Histoire du Privilége de Saint Romain/1575 à 1589

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1575. Abus multipliés du privilége.

Nous voici arrivés à une époque où l’on abusa du privilège de la manière la plus scandaleuse. La première élection qui eut lieu sous Henri HI ne fut que le prélude de choix plus crians encore. Vers 1567, Claude Du Lac, jeune gentilhomme de l’Orléanais, avait reçu un coup d’épée du sieur De la Landre, gentilhomme de ses voisins, sans doute par suite d’une querelle antérieure. Pendant six années entières, Du Lac dissimula son ressentiment. Enfin, vers Noël 1573, averti que De la Landre était seul dans sa maison de la Regnardière, il sortit de son château de la Guette, accompagné de Bertran et Hector Du Lac ses frères, et de Pierre Delaporte son domestique. Il arriva au château de la Regnardière, situé à une demi-lieue du sien ; il n’était que sept heures du matin ; on leur dit que le sieur De la Landre était encore couché ; et sans doute ils l’avaient espéré ainsi ; ils montèrent, en toute hâte, à sa chambre où ils le trouvèrent au lit ; tous quatre fondirent sur lui, l’épée à la main. De la Landre s’efforça de se lever pour prendre son épée et se mettre en défense ; mais ses quatre assassins ne lui en laissèrent pas le loisir ; ils le percèrent de coups d’épée, et l’infortuné expira peu d’heures après. En 1576, Pierre Delaporte, domestique et complice des sieurs Du Lac, fut envoyé à Rouen pour y solliciter la fierte, tant pour eux que pour lui. Les sieurs Du Lac étaient neveux du sieur De Chardon, chevalier de l’ordre du roi, l’un des chambellans du cardinal de Bourbon ; l’un d’entre eux était gentilhomme de la chambre du cardinal. Ce prélat écrivit au chapitre une lettre très-pressante en faveur des trois frères. Pas un mot, dans cette lettre, qui ait trait à l’horreur, à la lâcheté d’un assassinat commis, avec la plus coupable préméditation, sur un homme nu et désarmé ; non. « Je suis bien asseûré, écrivait le prélat à son chapitre, que, pour la seule considération du rang que les sieurs Du Lac tiennent près de moy, vous ne vouldréz faillir, à ce besoing, faire sortir les effectz de la bonne affection que vous m’avez tousiours monstrée à l’endroict de tous mes domestiques ; si veulx je bien vous prier avoir le dict Du Lac (Claude) en sy estroicte recommandation, qu’il ne soit frustré de l’espérance qu’il a fondée sur vous[1]. Le chapitre ne put résister à une sollicitation si pressante ; mais le parlement, moins facile, ordonna, vu la préméditation du crime, que Delaporte ne serait délivré que par provision.


1576. La fierte accordée à une dame noble du pays de Bretagne, qui avait fait assassiner son mari.

Ce succès incomplet ne rebuta point le chapitre ; et, l’année suivante, il fit un choix plus scandaleux encore, dans la personne de Jacqueline (ou Jacquemine) Du Boysrioult, dame noble du pays de Bretagne.

Dès son jeune âge, Jacquemine Du Boysrioult avait été promise en mariage au sieur De Kargouët de Vauvert, jeune gentilhomme « à qui elle portoit grande amitié. » Mais les parens de Guy de Guite, sieur de Vaucouleurs, firent tant auprès des oncles de la jeune fille, que ces derniers « rompirent leur promesse, et contraignirent leur nièce de fiancer et d’espouser, à la mesme heure, le sieur De Vaucouleurs. » Elle alla demeurer à Dinan avec son mari. Cette union forcée devait être fatale aux deux époux. Vaucouleurs, non content d’entretenir chez lui des filles de mauvaise vie, contraignait sa femme à les souffrir assises à sa table. Elle n’osait résister, tant elle craignait les violences de son mari, qui souvent « l’avoit chassée hors de la maison, et quelquefois même l’avoit enfermée prisonnière dans une chambre secrète. » De là, dans le cœur de cette femme outragée, une haine violente et une soif de vengeance qui devaient amener une catastrophe. Briant de Chateaubriand, puîné de la maison de Beaufort, venait souvent chez Vaucouleurs, dont il paraissait rechercher la sœur en mariage. Mais ses assiduités s’adressaient à Jacquemine Du Boysrioult, dont il était épris. En proie au désir de la vengeance, Jacquemine Du Boysrioult dénonça un jour à Chateaubriand les mauvais traitemens que lui prodiguait son mari. Elle osa lui demander un crime affreux ; sa main, son cœur étaient à ce prix. A peu de jours de là, le sieur De Vaucouleurs fut assassiné, comme il revenait de Broons à Dinan ; et trois mois après, Chateaubriand était l’époux de Jacquemine Du Boysrioult. Cependant, la justice avait informé sur l’assassinat du sieur De Vaucouleurs. L’horrible vérité avait fini par se faire jour. Châteaubriand et le sieur De Beaucorps, son beau-frère, long-tems fugitifs, étaient, après cinq ans de vaines poursuites, tombés enfin entre les mains de la justice ; et, convaincus de l’assassinat de Vaucouleurs, avaient eu la tête tranchée à Rennes, sur un échafaud. Dénoncée par eux, dans leur testament de mort, Jacquemine Du Boysrioult, qui s’était réfugiée en Normandie, avait été condamnée par le parlement de Bretagne (le 25 septembre 1574) à estre bruslée vifve. En 1576, elle vint à Rouen se jeter aux genoux des députés du chapitre, et leur demander la fierte. Elle fut élue.

Amenée devant le parlement, et assise sur la sellette, elle se garda bien d’abord d’une sincérité qui ne pouvait que la perdre.

Elle dit qu’à l’âge de douze ans elle avait été mariée au sieur De Vaucouleurs, qui « la traictoit mal, vivoit en concubinage avec des filles, et la maltraictoit bien fort. » Après quinze ans d’union, le sieur De Vaucouleurs était mort, lui laissant trois enfans. Quelques mois après, et du consentement de ses parens et de ceux de son mari décédé, elle avait épousé en secondes noces le sieur Briant de Châteaubriand. Mais dans la suite, ce dernier fut accusé d’avoir fait assassiner M. De Vaucouleurs son premier mari. Le parlement de Bretagne lui fit son procès ainsi qu’aux sieurs De Beaufort et Des Noës ses complices ; ils furent condamnés à mort et eurent la tête tranchée. Pour elle, qui avait toujours ignoré le crime de son second mari, elle avait été soupçonnée d’abord de complicité, et même arrêtée ; mais, relâchée bientôt, elle s’était retirée chez des parens du sieur De Vaucouleurs son premier mari, qui l’avaient bien reçue, certains qu’ils étaient de son innocence. Depuis quelque tems elle était en Normandie ; et sachant qu’en Bretagne on en était revenu à la soupçonner de complicité dans l’assassinat de son premier mari, et que même le parlement de Rennes l’avait condamnée à mort par contumace, « craignant la justice de Bretaigne, elle estoit venue à Rouen, pour avoir le privilège et éviter la rigueur de justice. » Elle protestait de son innocence, « n’ayant pas (elle le confessait) esté marrie de la mort de son premier mary, veu qu’il la maltraictoit, mais n’ayant jamais connivé à cet assassinat qu’elle détestoit et qu’elle avoit même ignoré long-temps. »

L’avocat-général Bigot dit que Jacquemine Du Boysrioult avouait « qu’elle n’avoit pas esté marrye de la mort de son premier mary » mais niait toute complicité avec les auteurs de l’assassinat ; rien ne prouvait cette complicité ; et « puisqu’il estoit reçu que les estrangers joyssoient de ce privilège », il ne s’opposait pas à ce qu’elle fût délivrée au chapitre pour lever la fierte.

Le parlement commençait à délibérer, et allait certainement rendre un arrêt favorable, lorsque Jacquemine du Boysrioult, qu’on avait fait retirer, envoya un huissier annoncer « qu’elle vouldroit bien dire encore quelque mot à la cour. » Devant les commissaires du chapitre, elle avait confessé son crime ; et l’on vient de voir qu’au contraire devant le parlement elle l’avait nié ; mais elle s’en était repentie presque aussi-tôt, et, dans sa perplexité sur l’issue de la délibération de la cour, elle espéra se sauver par un aveu plus sincère. Assise de nouveau sur la sellette, elle dit « qu’elle avoit cédé à ceulx qui avoient faict l’homicide ; oultrée qu’elle estoit contre son mary qui luy estoit ainsy maulvais et estrange, qui la battoit, la mettoit en prison, pour raison des g... qu’il avoit avec luy à pain et à pot chez luy, en sa présence, couchant avec elles, en sa maison ; elle lui avoit faict des remonstrances, mais il ne s’en divertissoit (corrigeait) point. Le sieur De Chateaubriand luy ayant demandé s’elle vouloit qu’il l’en délivrast, elle s’en estoit rapportée à luy, disant qu’elle ne se soucyoit qui mourust d’eux deux. » Le sieur De Chateaubriand l’avait tué ou fait tuer, mais à son insu ; depuis elle l’avait épousé en secondes noces, du consentement de sa famille et de celle de son mari décédé ; mais « il avoit attendu long-temps après à luy dire qu’il avoit tué le sieur De Vaucouleurs son premier mary. »

Cet aveu imprudent et encore incomplet, changeait bien la face des choses. Emeric Bigot se leva de nouveau et tonna contre l’épouse homicide et sans doute adultère. « Tout ainsy, dit-il, que les Athéniens n’avoyent mis de loys aux parricides, ainsy les rois de France n’en ont faict pour ung cas sy meschant que celuy que vous venez d’entendre. Il y a véhémente présomption d’adultère, Chasteaubriand ayant espousé Jacqueline Du Boysrioult après avoir tué son mary. » L’homme du roi déclara que si la prisonnière était du ressort du parlement de Normandie, lui et ses collègues poursuivraient la punition de ses forfaits ; mais appelè seulement à parler sur le privilège invoqué par elle, il concluait à ce qu’elle fût déclarée indigne de cette grâce.

Le parlement, dont les révélations imprudentes qu’il venait d’entendre avaient changé les dispositions, déclara que la « damoyselle Jacqueline Du Boysrioult et ses complices et adhérens estoient indignes de joyr du privilége de monsieur Sainct Romain, et que, nonobstant l’eslection faicte de sa personne par le chapitre pour en joyr, il seroit procédé contre elle et ses dictz complices, tout ainsy que sy elle n’avoit esté esleue. » Il fut convenu, toutefois, que « Jacqueline Du Boysrioult seroit délivrée par provision pour estre menée en la procession et solennitéz accoustumées, afin d’éviter à la commotion populaire, à charge d’estre ressaisie ensuite et remise sous la main de justice. » Alors furent introduits les chapelains et les confrères de Saint-Romain ; on ne leur lut que la clause de l’arrêt qui ordonnait que la dame Du Boysrioult serait délivrée par provision. Étonnés de ces expressions, qui leur parurent, non sans cause, cacher quelque arrière-pensée, ils dirent « qu’ilz ne pouvoient prendre la prisonnière à ceste charge. » Mais on leur répondit qu’ils n’avaient pas de procuration du chapitre pour faire cette requête, « et, sans aultrement délibérer per vota, il fut, unanimi voto de la compaignye, arresté qu’il leur seroit dict qu’ilz eussent à emmener la prisonnyère. » Jacquemine Du Boysrioult figura donc à la cérémonie du jour, et leva la fierte ; mais les soupçons des chapelains et maîtres de la confrérie de saint Romain ne furent que trop justifiés ; et le soir, au moment où la noble prisonnière sortait de la cathédrale, sa couronne de fleurs sur la tête, se croyant libre désormais, elle fut saisie par des archers, et ramenée à la conciergerie du parlement.

C’était, en deux années, deux échecs que recevait le privilége. Au chapitre, on se plaignit fort de « messieurs de la court qui ne taschoient que à énerver, voire du tout anéantir le dict privilége. » Le chapitre écrivit au cardinal de Bourbon, et le pria de solliciter du roi « des lettres qui enjoignissent au parlement de faire joyr du privilège ceux qui estoient esleuz, suyvant l’octroy d’icelluy, sans y mectre aulcunes modifications.

Le cardinal de Bourbon eut recours à Henri III, qui, dès le mois de juin, donna des lettres-patentes plus favorables, ce nous semble, au privilège qu’aucunes de celles émanées des rois ses prédécesseurs. « Considérant, dit-il, que si les homicides pour penséz (prémédités) estoient distraictz du privilége sainct Romain, il seroit du tout inutile, estant les autres homicides remis par la voie ordinaire de nostre puissance, et, par ce moyen, la grâce du bénéfice d’iceluy privilège seroit abolie… Ensuivant la saincte intention de nos prédécesseurs, voulans estre imitateurs de leur dévotion et piété, etc., avons confirmé, ratifié et approuvé le privilège sainct Romain, et les lettres-patentes du feu roy nostre très-honoré sieur et frère, du mois de mars 1559 ; voulons qu’elles sortent leur plein et entier effet, sans aucune restriction et modification ; que le chapitre puisse élire tous les ans un prisonnier, quelque crime qu’il ait commis, réservé le crime de lèze-majesté divine et humaine, et que le prisonnier délivré soit mis en toute liberté sans pouvoir être puni ni recherché pour les crimes auparavant faicts. » Le roi, par cet édit, mettait au néant les arrêts rendus en 1575, relativement à Delaporte, et en 1576, relativement à Jacquemine Du Boysrioult ; il ordonnait la mise en liberté immédiate de ces prisonniers, et la main-levée de leurs biens.

Certes, il ne se pouvait rien de plus favorable au privilège que cet acte royal. Depuis les deux édits de Louis XII, le privilége n’avait pas encore été confirmé d’une manière si formelle. Louis XII lui-même, inspiré par le cardinal d’Amboise, n’avait pas poussé les choses à une précision si rigoureuse, et il faut en louer le monarque et son ministre. Ne doit-on pas s’étonner, en effet, de voir dans des lettres-patentes cette clause en forme d’argument : « Si les homicides pourpenséz estoient distraictz du dict privilège, ce privilège seroit du tout inutile, les autres homicides estant remis par la voie ordinaire de la puissance royale ; et ainsy la grâce du privilège seroit abolie. » Le privilège ne devait donc être donné qu’à des assassins, c’est-à-dire à des hommes coupables d’homicides commis avec la plus grande réflexion, avec la plus froide préméditation ; certes, on ne pouvait le dire plus clairement. Ainsi, au-dessus « de la voie ordinaire de la puissance royale », il y avait le privilège du chapitre de Rouen ; et un roi parlait de cela naturellement, et comme de la chose la plus simple du monde ! Enfin, il ordonnait la mise en liberté de Pierre Delaporte complice des Du Lac, et celle de la dame Du Boysrioult ; et, pour tout finir en une fois, et n’être plus contraint de revenir sur ce sujet, il ajoutait qu’on devait s’empresser de « délivrer de mesme ceux qui, dans l’avenir, seroient dans le mesme cas. » Assurément, on ne pouvait faire une condition plus favorable aux assassins, ni meilleur marché des droits de sa couronne et de la sûreté publique.

Le 14 mai 1577, le parlement ordonna l’enregistrement des lettres-patentes données par Henri II en 1559, et par Henri III en juin 1576, pour en jouir par le chapitre de Notre-Dame de Rouen, « saouf, toutes foys, en jugeant par la cour les cas particuliers, d’avoir esgard aux circonstances d’iceulx, ainsy qu’il appartiendroit par raison. » Le parlement, conformément aux ordres du roi, fit mettre en liberté Pierre Delaporte et ses complices. Mais Jacquemine Du Boysrioult, dont le roi avait aussi ordonné la mise en liberté, fut retenue dans les prisons, malgré les lettres-patentes qui ordonnaient si expressément sa délivrance. Elle ne fut relâchée qu’en juin 1578, en vertu de nouvelles lettres-patentes, plus énergiques encore que les premières ; et encore ne recouvra-t-elle sa liberté qu’à la charge « qu’elle assisteroit, par quatre années prochaines, portant ung cierge à la main, en la procession qui se faict par chascun an, par le clergé, le jour et feste de l’Ascension. » Elle y assista une année ou deux, et y envoya à sa place, les années suivantes. Nous avons vu plusieurs actes signés d’elle, qui se rattachent à cette obligation, qu’on lui avait imposée, de figurer à la procession, une torche à la main ; et à la permission qu’elle demanda, plus tard, de s’y faire remplacer par des personnes munies de sa procuration.

En 1582, elle envoya vingt écus « pour l’augmentation de la confrairie et chapelle de monsieur sainct Romain. » Le chapitre ordonna qu’avec cette somme « il seroit fait une image d’argent, pour mectre sur la châsse de mon dict seigneur sainct Romain. » Mais il paraît résulter des registres du chapitre que ces vingt écus servirent à payer une croix d’argent que le chapitre fit faire à cette époque.

Enhardis par la faiblesse et l’insouciance du monarque, ceux qui disposaient du privilège semblaient prendre à tâche de ne l’appliquer qu’aux prétendans les plus indignes. Le parlement de Rouen déplorait ces abus ; il avait souvent adressé des représentations au roi, et l’avait prié instamment d’arrêter, de bonne heure, cette impunité qui croissait de jour en jour. Le parlement de Paris, qui voyait le mal s’étendre dans son voisinage, avait fait aussi des remontrances sur cet objet. Le conseil recevait souvent des plaintes[2]. En 1577, la fierte fut donnée au sieur Le Marchand du Grippon, qui, de complicité avec six autres, avait assassiné de guet-à-pens le sieur De Villarmois, capitaine des légionnaires de la Basse-Normandie. Dans ces tems malheureux de troubles civils, le sieur De Villarmois, zélé catholique, royaliste fidèle, s’était signalè parmi les gentilshommes qui servaient en Normandie sous M. De Matignon. De Thou le nomme plusieurs fois, et le met de pair avec Fervaques, Lavardin et les autres lieutenans de ce chef militaire. En 1574, il s’était distingué au siége de Domfront, et avait beaucoup contribué à l’importante arrestation de Montgommery[3]. M. De Matignon, indigné de cet assassinat, poursuivit activement les coupables. Il parvint à faire arrêter le sieur Du Grippon, « qu’il fist détenir misérablement par force dans les prisons d’Avranches. » En vain le parlement de Normandie évoqua l’affaire ; Du Grippon fut retenu prisonnier à Avranches, malgré des arrêts de la cour, qui ordonnaient qu’il serait amené à Rouen, à la conciergerie du Palais. M. De Matignon tenta même un jour, mais en vain, de le faire enlever par les vibaillis de Caen et de Cotentin, pour le faire transférer au château de Caen où il l’aurait faict juger à sa dévotion. Ce n’était pas chose rare, alors, que ces enlèvemens de prisonniers par des chefs de parti qui voulaient leur donner des juges de leur choix. Vers 1562, les sieurs Chéverie, Putot, De Chus, et autres meurtriers de Pierre Bisson, secrétaire de Montgommery, ayant été arrêtés et conduits à Rouen, Montgommery, « pour empescher que la court de parlement n’en prinst plus avant congnoissance », s’était rendu en toute hâte à Rouen, accompagné de trente ou quarante hommes à cheval, s’était fait livrer, de force, ces prisonniers par les geoliers de la conciergerie du Palais, et les avait menés à Alençon, où le bailli Rabodanges, juge à sa dévotion, s’était empressé de les juger et de les faire décapiter[4]. Il était triste de voir de pareils moyens employés par M. De Matignon, lieutenant du roi dans la province. En cela, n’était-il animé que du désir de venger un de ses meilleurs lieutenans, ou voulait-il, comme l’en accusèrent ses ennemis, faire périr le sieur Du Grippon « pour s’accommoder, par après, de la terre du Grippon qui estoit à sa convenance, » ? Lorsqu’il apprit que Richard Le Sotynier, complice de Du Grippon, était parvenu à échapper à toutes poursuites, et sollicitait la fierte à Rouen, il fit d’incroyables efforts pour l’empêcher d’être élu. Mais il ne fut point écouté. Au chapitre et au parlement, on fut assez peu touché de ses regrets passionnés pour le sieur De Villarmois, « homme fort craint au pays, et qui exécutoit ses vengeances promptement. » On se souvint peut-être que ce catholique exalté avait assassiné, en 1562, sur la route de Saint-Lô, le sieur Hermésis, religionnaire, qui allait rejoindre Montgommery, son chef[5]. Le Sotynier fut élu et obtint la fierte, pour luy et ses complices.


1578.

Cette élection fut, dans le conseil, en butte à de vives attaques. En 1578, quelques jours avant l’Ascension, le cardinal de Bourbon écrivait, de Gaillon, à son chapitre ; « Aux alarmes qui nous sont faictes, nous avons besoing d’opposer ung faict pitoiable (digne de pitié) et nous fortifier de personnaiges qui nous puissent ayder à conserver nostre privilége » ; et, comme à l’ordinaire, le prélat indiquait au chapitre un de ses protégés. On va voir ce que c’était que ce cas pitoiable ; ce fait tient encore aux passions de l’époque. Un nommé Verdun, réfugié de la Rochelle, errant, fugitif, était venu, après la réduction de cette ville, s’échouer à Audierne, petit port de Bretagne. François Du Ménèz, dit La Montaigne, fils du gouverneur de cette petite ville, se mit dans la tête que ce réfugié était un espion ; il fallait le faire arrêter, et sans doute on aurait découvert ses desseins. Mais, dans ces tems de dissentions, les voies de justice n’étaient guère d’usage. Du Ménèz aima mieux pousser à outrance ce réfugié, le harcelant, l’injuriant, lui prodiguant les menaces et les outrages. Il le contraignit, de son propre aveu, à mettre l’épée à la main, « du premier coup d’estoc il le frappa à l’œil. » Verdun tomba ; Du Ménèz, le voyant à terre « luy bailla encore plusieurs coups d’estoc dans plusieurs parties de son corps. » Enfin, Verdun expira. La nuit suivante, Du Ménèz et deux de ses amis « le jetèrent, une pierre au col, en la mer. » Mais, le lendemain matin, la mer s’était retirée, et on vit le cadavre gisant sur la grève. Dès 1577, le cardinal de Bourbon avait recommandé le sieur Du Ménèz au chapitre, qui lui préféra les assassins du sieur De Villarmois. En 1578, le cardinal écrivit de nouveau en faveur de son protégé. « Sa cause estoit si recommandable, disait le prélat, que le chapitre eût bien dû l’embrasser, l’année précédente (c’est un reproche à peine déguisé sous la forme du regret) ; mais, puisqu’il se présentoit maintenant semblable occasion de gratifier le sieur Du Ménèz de la Montagne, il leur recommandent de nouveau ceste cause si favorable. » — « Je vous prie d’y avoir esgard (ajoutait-il) et considérer qu’aux alarmes qui nous sont faictes nous avons besoin d’opposer ung faict si pitoiable, et nous fortifier de personnaiges qui nous puissent aider à conserver nostre dict privilége. » Au bas de sa lettre, le cardinal avait écrit de sa propre main : « Messieurs, je vous recommande ce personnaige, parce qu’il est très-catholique. » C’était le mot du guet ; dès lors, la ligue ne gardait presque plus de mesure, et, dès-lors aussi, être bon catholicque, c’était être voué aux Guise par-dessus tout, envers et contre tous.

Cependant, l’élection de Du Ménèz était douteuse. Le cardinal fut averti que « aucuns du chapitre s’en proposoient d’autres à leur fantasie, ou à la poursuite de gens qui ne se soucioient à quel prix ils le pouvoient obtenir. » Il était si difficile, en effet, de trouver des prisonniers plus dignes d’intérêt que Du Ménèz de la Montagne ! Le prélat se hâta d’écrire au chapitre. « Vous entendrez, disait-il, par le rapport du grand-archidiacre, présent porteur, et par la lettre que m’a escripte M. le cardinal de Birague, en quelz termes les affaires du privilliége de monsieur sainct Romain sont réduiz. C’est à nous à faire eslection, doresnavant, de personnes qui n’en puissent continuer ces altérations. L’eslection du sieur Du Ménèz seroit très-agréable et encore plus favorable au dict privilliége. » Les ducs de Guise et de Mayenne écrivirent aussi en faveur du sieur De la Montagne. Le duc de Mayenne, surtout, s’intéressait vivement à ce gentilhomme, « qui l’avoit, en toutes ces guerres dernières, suyvi, mesmement (surtout) au siége de Brouage où il n’avoit perdu une seule occasion pour le service du roy. » — « Je vous prie bien fort affectueusement, écrivait-il au chapitre, de luy vouloir, pour l’amour et en faveur de moy, permectre de joyr du prévilége de monsieur sainct Romain. »

Quel moyen de résister plus long-tems aux vives instances d’un cardinal de Bourbon, faisant cause commune avec le duc de Guise, le duc de Mayenne, et Puy Gaillart, si célèbre alors par mille excès contre les religionnaires ! Du Ménèz de la Montagne leva la fierte, et retourna absous à Audierne, que son crime avait épouvanté. A entendre le cardinal de Bourbon répéter si souvent que lefaict de ce prisonnier estoit pitoiable, on se demande ce qu’il fallait donc avoir fait pour être jugé indigne d’intérêt et de pitié ; et pourtant, il faut bien l’avouer, la fierte fut sollicitée et obtenue, l’année suivante, pour un crime plus odieux encore, en lui-même et par ses circonstances particulières.


1579.

Dans une nuit du mois d’août 1577, le sieur De Harcourt de Juvigny avait été assassiné par les nommés David Hébert et Laurent Quentin, soldés par la femme de ce gentilhomme pour commettre ce crime. Mais ces scélérats avaient eu deux complices, Jean Lorier, curé de Juvigny, et François Lorier son frère, qui habitaient le château, parce qu’il n’y avait point de presbytère. Ce fut ainsi qu’ils reconnurent l’hospitalité qui leur était accordée par le sieur De Juvigny ; l’un d’eux aida même à enfouir le cadavre dans un jardin ; puis, trois mois plus tard, à l’exhumer pour l’enfouir dans la campagne. David Hébert et Laurent Quentin, arrêtés peu de tems après l’assassinat, furent jugés à Caen, condamnés, rompuz et mys sur la roè. On ne voit pas ce que devenait, pendant ce tems, la veuve du sieur De Juvigny ; mais la complicité des frères Lorier se découvrit par les aveux que firent Hébert et Quentin, lorsqu’avant le supplice, on les appliqua à la question. Le curé de Juvigny fut arrêté, et l’on instruisait son procès lorsque François Lorier son frère, qui s’était soustrait aux poursuites, alla à Rouen en 1579 solliciter la fierte, et, chose étonnante ! l’obtint sans la moindre difficulté. Mais quoique les chanoines, par leur cartel d’élection, eussent désigné François Lorier et ses complices, l’arrêt de délivrance prononcé par le parlement ne fit mention que de François Lorier seul, en sorte que le curé de Juvigny, qui n’était ni plus ni moins coupable que son frère, se voyait à la veille de périr sur l’échafaud. C’eut été un échec pour le privilége ; et, de plus, il s’agissait d’un prêtre. Le chapitre s’empressa de recourir au roi, qui, par lettres-patentes du 4 février 1580, ordonna au parlement de Rouen de faire jouir du privilège de saint Romain tous les complices de François Lorier, que sa majesté déclarait « décharger du dict homicide, crime et délict. » Le 30 avril suivant, le parlement, les chambres assemblées, enregistra ces lettres-patentes, et ordonna que « tant François Lorier que tous autres adhérens, participans et complices, chargés et accusés de l’assassinat du sieur De Juvigny, jouiroient du privilège de sainct Romain et seroient mis en pleine liberté. » Les termes généraux de ces lettres-patentes et de l’arrêt d’enregistrement semblent se rapporter à d’autres complices qu’au seul curé de Juvigny ; et, sans doute, l’effet des lettres et de l’arrêt fut de rendre la grâce du privilège commune à la coupable veuve du sieur De Juvigny.

Tous ces choix discréditaient le privilège de saint Romain dans l’esprit des premiers magistrats du royaume. On s’occupait toujours, au conseil, du procès des assassins du sieur De Villarmois, qui, en 1577, avaient été, quoique fort indignes, admis à lever la fierte. Chacun des choix faits depuis fournissait un argument de plus aux détracteurs du privilège.


1580. Le privilége menacé.

L’abbé De la Rocque, chanoine de Notre-Dame de Rouen, envoyé à Paris pour solliciter l’affaire du sieur Du Grippon dans l’intérêt du chapitre, écrivait à ses collègues[6] : « Je vous advertis qu’il y a plusieurs du conseil qui me parlent diversement (défavorablement) du privilége, et assez ouvertement, disantz que l’on procède au dict privilége par trop grande faveur. Vous m’excuserez, s’il vous plaist, si je vous dys les propos qui m’ont esté tenus, jusques à me dire que si la compaignye ne regardoit de plus près, et si elle ne faisoit en sorte QUE POUR LE MOINS IL Y EUST UNE MEURE ENTRE DEUX VERDES, ce seroit cause de faire casser et annuller vostre privilège. Je tasche, par tous les moyens, de leur remonstrer de quel zèle et de quelle affection toute la compaignye y procède ; et croyéz qu’il est besoing d’amys. »

C’était, il nous semble, ne pas trop exiger des chanoines que de vouloir que, sur les choix de trois années, il y en eût un qui fût supportable ; toutefois l’avis ne leur profita guères ; en effet, dans la quelle de ces deux classes des meûres et des verdes, les lecteurs rangeront-ils l’élection qui fut faite par le chapitre, cette année même, huit ou dix jours seulement après avoir lu la lettre qui précède ? En 1579, dans un après-dîner d’été, en plein jour, les sieurs Jérôme Maynet et le capitaine Maynet de la Vallée, son frère, étaient allés attendre sur le pont de Rouen les gentilshommes avec lesquels ils avaient eu querelle. Le pont avait été choisi pour la vider. Là, en plein jour, les épées avaient été tirées ; on s’était battu, cinq contre cinq, longtems et avec acharnement, en présence de la foule qui affluait sur le pont, à cette heure, « pour se pourmener et prendre le frays. » Les sieurs De Lisle et De Vieufossé avaient été tués sur la place. Jean Bellet, domestique du capitaine Maynet la Vallée, qui avait mis l’épée à la main avec ses maîtres, et tué lui-même le sieur De Vieufossé, obtint la fierte pour lui et pour les deux sieurs Maynet qui se cachaient. L’impunité d’un double meurtre commis avec tant d’audace indisposa plus que jamais les membres du conseil ; et l’abbé De la Roque entendit des paroles qui le firent trembler pour le privilège. Toutefois, à ces angoisses, il y avait des compensations. Cette même année 1580, le pape Le pape Grégoire XIII écrivit, dès le mois de juillet « à ses chers fils les chanoines de l’église de Rouen », pour leur recommander un gentilhomme, et les prier de lui accorder, l’année suivante, le bénéfice du privilège de la fierte. Ce gentilhomme était du pays de Bretagne et se nommait Du Plessis Mélesse. Après avoir servi dans les armées catholiques sous le sieur de Martigues, et s’être distingué aux batailles de Montcontour, de Saumur, de Châteauneuf, et au siége de Saint-Jean-d’Angély, il s’était retiré aux environs de Rennes. En 1570, accompagné de huit ou dix personnes, il tua le sieur De la Haye Saint-Hilaire, protestant, en voulant se saisir de lui pour le livrer au roi, comme rebelle aux édits. De là il s’était enfui à Padoue où il tua un gentilhomme padouan, nommé Horatio Merserro, « dans ung combat, en chemise, avec une espée et ung poignard, en pleine place publique, en présence de cent ou six vingtz gentilzhommes françoys. » En 1577, traversant le village de Milecru ou Mileru, près de Séez, à la tête de gens de pied qu’il avait levés pour le service du roi, et se voyant attaqué par des cavaliers et des gens du pays qui lui tuèrent deux de ses soldats, il fut forcé de combattre, et il y eut plusieurs de ces villageois tués, tant par lui que par les siens. En 1574, étant retiré dans le faubourg Saint-Germain, à Paris, « en une chambre secrète, à cause des querelles qu’il avoit, il fut attaqué par des incongnus ; contrainct de mettre la main à la dague, il frappa celuy qui le tenoit, puis s’enfuyt par une fenestre, ne saichant s’il avoit donné ung coup mortel. » — « Grandement contrict et marry de tous ces crimes, et en sentant sa conscience chargée, Du Plessis Mélesse s’estoit retiré par devers monsieur le pénitencier de Romme, qui luy avoit enjoinct pour pénitence aller visiter les sainctz lieux en Hiérusalem, ce qu’il avoit faict ; et, au retour, estoit allè baiser les piedz de sa saincteté nostre Saincl Père le Pape, auquel il avoit rendu raison de son voyage ; et luy ayant faict congnoistre les nécessitez aux quelles il s’estoit trouvé, à cause de ses précédentes fortunes, sa saincteté luy avoit enfin promis le favoriser de son auctorité pour la recouvrance de sa liberté. » Le souverain pontife tint parole ; et il adressa aux chanoines de Rouen, un bref que je traduis exactement :

« Chers fils,

» Salut et bénédiction apostolique.

» Jean Du Plessis, de la province de Bretagne, a la réputation d’un bon catholique et d’un sujet fidèle au roi très-chrétien. Accusé, depuis longtems, d’un meurtre et d’autres crimes, et ne voulant point courir les chances d’un jugement au parlement de Rouen, dont les membres lui sont suspects, il a recours à votre protection, et attend de vous l’impunité et une sécurité entière. Il m’a exposé qu’en vertu d’un ancien privilège, vous avez le droit de délivrer tous les ans des prisons, et de mettre en liberté, un prisonnier accusé d’un crime capital, et que vous choisissez ainsi que bon vous semble. Il vous supplie de lui conférer, l’année prochaine, le bénéfice de ce privilège. Nous recommandons à votre charité cet homme que l’on dit n’être pas indigne de la faveur qu’il sollicite, et dont on nous assure que les services ne sont pas inutiles au roi très-chrétien.

» Donné à Rome, à Saint-Pierre, sous l'anneau du pêcheur, le 23e. jour de juillet 1580, et la neuvième année de notre pontificat. »

Le cardinal de Bourbon reçut personnellement du souverain pontife un bref dans le même sens et presque dans les mêmes termes. Trois cardinaux écrivirent, de Rome, au chapitre, en faveur du sieur Du Plessis Mélesse. Peu de tems après, Henri III écrivit au chapitre, en faveur du même gentilhomme, auquel il s’intéressait « à cause des signaléz services que le feu roy Charles, son frère, et luy-mesme avoient reçeus de luy. Désirant singulièrement de le voir hors d’un procès qu’il avoit à cause d’un homicide qu’on luy imputoit, procès qui empeschoit qu’il ne peust librement luy faire service aux occasions qui se présentoient, le monarque pryoit bien affectueusement le chapitre de permettre, pour l’amour de luy, au sieur Du Plessis (lequel pour sa valeur il estimoit beaucoup) de lever la fierte à Rouen, afin que, joyssant du privilleige, il demeurast absous du dict homicide ; et de le préférer à tout aultre, pour luy faire congnoître (disait le roi) que nostre recommandation ne luy a esté inutille en vostre endroict ; dont nous recevrons ung grand plaisir et contentement. »


1581.

L’année suivante, quelque tems avant l’Ascension, le roi, qui était à Blois, envoya au chapitre de Rouen un gentilhomme nommé La Saulsaie, avec une lettre close encore plus détaillée et plus pressante que celle qui précède. Il y parlait de la prière que « nostre sainct père le Pape luy en avoit faict faire. » Il se prévalait de « l’affection qu’il avoit tousjours portée à la conservation du privilége de sainct Romain, et des arrests favorables à ce privilége, qu’il avoit faict rendre par le conseil. » Le jour même de l’Ascension, le cardinal de Bourbon montra une troisième lettre de Henri III, écrite de la propre main du monarque, et une lettre de la reine mère. Le vicaire-général de Pontoise, envoyé à Rouen par le roi, harangua le chapitre au nom de sa majesté. Jamais prétendant à la fierte n’avait été protégé par des patrons aussi puissans, et recommandé avec tant d’instance, que le fut, en cette occasion, le sieur Du Plessis Mélesse ; aussi leva-t-il la fierte cette année.


1582.

En 1582, le clergé de Rouen recueillit les fruits de sa condescendance aux désirs du roi. Le choix du chapitre était tombé, cette année-là, sur Claude D’Aubigny, baron de la Roche, chevalier de l’ordre, qui s’était rendu coupable d’un grand nombre de meurtres, dans ces combats entre des bandes de gentilshommes, comme on en voyait tant alors. Il serait trop long de détailler ici tous ses meurtres ; je me bornerai à en raconter deux.

Les sieurs De la Baulée, De la Bellière et autres avaient été condamnés à être exécutés en effigie pour des crimes commis envers les sieurs De Pennentéz ; mais, la nuit, ils abattaient et brisaient les effigies ; et un jour, par vengeance, ils brûlèrent une maison du sieur De Pennentéz. Ce dernier résolut de les surprendre. Accompagné de plus de trente gentilshommes, parmi lesquels était D’Aubigny, baron de la Roche, il alla se mettre en embuscade pendant la nuit, non loin d’une place où de nouvelles effigies avaient été exposées. Vers minuit, les sieurs De la Baulèe ne manquèrent pas de venir en cet endroit, accompagnés de quarante ou cinquante cavaliers armés ; au moment où ils se mettaient en devoir de briser encore une fois les effigies, les sieurs De Pennentéz, D’Aubigny et leurs compagnons, sortirent de leur embuscade, et tirèrent sur eux des coups d’arquebuse. Le sieur De la Lusignière, blessé mortellement, mourut presqu’aussi-tôt. Passons au récit du second fait.

D’anciennes querelles existaient depuis longtems entre lui et le sieur De la Roche d’Aillon ; et, sachant que ce dernier marchait toujours accompagné de trente gentilshommes armés et à cheval, dans l’intention de l’attaquer, D’Aubigny ne sortait, de son côté, qu’assisté d’un nombre ègal de gentilshommes. Un jour, ces deux bandes étant venues à se rencontrer, elles s’attaquèrent au même instant « et se chargèrent les ungs les aultres, de telle sorte que du party du sieur D’Aillon, il en demoura sur la place troys qui furent tuez, assavoir le sieur De Millepied, ung nommé Le Gascon, le sieur De Bigarreau, et envyron dix ou douze blessez. » Le sieur De la Roche d’Aillon eut les deux bras cassés d’un coup d’arquebuse ; D’Aubigny reçut un coup de pistolet au visage, et deux autres de sa troupe furent blessés. Après l’action, on sut qu’un basque du sieur d’Aubigny, qui s’était écarté pour accoupler les chiens, avait eu la gorge coupée par le sieur De la Roche d’Aillon. Aux grands jours de Poitiers, on avait réuni les deux procès criminels instruits contre D’Aubigny, à raison de ces deux meurtres, à trois ou quatre autres procès pour des crimes du même genre, commis par lui antérieurement, et il avait été condamné par contumace à la peine capitale et à la confiscation.

Le baron de la Roche vint à Rouen solliciter la fierte ; il était chaudement appuyé par le duc de Guise, qui écrivit au chapitre en sa faveur.

Bientôt, averti que le chapitre faisait difficulté de rien promettre au baron d’Aubigny « pour ung mauvais rapport qui luy avoit esté faict de la religion de ce gentilhomme », le prince se hâta d’écrire au chapitre : « Je vous dis avec toute vérité que j’ay tousiours veu et congneu le baron de la Roche, tant aux batailles de Jarnac et Montcontour que aultres occasions, s’employer avec aultant de zèle et affection pour le service du roy et de nostre religion catholicque, qu’aultre que je sçaiche ; vous pouvant rendre ceste asseûrance, comme tesmoing oculaire. C’est pourquoy je vous prie, messieurs, ne retarder, pour ce subiect, la bonne volonté que je me promectz de vous en cest endroict. » C’était le cardinal de Bourbon, qui, sur des rapports inexacts, avait pris et donné à son chapitre des impressions défavorables au sieur De la Roche. Enfin, désabusé, ou ne voulant point se mettre en opposition avec le duc de Guise, il écrivit au chapitre :

« Puisque monsieur mon nepveu a faict cest honneur au sieur baron de la Roche, d’avoir voulu tesmoigner du contraire de ce que l’on m’avoit voulu rapporter, qu’il estoit de la religion, je vous prye de faire, en ce qui luy est nécessaire, tout ce que vous pourréz, à ce qu’il puisse obtenir ce qu’il désire, mais si doulcement et accortement que personne ne puisse congnoistre l’affection que je porte à ceste affaire ; les lettres que j’ay par cy-devant escriptes au contraire, a esté sur les rapportz qu’on m’avoit faictz qu’il estoit de la religion réformée : de quoy j’ay esté, depuis, satisfaict du contraire. »

Cette lettre rendait au chapitre sa liberté, et il choisit le baron de la Roche pour lever la fierte. Le parlement le délivra aux chapelains de saint Romain ; mais l’arrêt de délivrance était conçu en des termes qui semblaient déceler une arrière-pensée et des desseins ultérieurs. En effet, le sieur D’Aubigny ne tarda guères à être inquiété par la justice. Il recourut au chapitre, qui lui promit de se plaindre au roi ; mais par qui faire appuyer, en cette circonstance, ses dolèances auprès du monarque ? Le cardinal de Bourbon, malgré sa dernière lettre, passait toujours pour contraire au sieur D’Aubigny. Mille bruits divers avaient circulè, à ce sujet, dans le chapitre et dans la ville, lors de l’élection de ce gentilhomme. Heureusement, on finit par découvrir que ces bruits avaient été méchamment semés par des compétiteurs intéressés à le faire exclure. Plusieurs, députés du chapitre, qui avaient été envoyés à Gaillon pour pressentir le prélat, rapportèrent à Rouen les paroles les plus favorables à l’élection qui avait été faite. Le cardinal n’en était pas resté là. Dans une lettre (du 24 juin) il exprimait son chagrin de ce qu’on eût pu « doubter de sa vraie intention, encore que sa lettre en rendist certain tesmoignage. Et, davantage, ajoutait-il, je vous diray qu’en eslisant le sieur D’Aubigny, vouz avez faict chose qui m’a esté très-agréable ; ce que vous congnoistréz en l’affection que j’emploieray pour assister ceulx qui ont charge de faire poursuyte auprès du roy pour la confirmation de vostre nomination. » L’effet suivit de près la promesse ; et, le 18 septembre 1582, grâces au prélat, le chapitre obtint de Henri III des lettres-patentes, où on lit : « Disons et déclarons que nostre vouloir et intention est que le dict droict et privilège de la châsse et fierte sainct Romain de Rouen soit inviolablement entretenu, suivi et gardé, et que d’icelle les archevesque, chanoines et chapitre du dict Rouen, ensemble les dictz D’Aubigny, prisonnier dernier élu, avec ses complices, jouyssent et usent comme il a esté faict de tout temps et ancienneté. » C’était une nouvelle confirmation du privilège, aussi formelle qu’aucune de celles obtenues jusqu’alors par le chapitre.


1583. Assemblée de Saint-Germain-en-Laye, à laquelle assiste Henri III. On y attaque le privilége de la fierte. Scène qui en résulte.

Mais dans ces tems de troubles, d’inconstance et d’irrésolution, un point décidé la veille était, le lendemain, remis en question. Ce privilège, si énergiquement confirmé en 1582, reçut, dès 1583, un coup sensible. Dans une assemblée réunie à Saint-Germain-en-Laye, aux mois de novembre et décembre, et composée des princes, des grands du royaume, d’évêques, de conseillers-d’état, de membres du parlement de Paris, et où il fut question de réformes à opérer dans le clergé, dans la noblesse, la justice, le gouvernement civil et les finances, on parla des droits du roi. « À ce propos, Jean De la Guesle, président au parlement de Paris, fit une harangue dans laquelle il insista sur la nécessité de rétablir l’ordre judiciaire. Il se plaignit de l’impunité des crimes, ce qui le conduisit à parler du privilège de saint Romain. Il se déchaîna avec force contre cet usage, qu’il qualifia de détestable. Le cardinal de

Bourbon avait entendu le commencement du discours avec une impatience très-marquée, mais à ce mot de détestable, il entra en fureur (dit le président De Thou) ; s’élançant de sa place, il courut se jeter aux genoux du roi, avec autant d’empressement, dit encore De Thou, que s’il se fût agi de sa dignité, de ses biens et de son salut éternel, suppliant humblement sa majesté d’obliger le président La Guesle à lui donner satisfaction, ainsi qu’à l’église de Rouen, sur l’outrage sanglant qu’il venait de leur faire. Henri III, un peu ému de cette scène qui tenait du tragique, se contenta cependant, pour l’heure, de dire au cardinal de se relever et de demeurer tranquille[7]. Le faible prélat, qui avait déjà des engagemens avec la ligue, tenait beaucoup à ce privilége, parce qu’il lui donnait de l’importance dans le parti, en lui offrant les moyens de sauver quelques personnages qui avaient servi la cause ou qui s’y attachaient par reconnaissance du bienfait reçu. Tout ce qu’il y avait, en France, de scélérats qui désespéraient d’obtenir leur grâce de la clémence du roi, couraient en foule à cet asyle, et recherchaient la faveur du cardinal de Bourbon pour y être reçus ; et ce cardinal, que les factieux commençaient à flatter de l’espérance de la couronne, n’accordait cette grâce qu’à leur recommandation. Par ce moyen, ces scélérats, déjà chargés de crimes, ne faisaient aucune difficulté de s’engager à en commettre de nouveaux, et entraient sans peine dans la conspiration formée contre le roi et contre l’état. » On conçoit maintenant l’indignation du président La Guesle contre un usage, source d’abus si monstrueux ; on conçoit aussi la colère du vieux prélat, en voyant attaquer avec véhémence, la plus belle prérogative de son siège épiscopal, un privilége « dont il faisoit, dit Pasquier, son propre faict envers et contre tous. » En effet, chaque année, comme on l’a vu par ce qui précède, et comme la suite le montrera encore, le chapitre recevait du cardinal de Bourbon, du cardinal de Vendôme, son neveu et son coadjuteur, des ducs de Guise et de Mayenne, les lettres les plus pressantes, presque toujours en faveur des mêmes prétendans à la fierte. Nous avons sous les yeux un nombre considérable de ces missives. Souvent, au bas de ces lettres, minutées par des secrétaires, on voyait quelques mots affectueux et pressans, écrits de la main des prélats ou des princes de la maison de Lorraine. Le cardinal se disait toujours « l’adfectionné confrère et amy de ses chanoines. » Le duc de Guise étoit « leur très affectionné amy à jamays » ; le duc de Mayenne, « leur très affectionné, fidèle à leur obéir. » Outre ces formules caressantes, les princes mettaient, toujours de leur propre main, quelques mots, pour montrer combien ils désiraient que leur recommandation fût suivie d’un complet succès. Dans une de ces apostilles, le duc de Guise disait : « Messieurs, je vous prie voulloir gratiffier ceulx que je vous recommande, car ilz sont mes serviteurs. » Dans une autre, le cardinal de Bourbon disait : « Je ne penseray point que vous m’esmiéz (m’aimiez) sy vous ne faictes ce dont je vous prye en faveur du sieur de… » Deux cardinaux, issus du sang de nos rois, traitaient de simples prêtres d’amis et de confrères. Des princes, illustres par cent faits d’armes, et dès-lors plus puissans que les rois, écrivaient à ces mêmes prêtres dans les termes de la plus affectueuse égalité, et sollicitaient d’eux, avec instance, des grâces pour leurs protégés. C’était de quoi tourner la tête à un aréopage, et le chapitre de Rouen n’y savait pas résister. Aussi, presque tous ceux qui levèrent la fierte à cette époque étaient-ils bien plus les élus de ces princes que ceux du chapitre lui-même, qui, caressé par ces hommes habiles, suivait en aveugle le mouvement qu’ils lui avaient imprimé.


1583. La fierte accordée à deux gentilshommes qui avaient tué l’assassin de leur père.

L’élection de 1583 fut encore leur ouvrage. La fierte fut accordée à Chrestien De Gommer, sieur du Breuil, et à son frère, coupables d’assassinat de guet-à-pens. Mais les corconstances dans lesquelles ce crime avait été commis les mettaient hors de ligne. C’étaient des fils qui avaient vengé leur père odieusement assassiné, quelques années avant, en la présence de l’un d’eux. Ce fait mérite d’être raconté avec détail. En 1568, le père de ces gentilshommes, qui était grand-maître des eaux et forêts au duché de Château-Thierry, ayant su que Nicolas Delacroix, abbé (laïque) d’Orbais, recelait chez lui une grande quantité de bois mal pris dans les forêts du roi, alla au château où Delacroix faisait sa demeure, et ordonna, de par le roi, aux domestiques de lui ouvrir les granges. Ce château était un lieu fort ; les domestiques se sentant en sûreté, ne répondirent d’abord au grand-maître que par des injures et des menaces. Mais bientôt le guichet s’ouvrit, et on vit sortir du château Delacroix et six domestiques, « tous garnis d’armes, espieux et hallebardes, signamment (principalement) le dict abbé ayant ès mains une espée nue et une rondace, les quelz tous ensemble se jectèrent furieusement sur le sieur Du Breuil et sur ceulx qui l’accompaignoyent. » Un gentilhomme et un sergent restèrent sur la place ; plusieurs officiers de la forêt furent blessés et estropiés pour leur vie ; et le grand-maître, le sieur Du Breuil, fut tué « après avoir esté navré (blessé) en plusieurs endroictz de son corps, de huict à neuf plaies, avoir eu les deux yeux crevéz, la teste percée de coups de hallebarde, la gorge couppée, et avoir reçu trois ou quatre coups d’espée dans le corps. » Après ce massacre, Delacroix fit assembler plusieurs personnes, entr’autres des tanneurs, et il leur dit, en leur montrant les cadavres gisans sur la place, que « s’ilz vouloient achapter les peaulx de ces bestes, il leur en feroit bon marché. » Le jeune Chrestien Gommer, sieur du Breuil (l’un des fils du grand-maître), âgé alors de treize ou quatorze ans seulement, avait éte témoin de cette horrible scène. Les assassins de son père l’avaient poursuivi lui-même, malgré son âge tendre, « fouillans partout, jusque ès foirres (dans la paille) des lictz », disant, avec d’affreux blasphèmes, que « ce n'estoit pas assez d’avoir tué le père, et qu’il falloit exterminer toute la race. » Le jeune Chrestien Du Breuil ne dut son salut qu’à la pitié d’une vieille femme qui le cacha dans sa chaumière ; on sut qu’après s’être éloigné quelque tems, l’abbé d’Orbais était revenu, avec ses gens, dans les lieux témoins de ce massacre ; « qu’ils y avoyent faict faire feuz de joye en signe de trophée, dansans autour du feu, ayans des bonnets rouges et plumes de coq, en dérision du sieur Du Breuil et de sa maison. » (Les bonnets rouges et les plumes de coq étaient alors une partie nécessaire du costume que l’on prenait pour faire des folies, pour jouer la mascarade[8]). — On peut imaginer la vive impression que de pareilles horreurs firent sur un jeune homme de treize ou quatorze ans, sur un fils. Les magistrats devaient faire justice d’un crime commis avec des circonstances si atroces ; et l’on ne peut expliquer que par le désordre affreux qui régnait alors en France la scandaleuse impunité dont l’abbé d’Orbais continua de jouir long-tems encore. Cependant le fils de sa victime grandissait. « Il se trouvoit ordinairement en bonnes compaignyes et avec grandz seigneurs ; on luy mectoit devant les yeulx la mort de son père ; on luy disoit que l’abbé d’Orbaiz s’estoit vanté de faire mourir le filz comme le père ; et, de faict, le jeune Du Breuil le veoioit souvent passer et rappasser en armes prèz de sa maison. » Plus le jeune homme avançait en âge, plus les instances des gentilshommes pour l’exciter à venger son père, devenaient pressantes. Enfin, à vingt-trois ans, « ne s’osant plus trouver en bonnes compaignyes, pour la vergongne qu’on lui faisoyt, Gommer du Breuil se résolut d’avoir la raison de ce crime, soit par justice, ou autrement. » Dès-lors, il ne marcha plus qu’armé, et accompagné de bon nombre de ses parens et amis, épiant et faisant épier l’abbé d’Orbais. Il sut que ce dernier, averti de ses desseins et de ceux de son frère, avait dit que « ce n’estoit que des enfantz et qu’il leur bailleroit le fouet. » Ces menaces méprisantes, si cruelles pour l’amour-propre d’un adolescent, excitèrent en eux la soif de la vengeance. Un jour, accompagnés de seize à dix-huit cavaliers, ayant aperçu l’abbé d’Orbais et ses gens, ils se mirent à leur poursuite, et reconnurent, à la piste des chevaux, une maison du village de Verdon où leurs ennemis s’étaient cachés. Ils allumèrent un feu à la porte de cette maison, ce qui effraya un des valets de l’abbé d’Orbais, qui ouvrit la porte pour s’enfuir. Cette porte étant ouverte, l’abbé d’Orbais tira un coup de pistolet sur Du Breuil et sa suite. Chrestien Du Breuil, François De Gommer, son frère, et De Malherbe, leur beau-frère, se précipitèrent sur l’abbé, l’épée et le pistolet à la main ; l’abbé tomba mort.

Ces jeunes gens ainsi échauffés, et les parens de ceux qu’avait tués naguère l’abbé d’Orbais, se précipitèrent sur son cadavre, et criblèrent ce corps inanimé de coups d’épée et d’arquebuse. « Aulcuns d’iceulx marchèrent dessus, le foullant aux pieds. » En ce moment, Chrestien Du Breuil tomba à genoux, les larmes aux yeux, les mains levées vers le ciel, en s’écriant : « D’ores en advant, je pourray aller la teste haulte, ayant eu la raison de l’homicide commis en la personne de deffunct mon père ; et, cela faict, s’en alla à son esglise, faire son oraison à Dieu. » Mouvement étrange, qui contrastait fort avec l’assassinat prémédité qu’il venait de commettre ! Mais ce mélange d’idées de vengeance et de sentimens religieux peint à merveille l’esprit du tems. En vain l’Évangile avait flétri énergiquement la maxime : « Œil pour œil, et dent pour dent. » A cet égard, la France, la noblesse surtout, en étaient encore à l’Ancien Testament. Cependant, force fut aux Du Breuil de se soustraire aux poursuites des magistrats. A la vérité, le duc de Guise et d’autres grands seigneurs n’auraient pas laissé périr sur l’échafaud ces gentilshommes qu’ils protégeaient ouvertement. Mais il fallut se cacher quelque tems, et laisser passer l’orage. « Aulcuns des complices de l’assassinat de l’abbé d’Orbais décédèrent misérablement.. ; aultres estoient fugitifs çà et là, habandonnants père et mère, leurs biens et leur pays. » Les deux frères Du Breuil, et De Malherbe, leur beau-frère, « n’osoient se monstrer, et Chrestien ne pouvoit prendre party (se marier), combien qu’il en fûst requis en bons lieux, pour la crainte de la rigueur et sévérité de justice. » Dès 1582, ils avaient sollicité la fierte, mais on leur avait préféré le baron de la Roche. Après encore une année de souffrances, ils se présentèrent de nouveau en 1583, et les recommandations ne leur manquèrent pas. Ce fut en leur faveur que le duc de Guise écrivit, de sa propre main, au chapitre de Rouen, ces mots que nous avons déjà rapportés ; « Je vous prye les voulloir gratiffier ; car ilz sont mes serviteurs. » Par cette lettre, le prince « prioit les chanoines de Rouen, bien fort affectueusement, de vouloir bien, pour l’amour de luy, avoir les sieurs Du Breuil pour recommandéz, et leur faire tous les plaisirs qu’ilz pourroient. » Le duc d’Alençon, frère de Henri III, et les cardinaux de Vendôme et de Bourbon s’intéressaient aux Du Breuil, et les recommandèrent vivement. On avait dit au chapitre que le sieur De Malherbe, leur beau-frère, n'estoit pas bon catholique. Le duc De Guise le sut, et s’empressa de rassurer cette compagnie par une lettre où il se rendait garant des sentimens religieux de ce gentilhomme, qui avait servi sous ses yeux, dans les batailles de Jarnac et de Montcontour. Enfin, chose assez piquante, l’illustre Etienne Pasquier avait écrit, en faveur de ces jeunes gentilshommes, à Emeric Bigot de Thibermesnil, président au parlement de Normandie, son ami, son ancien condisciple[9]. De pareilles recommandations méritaient qu’on s’y arrêtât. Des fils qui avaient vengé leur père, assassiné avec tant de barbarie, inspiraient un vif intérêt. On ne ressentait que de l’horreur pour l’infame abbé d’Orbais, meurtrier atroce, avare sordide et sacrilège, qui avait chassé de son abbaye les quatre moines-prêtres et les deux novices qui la desservaient ; à l’époque où il était mort, il y avait huit ans que ces malheureux étaient logés et nourris chez les sieurs Du Breuil, fils de la victime de l’abbé d’Orbais. Le chapitre se laissa persuader par les puissans et nombreux protecteurs de ces gentilshommes, et leur accorda la fierte, ainsi qu’à leurs complices.

Peu de tems après, Étienne Pasquier, écrivant au président Bigot de Thibermesnil, pour le remercier, lui disait : « Je ne fis jamais de doute que ma requeste ne fust par vous entérinée, non seulement pour l’amitié qui est dès pieça (dès longtems) contractée entre nous, mais aussi pour la justice de la cause qui se présentoit devant vous ; car, encores que le faict, de soy, fust irrémissible, pour avoir esté commis de guet-à-pens, à port d’armes et assemblée illicite, et autres telles circonstances qui rengrégeoient (aggravaient) grandement le meurdre, si est ce que puisque le privilège de vostre fierte est introduict pour acquérir pardon et oubliance de tels actes, je croy qu’entre ceux qui se présentent en vostre ville, il n’y en eut jamais un plus excusable que cestuy, entre les inexcusables, parce que, selon les lois de la noblesse de France, il sembloit que ceux dont je vous escrivy devoient une juste vengeance à la mémoire de leur père qui avoit esté homicidé par celuy que, depuis, ils tuèrent[10]. » Le nom de ces gentilshommes n’est point écrit dans la lettre de Pasquier, et cette lettre n’est pas datée ; mais que l’on combine la date de l’élection des Du Breuil avec l’époque où Bigot de Thibermesnil était président au parlement de Normandie (de 1578 à 1584) ; que l’on compare le récit du crime des Du Breuil, tel que nous venons de le rapporter d’après leur confession, avec ce qu’Étienne Pasquier écrivit à son ami en faveur de jeunes gentilshommes qui avaient vengé leur père, en tuant son assassin, et on demeurera certain que ce fut bien en faveur de Gommer du Breuil et des siens que Pasquier écrivit au président Bigot. Pasquier avait alors des relations familières avec les princes de la maison de Lorraine, protecteurs déclarés des frères Du Breuil : il était membre du conseil d’administration de leurs biens ; de plus, il possédait la terre du Châtelet, dans la Brie, pays de ces jeunes gentilshommes ; ces deux circonstances, jointes à son intimité bien connue avec le président Bigot, motivent assez la lettre qu’il écrivit à ce magistrat en leur faveur.


1586. La fierte accordée à Raoul Coignet, qui avait tué son frère.

Les élections de 1584 et de 1585 n’offrirent rien de remarquable. Il n’en fut pas de même de celle de 1586. L’élu était un fratricide. Raoul Coignet, Coignet, secretaire du roi, et François Coignet son frère aîné, étaient en procès l’un contre l’autre, relativement à la terre de Pontchartrain, près de Neaufle-le-Château, dépendant d’une succession à partager entre eux. François soutenait que cette terre était un fief, et devait lui revenir, puisqu’il était l’aîné ; Raoul prétendait au contraire qu’elle était en roture, et que, conséquemment, elle devait être partagée. L’affaire était pendante au parlement de Paris, qui avait récemment nommé un conseiller commissaire chargé de voir les lieux et d’entendre des témoins. Les deux frères étaient brouillès et ne se voyaient pas. Dans ces circonstances, Raoul Coignet, accompagné des sieurs De Flavigny et Graffort, ses beaux-frères, et de deux autres gentilshommes, étant allé faire visite à un sieur Des Mouceaux, près Neaufle, rencontra sur le chemin François, son frère, et un sieur De Florimont, qui chassaient, suivis de plusieurs chiens. Ils passèrent les uns auprès des autres sans se dire autre chose qu’un froid bon soir. Mais un des chiens de François Coignet étant venu dans les jambes de Raoul, le flairer, le caresser peut-être, ce dernier, « craignant, à ce qu’il dit depuis, que ce chien ne le mordît, luy donna un coup de plat d’espée, dont le chien se print à crier », et s’enfuit vers son maître, en hurlant. François, se retournant vers Raoul, lui demanda pourquoi il avait frappé son chien ? Sur ces paroles il s’éleva une querelle, et on se battit. Raoul Coignet, accompagné de quatre ou cinq gentilshommes armés, devait avoir le dessus. Le sieur De Florimont, ami de François Coignet, fut tué sur la place ; et François Coignet lui-même reçut de son frère Raoul une blessure dont il mourut quelques jours après. On peut imaginer le bruit que fit cette affaire. Le parlement de Paris procéda immédiatement contre Raoul Coignet et ses complices, qui étaient en fuite ; ils furent condamnés par contumace à avoir la tête tranchée sur la place de Grève. Ayant en vain sollicité leur grâce du roi, ils recoururent au privilège de saint Romain. Les cardinaux de Bourbon et de Vendôme écrivirent plusieurs fois au chapitre et au parlement en leur faveur ; le cardinal de Vendôme signalait Raoul Coignet comme très-bon catholique, et comme digne, à ce titre, du privilége. Raoul Coignet avait des protecteurs zélés dans « aucuns des premiers du conseil. » Il était surtout recommandé par le célèbre Pomponne Bellièvre, qui, chargé alors de toutes les négociations importantes, jouissait d’un immense crédit.

« Je pense, écrivait le cardinal de Bourbon à son chapitre, qu’obligeans ces Messieurs du Conseil du bienfaict qu’ilz désirent de vous, nous acquérerons beaucoup d’amys et de support pour nostre esglize ; c’est pourquoy vous ne me sçauriez faire plus de plaisir que de favoriser le sieur Coignet. » Le prélat avait écrit, de sa propre main, ces mots qu’on lit au bas de la lettre : « Je vous prye, Messieurs, de panser que ce que je vous escrips est pour le honneur et profict de nostre esglize. » Le chapitre choisit Raoul Coignet ; et le parlement le délivra, ainsi que ses complices. Le cardinal de Bourbon s’empressa de remercier le chapitre. « Je vous puis asseurer, écrivait-il, qu’en ce faict, vous avéz obligé tant d’honnestes personnaiges de qualité qui avoient en recommandation le sieur Raoul Coignet, que cela pourra beaucoup servir pour le support et conservation du prévilège et tous aultres droictz de nostre esglise. » Raoul Coignet et ses beaux-frères étaient du ressort du parlement de Paris, et souvent déjà la fierte avait été donnée à des hommes étrangers à la Normandie et appartenant à des provinces fort éloignées. Mais, en général, les normands voyaient ces élections avec défaveur. Il leur semblait qu’un privilège particulier à la Normandie, établi, disait-on, en l’honneur et mémoire d’un saint évêque du diocèse de Rouen, devait être réservé pour des habitans de la ville ou du moins de la province. Il leur était pénible de voir monter sur l’échafaud des concitoyens dont les crimes offraient quelquefois des circonstances propres à mériter quelque indulgence, tandis que, grâces à la faveur, à la protection, des étrangers, chargés de crimes souvent horribles, injustement préférés aux enfans du pays, marchaient, absous et couronnés de fleurs, dans une ville à laquelle ils ne tenaient en rien, et sortaient de ses murs, la tête levée, assurés désormais d’une inviolable impunité. Dans l’assemblée des trois états de la province, qui eut lieu à Rouen cette année même (1586), quelques députés firent mettre, dans le cahier des doléances, une requête tendant à ce que le chapitre de Rouen ne pût dorénavant choisir, pour lever la fierte, que des personnes de la province. Ces députés étaient, en cela, les interprètes de leur province et même de la France tout entière. « Je souhaiterais, écrivait, à cette époque même, le judicieux Pasquier, je souhaiterois que le privilège n’eust lieu que pour les crimes commis dedans la province de Normandie, et pour les prisonniers justiciables, soit en première ou seconde instance, du parlement de Rouen[11]. » Mais le chapitre ne pouvait supporter cette idée. Il était si flatteur pour cette compagnie d’être dépositaire et unique arbitre d’une grâce que, chaque année, on venait solliciter humblement de tous les points du royaume, et de pouvoir (bien plus puissante en cela que le parlement) donner le pardon et la vie, là où cette cour souveraine n’avait pas même le droit de punir ! Aussi, le cardinal de Rourbon et les chanoines réclamèrent-ils vivement contre la demande des députés ; « c’estoit, dirent-ils au roi, un vœu émis par gens mal affectionnez envers l’esglise de Rouen et poulséz de quelque maulvaise passion. » Le privilège de la fierte, ajoutaient-ils, devait s’appliquer à tous les catholiques, de quelque province qu’ils fussent, « puisque, comme catholiques, ils estoient capables des grâces et faveurs de l’esglise. Il se trouvoit, dans les pancartes et registres de l’esglise de Rouen, qu’antiennement le filz d’un roy de Danemarc, reduit en une misérable condition, avoit eu recours au dict privilège et joy d’iceluy, comme avoient faict plusieurs estrangers et autres de toutes les provinces de ce Royaulme, au grand honneur d’iceluy et tesmoignage de la piété de nos Roys. » Ils demandèrent que le privilège ne fût point restreint, au mépris de la possession immémoriale où ils étaient de nommer « telles personnes de tel pays qu’ils adviseroient bien estre. Le privilège n’avoit point esté octroyé aux Normantz particulièrement, ains en faveur de l’esglise, pour nourrir la mémoire des vertus et mérites de Sainct Romain. » Le chapitre supplia le cardinal de Bourbon de s’efforcer de parer ce coup. « Il est dur, écrivait cette compagnie au prélat, de voyr le privilège de Monsieur Sainct Romain assailly, en ce malheureux temps, par tant de manières diverses. Nostre espérance est en vous contre tous ces assaulx. Vous avez esté nostre seul rampart ; nous vous supplions très humblement de tenir ferme ce que vous avez tant prins de peine à bien arrester. » Le cardinal intervint à tems ; la demande des députés n’eut pas de suites, et le chapitre ne fut point troublé dans la possession où il était de faire un libre choix parmi les criminels de toutes les provinces.


1587.

Ce fut, sans doute, pour mieux constater ce droit, qui lui avait été contesté, que cette compagnie choisit encore, l’année suivante, un prisonnier étranger à la province. En 1587, la fierte fut donnée à Gaspard Des Aubuz, sieur de Morton, gentilhomme des environs de Loudun, coupable de plusieurs meurtres. Dès l’an 1584, ce gentilhomme avait voulu se rendre à Rouen pour solliciter la fierte. Mais le cardinal de Vendôme, qui protégeait un sieur De Beuvereil, avait déterminé Morton à se désister pour l’heure. « Il a sçeu (écrivait alors ce prélat aux chanoines de Rouen) qu’aiant accoustumé de ne disposer de ce privilège que par la voye du Sainct Esprit et selon vostre conscience, vous préféreriés le sieur De Beuvereil qui est de vostre patrie et apporte en cela tous les mérites que vous sçauriés désirer. Il s’est donc désisté de sa poursuite, ce qui faict penser que le Sainct Esprit opère déjà en ceste affaire pour vous délivrer d’importunités, et mettre hors de peine pour la digne ellection que vous sçaurés (je m’asseure bien) faire du dict sieur De Beuvereil, comme je vous en prie. Le sieur De Morton a pensé que, la patience estant un moyen pour mériter ceste grâce, il s’en rendroit plus digne, attendant jusques à l’année qui vient. » Mais le sieur De Beuvereil n’avait pu être élu ni en 1584 ni depuis, malgré les recommandations du puissant duc de Guise et du cardinal de Vendôme ; et en 1587, Morton, repoussé les années précédentes, se présentait encore pour solliciter la fierte. Le cardinal de Bourbon, qui, en échange de ses soins officieux pour la conservation du privilège, faisait pour ainsi dire lui seul l’élection des prisonniers qui levaient la fierté, écrivit alors au chapitre en faveur du sieur Des Aubuz. « Je tiendray, disait-il, le privilège fort bien employé en cest endroict, pour l’obligation que vous acquéreréz sur des personnes qui sont de qualité et mérite si grand, qu’il en peut revenir appuy et support pour nostre esglize, et ayde aux procès que nous avons pour le dict prévilleige, pour le quel vous me donneréz encore plus d’affection de m’employer, si vous gratifiiez le dict sieur De Morton pour l’amour de moy, qui vous en prye de tout mon cœur. » C’est que Gaspard Des Aubuz était neveu de M. Barjot président au grand-conseil ; et, vu les chicanes auxquelles le privilége était toujours en butte, le cardinal sentit bien que c’était un coup de partie que l’élection du proche parent d’un président du haut tribunal où tous ces procès étaient jugés en définitive. Sans doute, quoi qu’en eût dit ce cardinal, l’année précédente, l’élection de Raoul Coignet avait fait plus de tort que de bien au privilège de la fierte, et il en était resté dans l’esprit du public et des magistrats des impressions fâcheuses. On ne peut attribuer à un autre motif la démarche que fit, cette année, le premier président Claude Groulard, sieur de la Cour. Le lundi qui précéda le jour de l’Ascension, il se rendit au chapitre, où tous les chanoines étaient assemblés. Il leur adressa de « vives remonstrances sur l’abus qu’ils faisoient du privilège, et les advertit de mieulx procéder à l’eslection du prisonnier qu’il leur estoit permis d’eslire par leur privilège, qu’ilz n’avoient procédé par le passé, les asseûrant qu’aultrement leur privilège seroit abrogé à cause des abus qui y avoient esté commis par le passé[12]. » Que cette remontrance eût ou non pour but secret d’exclure le sieur Des Aubuz, le chapitre n’en choisit pas moins ce gentilhomme pour lever la fierte. Ce choix excita de grands murmures dans Rouen. On avait applaudi, l’année précédente, au vœu qu’avaient émis quelques députés, de voir le privilège réservé désormais pour des Normands ; et le peu de succès de cette demande avait indisposé les habitans de Rouen. Le choix de l’année présente mit le comble au mécontentement général. La fierte avait été sollicitée pour un jeune homme de la ville, fils du maître du Chapeau rouge, au Vieux-Marché, qui avait été capitaine des arquebusiers ; on s’indigna de le voir exclure pour un étranger. Le cardinal de Vendôme, qui avait chaudement appuyé le sieur Des Aubuz, écrivit au chapitre pour le remercier de sa déférence à ses sollicitations. « Vous avez procédé si dignement, leur disait-il, que ny le conseil du roy mon seigneur, ni la court de parlement ne peust en rien improuver ceste eslection. » Mais il n’en avait pas été ainsi à Rouen. Cette préférence donnée à un étranger sur un enfant de la cité, avait indisposé les esprits ; il y avait eu « grand bruict dans la ville », et tout le monde s’était accordé à blâmer le chapitre. Aussi, l’année suivante (1588), la fierte fut elle accordée à un Normand, Nicolas Auger, de la paroisse de Nolleval.

Il n’avait pas tenu aux cardinaux de Bourbon et de Vendôme, qui avaient recommandé vivement un sieur De Clavières, parent du maréchal d’Aumont, et sans doute encore étranger à la ville et à la province. « Vous avez peu recognoistre, écrivait au chapitre le cardinal de Vendôme, les peines que monsieur le cardinal mon oncle, et moy, avons tous les ans pour conserver les droictz du prévilège sainct Romain, et qu’à ceste occasion il est besoing qu’en la liberté de vos suffrages vous faciéz choix de personnes qui se puissent rendre dignes de ceste grâce ; c’est ce qui adviendra s’il plaist à Dieu disposer vos espritz, comme je le désire de toute l’affection qu’il m’est possible, à favoriser du prévilège de la dicte fierte le sieur De Clavières, parent de M. le maréchal d’Aumont, qui vous aura une extrême obligation, en laquelle mon dict sieur le cardinal mon oncle, qui vous ne escript affectionnément, et moy aussy, participerons pour le recongnoistre de très-bon cueur, en toutes occasions, etc. » — « Je vous prye (avait-il écrit de sa propre main) que l’effect de ce que je vous escrips fasse paroistre vostre bonne affection envers moy. » En effet, le cardinal de Bourbon, « à la prière de quelques seigneurs, officiers de la couronne, ses meilleurs amys », recommandait aussi le sieur De Clavières. « Ce gentilhomme, disait le prélat, appartient à aucuns d’iceulx officiers de la couronne, qui pourront beaucoup ayder à conserver nostre dict privilège, si l’on y vouloit donner quelques traverses, comme l’on a faict cy-devant. » Le duc de Guise écrivit aussi au chapitre, mais en faveur des sieurs De la Motte D’Agneaux père et fils, « des plus zéléz en nostre religion », disait-il ; c’est dire assez que c’étaient de chauds ligueurs ; et De Thou les a en effet notés comme tels. Peut-être ces gentilshommes étaient-ils complices du sieur De Clavières ; car le prince ajoute, dans sa lettre, « qu’il sçayt que monsieur le cardinal de Bourbon aura agréable ceste eslection » ; et comment ce prélat l’aurait-il eue pour agréable, si elle eût contrecarré la sienne ?


1589.

En 1589, le chapitre osa donner la fierte à des prétendans que, dès l’année précédente, le duc de Mayenne lui avait presque enjoint d’exclure, mais que protégeait, il est vrai, M. De Brissac, dont le crédit était grand alors. C’étaient le capitaine Des Noyers, et le sieur De Blancfossé, enseigne du capitaine Trésaint. « Du Noyer (écrivait M. De Brissac au chapitre) est très-zélé à nostre religion saincte, et m’a assisté en plusieurs expéditions, par le passé, contre les ennemys de la loy. Recevez-le entre les bras de vostre miséricorde, luy qui ne respire que le désir d’assister ceux qui combattent pour l’églize, et qui est recommandable à la patrie par beaucoup de mérites dont il s’est rendu utile à tout ce païs où il a beaucoup de créance entre les gens de guerre, dont maintenant il faut appuyer et défendre nostre bon droict. Ceste considération et celle de ses ennemis qui se sont jettéz au party contraire, serviront, s’il vous plaist, messieurs, à vous esmouvoyr à pitié ; vous requérant bien humblement d’ayder à son absolution et luy départir les grâces dont vous avez reculè la mort d’un million de condamnés : vous asseûrant que vostre privilège ne peut estre eslargi à un gentilhomme dont la vie doibve estre plus chère à la province ne qui soit plus repantant de son péché. » Pour être exact, il aurait fallu dire de ses péchés ; encore le mot eût-il été doux, car les deux prétendans avaient à se reprocher bon nombre de meurtres. Ils avaient été acteurs principaux dans une sanglante tragédie qui avait été jouée, en 1587 ou 1588, aux portes d’Argentan ; et, dans ce conflit, le sieur De Villiers, leur oncle, qui se trouvait parmi leurs adversaires, avait été tué. Dès le 24 mai 1588, le duc de Mayenne avait écrit aux chanoines, dans les termes les plus énergiques, pour les détourner d’accorder la fierté à ces deux prétendans. « Ces gentilzhommes, disait-il, sont huguenotz, ainsy qu’on me l’a faict entendre. Vostre privilège est trop sainct et sacré pour estre mis ès mains de personnes tant indignes et si contraires à nostre religion. J’espère que vous ne leur donnerez subject de s’en prévaloir ; je vous en prie, particulièrement en faveur du sieur De Maisons (frère du sieur De Villiers, défunt), que vous obligerez infiniment si vous empeschéz que ses nepveux huguenotz jouyssent du privilege de l’esglise dont ils ne sont pas... Ce seroit trop clairement en abuser, et pour leur donner courage de faire une autre fois plus grand mal... J’adjouxteray que le dict sieur De Maisons, comme bon catholicque, a tousiours porté les armes pour le service de Dieu et de son esglise, mesme avec moy en l’armée qui fut dressée il y a trois ans ; et s’il mérite quelque recommandation pour cela, je me persuade avec raison que ceux qui ont tenu le party contraire n’en méritent point ; ce que je remets à vostre bon jugement. » Le chapitre, non sans fondement, regarda comme calomnieux les mauvais bruits qui avaient couru sur la religion des deux prétendans. Pour Du Noyer, l’attestation de M. De Brissac valait un certificat de la sainte inquisition ; Blancfossé pria MM. du chapitre de « considérer comme il s’estoit employé par cy-devant pour batailler contre les rebelles de la foy, ce qu’il désiroit faire jusqu’au dernier soupir de sa vye. » L’argument parut sans réplique ; et les deux cousins levèrent la fierte.

  1. Lettre du 13 mai 1575.
  2. De Thou, livre 78°.
  3. De Thou, livre 57°.
  4. Confession (manuscrite) de noble homme Nicolas De Maduel, sieur de Chus, en 1566.
  5. De Thou, livre 30°
  6. Lettre du 26 avril 1580.
  7. De Thou, livre 78°.
  8. Mémoires du duc d’Angouleme, in fine.
  9. Parmi les complices de Gommer du Breuil, figurait un Pierre Pasquier. N’était-il point parent du célèbre Etienne Pasquier ? et ne serait-ce point cette parenté qui excita ce dernier à faire des démarches auprès du président Bigot ?
  10. Lettres d’Estienne Pasquier, livre 8, lettre 2e.
  11. Estienne Pasquier, Recherches de la France, liv. 9, chap. 49 et dernier.
  12. Journal (manuscrit) de la ville de Rouen.