Histoire du Privilége de Saint Romain/1597 à 1606

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1597. Le chapitre fait un choix désagréable au roi,

LE chapitre ressentait un extrême dépit de l’échec que venait de recevoir son privilége ; et peut-être le choix qu’il fit en 1597, un mois environ après l’enregistrement de l’édit, ne fut-il pas étranger à ce sentiment. Du moins est-il certain que les prisonniers auxquels cette compagnie accorda ses suffrages étaient on ne peut plus désagréables au roi, aux princes, et aux membres du conseil, qui firent ce qu’ils purent pour les empêcher d’obtenir la fierte. Et, cependant, le fait à raison duquel ils la sollicitaient n’était pas indigne d’indulgence.

En mars 1596, vers la Mi-Carême, les sieurs De Boussel de Parfourru, Richard Du Vivier, Salomon De Benneville, De Tournay, De Belletot, De Beuvrigny, et d’autres seigneurs du diocèse de Bayeux, priés par le sieur De Ragny de se trouver « à la bienvenue de son espousée », fille du sieur De la Forêt, partirent tous à cheval du château de Ragny pour aller au-devant de la nouvelle mariée, qu’ils rencontrèrent à Montigny, accompagnée de la dame De la Forêt, sa mère, et de « plusieurs gentilshommes et damoiselles. » Tous ces amis du mari saluèrent les deux dames, et reprirent avec elles le chemin du château de Ragny, où « la nouvelle espousée fut reçue à grand’feste et en grande joie. Les tables estant couvertes pour souper, arriva une troupe de masques, les quels jouèrent et dansèrent, puys sortirent. Aprèz soupper, sur les dix à unze heures du soir, vint une autre compaignie de masques, au nombre de sept à huict, vestus de linges blancs (c’est-à-dire, sans doute, déguisés en fantômes). Ils estoient suivis de plusieurs serviteurs qui avoient des manteaulx, soubz les quelz ilz portoient des espées et pistolles (pistolets). D’abord quatre des dictz masques dancèrent ung ballet ; puis tous ensemble dancèrent des bransles et jouèrent à trois déz (c’était le jeu favori du tems, et il n’y avait point de bonne mascarade sans dés). Aprèz avoir joué et dancé, ilz s’assemblèrent tous ensemble comme pour se retirer. Mais l’un d’iceulx, qui avoit des sonnettes aux jambes, coudoya fort rudement, et en apparence avec dessein, le sieur Richard Du Vivier, qui s’écria ; Voillà ung masque importun, et repoussa du pied cet homme masqué qu’il ne reconnoissoit pas. Alors, le dict masque, s’accouldant sur la table, feist quelques gestes de la teste, en murmurant ; et, repassant pour s’en retourner, donna au sieur Du Vivier ung coup de poing dans l’estomac ; et, comme ce dernier le poursuivoit, en lui en demandant raison, le masque meist l’espée à la main, et en donna ung estocade dans la gorge au sieur Du Vivier, au moment où il dègaînoit luy mesme son espée. Du Vivier, se sentant blessé et se voyant assailly par les autres masques, donna à son agresseur plusieurs coups dont il mourut sur la place. » Dans cet instant, le masque de cet homme qui venait d’expirer se détacha de son visage, et on reconnut en lui le fils unique du sieur De la Rivière-Vernay ; ce vieillard à cheveux blancs était là auprès du corps inanimé de son fils, et poussait des cris déchirans. Le jeune La Rivière-Vernay et les autres gentilshommes qui s’étaient masqués avec lui avaient tous fait partie du cortège qui était allè au-devant de la dame De Ragny ; et, après le dîner, ils avaient, à l’insu de leurs autres amis, imaginé cette mascarade qui avait si mal fini. Il était impossible de soupçonner la plus lègère préméditation de combat et de meurtre entre ces jeunes gentilshommes qui étaient unis par les liens de la plus étroite amitié. Ceux d’entre eux qui s’étaient masqués n’avaient pas été reconnus par les autres, qui avaient pris en mauvaise part leurs agaceries et leurs importunités un peu gênantes. Quelques uns même, voyant les valets de ces hommes masqués porter des armes sous leurs manteaux, avaient cru que c’était « quelque agression des ligueurs, à raison de la trefve de Bretaigne qui venoit d’expirer » ; et il en était résulté, entre eux tous, une mêlée dans laquelle La Rivière-Vernay avait péri. Mais cette affaire faillit avoir des conséquences très-funestes pour les meurtriers involontaires du sieur De la Rivière-Vernay. Ce jeune homme était page du comte de Soissons, qui seconda activement la famille dans les démarches qu’elle fit pour obtenir vengeance de ce meurtre déplorable. Vers la fin de 1596, quelques jours avant l’arrivée de Henri IV à Rouen, où il venait tenir l’assemblée des notables, les sieurs De Parfourru, Du Vivier et consorts étaient venus dans cette ville, espérant obtenir leur grâce à l’occasion de la joyeuse entrée. Car c’était un vieil usage, encore existant alors, que, lorsque les rois de France venaient pour la première fois dans une bonne ville de leur royaume, ils signalaient leur entrée par la délivrance de tous les individus détenus dans les prisons de cette ville. Henri IV, prévenu contre les sieurs De Parfourru par le comte de Soissons, les déclara indignes de grâce, et défendit qu’on lui parlât d’eux. Déchus de ce moyen de salut, ils sollicitèrent le privilége de la fierte. Mais le comte de Soissons l’ayant su, se hâta d’écrire au chapitre « qu’ung si meschant acte que le meurtre commis par les sieurs Du Vivier et Parfourru ne debvoit demeurer sans punition. Désirant, disait-il, que la justice fust rendue et les malfaicteurs punis, il prioit affectueusement les chanoines de Rouen de ne vouloir faire qu’un tel crime, dont l’impunité tournoit à conséquence, demeurast aboly, et ne permettre que les coupables se pussent servir du dict privilège de la fierte. » Charles De Bourbon, coadjuteur de l’archevêque de Rouen, écrivit au chapitre dans le même sens. Il en avait été prié par « Madame et par d’autres princes et seigneurs, qui n’affectionnoyent pas moins le jeune la Rivière-Vernay pour sa valeur et son mérite, que pour la détestation qu’ilz faisoient de l’énorme assassinat qui avoit esté commis en sa personne avec beaucoup d’injustice. De plus, il avoit esté meu à ceste prière par les larmes de ce povre viéliard, père du deffunct. » Averti que, malgré toutes ses démarches, les sieurs Du Vivier avaient des chances auprès du chapitre, le comte de Soissons obtînt et fit signifier au parlement de Rouen, le 11 avril, un arrêt du conseil portant injonction au concierge de cette cour, de remettre entre les mains d’un huissier, porteur de l’arrêt, les sieurs De Parfourru et leurs complices, pour être conduits dans les prisons du conseil, que le roi avait saisi du procès. Ce même arrêt défendait très-expressément au parlement et au chapitre « de rien attempter au préjudice du dict renvoy », c’est-à-dire aux chanoines d’élire les Parfourru, et au parlement de les leur délivrer. Mais il ne convenait point au parlement de devenir l’instrument docile d’une animosité si grande ; et il défendit, de son côté, au concierge de ses prisons, de remettre les détenus à l’huissier du conseil. Pour le chapitre, il ordonna « que, sans avoir esgard à la dicte défence, ses commissaires procéderoient à l’examen de tous les prisonniers qui prétendroient au privilège de monsieur sainct Romain. » Les Du Vivier continuaient de briguer la fierte ; et il était notoire qu’ils avaient au chapitre les plus grandes chances de succès. « De toute antiquité, leurs ayeulx av oient desdyé ung de leurs enfantz à l’esglise ; et, en exécution de ce vœu, un de leurs oncles estoit chanoine en la cathédrale de Bayeux » ; le sieur Boussel de Parfourru était un religionnaire converti ; c’étaient des titres aux yeux du chapitre. Dans cette extrémité, la famille de la Rivière-Vernay et le comte de Soissons, voulant tenter un dernier effort, sollicitèrent et obtinrent du conseil un nouvel arrêt qui défendait au concierge du parlement de délivrer ces prisonniers pour la fierte, et lui ordonnait expressément (sous peine de dix mille écus d’amende) de les remettre entre les mains d’un huissier porteur de l’arrêt. Le conseil réitérait les défenses déjà faites au chapitre d’élire, et au parlement de délivrer les Parfourru. Un huissier, envoyé en toute hâte de Paris pour signifier cet arrêt, n’arriva à Rouen que le jour de l’Ascension, assez tard. Il se rendit vîte au Palais ; mais au moment où il entra dans la grand’chambre, le parlement venait de décider que les Du Vivier et leurs complices, élus par le chapitre, lui seraient délivrés, à la charge par ces prisonniers d’assister tous à l’acte de la cérémonie. L’huissier du conseil exhiba son arrêt, et, sans doute, il en espérait des merveilles. Mais voilà un de messieurs du parlement qui va s’apercevoir que l’exploit n’était point revêtu du pareatis de rigueur, tant au conseil on avait été pressé ! grande fut l’indignation du parlement, en voyant cette omission de conséquence ; et il passa, tout d’une voix, que l’huissier du conseil (il s’appelait Gigon) serait arrêté et constitué prisonnier ; ce qui fut fait à l’heure même. Croyez que le malheureux Gigon aurait alors volontiers invoqué le privilège de la fierte, après avoir fait plus de trente lieues à cheval, tout d’une haleine, pour en empêcher l’effet. Pendant que les huissiers le conduisaient à la conciergerie, le parlement délivrait au chapitre les sieurs Du Vivier et leurs complices, qui, tous, figurèrent à la procession du jour, « sans chappeau, ayantz chacun ung bourlet sur la teste[1] »

1598. Privilége de la fierte accordé à un village tout entier.

L’année suivante, le privilége fut accordé, non pas à un individu, mais à une commune tout entière, celle de Chandei, dans le bailliage d Alençon. Ce fait se rattachant à l’histoire des Gauthiers, paysans armés qui, pendant deux ans (de 1587 à 1589) troublèrent et ensanglantèrent le Perche et presque toute la Basse-Normandie, il convient d’entrer ici dans quelques détails. Le grave historien De Thou n’a point dédaigné de parler des Gauthiers, dans son Histoire universelle. « C’étaient, dit-il, des troupes de paysans, ainsi nommés de la Chapelle-Gauthier (village du Perche), qui, deux ans auparavant, avaient commencé à prendre les armes pour défendre leur liberté contre les entreprises des troupes qui couraient la province. D’abord, ils n’avaient fait aucune violence ; ensuite, leur nombre s’étant accru, ils en vinrent aux voies de fait, chargèrent quelques partis qui allaient au pillage, et ayant pris un de ces coureurs, en firent une si cruelle boucherie, qu’il ne resta pas le moindre vestige de ce cadavre, les enfans et les femmes ayant bu jusqu’à son sang. Déja, l’exemple devenant contagieux, le mal s’était répandu dans une grande partie de la province. Au son du tocsin, on voyait de concert tous les gens de la campagne, abandonnant leur travail, courir aux armes et se rendre au lieu qui leur était marqué par les capitaines qu’on avait mis dans chaque village. Quelquefois ils se trouvaient jusqu’au nombre de plus de seize mille. A leur tête étaient tout ce qu’il y avait, en Normandie, d’esprits brouillons qui ne cherchaient que le trouble : le comte de Brissac, qui venait d’être chassé d’Angers, De Mouy, De Pierrecourt, De Longchamp, le baron d’Echauffou, le baron de Tubœuf, De Roquenval, De Beaulieu, et plusieurs autres gentilshommes partisans de la ligue, qui assemblaient des troupes pour le parti, autour de Laigle et d’Argentan[2]. Les paroisses de Saint-Sulpice-sur-Rille et de Chandei, dans le Perche, étaient au nombre de ces villages ligués, dont les habitans armés désolaient la province. « En 1589, tous les habitans de ces deux paroisses et des envyrons estaient en armes, par la sollicitation de plusieurs seigneurs et capitaines qui leur faisoient croire que c’estoit pour la deffence de la religion catholicque, apostolicque et roumaine. » Un sieur Laviète était à la tête de cette milice rustique, et il avait sous ses ordres plusieurs capitaines, entre autres un nommé La Planche, ancien soldat, et un maréchal ferrant nommé Nicolas Eulde. Un sieur Du Plessis-Longuy, gentilhomme du pays, voyait de mauvais œil ces rassemblemens de villageois armés. Il avait eu des altercations avec quelques uns de leurs chefs ; il s’était battu avec eux. Le capitaine Chaumont avait été blessé dans une de ces rencontres. Le capitaine La Boyssière Saint-Sulpice, commandant des habitans du village de Saint-Sulpice-sur-Rille, dont son père était seigneur, avait été tué par lui, d’un coup de pistolet. Il avait tué aussi le capitaine La Cousture, et on disait que c’était par trahison. Enfin, on l’accusait « de commettre journellement des meurtres et des volleries dans le pays. » Irrités contre lui, les habitans de Chandei jurèrent sa perte, et l’effet suivit de près la résolution. Avertis, un jour, qu’il devait venir à Chandei, les capitaines firent sonner le tocsin, et, en un instant, tous les villageois furent réunis sous les armes, dans la grande place, « au nombre de cent ou cent vingt envyron, parmy les quelz estoit maistre Pierre Prévost, curé de Chandey, et ung aultre prestre nommé Viète. » Leur attente ne fut pas longue. Du Plessis-Longuy avait été épié et arrêté avec son domestique, par les capitaines Eulde et La Planche, qui, assistés de quelques soldats, les traînèrent de force sur la place, où les habitans étaient réunis. C’était mener des agneaux à la boucherie. A peine ces paysans furieux aperçurent-ils Du Plessis-Longuy et son valet, qu’ils se ruèrent tous ensemble sur eux, et les tuèrent à coups d’épée et de hallebarde. Les corps morts de ces deux malheureux furent traînés jusqu’à une marnière, à côté du village. Il n’y eut pas un paysan qui ne frappât ces deux infortunés, de la hallebarde et de l’épée, et qui, après leur mort, ne donnât encore des coups de hallebarde sur leurs cadavres, au bord de la marnière. Le sieur Du Plessis laissait un frère, nommé La Manselière, qui poursuivit la vengeance de ce meurtre environné de circonstances si affreuses. Des archers furent envoyés à la recherche des coupables. Trop pauvres et trop ignorés pour solliciter la grâce du roi, ces paysans s’enfuirent de tous côtés. Leurs terres demeurèrent en friche et sans labour. « Leurs paouvres femmes et enfantz n’avoyent plus d’autre ressource que de mandier leurs vyes. » Quelques uns des fugitifs furent arrêtés, mis en prison à Verneuil, et allaient être condamnés au dernier supplice, lorsqu’enfin quelques uns de ceux qui s’étaient échappés se hasardèrent de venir à Rouen demander, à genoux, le privilège de saint Romain. Pierre Maillard, l’un d’eux, laboureur, âgé de cinquante-cinq ans, chargé de femme et de cinq enfans, fut interrogé pour tous les autres, par les députés du chapitre. Il sollicita « la grâce du privilège de monsieur saint Roumain, en considération du grand nombre de paouvres gens qui estoient en paynne comme luy, depuis neuf ans, ayant abandonné le lyeu de leur nativité et demeure, et estant réduictz en une extresme paouvreté, tellement qu’ilz aymoient myeulx endurer la mort que vivre plus longuement en telle misère, sy messieurs du chapitre n’avoyent pityé d’eulx. »

Si le crime était grand, il y avait neuf ans que les coupables l’expiaient dans l’angoisse et l’indigence. Le chapitre eut pitié de ces malheureux que leurs chefs avaient égarés. Pierre Maillard leva la fierte, et cette heureuse nouvelle alla réjouir et vivifier une contrée où régnaient, depuis trop longtems, la désolation, la misère et le désespoir. L’association formidable des Gauthiers n’avait point survécu long-tems à ce dernier crime de quelques uns de ses membres. Vers la fin d’avril 1589, comme le duc de Montpensier assiégeait Falaise, qu’occupait la ligue, il apprit que les Gauthiers, au nombre de cinq mille, marchaient au secours des assiégés. Le duc alla à leur rencontre. Les Gauthiers s’étaient répandus dans les villages de Pierrefitte-en-Cinglais, de Villers et de Commeaux, non loin d’Argentan. Le duc de Montpensier et ses lieutenans Thorigny, Beuvron, Longaunay, De Vic, Martel de Bacqueville, Grimouville-Larchant, les attaquèrent successivement dans ces trois positions. L’artillerie de l’armée royale épouvanta ces hommes braves mais indisciplinés ; ils se débandèrent, et on les tailla facilement en pièces. Jamais il ne s’était fait un aussi grand carnage par une aussi petite poignée de monde. Plus de trois mille de ces paysans restèrent sur la place. De douze cents qui se rendirent à discrétion, quatre cents furent condamnés aux travaux publics ; les autres eurent permission de se retirer, après s’être engagés à ne point porter les armes pour la défense du parti ; on prit aussi avec eux quelques gentilshommes, et, entr’autres, le baron de Tubœuf. Cette défaite arriva un vendredi 22 avril. Cet échec, non seulement affaiblit considérablement la ligue en Normandie, mais éteignit encore absolument le parti des Gauthiers, qui avaient rendu leur nom formidable à la noblesse et à toutes les villes de la province. Leur société se rompit, et ils ne parurent plus depuis. De Thou, en disant que la nouvelle de la défaite des Gauthiers dut paraître d’abord incroyable, montre assez à quel point ces villageois armés étaient parvenus à se faire craindre[3].

1600. Le sieur Destut de Tracy lève la fierte,

Le fait à raison du quel la fierte fut levée en 1600 tenait encore aux querelles de religion. Les moines de la Charité-sur-Loire ayant, en vertu d’un édit du roi, mis en vente des terres à haute justice, sises dans la paroisse de Tracy (Berri), et contiguës de celles de François Destut, sieur de Saint-Père et de Tracy, un sieur De Jodon, voisin de ce gentilhomme, avait mis ces terres à prix. Le sieur De Jodon était un religionnaire ardent, « et s’il eust esté adjudicataire des dictes terres, il eust porté grande incommodité au sieur De Tracy et à ses subiectz, estant icelluy De Jodon de la nouvelle prétendue religion et homme scandaleux… Il y auroit faict le presche et aultres assemblées illicites. » François De Tracy alla trouver à Auxerre les commissaires de la vente, et leur fit des représentations qui produisirent l’effet qu’il avait pu en attendre. Les terres ne furent point adjugées au sieur De Jodon ; mais ce dernier eut bientôt connaissance de cette démarche, et rechercha, dès lors, toutes les occasions de nuire au sieur De Tracy, en empêchant, par exemple, les voisins et redevanciers de ce gentilhomme « de luy rendre les corvées et debvoirs ordinaires à luy deubz, spécialement le jour de la bannye pour les vendanges ; en faisant deffence aux mareschaulx de ferrer ses chevaulx, aux habitans d’aller mouldre en son moullin ; en faisant semer plusieurs mauvays propos contre son honneur, et libelles libelles diffamatoires contre sa famille, et les appliquant aulx portes des esglizes et lieux publicqs de la ville de Cosne et de l’abbaye de Sainct-Laurens. » De tels outrages ne pouvaient être dissimulés. La famille De Tracy porta plainte en justice… Irrité de cette dénonciation, un nommé Guichart, dit Rodomont, parent du sieur De Jodon, chercha les occasions de nuire au sieur De Tracy ; il interceptait ses lettres et insultait ses gens ; il l’outrageait lui-même par les chemins. Le sieur De Tracy, sans cesse poursuivi par cet homme, se vit enfin réduit à défendre sa vie contre lui, un jour qu’il l’attaquait encore plus violemment que de coutume, et le tua d’un coup d’épée. Condamné à mort par contumace, à raison de ce meurtre, le sieur De Tracy prit la fuite. On lui reprochait d’autres faits. Ainsi, « ung nommé Estienne Valençon, esgaré d’esprit, et hors d’entendement, le quel, en ceste aliénation d’esprit, commettait force excèz, comme violementz et aultres outrages, avoit esté arresté par ses ordres, et il l’avoyt faict fouetter, de façon qu’il l’avoyt remys en son sens. » Une autre fois, un ouvrier vigneron, loué par lui pour la façon de ses vignes, ayant été surpris travaillant à la vigne d’aultruy, comme il voulait lui donner un coup du plat de son épée, icelle estant tournée, l’ouvrier se trouva blessé ; mais il fut pansé, nourri et médicamenté chez le sieur De Tracy. Enfin, un jour, il avait donné un coup de plat d’épée à son fermier. Le sieur Destut ayant été poursuivi activement par la famille de Guichard Rodomont, et se voyant sur le point d’être arrêté par un archer du prévôt, était venu à Paris se rendre au duc de Montpensier, qui répondit de lui et s’obligea à le représenter au besoin. Le sieur De Tracy, ainsi mis à la garde du duc de Montpensier, pria ce prince qui le protégeait de l’envoyer prisonnier à Rouen, pour qu’il y pût solliciter le privilège de saint Romain. Le duc y consentit, et, écroué par ses ordres au Vieux-Palais, recommandé par lui au chapitre et au parlement, le sieur Destut demanda et obtint la fierte.

1601. La fierte levée par le curé de Sideville (en Cotentin), qui avait tué le curé de Bréville

En 1601, la fierte fut accordée à un prêtre, « Maistre Nicolas Le Fort, curé de Sideville » dans le Cotentin. Le 8 septembre 1578, jour de saint Gorgon, qui se célébrait, tous les ans, à Sideville, « avec grande affluence et concours de peuple, la pluspart pour y danser et s’esbatre, plustost que pour dévotion », le curé de Sideville était dans son église où l’on chantait les vêpres, lorsqu’il fut averti que son frère Robert Le Fort, sieur de Carneville, venait d’être offencé (blessé) à sang, à peu de distance de l’église. Aussi-tôt il était sorti du chœur, revêtu de ses habits sacerdotaux, et, près de son presbytère, avait trouvé plusieurs gentilshommes, l’épée tirée, se battant les uns contre les autres : Michel De Ravalet, curé de Bréville, était le plus échauffé de ces combattans ; et c’était lui qui venait de donner au frère du curé de Sideville, un coup d’épée sur la tête. Ce curé de Bréville « estoit ung homme mutin et factieux, faisant profession d’armes, plustost que de curé et ecclésiastique. » Peu de tems avant, il avait tué le baron d’Echauffou, et venait d’obtenir des lettres de rémission pour ce meurtre. Le curé de Sideville, indigné de voir son frère ainsi blessé, « appréhenda le curé de Bréville par le corps, pour empescher qu’il ne le blessast d’avantage. » Long-tems les deux curés « se bouleversèrent l’un l’autre. » Enfin, celui de Sideville « se sentant, dit-il, oultrajeusement frappé, donna ung coup d’espée au travers du corps du curé de Bréville, du quel coup ce dernier mourust et rendit l’âme entre les bras de son meurtrier, sans dire ny proférer autre propos, synon : Ha ! je suis mort. » Le curé de Sideville, « recongnoissant que par ce meurtre il avoit encouru l’irrégularite, cessa de célèbrer la messe. » L’abbé de Cherbourg, qui présentait à la cure, lui donna un successeur. Nicolas Le Fort envoya à Rome pour solliciter du pape sa réhabilitation aux fonctions sacerdotales ; mais il ne put rien obtenir, n’ayant eu pardon du roy. Enfin, en 1601, la fierte lui fut accordée.

1603.Un frère obtient la fierte, pour avoir assassiné le meurtrier de son frère.

Nous avons vu, en 1583, un sieur Gomer Du Breuil absous, par la fierte, de l’homicide par lui commis sur l’assassin de son père. En 1603, vingt ans après, la fierte fut accordée à un jeune gentilhomme qui avait vengé son frère par un meurtre qu’avaient accompagné des circonstances fâcheuses. En 1593, un duel avait eu lieu aux portes de Verneuil, entre le sieur Du Breuil et le sieur De la Morandière, lieutenant du baron de Médavy, commandant pour la ligue à Verneuil. Le nommé La Caillotière, intimement lié avec le sieur De la Morandière, et témoin du combat, avait écarté tous les coups qui auraient pu atteindre son ami. Du Breuil ayant ainsi en tête deux adversaires, au lieu d’un, n’avait pu résister long-tems, et était tombé percé de coups. On sut bientôt comment les choses s’étaient passées. Hector De Barville du Parc, jeune frère de Du Breuil, indigné de la conduite de La Caillotière, le provoqua en duel. Mais le baron de Médavy empêcha le combat. Ce fut alors, et par l’effet du chagrin que lui causait cette défense, qu’Hector De Barville quitta la ligue et s’attacha au service de Henri IV. Quelques mois après, ce jeune homme, âgé de seize ou dix-sept ans, se trouvant au bourg de Moullins, chez la veuve de son frère Du Breuil, La Caillotière vint à passer devant la porte de la maison. La dame Du Breuil se persuada qu’il avait voulu les braver. Si vous ne vous en vengez, ditelle à Hector De Barville, je ne croiray jainaiz que vous ayez aimé vostre frere. Excité par ces paroles, par les pleurs de sa belle-sœur, Hector, accompagné de Barville-Vauhulin, l’un de ses frères, et suivi de quelques soldats armés, se rendit à cheval, à Courteraye, chez le sieur De Saint-Aignan son cousin, où il sut qu’était La Caillotière. Saint-Aignan, qui devina leurs projets, voulait les empêcher d’avancer ; mais un des soldats de la suite des deux frères lui tira à bout portant un coup de pistolet qui le tua sur la place. La Caillotière, qui était sans armes, subit le même sort, et périt assassiné par cinq ou six hommes armés. Avant d’expirer, il dit à Hector ; « Monsieur De Barville du Parc, qu’avez-vous faict ? Vous avez tué l’un de vos meilleurs amys. » Ce mot inspira au jeune Hector De Barville un regret indicible « tel qu’il eust voulu estre à la place de sa victime. » Mais les soldats de sa suite, peu touchés de ce qu’il y avait d’attendrissant dans ces dernières paroles d’un mourant, donnèrent jusqu’à « cinquante ou soixante coups d’espée » sur le cadavre de ce malheureux. En 1603, Hector De Barville vint à Rouen solliciter la fierte. L’assassinat des sieurs La Caillotière et De Saint-Aignan avait fait beaucoup de bruit. Barville de Vauhulin, frère d’Hector, et quelques autres de ses complices, mis en jugement à raison de ce double meurtre, avaient eu la tête tranchée. La réputation d’Hector était mauvaise ; il avait, dès l’âge de quinze ans, pris part à un autre meurtre. Dans les guerres de la ligue il avait rançonné durement les paroisses des environs de Verneuil, pillè des convois, fait vendre à son profit des bestiaux enlevés à de pauvres villageois ; il était criblé de dettes, et on le soupçonnait de fausse-monnaie. Élu, toutefois, par le chapitre, et amené devant le parlement, il avoua les crimes que nous venons de rapporter. Claude Groulard, premier président, lui remontra que le privilège de saint Romain ne pouvoit estre accordé à ceulx qui se trouvoient convaincus d’ung tel assassinat de guet-à-pens. Le parlement était obsédé par les parens des homicidés, qui s’opposaient à la délivrance du prisonnier, coupable, disaient-ils, d’assassinat prémédité, écroué d’ailleurs depuis l’insinuation du privilège, et détenu au Vieux-Palais, double motif qui l’excluait de la grâce qu’il osait solliciter. Mais Hector De Barville était protégé par de puissans personnages. Le roi lui-même avait écrit en sa faveur, et l’avait, en outre, recommandé de vive voix au cardinal de Bourbon, troisième du nom, archevêque de Rouen. Son extrême jeunesse, lors de l’assassinat des sieurs De Saint-Aignan et La Caillotière, le souvenir du désordre universel qui régnait alors dans toute la France, le mouvement naturel et irrésistible qui l’avait porté à venger un frère, atténuaient un peu l’énormité du crime. « Desjà sous le privilège sainct Romain, des cas énormes avoient esté enveloppez et assoupis. » C’est ce que dirent les gens du roi, en consentant qu’Hector De Barville fût délivré, mais par provision seulement. Le parlement adopta ce terme moyen, dont beaucoup d’arrêts antérieurs offraient l’exemple. Barville, secrètement déclaré indigne du privilège, fut toutefois délivré au chapitre, mais par manière de provision seulement, aux charges contenues au registre, disait l’arrêt. Ces expressions annonçaient, de la part du parlement, des desseins ultérieurs. Parmi cette multitude immense d’habitans de la ville et des campagnes, accourus à Rouen, de toutes parts, pour voir la cérémonie de la fierte, le bruit se répandit qu’on devait arrêter le prisonnier après la fête. Un envoyé du chapitre vint demander au premier président Groulard si cela était vrai ; ce magistrat lui donna l’assurance du contraire. En effet, la cérémonie eut lieu comme de coutume, les cloches sonnèrent, la fierte fut levée, la messe chantée à Notre-Dame. Mais, au moment où M. Halley, bourgeois de Rouen, maître en charge de la confrérie de saint Romain, voulait faire entrer chez lui le prisonnier pour y souper et coucher selon l’usage, l’huissier Louvel, et Bourrey, commis-greffier de la Tournelle, assistés de plusieurs personnes apostées par un nommé De Launay de Saint-Aignan, parent de celui qui avait été tué lors de l’assassinat de La Caillotière, se jetèrent sur Hector De Barville ; les uns le prirent au collet, les autres aux cheveux, s’écriant qu’ils interjetaient clameur de haro sur lui ; l’un d’eux le menaça d’un poignard nu. Les membres de la confrérie de saint Romain résistèrent. Le maître en charge de la confrérie réussit à arracher le prisonnier aux mains qui l’avaient saisi, et le fit entrer dans sa maison, où ces furieux n’osèrent le poursuivre. Il y eut alors dans Rouen une grande rumeur. A sept heures du soir, le premier président Groulard vit entrer dans son hôtel les anciens maîtres et tous les confrères de saint Romain ; ils traînaient avec eux ceux qui avaient attenté au privilège, et se plaignaient surtout de Bourrey, commis de la Tournelle, celui de tous qui s’était mêlè le plus avant dans ces scènes tumultueuses. Bourrey, après bien des dénégations, se voyant forcé d’avouer le fait, déclara que, parent du sieur De Launay qui avait interjeté ce haro, il n’avait pu faire autrement que de l’assister, parce que bon sang ne peut mentir quand il est eschauffé. Au moment où le premier président lui adressait une sévère remontrance ainsi qu’à l’huissier Louvel, un député de l’archevêque de Rouen vint, au nom du prélat, se plaindre de ces actes de violence. De son côté, le duc de Montpensier, gouverneur de la province, envoyait dire au premier président qu’averti de ce qui se passait, « il s’estoit voulu lever pour aller, avec main armée, faire exécuter la volonté du roi, du quel il avoit exprès commandement en faveur du prisonnier » ; mais que le mauvais état de sa santé l’en avait empêché, et que, d’ailleurs, il comptait sur l’empressement que le parlement mettrait à y donner ordre. Le premier président Groulard se hâta d’envoyer convoquer tous les membres du parlement, per domos, avec prière de se rendre au palais, à l’instant même. Il était neuf heures du soir lorsque le parlement fut réuni. L’auteur de tout ce mouvement était le sieur Eustache De Saint-Aignan, dit De Launay. Cousin des sieurs De Saint-Aignan et La Caillotière, si odieusement assassinés par les Barville, il avait, depuis 1593, fait de grandes dépenses et une infinité de démarches pour assurer l’arrestation d’Hector De Barville. Il avait même, avec la permission du roi, fait mener du canon devant la maison de ce dernier, pour se rendre maître de lui. Mais, averti que, par l’effet du privilège de saint Romain, Hector De Barville allait être transporté au Vieux-Palais, et qu’il y avait un complot pour l’enlever et le rendre à la liberté, il avait interjeté le haro qui avait causé tant de rumeur et dont il déclarait se désister. Mandé devant la cour, telles furent les explications que donna le sieur De Launay de Saint-Aignan. Le procureur-général Le Jumel dit que la voie du haro « estoit introduicte quand il y alloit de la force et violence à la quelle on ne pouvoit résister. » Le parlement ayant rendu, le matin, un arrêt de delivrance en faveur du sieur De Barville, sa partie civile n’avait pas dû troubler la solennité et cerémonie, et donner sujet à une grande commotion et sédition. Il requit que le sieur De Launay, malgré son désistement, fût condamné à de grandes amendes. Ensuite, parut devant la cour Me. Bourrey, commis à la Tournelle. Parent des deux gentilshommes assassinés par les Barville, il s’était indiscrètement prononcé, en toutes rencontres, contre l’élection d’Hector Du Parc. Le matin, pendant que le parlement examinait le procès du prisonnier, il n’avait cessé de prendre des notes et de rédiger des mémoires, à l’effet de nuire à Hector De Barville. « Il avoit dans sa pochette quatre ou cinq requestes à présenter contre luy, selon les occurrences. » Après que le parlement avait eu décidé que De Barville ne serait délivré que par provision, on avait entendu Bourrey s’écrier plusieurs fois, en sortant du Palais, que c’estoit ung sainct arrest que celuy que la court venoit de rendre, et qu’il mettroit plus de vingt hommes à la queue du prisonnier, qui l’empescheroient bien de s’enfuyr. C’était lui qui avait excité M. De Launay Saint-Aignan à l’échauffourée qui mettait toute la ville en rumeur ; c’était lui qui avait donné des instructions à l’huissier Louvel et à ses consorts. Il confessoit sa coulpe en s’excusant sur son affection envers ses parents meschamment assassinéz. Le premier président lui adressa, au nom de la cour, les reproches sévères qu’il méritait. Sur ces entrefaites, et au moment où le parlement se disposait à déclarer tortionnaire le haro interjeté si irrégulièrement par M. De Launay Saint-Aignan, et à le condamner, ainsi que Bourrey, à de fortes amendes, le sieur Halley, maître de la confrérie de Saint-Romain, vint, accompagné de plusieurs bourgeois, faire part à la cour d’un incident nouveau. Il y avait peu d’instans, le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, était venu chez lui, s’était saisi d’Hector De Barville, et l’avait enlevé dans son carrosse attelé de quatre chevaux, sans qu’il y eût eu moyen de s’y opposer. Cette nouvelle mit le parlement « en plus grande peine que auparavant. » M. Bouchard de Cottecôte, maître des requêtes, avait assisté à toutes les délibérations du jour, et connaissait bien l’affaire. A la prière du parlement, il alla à l’instant trouver le prélat, pour sonder ses intentions et le déterminer, s’il était possible, à rendre le prisonnier en l’estat qu’il estoit, pour que la cérémonie pût être achevée. Il devait représenter au cardinal les conséquences de ce qu’il venait de faire, et cela au moment où le parlement procédait contre l’huissier et ses consorts, et s’occupait de faire réparer les fautes commises. Le cardinal répondit « qu’il n’avoit rien entrepris que pour l’exécution des lettres et commandements qu’il avoit du roy », et, ces lettres, ces ordres, il les communiqua à M. De Cottecôte, en remarquant que le prisonnier était maintenant au Vieux-Palais, et qu’à dix heures du soir il était trop tard pour qu’on ouvrît les portes de ce château-fort ; il aviserait, le lendemain, à ce qu’il aurait à faire ; mais l’huissier qui avait si scandaleusement troublé la cérémonie, et ceux qui l’avaient secondé, devaient être sévèrement châtiés, et, à cette fin, envoyés au conseil privé du roi ou au grand-conseil. Après avoir entendu le rapport de M. De Cottecôte, le parlement, sentant la nécessité de protester contre toute idée de connivence entre lui et ceux qui avaient troublè la fête et mis la ville en rumeur, déclara « tortionnaire et fait contre et au préjudice de son arrêt et de la liberté de la cérémonie publique, le haro interjeté par Eustache De Saint-Aignan, sieur de Launay, sur Hector De Barville, sieur du Parc, délivré au chapitre. » Ce gentilhomme et Bourrey furent condamnés chacun à vingt-cinq livres d’amende. L’arrêt ordonna que « Barville seroit remis en tel estat qu’il estoit auparavant le haro, pour que les solemnitéz accoustumées en tel acte pûssent estre faictes et parachevées. » Une information eut lieu sur les forces, troubles et insolences qui avaient esté faictes lors de la dicte solemnité. Le lendemain, par suite de renseignemens plus précis sur la conduite de Bourrey, commis à la Tournelle, le parlement le décréta de prise de corps et le fit écrouer à la conciergerie. Suspendu, en outre, de sa charge, Bourrey n’obtint sa mise en liberté, le 16 mai, que pour la référence de la feste prochaine (la Pentecôte) et sous la condition de ne pas sortir de la ville.

1606. Procédures, au conseil, contre Péhu, l’un des assassins de Montmorency Du Hallot

En 1606, la lamentable histoire de l’assassinat de Montmorency du Hallot occupait de nouveau les esprits. Comme nous l’avons vu précédemment, trois des scélèrats complices du marquis d’Alègre, arrêtés à quelque intervalle, avaient expié successivement leur crime sur l’échafaud. Depuis, et lorsque les troubles de la ligue furent entièrement apaisés, les dames Du Hallot ayant su que Péhu la Mothe était à Paris, parvinrent à le faire arrêter et écrouer dans les prisons du Grand-Châtelet. Le chapitre de Rouen intervint, le dirons-nous ? aux frais du marquis d’Alègre, qui, toutefois, ne parut jamais ; il s’était retiré en Italie, et ne revint que long-tems après en France, où il épousa Louise De Flagheac[4]. Cette affaire importante, dont la discussion réveillait de si tragiques souvenirs, fut plaidée au conseil, pendant plusieurs journées consécutives. « Grande cause, certes, qui fut diversement bien soustenue par quatre braves advocatz, un Cerizay pour Péhu, Monstreuil pour le chapitre, Bouthillier pour les dames Du Hallot, M. Foullé, advocat du roy, pour le procureur-géneral. Et Dieu sçait si ce fut à beau jeu beau retour[5]. » C’est Étienne Pasquier, témoin oculaire, qui nous le dit ; et, en cette occasion, le docte écrivain recueillit les élémens d’un curieux chapitre sur le privilège de la fierte, qui lui avait paru, avec raison, un sujet digne d’être traité dans ses Recherches de la France. Cerizay, avocat de Claude Péhu, dit qu’à l’époque où l’assassinat de Du Hallot avait été commis, Péhu était d’un âge si tendre que le marquis d’Alègre n’avait pu le mettre dans sa confidence, et que ce jeune homme l’avait suivi sans connaître ses projets. (Nous avons vu le contraire, par la confession de Péhu lui-même au chapitre.) Mais eût-il été coupable, continuait son avocat, le privilège qu’il avait obtenu le garantissait à jamais de tout châtiment. Les humiliations attachées à la levée de la fierte, étaient une peine substituée à l’autre ; c’était une forme de l’ancien usage des asiles. En tout cas, des lettres d’abolition, accordées tout récemment par le roi à Péhu, « ensevelissoient en un oubly perpétuel, à son esgard, le crime pour raison du quel il estoit recherché[6]. »

Monstreuil, avocat du chapitre, après avoir dit que dans cette affaire « il plaidoit la cause de Dieu et de son esglise », raconta, avec beaucoup de détails, le miracle de la gargouille, miracle qui, disait-il, avait donné lieu au privilége. « Ce privilége ne pouvoit estre entamé que, du mesme coup, l’honneur de Dieu et de ses saincts ne fust blessé ». Et même, à le bien prendre, il ne s’agissait pas du privilége du chapitre de Rouen, mais du privilége de toute la France, « laquelle pouvoit, par ce moyen, espargner la vie à un des siens, pour, puis après, en tirer du service. » En vain venait-on représenter Péhu comme coupable du crime de lèze-majesté ; son crime n’avait point ce caractère ; le meurtre qu’il avait commis avait été l’effet cruel et sanglant d’une querelle particulière entre gentilshommes. Après le meurtre, ni D’Alègre ni les siens n’avaient rien entrepris sur la place de Vernon : preuve certaine que le dessein du marquis « n’estoit contre l’Estat, ains contre la personne du mort. » Du Hallot, disait-on, était lieutenant de roi ; son meurtrier était donc criminel de lèze-majesté ; mais qui pouvait ignorer que le besoin du tems avait fait créer alors une foule de lieutenans de roi particuliers ? Oserait-on dire que chacun d’eux avait ce caractère sacré qui participe à l’inviolabilité de la majesté royale ? D’ailleurs, le sieur De Montmorency du Hallot n’ayant pas fait enregistrer au parlement sa commission, n’était pas légalement lieutenant de roi. Quant à ce qu’on alléguait contre l’arrêt qui avait admis Péhu à la fierte, que cet arrêt avait été rendu par des magistrats ligueurs, le roi Henri IV ayant, lors de la réduction de Rouen, confirmé et autorisé tout ce qui s’était passé dans cette ville pendant les troubles, l’arrêt rendu en faveur de Péhu « estoit aussi bon et valable que s’il eust esté faict en pleine paix. » Le privilége devait donc profiter à Péhu, qui l’avait obtenu, et toutes procédures criminelles cesser à l’égard de ce gentilhomme.

Denis Bouthillier, qui plaidait pour les dames Du Hallot, témoigna d’abord son étonnement de l’intervention des chanoines, dans une affaire où, jusques alors, leur privilége n’avait pas encore été débattu. L’élection faite, de Péhu, dans des tems de rebellion, en haine de l’autorité royale, au lieu d’être invoquée par les chanoines de Rouen, « auroit dù, dit-il, estre ensevelie au tombeau de l’oubliance, ainsy que les autres actes de leur rebellion. » Mais, puisqu’ils intervenaient et retardaient ainsi, sans aucun intérêt, le cours de la justice et la réparation si légitimement due à une veuve, à une fille dont le mari, dont le père avait été si odieusement assassiné, il allait examiner le privilége de saint Romain qu’ils faisaient sonner si haut, privilége au moyen duquel le chapitre disait avoir le droit d’élire, chaque année, un prisonnier, le plus chargé de crimes qui se trouvait dans les prisons de Rouen ; coupable d’assassinats commis non seulement aux personnes des petits-enfans tués dans leurs berceaux, des maris tués par leurs femmes, dans leurs lits nuptiaux, voire jusques aux parricides et autres crimes détestables. Trois questions se présentaient : 1 °. La vérité du miracle soi-disant fait par saint Romain, et de la concession prétendue faite par Dagobert à saint Ouen, du privilége annuel de délivrer un prisonnier ; 2°. Si, ces deux faits étant prouvés, les individus accusés de crimes détestables pouvaient jouir du privilége ; 3°. Si, en particulier, Péhu et ses complices pouvaient en jouir. « En remerciant Dieu d’avoir deslivré la ville et le païs circonvoisin d’une hideuse et cruelle beste nommée gargouille, les chanoines de Rouen (dit Bouthillier) exhibent au peuple un monstre presque aussi grand que ceste gargouille, un homme couvert de sang et de crimes, qu’ils ravissent des mains de la justice, et qui acquiert l’impunité ; comme s’ils vouloient admonester ceux qui sont présens à ceste publicque solemnité, que si quelqu’un a conçeu dans son entendement des meschancetéz semblables, il les peut librement exécuter, et s’asseûrer que, après les avoir commises, et lorsqu’il regorgera de sang innocent, il sera certain qu’en l’année suivante il pourra estre choisy comme le plus meschant pour lever la châsse de sainct Romain, par le moyen de laquelle toutes ses meschancetéz seront lavées et demeureront impunies. C’est tout le fruict que le peuple peut rapporter de ceste solemnité. Après cela, combien de brigues et de monopoles pour se faire eslire ? combien ceux qui avoient voix pour ceste élection estoient pratiquéz et sollicitéz ! et quant l’eslection estoit assurée, souvent les prisonniers, n’osant se présenter eux-mêmes, y envoyoient des valets ou personnes de néant (comme D’Alègre y avoit envoyé Péhu), pour qu’ilz acquissent l’impunité à leurs complices, qui n’osaient se monstrer au peuple et estaler en public le tesmoignage de leurs abominables cruautéz. Enquérons-nous donc si un tel miracle, un tel privilège sont véritables ? » Ici commence, sur la fausseté du miracle et sur celle de la concussion du privilège de la fierte, par Dagobert, une discussion dont les meilleurs argumens se retrouvent dans notre dissertation préléminaire, mais épurés de beaucoup d’erreurs de chronologie, et fortifiés de ce que les écrivains postérieurs ont dit à cet égard, et de ce que nous ont fourni nos propres recherches.

De la fausseté du privilège, l’orateur en venait à son inutilité, à ses mauvais effets. « S’il estoit faict pour personnes de qualité, ou de tant soit peu de mérite, il y auroit, disait-il, quelque subiect de le conserver ; mais de l’autoriser pour les plus meschans qui se rencontroient prisonniers, hommes de néant et de nulle recommandation, pour leur acquérir une entière impunité, cela estoit insupportable. De tous ceux qui l’avoient obtenu, il ne s’en estoit jamais trouvé un seul, le quel eût fait aucun acte signalé pour le service du roy et du public, soit auparavant, soit après avoir levé la fierte. » Il engageait le cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, à « jeter au feu ce prétendu privilége introduis soubz le manteau d’un miracle supposé ; afin que désormais l’esglise de Rouen demeurast pure et nette du sang de ceux qui estoient inhumainement assassinez, soubz l’espérance de l’impunité que les assassinateurs se promettaient par une telle couverture. Si tant deraisons ne les arrestent, s’écriait-il, ils doibvent savoir que enfin Dieu ne lairra point tant de meschancetéz impunies, et que, après la délivrance de ceux qui les ont commises, il est à craindre que la vengeance divine ne tombe sur ceux du chapitre, voire sur tous les habitans de la ville de Rouen, lesquels soustiennent si opiniastrement ce prétendu privilège. » Mais le privilège fût-il aussi bon en lui-même qu’il était pernicieux, à quel titre Péhu pouvait-il s’en prévaloir ? l’arrêt en vertu duquel il avait levé la fierte avait été donné par des juges rebelles et interdits, au préjudice de personnes attachées au roi. Les chanoines qui avaient élu Péhu, les juges qui l’avaient délivré, « estoient, plus que parties, pousséz d’une si grande animosité contre Du Hallot et contre tous les autres serviteurs du roy, que non seulement ils estoient disposéz d’en approuver l’assassinat commis en sa personne, ains que eux-mesmes l’eussent volontiers tué ou faict tuer à cause qu’il leur faisoit la guerre. Péhu n’avoit esté délivré qu’à condition de s’enrôler dans la ligue, et il l’avoit juré sur les évangiles. L’arrêt portoit que le privilége ne seroit que pour ceux de ses complices qui tenoient pour la ligue. Vit-on jamais plus d’animosité ? » Enfin les lettres d’abolition obtenues par Péhu étaient radicalement nulles, fondées qu’elles étaient sur des faits faux que l’on y voyait énoncés. Car, par exemple, la confession même de Péhu suffisait pour prouver qu’il avait suivi D’Alègre, sachant bien qu’il allait assassiner Du Hallot.

Dans le plaidoyer que nous venons de reproduire en substance, Bouthillier avait parlé des miracles et des légendes des saints un peu hardiment pour le tems. S’il faut en croire le chapitre de Rouen, « plusieurs fois le président l’avoit adverti, de la main, qu’il eust à changer de propos. Les juges avoient tesmoigné assez par leurs contenances qu’ilz n’avoient agréable de l’ouïr parler si irrévéremment des saincts. » Enfin M. Foullè, avocat du roi, s’étant levé pour donner ses conclusions dans l’affaire, blâma Bouthillier, dans l’exorde de son plaidoyer, et « remonstra que ce n’estoit à luy de parler avec si peu de respect des lègendes des saincts, des quels l’approbation appartenoit aux docteurs de Sorbonne[7]. »

Mais, après ces paroles de censure adressées à l’avocat, le magistrat ne ménagea guère plus que lui le privilége de la fierte. Ce privilége était, dit-il, « nul, faux, abusif, directement contraire aux lois et maximes de l’estat, qui avoient attaché inséparablement à la personne de nos rois ce droit souverain, par-dessus tous les autres, qu’ilz appellent de la vie et de la mort, pour monstrer que ceste puissance absolue par la quelle ils pardonnent et abolissent les crimes capitaux, leur est spécialement réservée par prudence d’estat pour se faire aimer de leurs sujets, sans qu’ils la laissent transmettre ni communiquer à qui que ce soit. » La concession de Louis XII était donc nulle et ne pouvait obliger ses successeurs. Elle était fondée sur des faits faux ; Ici l’avocat-général discutait les récits du miracle, de la concession du privilége, et établissait la fausseté de cette légende. « Il n’y avoit, dit-il, autre marque, du reste, de ces trophées et de ces triumphes, sinon une feinte représentation de ceste gargouille, que l’on faisoit voir au peuple et que l’on portait en procession solemnelle une fois l’année. » Mais, ce privilége fût-il fondé sur un fait vrai, quel usage en faisaient les chanoines ? « Le rôle de ceux qui avoient levé la fierte prouvoit que, pour le faire valoir et le rendre plus éminent, ils avoient toujours choisy les plus criminelz, les plus scélératz, ceux qui avoient le plus grand nombre de complices, qu’ils absolvoient ensemblement ettiroient des mains de la justice… Ils en avoient faict un sauf-conduit et un passe-port à toutes sortes de crimes, quelque horribles et détestables qu’ils fussent, n’y recevant que des homicides, des parricides, des assassinateurs de guet-à-pens, des femmes qui avoient faict périr leur fruict. Ne devoient-ils pas se souvenir que les lieux de franchise n’avoient esté introduits qu’en faveur de ceux qui auroient failly par imprudence ou inadvertence ? » Du moins devaient-ils apporter à leur privilège ce tempérament, de supplier, tous les ans, le roi d’accorder à celui qu’ils auraient choisi, des lettres d’abolition, sur leur présentation. Il n’y avait que cette modification qui pût faire subsister l’usage de la fierte. Jusque-là, il déclarait, lui avocat du roi, s’opposer à l’entérinement du privilége ; il ferait des remontrances au roi pour qu’il y fût pourvu, et que ce privilége fût entièrement cassé, révoqué et annullé. Mais, en tous cas, le privilège ne pouvait servir à Péhu, complice d’un crime de lèze-majesté, et délivré par des magistrats rebelles, juges et parties au procès. Le conseil donna acte à l’avocat du roi de son opposition à l’exécution du privilège, pour, dans le jugement du procès, y avoir tel égard que de raison.

Ces réserves de l’avocat-général Foullè et du Remontrant, conseil effrayèrent le chapitre ; il trembla de se voir enlever tout-à-fait son privilège, déjà si notablement modifié par la déclaration de 1597. À cette époque (octobre 1607) les états de Normandie étaient assemblés à Rouen. L’église métropolitaine ne laissa pas échapper une occasion si favorable ; à la demande du clergé de la province, les états supplièrent le roi, par une clause expresse de leurs remontrances, de « conserver la liberté de l’eslection d’un prisonnier, qui se faisoit tous les ans par le chapitre de Nostre-Dame de Rouen, et d’ordonner que les personnes ayant jouy du dict privilège y fûssent maintenues. » Cet article fut accordé « à la charge, par le chapitre, de se conformer à la déclaration de sa majesté et aux arrêts et règlements de la cour de parlement, en conformité de la déclaration de sa majesté[8]. »

Cependant, le conseil, par une première décision, et sans s’arrêter à l’intervention du chapitre, avait ordonné que le procès contre Péhu serait continué, et les témoins récolés. C’était décider que le privilège n’avait point profité à Péhu ; c’était déclarer nulles l’élection faite par le chapitre de Rouen, en 1593, et la délivrance prononcée par le parlement. Bien prit alors à Péhu d’avoir obtenu des lettres de grâce ; car, s’il eût été réduit au seul privilège de la fierte, c’en était fait de lui, et son supplice, ajouté à celui de Frémyn, de La Gloë et de Doubledent, eût montré à la France combien peu c’était que ce privilège dont les impétrans pouvaient, dans la suite, être mis en jugement et monter sur l’échafaud. Mais les lettres de grâce le sauvèrent, et, le 26 mars 1608, le conseil, « ayant aucunement esgard aux lettres d’abolition obtenues par Péhu, mais vu, toute fois, les cas résultans du procès, le bannit de la suite de la cour à dix lieues à la ronde, des provinces de Normandie et de Picardie, pour neuf ans, à peine de la vie s’il rompoit son ban, et à charge de servir le roy, pendant le dict temps, en tel lieu où il plairoit au roy de l’employer ; le condamna à quinze cents livres de dommages-intérêts envers les dames Du Hallot, et à quelques aumônes envers les pauvres. » Cet arrêt, plus fâcheux encore pour le privilège de saint Romain, que pour Péhu, mit un terme au procès existant depuis si long-tems entre la famille Montmorency et les assassins du sieur Du Hallot, mais non à la vive polémique soulevée entre l’avocat Bouthillier et les chanoines de Rouen, qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir accusé de fausseté le miracle de la gargouille et l’histoire de la concession du privilége de la fierte. Le chapitre avait fait imprimer, vendre, et « crier par toutes les rues de Paris, et particulièrement par les entrées du Palais », le plaidoyer de Monstreuil son avocat. Bouthillier ayant, de son côté, fait imprimer et vendre le sien, le chapitre s’en formalisa, on ne voit pas trop à quel titre, « et, voulant avoir le dernier, fit imprimer à Rouen une Défense pour le privilège de la fierte de monsieur saint Romain, jadis archevesque de Rouen, contre le plaidoyé de maistre Denys Bouthillier, advocat au parlement de Paris, maistre Jehan Bodin et autres[9]. » Dans la dédicace de cet écrit, adressée au cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, les chanoines disaient ne s’être déterminés à rentrer dans la lice, que « vaincus par les instances de tous les ordres de la province et de tous leurs concitoyens. »

L’exorde de cette défense nous montre « tous les articles de la foy esbranlèz, la puissance de Dieu ravalèe, les Saincts bannis du ciel jusques au jugement, privez de leur honneur, rendus impuissans, sourdz et aveugles, les sacremens racourcis et énervez, le sainct sacrifice osté, les temples desmolis, les autels racléz et fracassez, l’escriture saincte tronquée et desguisée, l’antiquité mesprisée, les traditions mises au néant, les belles cérémonies foulées au pied, les louables coustumes esteintes, bref, rien de si sainct et entier qui n’ait esté profané et gasté par l’audace des mescréans. Tous ces maux avoient fondu sur la France, depuis que l’hérésie avoit pris pied en ce royaume. Aujourd’hui, elle s’attaquoit au privilége de sainct Romain, l’un des plus beaux que l’antiquité vénérable eût jamais produits. Bodin avoit commencé, et deux advocats (Bouthillier, et l’avocat-général Foullé) avoient mis l’enchère par dessus luy. Pourquoy tant de remplage de papier ? Pourquoy barbouiller quatre feuillets entiers, si ce n’est afin d’enfler les escritures, pour en tirer du profict ? Qu’y avoit-il d’incroyable que sainct Romain eût détruit un dragon ? Saint Nigaise n’en avoit-il pas détruit un, près Vaux et Meulan ? Donat, évêque en Epire, n’avoit-il pas faict mourir, par le signe de la croix, un dragon d’une si monstrueuse grandeur, qu’il fallut huit paires de bœufs pour l’enlever et le traîner en lieu où il fut bruslé devant tous ? Si ce miracle estoit supposé, il n’y avoit miracle au monde duquel on n’en pût dire autant. » Venait alors une théorie sur les signes auxquels on reconnaissait les vrais miracles ; et ces signes, on le devine bien, se trouvaient tous réunis dans le miracle de la gargouille. De ce qu’aucun historien ancien n’avait parlè de ce miracle, Bouthillier avait conclu qu’il était faux, « Cet argument de Bouthillier, disait le chapitre, estoit aussy aysé à casser qu’une bouteille de verre. » Bouthillier avait oublié sa dialectique ; le chapitre, pour le lui prouver en forme, citait plusieurs règles sur le raisonnement, extraites des cahiers de logique de ce tems-là. Puis, en venant aux exemples, « Bouthillier pourroit-il dire (s’écriait l’apologiste) : Platon n’a point parlè de telle chose ; Aristote n’en a dict mot ; ergo il est faux ? On se moqueroit de luy ; c’est la maxime des hérétiques. Tant que sainct Augustin a tenu ceste maxime, il n’a peu venir à bout de sa conversion ; il vouloit qu’on luy monstrât tout, ou par escrit ou par raison aussy notoire et évidente que trois et quatre font sept. Plus tard, ce grand sainct en estoit bien revenu, et il disoit : Je n’ai veu ny tel miracle, ny ceux qui l’ont veu, mais je le crois, parce que la tradition me l’enseigne. Ainsy faut-il que nous disions : Nous n’avons point veu sainct Romain ny ceux qui l’ont veu ; nous ne l’avons point veu canoniser, ny ceux qui l’ont veu ; nous n’avons point veu faire le miracle du dragon ny ceux qui l’ont veu ; nous n’avons pas veu octroyer le privilége ny ceux qui l’ont veu ; mais nous le croyons par une opinion ferme de toute la province et par une commune renommée fort célèbre. Rien n’a esté escript de ce miracle, mais les pères et mères l’enseignent tous les ans à leurs enfants, que, quand ils voyent ceste gargouille, ils se souviennent qu’à tel jour la ville de Rouen fut délivrée de l’oppression du dragon, afin d’en rendre grâces à Dieu. Nous le tenons de père à fils, nos ancestres nous l’ont ainsy baillé de main en main. Voylà grand cas que ceste gargouille faict si mal au cœur à Me. Bouthillier. Quelle honte y a-t-il à dire que les saincts ont tué et faict mourir les serpens ? A son goust et jugement ces miracles sont honteux ! O impiété ! Qui est le lecteur qui pourra lire cecy, que les cheveux ne luy dressent en la teste ? Que Bouthillier se souvienne d’un ancien proverbe françois : Jamais chien n’abaya (aboya) contre le crucifix, qu’il ne devînt enragé. Si le miracle est supposé, il en dira autant de la fierte et des reliques. Voyez combien d’absurditéz, voire de blasphèmes luy produit ceste mauvaise règle ! Nous luy dirons : Que vous semble de ceste créance, que lorsque sainct Remy baptisoit le premier roy chrestien Clovis, la colombe apporta miraculeusement l’ampoulle pleine de cresme dont fut oingt Clovis et depuis la plus grand’part des roys de France ? Avec vostre règle, vous direz que cela est faux, car on n’en voit rien dans la vie de Clovis, ni dans celle de sainct Remy, ni dans Grégoire de Tours qui a parlé de ce baptême. Pendant quatre cents ans entiers, on ne l’a sçu que par ouyr dire. Que vous semble encore du miracle (cru à Paris et partout ailleurs) de sainct Denys, leur premier apostre, qui, après avoir esté décapité, porta sa teste sur ses bras, jusques au lieu où est maintenant la ville de son nom ? Sy vous voulez parler rondement, vous direz, comme du miracle de sainct Romain : Il est faux et supposé, c’est un mensonge. Voudriez-vous bien soustenir cela en bonne compaignie ? Oseriez-vous l’escrire aussi hardiment que vous avez faict du miracle du dragon ? La maxime vous y conduit, car, en la vie de sainct Denys, il n’y en a pas un seul mot ; les escrivains des siècles subséquens l’ont teu. Celuy qui l’a escrit le premier, a esté Hilduinus, environ sept cents ans après. Toutes fois, nous ne vous conseillons d’en faire comme vous avez faict en vostre plaidoyer. L’impunité qu’apporte ce privilége à un coupable, invite, dit-on, les autres au meurtre, pour l’espérance qu’ils ont d’y parvenir ? Nous n’approuvons pas, non plus que sainct Augustin, les meurtres ; mais nous les détestons grandement, et disons plus, que, s’il y a nation sous le ciel où ils doivent estre chastiez sevèrement, c’est en France, où les François sont par trop promis à espandre le sang, dont ils ne font non plus de cas que de tuer un poullet. Mais de dire que tous les meurtriers comptent sur la fierte, nous respondrons que ce seroit une folle attente que de s’y fier, pour le danger qu’il y a d’estre pris au piége. On dit que ceste immunité oste la peur aux scélérats. Nous respondons qu’il en reste assez d’autres à chastier pour donner exemple aux meschans. On nous accuse de n’accorder le privilège qu’à des gens de néant ; mais nous prenons ce que nous trouvons aux prisons, en usant, néanmoins, de ceste prudence, que nous y préférons un gentilhomme, comme il arrive le plus souvent, pourvu qu’il y ait espérance d’amendement de sa vie. Il est notoire que nous avons distribué le privilège à gens de qualité qui s’y sont présentés, voire à trois barons, des quels y en a qui vivent encore, qui ont fait et font encore bon service au Roy. » Le chapitre est-il bien sincère lorsque, parlant de l’édit de 1597, il dit : « Nous remercions dieu et le roy de la modification qu’il a apportée à ce privilège tant tirassé, tant envié de toutes parts, sçavoir que personne n’y sera plus receu, qui aura commis crime d’hérésie, de lèze-majesté, de guet-à-pens ou de viol ; nous en aurons moins de peine et d’importunité, plus de joye et de contentement. » On a vu, plus haut, de quel œil le chapitre avait envisagé l’édit de 1597, donné, disait-il, dans un tems où il estoit mal veu à cause de la ligue. C’est peut-être pour se dédommager d’avoir loué à contre-cœur un édit qui leur déplaisait si fort, que les chanoines ajoutent : « Nous pouvons dire que, depuis ceste modification, nous n’avons admis à lever la fierte aucun qui l’ait si bien mérité que Bouthillier, lequel, par son vénéneux plaidoyé, a tasché d’empoisonner les aureilles et la conscience de messieurs du grand-conseil. Mais, dira-t-on, plaider faux est-ce un poison ? Oui, et plus dangereux que celuy qui infecte le corps, d’autant que l’âme est plus précieuse. »

Bouthillier avait dit que l’intervention du chapitre avait été « pratiquée par quelques chanoines poussés de l’espérance qu’ils attendoient d’un sale profit. » Le chapitre, dans sa Défense du privilége, protestait de son unanimité, et ajoutait que c’était « Bouthiller qui avoit prostitué sa plume et sa langue à ses clients pour esventer et estaler ce beau chef-d’œuvre de plaidoyé, au mesme prix. » — « Nostre compaignie, ajoutaient-ils, est composée de cinquante, dont le moindre luy apprendra la modestie et à parler dialecte chrestien. Monsieur l’advocat, ne vous deviez-vous pas contenter d’avoir prononcé ce plaidoyé sans le faire imprimer ? Il y a arrest contre. Messieurs du conseil n’ont voulu toucher au privilége. Vous avéz faict si peu d’effort contre icelluy, que, quand vous tonniez et foudroyez de cholère, le roy le confirmoit à la postulation des trois estats de la province. »

Après avoir fini avec Bouthillier, les chanoines s’en prenaient à Bodin, qui, dans sa République, avait attaqué le privilége de la fierte ; Bodin, « grand jurisconsulte, disaient-ils, mais si mauvais théologien, qu’il a esté mis au rang des calvinistes par les escrivains de ce temps. » Dans ce qu’avait dit Bodin sur la fierte, le chapitre remarquait quatre argumens. « Ce sont, disait-il, quatre pièces de canon qu’il a tirées contre le privilége, sans nous avoir, grâce à Dieu, fait aucune peur. » Cet auteur avait comparé le privilége de la fierte à celui des Vestales, dont la rencontre fortuite sauvait les condamnés que l’on conduisait au supplice. « A quel propos ceste comparaison ? disait le chapitre ; nous sommes venus à un siècle où les esprits sont si desgoûtéz, qu’ilz prendront plus de plaisir à lire Tite-Live, Salluste et autres historiens payens, que la Bible, un Eusèbe, un Saint-Jérôme. Ilz ploreront plustost un Adonis, le mignon de Vénus, que la passion de nostre seigneur Jésus-Christ ou une calamité publique. Ils croyront plus asseûrément le privilège des Vestales que de saint Romain ; ils adjousteront plustost foy à la fable d’Hercules qui tua l’hydre, que à sainct Romain qui a tué le dragon. » Bodin avait dit que « la rémission des meurtres estoit tellement annexée à la personne des rois de France, qu’ils ne la pouvoient transporter à quelque personne que ce fût. » Le chapitre répondait : « Zénon ayant professé que le mouvement n’existoit pas ; Protagoras se mit à se pourmener, à grands pas, devant ses écholiers, qui lui demandèrent la cause de ceste viste pourmenade. Il leur répondit : Je confute l’opinion de Zénon, qui nie l’existence du mouvement. Et nous, s’écriait le chapitre, nous disons : Quand Dagobert octroyoit ce privilège à nostre église, il confutoit l’opinion de Bodin ; quand Philippe-Auguste confirmoit ce privilège, il confutoit l’opinion de Bodin ; quand les rois Charles Ve., VIe., et VIIIe. l’ont confirmé, ils confutoient l’opinion de Bodin ; quand Louis XII l’a approuvé, il confutoit l’opinion de Bodin ; quand les rois Henri II et Henri III l’ont confirmé, ils confutoient l’opinion de Bodin ; quand le roi Henri-le-Grand l’a confirmé par deux fois, il a, autant de fois, confuté l’opinion de Bodin. » Enfin Bodin prétendait que l’ordonnance par laquelle Louis XII supprimait les asiles des églises de France, avait implicitement aboli le privilège de la fierte. Le chapitre lui répondait par des lettres-patentes postérieures, émanées du même roi, qui exceptaient le privilège, et s’écriait : « Le canon a battu à froid, et est allé à la picorée. »

Telle est, en somme, la Défense du privilége, qui fut publiée alors au nom du chapitre. Nous avions voulu d’abord la résumer dans le style d’aujourd’hui. Mais, dans un ouvrage où nous avons désiré que l’on vît se réfléchir, comme en un miroir fidèle, les mœurs et les idées des diverses époques qui y figurent tour-à-tour, la parole n’appartenait pas à l’historien, elle appartenait aux personnages eux-mêmes ; on aurait trop perdu à nous entendre au lieu d’eux. Les idées, les croyances, le langage, le style des anciens tems sont une partie de l’histoire de leurs mœurs, et certes ce n’est pas la moins piquante. Voilà notre excuse pour les longs fragmens que nous avons déjà cités et pour ceux que nous allons citer encore.

Le cardinal de Joyeuse, à qui ce livre était dédié, le lut avec beaucoup de contentement, et « n’y trouva rien qui ne fût plein d’une doctrine fort exquise et d’ung style extrêmement beau ; il le prisa et estima autant qu’il estoit possible. » C’est ce qu’il écrivait au chapitre[10], en ajoutant, de sa propre main, « qu’il estimoit beaucoup, en particulier, celuy d’entre eux qui avoit mis la main à la plume pour un si digne subiect, et qui l’avoit si bien traicté. » On pense bien que Denis Bouthillier n’en avait pas été aussi content. Piqué au vif, il se mit aussi-tôt à l’œuvre, et sa Responce[11] ne se fit pas attendre. Il se plaignit de n’avoir trouve dans l’ecrit du chapitre que des injures, calomnies, impostures et discours inutiles. Il vengea l’ordre des avocats, insulté dans cet écrit ; et comme le chapitre l’avait accusé d’impiété ; « Hé quoy ! messieurs, s’écriait-il, le récit de vostre prétendu miracle est-il si promptement monté au ciel, pour s’establir esgal à la divinité, et pour rendre ceux qui le débatent coupables d’impiété, tout ainsi que si, comme les géans, ils s’estoient eslevéz contre le ciel ?. Si en passant seulement par la ville de Rouen, j’y eusse remarqué la solemnité de vostre privilége, et me fûsse dispensé (permis) de la réprouver sans autre subject, vous auriez peut estre quelque occasion de vous en ressentir et de vous irriter contre moy. Mais qu’ayje faict ? j’ay plaidé la cause de madame Du Hallot, pauvre vefve (pauvre, dis-je, encore qu’elle soit d’une bonne et grande maison) poursuivant la justice de l’assassinat commis en la personne du feu sieur Du Hallot, son mary, assassinat le plus signalè qui soit advenu depuis cent ans, en ce royaume, et à la poursuite du quel elle s’est presqu’entièrement ruinée. J’ai deffendu contre vous la dame De la Vérune, laquelle représentait le pourtraict de ceste détestable et misérable cruauté exercée sur la personne de son père. Si j’ai parlé contre le privilège, sous prétexte du quel vous empeschiez leurs poursuites et vous efforciez de faire jouir Péhu la Mothe de l’impunité, et de lui acquérir une abolition générale, me deviez-vous accuser d’impiété ? Vous m’imputez d’avoir enflé mes escritures pour en tirer du profit. Demandez à madame Du Hallot ce qu’elle m’a donné pour la défendre, depuis le commencement jusqu’à la fin du procès. Si je l’escrivois, je me cuide asseûrer que les gens de bien de vostre compagnie s’estonneroient de la peine que j’y ay prise, du temps que j’y ay employé et de la rescompense que j’en ay reçeue, rescompense de laquelle je suis aussy content que si elle m’avoit donné dix mille escus. Despuis quarante années, j’ay fait plus de consultations, de plaidoyers et d’escritures gratuitement, et sans en avoir reçeu aucune rescompense, que vostre pénitencier n’a fait de confessions sans en rien prendre. » Ici Denis Bouthillier fait allusion à l’ancien usage qui existait sans doute encore en France parmi les catholiques, de payer une rétribution au prêtre qui les entendait en confession. Dans une charte de 1422, citée par dom Carpentier, on voit une jeune fille, sollicitée par un jeune homme, lui promettre ses faveurs, à condition qu’il lui donnera de l’argent pour avoir des souliers et pour aller à confesse le jour de Pasques. Dans une autre charte de 1476, un nommé Havart prie Thomassin de luy prester cinq solz et demy pour soy confesser à Pasques. Très-ancien en France, et en vigueur dans tous les diocèses, cet usage existait peut-être encore à l’époque où écrivait Bouthillier. « Chargé de plaider la cause des dames Du Hallot, continuait-il, j’ay fait ce qu’un advocat homme de bien debvoit faire pour la soustenir, en recherchant quel estoit ce prétendu privilége, par le moyen du quel vous vouliez empescher qu’elles eussent justice de l’assassinat commis en la personne du sieur Du Hallot, mary de l’une et père de l’autre. Si je ne l’eusse fait, j’eusse manqué à mon devoir, elles eussent peu m’accuser de prévarication. » — « Mes arguments, à entendre le défenseur du privilége, sont aussi faciles à casser qu’une bouteille de verre. C’est un quolibet qu’il a escript comme en risée et en opprobre de mon nom, quolibet qu’il a pris en quelque taverne. Si mon nom lui desplaist, je n’ay pas délibéré de le changer à sa fantaisie, l’ayant reçeu de mes prédécesseurs, ausquels je ne voudrois faire ceste injure ; et peut estre que celuy qui a faict ceste allusion sur mon nom, a tiré le sien du milieu de la boue et de l’ordure du peuple. Si je me voulois amuser à telles allusions sur des noms, il y en a un de vostre corps, nommé Dadré : qui m’empescheroit d’y changer quelque lettre, ainsi que l’autheur de vostre Responce en a changé au mien, et y mettre le mot Ladre tout entier ? Qui m’empescheroit aussi de changer une seule lettre au nom D’Avesnes, secrétaire de vostre chapitre, signé au dessoubs de l’épistre liminaire escripte en vostre nom, au commencement de vostre deffence, et y mettre D’Avoine, pasture des chevaux et des asnes, laquelle pourroit servir d’entremest agréable à leur deffenseur ?

» On me demande ce que je pense du miracle de la sainte ampoulle, et de celui de saint Denis, qui, estant décapité, marcha, tenant sa teste dans ses deux mains ? Je responds que je les croy, encores qu’aucuns ayent douté de celuy de saint Denys. Ces mots de supposition, de fable, que j’ai employés en parlant du miracle de la gargouille, vous déplaisent ? Mais je ne puis appeler les choses que par leurs noms, les poires, poires ; et les figues, figues. »

Au plus vif de ces débats entre le chapitre de Rouen et Denis Bouthillier, on vit paraître la vie de saint Romain, écrite en latin, au XIIe. siècle, par l’archidiacre Fulbert, ouvrage dont nous avons parlè dans notre dissertation préliminaire, et où il n’est pas dit un mot du miracle de la gargouille. Le manuscrit était dans les mains de Rigault, avocat au parlement de Paris, qui n’estoit pas chiche de le communiquer, et qui, bientôt, soit par esprit de corps, soit par amitié pour Bouthillier, fit imprimer cette Vie, dont le silence sur la gargouille fortifiait les argumens de son confrère contre le récit de ce miracle. Aussi Denis Bouthillier ne manqua-t-il pas de s’en prévaloir. Le défenseur des chanoines avait tancé Étienne Pasquier qui, témoignait son étonnement de ce « qu’un sainct homme tel que sainct Romain produisît un effect tout contraire à sa saincteté. » Bouthillier lui dit : « Aquilam cornix provocat[12], et si monsieur Pasquier s’estoit tant soit peu remué pour le pelauder[13], le défenseur du chapitre auroit senti son cœur faillir de peur ». À ce mot ; « Jamais chien n’abboya contre le crucifix, qu’il ne devînt enragé », Bouthillier répondit avec indignation : « Le mot d’abboyer appartient aux chiens, et non pas à moy ; et je croy qu’en l’escrivant, vostre défenseur a voulu dire qu’il l’avoit appris en gardant les vaches de son village. » Le chapitre prétendait que des hommes distingués avaient été admis à lever la fierte. « J’ose asseurer, disait Bouthillier, qu’entre tous ceux que vous avez esleuz, depuis le roy Louis douzième, vous ne m’en sçauriez nommer un seul, lequel auparavant ou depuis l’eslèvement de la fierte, ait rien fait qui vaille. Rapportez le roolle de vos eslections, vous y en trouverez peut-estre quelques uns qui estoient gentils-hommes, mais en fort peu de nombre, et qui, d’ailleurs, estoient diffaméz en leurs vies et en leurs actions. Tous les autres sont personnes de néant, les quels, sans un injuste monopole, ne pouvoient mériter vostre eslection. » Le chapitre avait dit que personne n’avait mieux mérité lever la fierte, que Denis Bouthillier. Ce dernier s’indigna « qu’on l’eust mis au rang des assassinateurs élus pour jouir du prétendu privilège », et termina sa réponse en priant l’écrivain du chapitre « d’apprendre à dire la vérité, sans injurier ceux qui valoient mieux que luy et qui seraient bien marrys de se mesurer à l’aune de sa conscience. »

A la fin de novembre 1608, lorsque cet écrit de Bouthillier fut publié, M. Le Pigny, chanoine de Rouen, était à Paris, où il sollicitait quelque affaire pour le chapitre. Il se hâta d’acheter le livre, le jour même où il fut mis en vente, et l’envoya aussi-tôt au chapitre, sans l’avoir lu. « J’ay pensé estre de mon debvoir, écrivait-il, de le vous envoyer incontinent, afin qu’advisiez au moyen de refréner l’impudence de cet imposteur… Je ne l’ay pas encore leu… Je m’asseùre que Monsieur le Pénitencier, estant prié de vostre part, y faira paroistre les dons et grâces dont Dieu enrichit son bel esprit[14]. » Le bon chanoine n’avait pas lu le livre, et il lui tardait de voir refréner l’impudence de l’imposteur qui l’avait écrit !

Au surplus, son appel à monsieur le pénitencier et à son bel esprit fut entendu. L’abbé Dadré se mit vîte à l’ouvrage ; et, dès le 27 mars suivant, le roi signa un privilége qui permettait d’imprimer une Réfutation de la responce et escrit de Me. Denys Bouthillier. Les écrits de Bouthillier avaient réjoui, dit-il, les hérétiques, charmés de voir un homme qui se disait catholique parler ainsi des miracles. « Ils avoient pu faire comme ce loup qui, voyant les bergers tuer, escorcher et manger le mouton gras, disoit en soy mesme : ô que c’est dommage que je n’en fais autant, il y auroit bien crié apres moy. » — « N’avez-vous pas, continuait Dadré, bien du subiect d’envoier ce glorieux plaidoyé en toutes les foires, par le quel on fera jugement de vostre créance ? » Bouthillier avait témoigné quelques doutes sur la vérité du miracle de saint Maclou, qui, à en croire la légende, dit, un jour de Pâques, la messe, en présence d’un nombreux auditoire, sur une baleine grande comme un rocher, et que lui et tout l’équipage avaient prise pour une île. Dadré lui répond que rien n’est plus possible, « puisqu’il y a des baleines grandes comme des montagnes, les quelles s’approchans du bord de l’eau, engloutissent les navires entiers. » Pourquoi donc la baleine de saint Maclou n’aurait-elle pas bien porté cent quatre-vingts personnes, tout au plus, qui étaient dans le navire avec lui ? Il ajoutait ; « pour quarante-huict pages que contenoit nostre défense, vous en avez rendu trois cents, des quelles qui ostera les absurditéz, brocards, calomnies, erreurs, gosseries, invectives, négatives, ponctiles, rodomontades, sornettes, vanitéz et vanteries, le reste pourroit en autant de place que le bouffon de Néron disoit en estre besoin pour escrire et enroller tous les bons princes de son temps. » On n’a pas oublié que le chapitre avait joué sur le mot bouteille, et que Bouthillier, qui l’avait mal pris, s’était évertué à son tour sur le mot Dadre, ladre ; Avesne, avoine. Dans sa Réfutation, Dadré revint à son idée qui lui paraissait plaisante. « Il n’y a nom, au monde, dit-il à Bouthillier, qui exprime plus la boue que le vostre. Car adjoustez à la première syllabe, que vous avez osté, ce sera boue tout entière. Il n’y a nom au monde que Dieu nous recommande plus, pour nous retenir en la modestie chrestienne, que le mot de bouteille. Jérémie, par l’ordre de Dieu, estant descendu en la maison du potier, le veit qui travailloit à sa roüe, et veit casser une bouteille entre les mains du potier. Lors Dieu luy dit : Tout ainsy que tu as veu la boüe entre les mains de ce potier, qui en a faict ce qu’il a voulu, sache de mesme que toy et tout ce peuple est comme la fange en mes mains, pour en faire ce que je voudray. Quand Dieu voit que les hommes s’enflent d’orgueil, il les menace de les casser comme une petite bouteille. Maistre Denis Bouthillier, si vous eussiez eu les yeux vers ceste fragile bouteille, vous n’eussiez pas esclaté en tant de propos pleins de vanité, quand vous dites : On m’est venu consulter de Rome, des Pays-Bas, d’Alemagne... Jamais Salomon n’en dit autant… Car, pour venir voir sa sapience, il n’est parlè que d’une femme, d’une royne de Saba… Mais, à vous croire, ce sont hommes de remarque, hommes graves, hommes célèbres, ce sont Romains, qui sont venus au conseil à Paris. On vient quelquefois de bien loin chercher un trésor ; mais le plus souvent on n’y trouve que du charbon. Ne dites plus, pour vostre honneur, que vostre nom n’est pris de la boüe. Si est. Car la boüe estant jettée dans le fourneau du verrier, elle devient tantost esguière, tantost verre, tantost bouteille, selon qu’il plaist au maistre ouvrier, la quelle, après avoir esté cassée, retourne en boue. Mais tirons-nous de ce discours, etc. » En effet, c’en est assez, et même un peu trop. Au reste, tout n’était pas sur ce ton plaisant, dans la Réfutation publiée par le chapitre. « Bouthillier, (s’écriait l’écrivain, peu d’instans avant) le mauvais récit que vous avéz faict du miracle de sainct Romain, au désavantage de la religion, a monté tellement au Ciel, que, si vous n’en faites satisfaction à Dieu et aux hommes que vous avez scandalisés, il vous sera un jour bien cher vendu. Prenez garde à vous, et craignez l’indignation de Dieu. Les pierres en parlent, Bouthillier, de ce miracle que vous niez. Prenez la peine de vous transporter icy ; nous vous garantissons que la gargouille ne vous fera aucun mal, et nous ferons vostre accord avec sainct Romain que vous avez tant blazonné (blâmé). Vous verrez des images de saint Romain ayant à ses pieds le dragon et le prisonnier. Vous le verrez, non-seulement en une esglise, mais en plusieurs, basties il y a plus de huit cents ans. Si vous entréz en nostre Cathédrale, outre les images, vous verrez de vieilles vîtres, de vieilles tapisseries qui ne monstrent et ne font voir rien de plus clair que le miracle du dragon. »

Bouthillier avait protesté qu’il croyait le miracle de la sainte ampoule, et celui de saint Denis, qui, décapité, marcha long-tems, tenant sa tête dans ses deux mains. Mais, lui objectait le chapitre, le premier de ces miracles n’a été raconté par écrit que quatre cents ans, et le second sept cents ans après l’époque où l’on suppose qu’ils eurent lieu. Longtems il n’y en a eu d’autre témoignage que la tradition. Pourquoi les croyez-vous plutôt que le miracle de saint Romain ? Où est vostre foy et jugement ? Le réfutateur ajoutait : « Vous faites tort à monsieur Pasquier de l’appeler un pelaudeur. C’est affaire aux chiens, proprement, de s’entrepelauder. Mais nous excusons vostre rage et vostre cholère, île laquelle vous vous laissez souvent transporter. »

Le chapitre avait dit que, depuis l’édit de 1596, il n’avait peut-être élu pour la fierte personne qui en fût plus digne que Bouthillier. Ce dernier s’était fâché tout rouge, disant qu’on le mettait au rang des assassinateurs. « Nous n’y avons songé, lui répondit le chapitre, et vous même savez bien que par l’édit, les assassins sont exclus du privilège ; que s’il nous est eschappé de dire que vous avez (par adventure) mérité le privilège, nous retirons ceste parole, car nous avons jugé et considéré depuis, que ceux qui tiennent maximes anti-catholiques et erronées, comme vous faites, n’y peuvent prétendre aucun droit, qu’au préalable ils ne s’en soient desdits et repentis. » Voilà, certes une réparation d’honneur bien touchante ! Dans ce même tems, parut un écrit de l’abbé Béhotte, chanoine de Rouen. Il est en latin, et intitulè : Apologia pro sancto Romano, per Andrianum Behotium, magnum Archidiaconum Rothomagensem, contra Nicolaum Rîgaltium. Cet écrit était surtout dirigé contre Rigault, avocat de Paris, qui avait publié une ancienne vie de saint Romain latine, manuscrite, où il n’y avait pas un mot du miracle de la gargouille, ni du privilége du prisonnier. En tête de cette édition, Rigault, dans une préface assez étendue, avait cherché à établir que le miracle était une fable grossière, et faisait des vœux pour l’abolition du privilége. Déjà Rigault avait été tancé vertement par le chapitre, dans un écrit intitulè : Responsio brevis ad Bonasi causidici mendacia, où, sous le nom de Bonasus, il recevait de vives réprimandes, pour s’être mêlè de ce qui ne le regardait pas. L’abbé Béhotte crut que ce n’était pas assez ; il se mit à l’ouvrage et composa le livre dont nous venons d’indiquer le titre. Il se hâta d’en adresser une épreuve à ses confrères à Rouen. « Je vous envoie, leur écrivait-il, une petite Apologie que j’ay escrite contre un Rigault, le quel, soubz titre et couleur de la vie de saint Romain, a faict imprimer un ramas d’invectives contre le miracle du serpent et la liberté de vostre prévilége, sans espargner tout le clergé de vostre esglise. M’estant trouvé à Paris, lorsque la publication s’en est faicte, j’ay pensé que vous n’auriéz désagréable le service que j’auroys désiré vous rendre en la défense d’une si juste cause, bien qu’inégal à ma bonne volonté et au mérite du sujet ; cela n’empeschant que ceux qui ont plus d’esprit et de lettres que moy, ne s’y employent plus avantageusement et mieux à propos. Lorsque j’auray obtenu le prévilége du roy, et tems de faire relier d’autres copies, je vous en envoyray en meilleur équipage : celle-cy, que j’ay faict tirer à la haste, servira seulement d’avys, etc. » Mais ce privilége, il ne l’obtint point aussi promptement qu’il l’avait espéré. Apparemment on était fatigué, à la chancellerie, de n’entendre plus parler que de la gargouille ; et, sous couleur de quelques lignes du nouvel écrit, un peu trop vives contre l’historien De Thou, on avait fait difficulté de permettre l’impression de ce nouveau factum, qui, peut-être, allait encore en provoquer d’autres. A la fin, pourtant, on lui donna le privilége si impatiemment désiré. Mais le bon abbé avait sur le cœur le tems qu’on lui avait fait perdre. « Ce retard, écrivit-il au chapitre, en lui envoyant un paquet d’exemplaires, a esté causé par une période que j’ay coulèe en mon Apologie, et qui touche monsieur De Thou. Si j’eusse escript contre sainct Romain, il ne m’y eust point fallu faire si longtemps la court. Mais in magistratu graviùs dicere perniciosum est[15]. » Ainsi finit cette longue polémique, où, selon Mornac, « on combattit, d’un côté pour la vanité, et de l’autre pour la vérité[16] ; » polémique dans laquelle, de part et d’autre, on montra peu de critique, mais beaucoup d’érudition, et au moins autant d’emportement et de colère. « Grande pitié, certes (s’écrie Pasquier), que, du miracle faict contre la gargouille, soit issue une nouvelle gargouille, je veux dire un nouveau différend et mauvais mesnage entre ces personnages d’honneur[17] !

  1. Registres du chapitre.
  2. Histoire universelle de De Thou, livre 95°.
  3. De Thou, Histoire universelle, livre 95°.
  4. Essai généalogique sur la maison D’Alègre, manuscrit de la bibliothèque du roi. Il m’a été communiqué par M. Lacabane, employé de ce dépôt, homme de lettres aussi docte qu’obligeant.
  5. Pasquier, Recherches de la France, chapitre dernier du dernier livre.
  6. Plaidoyer de Cerizay au conseil, Paris, 1606, in-8o.
  7. Réfutation de la Responce de Bouthillier par le chapitre, page 33.
  8. Articles des Remonstrances faictes en la convention des trois estats de Normandie, tenue à Rouen, le 22e. jour d’octobre et autres jours ensuivans 1607. A Rouen, chez Martin Le Mesgissier, 1608.
  9. Volume in-8o., de 55 pages, imprimé à Rouen, chez Du Petit Val, 1609.
  10. Lettre du 3 juin 1609.
  11. Responce de Me. Denys Bouthillier, advocat en la court, sur le prétendu privilège de lafierte de sainet Romain, contre la deffence des doyen, chanoines et chappitre de l’église cathédrale de Rouen ; adressée à eux-mesmes. Paris, 1608.
  12. La corneille s’en prend à l’aigle.
  13. Étriller, rosser. Littéralement prendre à la peau, au poil.
  14. Lettre manuscrite. Anciennes archives de la cathédrale de Rouen.
  15. Il faut bien se garder de mal parler des magistrats.
  16. Mornac, ad Legem 4, Digest., de Officio Proconsulis, tome 1°., col. 96 de l’édition de 1721.
  17. Estienne Pasquier, Recherches. livre 9, chapitre 42.