bailli, agissant en cela comme bon juge, « tanquàm bonus judex, » se transporta, sur l’heure, au Neufbourg ; et, non content de faire mettre en liberté Guillaume Mesnier, donna une escorte au messager du chapitre, pour qu’il pût reconduire Mesnier jusqu’à sa demeure, sans avoir à craindre aucune attaque.

Le peu de succès des magistrats séculiers, dans leurs diverses entreprises contre le privilège, ne les empêchait point d’en tenter de nouvelles. Le nommé Martinet Canyvet, qui avait, de complicité avec plusieurs autres individus, tue le sieur de Greisges dans une batterie, ayant levé la fierte, en 1430, à raison de ce meurtre, ses complices avaient été, conformément à l’usage, délivrés comme lui, et main-levée leur avait été donnée de tous leurs biens. Cependant, plus tard, et sans doute après l’expulsion des Anglais, les héritiers du sieur de Greisges reprirent leurs poursuites contre ces mêmes individus, et le bailli de Caux se disposait à procéder contre eux. C’était une contravention manifeste au principe consacré par l’enquête de 1394, acte célèbre dont le souvenir aurait dû être encore si récent. Le chapitre se plaignit à Charles VII, qui, par des lettres-patentes, ordonna au bailli de Caux de vérifier si Canyvet avait effectivement levé la fierte à raison de l’assassinat du sieur de Greisges, et lui enjoignit, si ce fait était prouvé, de maintenir les complices de Canyvet dans l’exemption et décharge qui en résulterait en leur faveur.


1450.

Nous l’avons dit précédemment, le privilège de saint Romain étonnait les divers gouvernemens qui se succédaient en Normandie. Les officiers de Philippe-Auguste avaient voulu en empêcher l’exercice. Il avait paru étrange à ceux de Henri V, roi d’Angleterre. Lorsque Charles VII eut recouvré la Normandie, sans doute ses officiers en jugèrent de même ; car, dès le mois de mai 1450, quelques mois seulement après l’expulsion des Anglais, Guillaume Cousinot, chevalier, bailli de Rouen pour Charles VII, voulut voir les lettres et chartres en vertu desquelles le chapitre de Rouen délivroit tous les ans un prisonnier. Deux chanoines furent chargés d’aller les lui communiquer. Mais que purent-ils lui montrer ? Des actes qui etablirent leur ancienne possession, à la bonne heure ; mais le titre primordial du privilège, assurément non. Souvent déjà nous les avons vus sommés en vain de le produire ; comment montrer ce qui jamais n’avait existé ? Quoi qu’il en soit, l’église de Rouen demeura en possession paisible de son privilège.


1472.

En 1472, après l’insinuation du privilège, le chapitre, averti que dix ou douze individus, accusés de sortilége, venaient d’être amenés dans les prisons de Rouen, et que les juges se disposaient à procéder contre eux, envoya à ces magistrats des députés qui obtinrent d’eux qu’il n’attenteraient point au privilège de saint Romain[6].


1473. Le chapitre donne la fierte à un prisonnier dont Louis XI s’était réservé le jugement.

En 1473, le chapitre défendit son droit avec énergie et succès, non plus contre un archevêque ou un gouverneur de château, mais contre un roi de France ; et ce roi était Louis XI ! Un mois avant l’Ascension, Etienne de Baudribosc, clerc, demeurant près de l’église de Saint-Pierre-le-Portier, à Rouen, ayant pris parti contre deux bermens (courtiers) qui voulaient s’emparer du cheval et de la charrette d’une de ses voisines, la querelle s’échauffa ; et Baudribosc, outré des injures que ces deux hommes lui prodiguaient, donna au nommé Le Chandelier, l’un d’eux, un coup de couteau, dont cet individu mourut presqu’immédiatement. Ce meurtre fit beaucoup de bruit dans Rouen, et parvint à la connaissance de Louis XI, qui était à Amboise. Louis XI avait d’autres griefs contre Baudribosc; il envoya à ses officiers, à Rouen, des ordres rigoureux contre ce prisonnier, qui s’était réfugié dans une èglise. Bientôt, ayant appris que Baudribosc prétendait au privilège de la fierte, et se flattait publiquement de l’obtenir, il écrivit au chapitre de Rouen la lettre qui suit :

« Chiers et bien améz,

» Nous avons esté advertis du grant cas et crime commis et perpétré par Etienne de Baudribosc de nostre ville de Rouen, en la personne de feu Jehan Le Chandelier, et comme il s’est vanté d’avoir la châsse sainct Roumain et de joïr du prévilége. Qui nous semble chose bien estrange et préjudiciable au dict prévilége, actendu que le dict Baudribosc tient franchise publiquement, et qu’il a commis le dict cas de courage délibéré. Et, pour ce que nous avons grant intérest en ceste matière, et que ne voullons que aucune chose soit faîcte par le dict Baudribosc à l’encontre du dict prévilége, nous vous avons bienvoulu advertir, affin que y ayés bon advis. Car se aucune chose se faisoit au contraire, nous ne serions pas contens[7]. »

Le roi avait-il voulu, par cette lettre, défendre au chapitre d’accorder le privilége à Baudribosc ? Cela est plus que probable. Mais la lettre n’était pas claire, et le chapitre ne l’entendit pas ainsi, ou feignit du moins de s’y méprendre ; et, aux approches de l’Ascension, c’était un bruit commun dans la ville, que la fierte serait donnée à ce meurtrier, qui avait encouru la haine d’un monarque si redouté. Le jour de l’Ascension, au matin, le chapitre assemblé délibérait sur l’élection d’un prisonnier, et déjà douze voix avaient été recueillies, lorsque Jehan de Montespédon, bailli de Rouen, demanda à être introduit. Admis dans la salle capitulaire, il dit qu’il venait entretenir messieurs du chapitre au sujet d’Etienne de Baudribosc, qui, il y avait trois semaines, s’était rendu coupable d’un meurtre qui avait fait beaucoup de sensation dans la ville. Sa Majesté ayant eu connaissance de ce crime, avait envoyé l’ordre d’arrêter le coupable, en quelque lieu qu’il fût, hormis en lieu saint, et de le lui amener à lui et à son grand-conseil, pour y être jugé selon l’énormité de son crime. Le roi lui avait écrit à ce sujet, et avait, sans doute aussi, fait connaître ses intentions au chapitre. En accordant le privilége de saint Romain à un homme dont le roi connaissait si bien le crime, et contre lequel il avait donné des ordres si formels, le chapitre encourrait l’indignation du monarque, et s’exposerait à de grands malheurs. En ce jour de l’Ascension, et au moment où messieurs du chapitre allaient procéder à l’élection d’un prisonnier, il avait cru devoir venir leur donner cet avertissement. Les chanoines lui répondirent, par l’organe du grand-chantre, qu’ils avaient toujours obéi au roi, et s’efforceraient toujours de lui obéir et de ne rien faire contre ses ordres. Quant au choix d’un prisonnier, ils y procéderaient selon Dieu et leurs consciences. Après le départ du bailli, on continua de recueillir les votes ; et il se trouva que ce même Etienne de Baudribosc, poursuivi par le roi avec tant d’acharnement, avait réuni l’unanimité des suffrages. Le nom de ce prisonnier fut donc inscrit sur un cartel, que deux chapelains allèrent, suivant la coutume, porter au bailliage. A la lecture de ce cartel, les magistrats se trouvèrent dans une grande perplexité. Car, d’un côté, si Louis XI n’était pas endurant, de l’autre, le chapitre était bien opiniâtre. Le bailli aurait vivement désiré que les chanoines renonçassent à cette élection et procédassent à un autre choix. Après une assez longue délibération, on retint les chapelains à la Cohue ; et Jacques de Croismare, lieutenant du bailli, alla trouver messieurs du chapitre. Il leur témoigna l’étonnement qu’avaient éprouvé les magistrats, en lisant sur le cartel le nom d’un prisonnier réclamé par le roi, qui, connaissant son crime, s’était attribué, à lui et à son conseil, le jugement de ce procès criminel. Le chapitre ne pouvait l’ignorer, puisque Sa Majesté lui avait écrit à cet égard. En tous cas, le privilège de saint Romain, accordé à l’église de Rouen par les ancêtres du roi, ne pouvait s’étendre aux clercs ; les clercz n’estoient capables de ce privilége. Il y avait dans les prisons du roi d’autres criminels laïques, auxquels le chapitre pouvait accorder le privilège ; mais il ne pouvait être donné à Etienne de Baudribosc, « le Roy ayant retenu à soy la cognoissance du crime perpétré par ce prisonnier, » accusé, en outre, d’autres crimes que Sa Majesté connaissait seule, et qu’elle seule aussi voulait punir. Il venait donc, au nom du bailli et des autres officiers du roi, prier messieurs du chapitre de se désister du choix qu’ils avaient fait d’Etienne de Baudribosc, les inviter à procéder à une nouvelle élection, ou du moins à différer la procession et suspendre l’effet du privilége, jusqu’à ce que les officiers du roi eussent pu consulter Sa Majesté et mieux connaître les intentions du monarque. Messieurs du chapitre témoignèrent au lieutenant Croismare leur vive gratitude envers les officiers du bailliage, pour tout ce qu’il y avait eu d’obligeant, de charitable et de fraternel, dans les avertissemens qu’ils avaient bien voulu donner au chapitre. Ils protestèrent de leur soumission profonde au roi, et de leur éloignement pour tout ce qui pouvait lui déplaire. Mais le privilège de la fierte était un privilège accordé par le Dieu tout-puissant, en considération des mérites de son très-glorieux confesseur saint Romain, à l’église de Rouen, dont naguère ce grand saint avait été l’évêque, et dont il était aujourd’hui le patron. Ce privilège était plutôt divin qu’humain ; sa vertu était connue, non seulement des habitans de cette ville, mais de tous les Français. Les aïeux de Sa Majesté l’avaient reconnu et protégé, comme tous les autres privilèges des églises de France, et en avaient été récompensés par les bénédictions du ciel. Ce privilège, à le bien prendre, était moins le privilège de saint Romain que celui du Dieu tout-puissant et de son église de Rouen. Le roi actuellement régnant avait-il entendu y déroger ? Sa lettre au chapitre ne permettait pas de le croire. Les chanoines de Rouen avaient élu Baudribosc, unanimement, saintement, justement, canoniquement, selon Dieu et leur conscience, après avoir chanté l’hymne : Veni creator, et invoqué l’assistance de Dieu et du Saint-Esprit. Jamais, quoi qu’il pût arriver, ils ne rétracteraient une élection ainsi faite. Toutes les lois divines et humaines leur faisaient, au contraire, un devoir impérieux de la maintenir. Quant à surseoir à l’exécution du privilège, outre que l’honneur de Dieu et la solennité du jour ne leur permettaient point de suspendre la procession ; si cette procession ne sortait pas, le peuple saurait bien à qui s’en prendre, et poursuivrait de ses murmures ceux qu’il accuserait de ce trouble apporté à des solennités qu’il aimait avec passion ; et alors il pourrait y avoir dans la ville du bruit et du scandale, ce qu’à Dieu ne plût ! Le chapitre entendait donc faire ses processions accoutumées et défendre son privilège énergiquement et par les moyens ordinaires ; et il suppliait les officiers du bailliage de faire en sorte que ce privilège sortît son effet en ce jour qui lui était spécialement affecté. Il n’y avait homme vivant qui eût jamais vu susciter au privilège de la fierte des obstacles dont, à la fin, il n’eût triomphé par la volonté de Dieu et la force de la justice. Fallait-il attendre des magistrats actuels des sentimens moins favorables à l’église ? M. de Croismare, lui qui était né en cette ville de Rouen, et qui, mieux que tout autre, avait appris à connaître la vertu et l’efficacité du privilège de saint Romain, se montrerait (le chapitre aimait à le croire) véritable enfant de l’église ; et, en reportant au bailli la réponse qu’il venait d’entendre, ferait tout, auprès des officiers du roi, pour que le privilége de saint Romain ne reçût point d’atteinte, et eût, au contraire, son plein et entier effet. Au reste, ils croyaient devoir le prier d’avertir messieurs du bailliage « qu’il alloit, peut-estre, arriver du scandale en l’esglise, et esmotions entre les peuples, si on ne leur délivroit le prisonnier qui avoit esté esleu. » Cette menace, ou si l’on veut, cette crainte, argument final du chapitre, n’avait que trop de portée. Combien de fois déjà n’avait-on pas vu le peuple de Rouen s’émouvoir, lorsque le choix des chanoines avait éprouvé quelque résistance ! combien de fois on avait vu ces ecclésiastiques adroits et opiniâtres haranguer le peuple, sous couleur de prêcher sur le privilège, adresser ses doléances amères à une multitude ignorante et passionnée, qu’ils disposaient ainsi à ne point souffrir que « l’on attentât au privilége de saint Romain », c’est-à-dire, que l’on contrariât le clergé de Notre-Dame ? Une sédition étant, après tout, le plus grand danger que l’on pût craindre, le bailliage, sur le rapport de ses députés, délivra enfin aux chanoines le prisonnier qu’ils avaient élu. Tous les officiers du siége vinrent, avec les confrères de Saint-Romain et les deux chapelains, amener Baudribosc dans la cathédrale ; et là, en présence d’une multitude innombrable de peuple, ils rendirent au chapitre ce prisonnier, qui leva la fierte, peu d’instans après, à la Vieille-Tour. On ne voit pas que Louis XI ait jamais réclamé contre cette délivrance d’un homme qui paraissait avoir encouru sa haine redoutable. Mais encore un mot sur cette affaire : les officiers du bailliage avaient dit au chapitre, on l’a pu remarquer, que « les clercs n’estoient capables du privilège de saint Romain. » Le chapitre avait répondu que « ce privilège s’estendoit à toutes sortes de personnes. » Une réponse aussi vague et aussi générale semblait indiquer que, jusqu’alors, la fierte n’avait été donnée à aucun clerc, ou que, du moins, on n’en avait point gardé le souvenir ; car, s’il en était autrement, le chapitre ne devait-il pas s’empresser de citer les noms des clercs qui, précédemment, avaient joui du privilège de saint Romain ? n’était-ce pas la réfutation la plus péremptoire de l’assertion des officiers du bailliage ? Nous ne nous arrêterons pas à établir qu’on ne voit aucune raison plausible qui dût exclure les clercs du bénéfice d’un privilège institué pour rehausser la solennité d’une grande fête religieuse. Nous ferons plus en disant que, dans les registres du chapitre, des xive, xve et xvie siècles, on trouve un assez grand nombre de clercs élus et délivrés pour jouir du privilège. Et si, par cette appellation de clercs, les officiers du bailliage entendirent désigner les prêtres, nous citerons les noms de deux prêtres qui, à des époques différentes, mais postérieurement au débat dont on vient de lire le récit, furent admis à lever la fierte. Le premier fut Martin Néel, curé de Placy, qui la leva en 1574, comme complice d’un meurtre commis dans l’église de Vire. Le second fut Me. Nicolas Lefort, curé de Sideville, en Cotentin, qui obtint le privilège en 1601, comme complice du meurtre du curé de Bréville.


1485.

Nous voici arrivés à une époque où le privilège de saint Romain brilla du plus vif éclat.

Le 14 avril 1485, le roi Charles VIII, âgé de quinze ans, fit sa joyeuse entrée dans sa bonne ville et cité de Rouen, où il devait séjourner quelque tems. Jamais on n’avait vu fête plus belle, ni cortège plus nombreux, plus leste et plus brillant. On était comme enchanté de ces pompes royales qui succédaient tout-à-coup aux alarmes et aux parcimonies du sombre règne de Louis XI, comme un premier jour de printems vient réjouir le monde à la suite d’un hiver triste et nébuleux. Au lieu de ce vieux roi songeur, farouche et difficile à vivre, c’était vraiment un charme que de voir caracoler gaîment sur son destrier un jeune monarque de quinze ans, à la taille svelte, aux yeux vifs, gai, insouciant, aventureux et confiant comme on l’est à cet âge, éblouissant dans ses ornemens royaux, ébloui lui-même d’un éclat tout nouveau pour lui, et dont les quatorze ans de sa vie recluse dans le château d’Amboise ne lui avaient pas donné l’idée. La ville de Rouen, voulant fêter son jeune souverain, avait équipé richement vingt-quatre enfans de bourgeois et marchands, qui, « bien montés sur beaux chevaulx, suivoient ce monarque de leur âge, conduits par le roy d’Yvetot, capitaine du pont de Rouen, le quel, dit la chronique, portoit les cléfz de la ville[8] » Mais à tous ces ébattemens, à tous ces joyeux spectacles, succédèrent bientôt de plus sérieuses pensées. L’échiquier de Pâques allait tenir ses assises à Rouen ; et on avait senti quelle autorité donnerait à ce tribunal la présence du roi au milieu de tous ces juges assis en jugement.

Le 18 avril, Charles VIII vint prendre séance à l’échiquier, environné de toute sa cour. Le chancelier de France, dans une harangue aux magistrats, leur fit sentir tout le prix de l’honneur qu’ils recevaient, et leur rappela les devoirs sacrés que leur imposait leur auguste ministère. « Le roy nostre seigneur, dit-il, voulant exalter sa souveraine court de l’eschiquier de Normandie, est venu en icelle, à cette fin, pour y présider et faire honneur. Présidens, conseillers, et vous tous qui auréz à faire les jugemens, considéréz les sermens que vous avez faictz, et que, tout ainsi que vous jugeréz, vous seréz jugiez. Entendez à garder les droiz des églises, des femmes, des veufves, les droiz du roy ainsy que subgietz y estes, selon les loiz et coustumes[9]. » Charles VIII ne se contenta pas de prendre séance une fois parmi les maîtres de l’échiquier. La ville de Rouen émerveillèe, vit pendant plusieurs jours un jeune roi de France, assis au milieu des juges, prenant part à leurs travaux, autorisant et encourageant, par sa présence, ces magistrats qui tenaient de lui leurs pouvoirs.

Cependant, la fête de l’Ascension approchait, et le tems était venu où le privilège de saint Romain devait être insinué selon l’usage. Déjà, antérieurement, mais à des époques reculèes, ce privilège avait été insinué devant des rois de France ; car, dans l’enquête de 1394, le chapitre, parlant de l’insinuation annuelle, « elle se faict, disait-il aux officiers du roy nostre seigneur ; elle se faict aucunes foys à nostre dict seigneur le roy, à sa propre personne, se il est à Roën. » Aujourd’hui que la ville de Rouen possédait le roi dans ses murs, quelle favorable occasion pour faire reconnaître authentiqueraient le privilège par ce monarque, en l’insinuant devant lui, dans un lit de justice ! C’est ce qu’avait fort bien compris le chapitre. Le mercredi 27 avril, dix chanoines, envoyés par lui au château, demandèrent à être admis dans la grande salle de l’échiquier. L’ordre ayant été donné de les introduire, ils entrèrent, suivis de plusieurs chapelains de Notre-Dame et de tous les frères servans de la confrérie de Saint-Romain. Là un spectacle imposant s’offrit à leurs yeux ; tous les barons, les évêques, les abbés, les prieurs de Normandie ; tous les baillis, les procureurs du roi, les vicomtes, les verdiers et autres officiers de justice de la province, étaient assis, pressés les uns contre les autres, sur les bancs du parquet d’en bas, et en si grand nombre que la vaste grand’salle du château pouvait à peine les contenir. Au-dessus de cette multitude de nobles personnages, on voyait les maîtres de l’échiquier, et, à leur tête, l’évêque de Lombez, abbé de Saint-Denis, président civil, et Christophe de Carmonne, président criminel ; plus haut encore, le duc d’Orlèans, qui régna depuis sous le nom de Louis XII ; le duc de Bourbon, connétable de France ; le duc de Lorraine ; le sire de Beaujeu ; le comte de Richemont, qui, trois mois après, régna en Angleterre sous le nom de Henri VII ; le comte de Vendôme ; le seigneur de Bresse ; le comte d’Albret ; le prince d’Orange ; le comte de Ricquebourg ; le chancelier de France ; et au-dessus d’eux tous, sous un dais, Charles VIII, « séant en sa chaire. » Pour un tel auditoire, la formule ordinaire de l’insinuation eût été bien sèche. Aussi « maistre Estienne Tuvache », chancelier et chanoine de l’église cathédrale de Rouen, l’un des plus habiles du chapitre, n’avait-il pas été désigné sans dessein par sa compagnie pour porter la parole en cette circonstance solennelle, au nom de l’église de Rouen. Après s’être incliné avec respect devant le monarque : « Sire, lui dit-il, nous vous remonstrons, par grande humilité, le prévillége dont a esté, de grande ancienneté, usé en l’esglize de Rouen, par les mérites et dessertes de monsieur sainct Romain. Ce grand saint, constant et durant le temps qu’il régna archevesque de Rouen, délivra icelle ville et le païs d’environ d’un serpent ou dragon qui dévouroit chacun jour plusieurs personnes, à la grande désolacion dudit païs ; lequel serpent ou dragon fut, en la vertu de Dieu, mis par ledit monsieur sainct Romain en telle subgection, qu’il en délivra la dicte ville et le païs ; et fut aprèz ce que plusieurs personnes, doubtans la mort et danger dudict serpent, olrent esté reffusans d’aler avecques lui ; et ce voiant ledit monsieur sainct Romain, pour ce qu’il trouva que deux prisonniers avoient esté condempnéz à mort pour leurs démérites, iceulx prisonniers lui furent bailliez pour aler avecques lui, dont l’un d’iceulx prisonniers fist reffuz, et néantmoins procéda oultre, et, après que mon dict sieur sainct Romain olt conjuré la dicte beste ou serpent, lui mist une estolle au col et la bailla à mener au dict prisonnier qui estoit en sa compaignie, jusques au pont de Saine, et de dessus icelui pont fut gectée en la rivière ; et, à ce moyen, depuis ne fist aucun mal ne inconvénient au peuple, et octroya le roi qui estoit en icelui temps, que, en nom de Dieu et d’icelui monsieur sainct Romain, seroit délivré ung prisonnier. »

Après ce récit merveilleux, qui avait captivé au plus haut degré l’attention du roi et de l’illustre assemblée, le chancelier du chapitre, venant enfin à l’objet direct de sa mission, dit « qu’aucun prisonnier estant ès prisons du roy en icelle ville de Rouen, ne debvoit estre interrogué, questionné, molesté, ne transporté de lieu en autre, jusques à ce que icellui prévilliége eust eu lieu et sorty son effect. » (Telle était alors la formule de l’insinuation.) L’orateur du chapitre ajouta que « les archevesque, chanoines, chappelains et colliége (chapitre) d’icelle esglise avoient joy de ce prévilliége, de tel et si longtemps qu’il pouvoit estre mémoire. Nous supplions, dit-il, et requérons à Sa Majesté ici présente qu’il luy plaise permettre icellui prévilliége avoir lieu, et ordonner les cléfz estre délivrées aux députés du chapitre, toutes foiz qu’ilz vouldront àller interroguer et examiner les prisonniers durant le temps dessus dict aux fins de l’exécution du prévilliége. » Le procureur du roi, invité de déclarer « s’il vouloit mectre aucun contredit à la dicte requeste, répondit qu’il ne débatoit point que le dict prévilliége n’eust lieu à en user à la manière accoustumée. » Alors la cour d’échiquier prononça « qu’elle ne mectoit aucun contredit que le prévilliége saint Romain n’eust lieu et sortist son effect, à en user ainsi et de la manière accoustumée sans riens innover ; et de ces choses fu octroyé lettres (acte) au chapitre, à fin deue. » Cet arrêt, prononcé au nom du roi, en présence du roi lui-même, doit être regardé comme une reconnaissance authentique et solennelle du privilège de saint Romain. A en croire le président De Thou, mal informé, disons-le en passant, des affaires de la fierte, Charles VIII, qui aimait les Normands, aurait confirmé le privilège de saint Romain par des lettres-patentes datées d’Alençon[10]. Mais où sont ces lettres-patentes ? Si le chapitre de Rouen en eût obtenu de semblables, aurait-il manqué de s’en prévaloir dans les nombreux procès qu’il eut à soutenir depuis, et où il vantait les diverses confirmations du privilège qui lui avaient été successivement accordées par les rois de France ? Il n’a jamais parlé de ces prétendues lettres-patentes données à Alençon. On n’en trouve aucune trace dans les inventaires de ses titres, où sont énumérées et analysées avec tant d’exactitude et de détail les chartes favorables au privilège. Ces inventaires n’oublient pas le procès-verbal d’insinuation que nous venons de reproduire, et citent avec raison cet acte comme une confirmation du droit de l’église de Rouen par Charles VIII. Sans aucun doute, c’est la seule qui soit émanée de ce monarque ; et le président De Thou, en confondant cette reconnaissance de Charles VIII à Rouen, avec de prétendues lettres-patentes données à Alençon, aura commis une erreur, qui, de peu de conséquence dans l’immense et consciencieuse histoire que nous lui devons, ne pouvait toutefois être dissimulée dans un ouvrage spécial sur la fierte[11].

Au reste, le privilège devait, cette année même, et pendant le séjour de Charles VIII à Rouen, recevoir une sanction non moins solennelle que celle dont nous venons de parler. La présence du roi dans la capitale de la Normandie y avait amené une multitude d’officiers attachés à sa personne et aux princes et grands de sa suite. Sous un roi jeune et facile, ces gens-là se croyaient tout permis ; plusieurs habitans de Rouen eurent à se plaindre d’eux ; mais voici un fait plus grave que tous les autres. Le 2 mai, deux palefreniers des écuries de l’amiral de France, logés dans le faubourg Saint-Gervais, s’approchèrent d’un jeune homme nommé Cornelay, et l’un d’eux le pria de le débarrasser d’une paire de tenailles qu’il lui présentait, en la tenant sans doute avec précaution. Le jeune homme crédule saisit les tenailles ; elles étaient brûlantes, il se blessa beaucoup la main ; et, irrité par la douleur, il n’épargna pas les invectives aux imbécilles auteurs d’une si cruelle plaisanterie. Mais, quelques heures après, ces deux palefreniers, pour se venger peut-être des injures que Cornelay leur avait adressées, revinrent à cheval caracoler autour de lui en le bravant, et un des chevaux lui foula les pieds. Outré de ces mauvais traitemens qu’il n’avait pas mérités, Cornelay asséna deux ou trois coups de bâton à un de ces insolens, qui tomba de cheval, mortellement blessé, et expira la nuit suivante. Le lendemain, comme le chapitre était assemblè, on vint lui apprendre ce qui s’était passé à Saint-Gervais. Cornelay était arrêté ; le prévôt de l’hôtel allait le juger comme meurtrier et le faire exécuter dans la journée, si on n’y donnait ordre. Le tems pressait ; le chapitre se hâta d’envoyer au grand-prévôt des députés qui lui représentèrent qu’il ne pouvait passer outre sans porter atteinte au privilége de saint Romain. Ils lui dirent en quoi ce privilége consistait, et crurent le rendre plus respectable à ses yeux, en ajoutant qu’il avait été insinué tout récemment, en présence du roi lui-même. Ils le supplièrent avec instance de ne point attenter à leur droit et aux libertés de leur église ; mais on ne put rien gagner sur l’inexorable prévôt. Il répondit que le coupable allait être jugé, et serait exécuté dans la journée, sans remise. En effet, deux ou trois jours après, la sentence fatale était rendue, une charrette était à la porte des prisons, le bourreau attendait, les gardes menaçaient le geolier qui avait refusé d’ouvrir ; encore un instant, la porte de la geole allait être forcée, et le condamné arraché de son cachot et traîné au supplice. Mais l’échiquier, averti à tems par le chapitre, avait député vers le roi, et un messager royal vint signifier au prévôt, de l’ordre exprès de sa majesté, une défense formelle d’attenter au privilége, et l’injonction de surseoir à l’exécution de la sentence de mort, jusqu’à ce que le privilége de saint Romain eût eu son effet. Cet ordre de Charles VIII eut le succès qu’on devait en attendre, et il fut convenu que Cornelay resterait dans sa prison jusques après la fête ; mais on put alors espérer pour la vie de ce malheureux jeune homme. Toute la ville s’intéressait vivement à son sort. A la vérité, ce meurtre était bien excusable, eu égard aux circonstances dans lesquelles il avait été commis. De plus, Cornelay était normand ; et les anciens de la ville, après avoir vu, pendant les vingt-cinq années de la domination anglaise, la fierte levée assez fréquemment par des Anglais, ne pouvaient plus souffrir qu’on la donnât à d’autres qu’à des gens de la province. Et quel prisonnier y avait plus de droits que Cornelay ? Le jour de l’Ascension, si impatiemment attendu, arriva enfin. Le matin, tous les chanoines, assemblés dans la salle capitulaire, délibéraient sur l’élection d’un prisonnier, lorsqu’on leur annonça que M. De Mouy, bailli de Rouen, demandait à parler au chapitre de la part du roi. Comme si chacune des circonstances du cérémonial du privilège eût dû avoir, cette année-là, quelque chose de plus solennel qu’à l’ordinaire, Charles VIII, qui, les jours précédens, avait entendu parler de la procession de la fierte comme d’un spectacle des plus curieux, éprouvait un vif désir de la voir ; et il envoyait le bailli prier les chanoines de donner des ordres pour que le cortège sortît de bonne heure de la cathédrale, et passât de jour par le château où il serait avec toute sa cour. Les chanoines, qu’un tel message comblait de joie, protestèrent, tout d’une voix, de leur empressement à déférer aux désirs du roi. Après le départ du bailli, ils reprirent leur délibération, et désignèrent unanimement l’élu de la ville, ce Pierre Cornelay qui avait vu la mort de si près. L’échiquier ayant accueilli cette élection sans difficulté, Cornelay fut délivré au chapitre, et leva la fierte à la Vieille-Tour, avec les solennités accoutumées. Restait maintenant à satisfaire au désir du roi. En partant de la Vieille-Tour, la procession, au lieu de rentrer de suite à Notre-Dame comme à l’ordinaire, prit sa marche par la rue du Grand-Pont et la rue aux Gantiers, pour se rendre au château. Toutes les paroisses de la ville étaient là avec leurs bannières, leurs croix et leurs châsses, au milieu desquelles la fierte de saint Romain et le prisonnier qui la portait attiraient tous les regards. Les religieux de Saint-Ouen et ceux du prieuré de Saint-Lô étaient venus, par ordre du roi, grossir encore l’innombrable cortège, au-dessus duquel planaient les deux gargouilles aux gueules béantes. Cette procession, conduite par l’archevêque Robert De Croismare, revêtu de ses ornemens pontificaux, entra dans le château par la porte de devant, sortit par celle des champs, et revint à Notre-Dame par la porte Bouvreuil, après avoir défilé lentement devant Charles VIII et devant une cour nombreuse, où l’on remarquait, outre tous les princes et seigneurs que nous avons vus figurer à l’échiquier, plusieurs princesses, et surtout Anne de France, dame de Beaujeu, sœur du roi, et toutes les dames de sa suite. Ce fut une belle journée pour le privilège. Jamais il n’avait brillè d’un si vif éclat : un vieux chroniqueur nous l’assure, et il n’est pas difficile de l’en croire, cette cérémonie intéressa vivement Charles VIII, le duc d’Orléans, le comte de Richemont, les princes, les seigneurs, les chevaliers et les nobles dames. Dans cette cour jeune et brillante, il fut long-tems parlè de la ville aux cent tours, de saint Romain son saint évêque, de la gargouille dont on ne riait pas encore alors, de ce chapitre qui faisait grâce aux meurtriers, de la magnifique procession et de ses deux dragons, de la fierte merveilleuse, et enfin du pauvre Cornelay, qui, tout en portant dévotement la châsse de Saint-Romain sur ses épaules, avait, dans la cour du château, regardé de travers, chemin faisant, le prévôt de l’hôtel, à qui il semblait reprocher de s’être tant démené pour l’empêcher d’être de la fête.


1497.

Une reconnaissance si flatteuse du privilège de la fierte n’était pas faite pour rendre les chanoines de Rouen plus endurans sur les atteintes dont ce privilége pourrait être l’objet. Douze ans après (en 1497), les députés du chapitre, en visitant les prisons, les trois jours des Rogations, s’aperçurent qu’un archer, nommé Colinet Pitrelay, écroué depuis l’insinuation, ne s’y trouvait pas. La personne de cet archer intéressait peu le chapitre, bien résolu d’avance à choisir, cette année, Henriette De Noyon, coupable de meurtre, qui effectivement fut élue et délivrée le jour de l’Ascension. Mais le privilége semblait avoir reçu une atteinte, puisqu’un prisonnier écroué depuis l’insinuation ne se trouvait dans aucune des prisons, et avait sans doute été transporté ailleurs. Aussi, dès le lendemain de la fête, des députés du chapitre vinrent se plaindre au bailliage, de cette infraction à la règle qui s’opposait à ce qu’aucun prisonnier pût être enlevé de Rouen après l’insinuation du privilège. Ils demandèrent réparation de cet attentat, afin que la délivrance de Pitrelay « ne pust porter préjudice au privilége ni à l’usage d’iceluy, se réservant, au besoing, de user de monicions, censures, et fulminacions sur ceulx qui l’avoient délivré ou transporté, s’ils veoyoient que bien fust. » Mais les conjectures du chapitre étaient mal fondées, et ses menaces hors de propos. Deux sergens, chargés, par ordre supérieur, de transférer Pitrelay d’une des prisons de Rouen dans le château de la même ville, avaient mal surveillé le prisonnier, qui s’était enfui dans le trajet. Une enquête était commencée, sur cette évasion ; on avait arrêté un des sergens, l’autre était en fuite. Le droit qu’avaient les officiers du roi, de faire, après l’insinuation du privilège, comme avant, transférer les détenus d’une prison de la ville en une autre, sise également dans la ville, était incontestable. La négligence ou malice des sergens ne pouvait être imputée qu’à ces derniers, et, en cela, le privilège n’avait reçu aucune atteinte. Telle fut, en somme, la réponse que le procureur du roi fit au chapitre, au nom du bailliage. Les chanoines députés se hâtèrent d’assurer que « se (si) les sieurs de chapitre, qui les avoient envoyez, eussent sçeu et congneu la vérité estre telle comme il venoit d’estre déclairé par le procureur du Roi, ilz n’en eussent faict aucune quérimonie (plainte). » Mais, comme il fallait que toutes choses tournassent au profit du privilége, ils demandèrent acte de ce qui venait de leur être dit, « afin qu’il feust congneu, au temps advenir, qu’il n’y avoit eu aucune interruption au privilège de monsieur Sainct Romaing. » Cet acte leur fut accordé.


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  1. Sentence du 25 mai 1434.
  2. Registres du chapitre de la cathédrale de Rouen, année 1439 ; Pièces manuscrites détachées, anciennes archives de la cathédrale de ladite ville.
  3. Comte de Shrewsbury, titre de Talbot. Voir Errata et addenda en fin du deuxième volume. (note de Wikisource).
  4. On appelait Armagnacs ceux qui suivaient le parti du duc d’Orléans, gendre du comte d’Armagnac.
  5. Cohue, escohue. On appelait ainsi anciennement, surtout en Normandie, la salle d’audience des baillis et des autres juges inférieurs.
  6. Reg. capituli Rhotomag., 23 aprilis 1472.
  7. Cette lettre avait été écrite à Amboise, le 24 mai, et était signée Loys et Thillard.
  8. Entrée de Charles VIII à Rouen, en 1485 ; MS. de la bibl. royale.
  9. Registre manuscrit de l’échiquier, de 1485 ; archives de la cour royale de Rouen.
  10. De Thou, Histoire universelle, livre 78, sous l’an 1583.
  11. Le chapitre sollicita avec instance, pendant plusieurs jours, acte de l’insinuation de son privilége, faite devant le roi, disant que c’etait une confirmation de ce privilége.