Histoire du Privilége de Saint Romain/1686 à 1747

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1686. Débats animés entre le chapitre d’une part, la cour des Aides et le bailliage de Rouen, de l’autre.

Nous voici, maintenant, arrivés à une époque où le privilége de saint Romain eut à lutter à la fois contre deux juridictions de la ville, et, par suite, contre les preventions peu amicales du gouvernement, qui, enfin, avait ouvert les yeux. Comme on l’a vu par tout ce qui précède, en quelque prison de Rouen qu’eût été écroué le meurtrier élu par les chanoines de Rouen pour lever la fierte, c’était toujours le parlement qui délibérait sur l’élection, qui interrogeait le prisonnier, et le délivrait ou le refusait au chapitre. Les autres juridictions de la ville voyaient avec jalousie le parlement s’arroger à lui seul cette haute prérogative, et avaient quelquefois montré des dispositions peu favorables à un privilége dans lequel elles jouaient un rôle si passif. De ces diverses juridictions, la cour des Aides, compagnie souveraine, dont l’érection était antérieure à l’érection du parlement, et qui n’avait pas vu sans chagrin ce corps supérieur s’établir dans la province, était celle dont cette possession glorieuse blessait le plus l’orgueil et les prétentions. Tous les ans, depuis assez long-tems, cette cour avait soin de dire aux députés du chapitre, envoyés pour insinuer le privilége à son audience, « qu’en cas que le prisonnier qui seroit esleu fust en ses prisons et de sa compétence, le cartel de l’élection luy devoit estre adressé. » On n’y avait aucun égard, ce qui lui était très-sensible. Un débat qui avait eu lieu, sur la préséance, entre un député du chapitre et un député de la cour des Aides, débat jugé récemment au désavantage de cette cour, avait mis le comble à sa mauvaise humeur ; elle épiait l’occasion de se venger, et crut enfin l’avoir trouvée. En 1686, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége à son audience, le premier président interrompit leur orateur au moment où il « prioit la cour d’avoir agréable l’insinuation, etc. », et lui dit qu’il eût à se servir du terme de supplier au lieu de celui de prier. Les députés ayant représenté qu’ils suivaient le formulaire usité depuis la création de la cour des Aides, le premier président, deux présidens et plusieurs conseillers répliquèrent tumultueusement ensemble : « Puisque vous refusez de vous en servir, sortez, sortez donc. » Et, sans vouloir entendre ce qu’ils dirent, on fit sortir ces députés de la salle d’audience, sans leur donner acte de l’insinuation du privilége ; en un mot, on les traita d’une manière peu convenable à la dignité de l’action ; et on manqua essentiellement aux égards que méritait le chapitre. Les chanoines firent signifiera la cour des Aides un procès-verbal de ce qui s’était passé dans son prétoire, avec protestation que, si, au préjudice du privilége de saint Romain, la cour des Aides passait outre au jugement des individus détenus dans ses prisons, ils en porteraient leurs plaintes au roi. Les années suivantes, le chapitre, au lieu d’envoyer à la cour des Aides ses députés qui y eussent, sans doute, essuyé la honte d’un nouveau refus, fit, à l’époque ordinaire de l’insinuation, signifier au procureur-général de cette cour un acte par lequel il déclarait que ses députés étaient prêts à se transporter à la cour des Aides, pour y insinuer le privilége dans les mêmes termes dont ils s’étaient de tout temps servis. Ces significations déplaisaient fort à la cour des Aides, qui, enfin, en 1694, défendit au geôlier de ses prisons d’en ouvrir les portes, lorsque les chanoines viendraient demander la liste des prisonniers. De plus, ces magistrats firent courir le bruit que, dans l’intervalle de l’insinuation au jour de l’Ascension, ils feraient exécuter un des prisonniers prétendans au privilége. Le chapitre porta plainte au roi ; il demanda que, faute par la cour des Aides de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes et dans les formes usités de tout tems, les prisonniers détenus dans la conciergerie de cette cour ne pussent être molestés, contraints, interrogés, transportés, exécutés, jusqu’à ce que le privilége de saint Romain eut sorti son effet ; que les députés du chapitre pussent aller aux prisons de la cour des Aides entendre les prisonniers dans leurs confessions et dépositions, en la forme jusqu’alors usitée, et que les geôliers fussent contraints de leur en ouvrir les portes. Le 29 avril 1695, le roi renvoya la requête et les parties devant M. Lefebvre D’Ormesson, commissaire départi à Rouen, qui fut chargé de les entendre et de dresser procès-verbal de leurs dires respectifs. Le 12 juillet suivant, deux chanoines, pour le chapitre, et le procureur-général de la cour des Aides, pour cette cour souveraine, se présentèrent devant le commissaire, à Rouen. Les deux chanoines demandèrent que le procureur-général déclarât pourquoi la cour des Aides avait refusé de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes usités de tems immémorial. Le procureur-général répondit que, depuis plus d’un siècle, la cour des Aides demandait à MM. du chapitre la représentation de lettres-patentes enregistrées par elle, qui ordonnassent que le privilége de saint Romain serait insinué à son audience. Jusqu’à cette production, la question de la différence des termes dont ils prétendaient se servir à l’égard du parlement et de la cour des Aides, était prématurée ; puisque s’ils n’avaient point le droit d’insinuer à la cour des Aides, il n’était pas besoin de savoir en quels termes. Dans tous les cas, cette contestation ne pouvant être réglée que par le roi, il demanda qu’elle fût renvoyée à sa majesté, déclarant ne comparaître devant le commissaire départi, que par respect pour l’arrêt du conseil. Les députés du chapitre répondirent que c’était la première fois que la cour des Aides demandait la représentation des titres de l’église de Rouen. La possession du chapitre était bien notoire. L’édit de Louis XII le dispensait de toute exhibition de lettres-patentes. La cour des Aides, depuis sa création, avait reçu l’insinuation sans difficulté, et ne s’était avisée qu’en 1686, pour la première fois, de chicaner sur le formulaire. La question des termes à employer lors de l’insinuation, au lieu d’être prématurée, était la seule, au contraire, dont il se dût agir, puisqu’elle avait été posée par la cour des Aides elle-même, qui avait voulu que, contre l’usage, le chapitre se servît du mot supplier au lieu du mot prier employé jusqu’alors. La cour des Aides devait considérer que les formulaires, à son égard, à l’égard du parlement et du bailliage, étaient insérés dans un ancien livre du chapitre, où toute la cérémonie de la délivrance du prisonnier était rapportée en des caractères manuscrits d’une grande antiquité ; ils demandaient donc qu’il ne fût rien innové. M. D’Ormesson dressa procès-verbal des dires respectifs de la cour des Aides et du chapitre, et les renvoya au conseil. Le 24 février 1696, ce tribunal ordonna que l’archevêque et le chapitre de Rouen lui représenteraient, dans deux mois, les titres et pièces en vertu desquels ils prétendaient jouir du privilége de saint Romain, et le conférer à des criminels poursuivis, décrétés et jugés tant dans le ressort du parlement de Rouen que de tous les autres parlemens du royaume indistinctement. Le roi ordonna aussi que le procureur-général au parlement de Rouen enverrait au conseil les pièces et mémoires concernant le droit et faculté prétendus par ledit parlement de pouvoir juger et conférer le privilége de la fierte à toutes sortes de criminels décrétés, jugés et domiciliés tant dans son ressort que dans celui de tous les autres parlemens. C’est qu’un fait nouveau était venu compliquer cette affaire. Le sieur Veydeau De Grandmont, ancien conseiller au parlement de Paris, tombé dans de mauvaises affaires, cherchait, disait-on, à réparer sa fortune en faisant la fraude. Un jour, dix ou douze archers ou sergens, apostés près de sa demeure, rue de Vaugirard, à Paris, y ayant vu entrer une charrette qu’ils supposaient remplie d’objets de contrebande, envahirent la maison, dans l’intention d’arrêter le sieur Veydeau De Grandmont, ainsi surpris en flagrant délit. Mais, cet ancien magistrat avait deux fils qui, voyant la liberté de leur père menacée, fondirent, l’épée à la main, sur les officiers de justice envoyés pour l’arrêter, et les chassèrent de la maison. Malheureusement, l’archer Ozanne fut tué dans cette mêlée. Les deux frères Veydeau De Grandmont vinrent à Rouen solliciter la fierte, à raison de cet homicide, et l’obtinrent en 1695. Mais le meurtre de l’archer Ozanne avait fait beaucoup de bruit à Paris. Au conseil, où était déjà pendante l’affaire entre la cour des Aides de Rouen et le chapitre, on se demanda si le chapitre de Rouen et le parlement avaient pu légalement donner la fierte à des individus qui, tant à raison de leur crime, que par leur résidence, étaient étrangers au ressort du parlement de Normandie. Ces faits expliquent l’arrêt du 24 février 1696. Le 19 mars suivant, le roi, en son conseil (il était présent), ordonna que le différend d’entre les officiers de la cour des Aides de Rouen et le chapitre, concernant l’extension du privilége de la fierte seulement, serait examiné conjointement avec ceux mentionnés dans l’arrêt du conseil en date du 24 février. Il ordonna que le chapitre représenterait au conseil d’état les pièces et titres en vertu des quels ils prétendoit jouir du privilège de la fierte, et l’appliquer aux cas qui étoient de la compétence de la cour des Aides de Rouen. Il fut ordonné aussi » à la cour des Aides d’envoyer les pièces et mémoires concernant l’extension du privilége aux cas de sa compétence. On voit combien le débat avait changé de nature. Il ne s’était agi d’abord que d’un point de cérémonial et d’étiquette ; du mot supplier au lieu du mot prier. Mais la cour des Aides avait bien d’autres pensées ; et, le combat une fois engagé, laissant là les querelles de mots, qui n’avaient été pour elle qu’un acheminement à une attaque plus sérieuse, elle avait nié que le privilége de saint Romain pût s’appliquer à des crimes de sa compétence. « Ces crimes, disait-elle au roi, supposant nécessairement, Sire, une désobéissance à vos ordres, et ne se commettant presque jamais que par un esprit d’opposition à la perception de vos droits, esprit dangereux qu’il faut détruire, bien loin de le fomenter par l’impunité certaine attachée à ce privilége[1]. »

Bientôt, profitant du mauvais effet qu’avait produit à Paris, parmi les magistrats, l’élection faite, à Rouen, des deux fils Veydeau De Grandmont pour lever la fierte, elle soutint que c’était par un abus manifeste que le privilége était donné à des individus étrangers à la province, l’intention de Henri IV ayant été, dans son édit de 1597, de le restreindre à la Normandie. Et, enfin, montrant tout-à-fait à découvert sa mauvaise volonté contre le privilége, elle avait traité de fable et de fausseté le miracle de saint Romain. Le chapitre répondait en citant les noms des prisonniers de la compétence de la cour des Aides, qui avaient précédemment levé la fierte, sans que cette cour eût réclamé ; il nommait un plus grand nombre encore de prisonniers, étrangers à la Normandie, qui avaient obtenu le privilége sans la moindre difficulté. Glissant légèrement sur ce que l’on avait dit de la gargouille, et de la concession de Dagobert, « Nous ne pouvons, disait-il, rapporter l’origine de ce privilége ; et nous aimons mieux n’en rien dire que d’avancer quelque chose qui puisse être révoqué en doute[2]. » Il y a loin de ce langage prudent et plein de réserve aux invectives qu’avait eu naguère à essuyer Denis Bouthillier, pour avoir mal parlé du miracle du serpent. Cette vive attaque de la cour des Aides contre le privilége de saint Romain avait été, certainement, concertée avec le présidial de Rouen, qui avait contre le privilége des griefs analogues à ceux de la cour des Aides, et qui, de plus, avait un procès pendant au parlement contre les chanoines de la cathédrale. En 1697, au plus fort de ces débats et des angoisses du chapitre, lorsque cette juridiction vit le privilége un peu ébranlé, elle vint aussi-tôt renforcer l’attaque ; et ses efforts, réunis à ceux des premiers assaillans, mirent le privilége de l’église de Rouen dans le plus grand danger, peut-être, qu’il eût couru jusqu’alors. Cette attaque du présidial commença sous un prétexte assez frivole. Le 29 avril 1697, en sortant du parlement où ils venaient d’insinuer le privilége, les députés du chapitre s’étaient rendus au bailliage, et étaient entrés dans l’enclos et prétoire royal, précédés, comme de coutume, d’un bedeau portant sa verge d’argent haute devant eux. Comme à l’ordinaire, aussi, l’orateur de la députation avait dit, en s’adressant au lieutenant-général du siége : Nous sommes députés pour vous insinuer le privilége de saint Romain, etc., formalités usitées ainsi depuis plusieurs siècles. Mais il avait été convenu, au bailliage, que, cette année, on les trouverait étranges et insolites. Aussi le procureur du roi se récria-t-il vivement contre « le procédé extraordinaire et insultant des chanoines. En entrant ainsi dans un prétoire royal, précédés d’un huissier portant une baguette haute, ils avaient montré du mépris pour les juges et pour la justice. La baguette ou verge haute étant une marque de juridiction, à quel titre le chapitre la faisait-il porter là où il n’était que justiciable[3]. De plus, en disant qu’ils venoient insinuer le privilège au présidial, les chanoines s’étaient servis de termes supérieurs et impératifs, comme s’ils étaient en droit de commander aux magistrats du présidial, au lieu de les requérir. Enfin, et c’était là le point capital, ils avaient prétendu être en droit d’empêcher l’instruction des procès criminels, même les interrogatoires des accusés. Le procureur du roi requit que défense fut faite aux députés du chapitre de venir faire l’insinuation du privilége, accompagnés de leur huissier porte-verge ; qu’il leur fût enjoint de se servir du mot supplier ; et que, sans avoir égard à l’insinuation de ce jour et à leur privilége, il fût passé outre à l’instruction des procès et au jugement des criminels. » A peine ce réquisitoire était-il terminé, qu’il se fit, parmi les magistrats du siége et dans l’auditoire, composé d’affidés, « un murmure et un scandale si grand, qu’on n’eut pas de peine à comprendre que le tout se faisoit d’accord avec les juges pour embarrasser et troubler les chanoines, en haine du procès qu’ils avoient contre eux au sujet de leur juridiction[4]. » Alors, le lieutenant-général prononça « avec chaleur et passion » une sentence qui, sans doute, avait été concertée et rédigée à l’avance. Elle portait que « les chanoines se serviroient de termes plus respectueux que de dire en termes impératifs qu’ils venoient insinuer le privilége ; que leur insinuation ne pourroit retarder ni empescher l’instruction des procès criminels, ni s’étendre aux cas exceptés par les édits et arrêts ; qu’enfin, défenses leur étoient faites de se faire précéder d’un bedeau portant la baguette haute, et que, pour en avoir usé autrement, ils étoient déboutés de l’insinuation par eux prétendue faite. » Le lieutenant-général du siége avait prononcé cette sentence avec colère ; M. De Pigny, l’un des chanoines, représenta aux juges du présidial qu’il « n’étoit pas à leur pouvoir de changer la forme et l’usage d’un privilége confirmé par tant de rois, et que le chapitre en appeloit au parlement. » En effet, dès le lendemain, l’avocat du chapitre plaidait cette affaire à la grand’chambre. Le procédé des officiers du bailliage était, dit-il, des plus extraordinaires. C’était une nouveauté qu’ils voulaient apporter contre un usage ancien, contre une possession immémoriale dans laquelle le chapitre, aussi bien que les officiers du bailliage, avaient toujours vécu. Cette possession se trouvait conforme à l’ancien formulaire, qui indiquait en quels termes l’insinuation devait être faite tant à la cour de parlement qu’au bailliage. Il était surprenant que ces magistrats, jaloux des devoirs qui étaient rendus à la cour, prétendissent s’arroger les mêmes honneurs et prérogatives que le parlement. Ils disaient avoir prononcé comme présidial ; mais l’insinuation était faite au bailli de Rouen ; et, fût-ce le présidial qui eût agi, le parlement pouvait réformer sa décision comme rendue par juge incompétent, le présidial n’ayant pas qualité pour faire des réglemens sur le privilége de saint Romain. Le parlement ordonna que le privilége demeurerait insinué au bailliage, pour, par le chapitre, jouir de l’effet de ce privilége, selon sa forme et teneur ; il fit défense au bailliage de juger à peine afflictive ni définitivement aucun prisonnier pour crimes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; les officiers du bailliage furent condamnés aux dépens, l’arrêt fut publié et affiché ; il fut signifié aux officiers du bailliage, avec défense de juger à des peines afflictives et infamantes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; au concierge du bailliage, pour qu’il n’eût à faire monter devant les juges aucun prisonnier susceptible d’être jugé à des peines afflictives et infamantes ; à Levavasseur, exécuteur des sentences criminelles, avec défense de mettre ou faire mettre à exécution aucune sentence du bailliage portant peine afflictive.

Les juges du présidial dénoncèrent cet arrêt au conseil du roi ; et, ainsi le privilége se vit, devant ce haut tribunal, en butte aux attaques de deux adversaires acharnés. Cet arrêt, disaient-ils[5], était insoutenable dans la forme ; car le parlement n’avait aucune supériorité sur les jugemens présidiaux, et, n’ayant pas, d’ailleurs, entendu les juges du présidial, avant de le rendre, l’avait, en outre, prononcé avec une précipitation affectée, et sans voir le jugement du présidial, qui n’avait été ni représenté ni signifié. Au fond, il était des règles de l’usage que les communautés ou les particuliers qui s’adressaient à la justice se servissent des termes de supplier, parce que les juges étant les dépositaires de l’autorité de sa majesté, pour distribuer la justice à ses sujets, on ne pouvait se dispenser du respect qui leur était dû, par rapport à la personne de sa majesté qu’ils représentaient dans leurs fonctions de juges. Enfin, cet arrêt était contraire à la déclaration de 1597, qui portait que l’insinuation du privilége ne pourrait retarder l’instruction des procès criminels, et qui, en outre, excluait du privilége les crimes de lèze-majesté, de fausse monnaie, d’assassinat prémédité, de vol et de viol, crimes dont l’instruction et le jugement étaient attribués aux présidiaux, sans appel. Le chapitre n’avait pas le droit, depuis cette déclaration, de surseoir à l’instruction, en retardant l’interrogatoire des accusés, ni de porter au parlement la connaissance des crimes dont l’attribution était faite aux présidiaux. Ils demandèrent que les députés du chapitre de Rouen fussent tenus de se servir du terme de supplier, lorsqu’ils viendraient au bailliage insinuer le privilége ; qu’il leur fût défendu de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et dans les prisons du présidial, d’un messager portant la baguette haute ; qu’il leur fût défendu aussi d’insérer, dans leur requête d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait plus être interrogé après ledit acte ; et qu’il fût ordonné que les instructions criminelles seraient faites et continuées, pour être procédé au jugement des procès, immédiatement après le jour de l’Ascension, sans préjudice de l’instruction et jugement des procès concernant les crimes exceptés par la déclaration du 25 janvier 1597, et de l’exécution desdits jugemens. De son côté, le chapitre ne perdait pas de tems ; à sa requête, le procureur du roi près le bailliage de Rouen fut assigné au conseil, pour voir casser, révoquer et annuler la sentence du bailliage et siége présidial de Rouen, comme rendue au préjudice du privilége de la fierté de saint Romain, dont le conseil était seul, disait-il, compétent de connaître. Le 16 avril 1698, le conseil ordonna que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilège de la fierte de saint Romain, au jour de l’Ascension de la présente année (1698) « qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans la dite province. Il fit défense d’élire, ledit jour, aucun criminel d’une autre province, décrété et jugé dans d’autres parlemens et juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par le roi il y eût été pourvu. » Arrêt bien contraire à un précédent, rendu par le même tribunal, le 11 août 1688, qui avait jugé « que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’étendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et pour les cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie. » Mais le chancelier Roucherat avait entrepris de faire statuer que le privilége ne devait point avoir d’extension hors de la province de Normandie ; et la défense d’élire, cette année, des individus étrangers à la province était un acheminement à cette clause de la déclaration projetée.

Il s’agissait, désormais, non plus d’un détail minutieux de cérémonial, mais bien du privilége lui-même, dont l’étendue était contestée, dont l’existence presque était en question. Sortant de l’étroite spécialité de la discussion primitive, le chapitre défendit le privilége dans toutes ses circonstances. Il publia un mémoire, dans la première partie duquel il établit que le privilége de saint Romain était très-ancien ; que les difficultés que l’on avait quelquefois faites au chapitre de Rouen n’avaient pas empêché qu’il n’eût toujours obtenu le prisonnier qu’il avait élu ; que les complices d’un crime étaient faits participans du privilége avec le principal criminel ; que ceux qui avaient obtenu la grâce du privilége avaient toujours été sous la protection des rois et de la justice, quand on les avait voulu inquiéter ; que les rois et leur échiquier de Normandie avaient toujours maintenu le privilége contre ceux qui s’étaient efforcés de le détruire ; que les rois, les premiers princes du sang et autres personnes de la première qualité, les papes même, avaient demandé le privilége en faveur de ceux dont ils voulaient empêcher la perte ; enfin, que les rois et les princes avaient souvent prévenu le chapitre pour l’empêcher de donner le privilége à des criminels qui en étaient tout-à-fait indignes. Dans la seconde partie, le chapitre avançait que la grâce du privilége de saint Romain s’étendait aux criminels décrétés et jugés dans les autres parlemens du royaume, aussi bien qu’à ceux décrétés et jugés dans celui de Normandie ; que le privilége s’étendait aux cas de la compétence de la cour des Aides et du bailliage et siége présidial de Rouen. A l’appui de ces diverses propositions, le chapitre produisait un nombre considérable de chartes et de pièces dont l’inventaire détaillé était joint au mémoire. Tous les faits qu’alléguait le chapitre dans le mémoire et dans l’inventaire ayant été rapportés dans notre ouvrage, à leurs dates respectives, nous n’en dirons pas davantage sur ce mémoire, ouvrage d’un homme très-instruit de ce qui concernait le privilége[6]. En 1700, le chapitre présenta un second mémoire, très-court, dans lequel il insistait vivement sur le droit qu’il avait de donner la fierte à tous les régnicoles. Les cas auxquels le privilége de saint Romain ne pouvait pas être appliqué, avaient, dit-il, été indiqués par l’édit de 1597 ; il désignait les crimes de lèze-majesté, d’hérésie, de fausse-monnaie, d’assassinat par guet-à-pens, et le viol. C’était à quoi se réduisaient les exceptions du privilége. Tous les prisonniers à qui aucun de ces crimes n’était imputé, coupables, ou non, de délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, justiciables du parlement de Rouen ou de tout autre, pouvaient être élus par le chapitre. Un grand nombre de lettres-patentes parlaient du privilége de la fierte comme d’une grâce extraordinaire pour tout le royaume. Depuis la déclaration de 1597, comme avant, plusieurs criminels condamnés par le parlement de Paris, par les présidiaux de Poitiers, de Tours, pour délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, et d’autres prisonniers de toutes sortes de provinces du royaume, avaient été admis à la grâce du privilége. Depuis près de deux siècles, la cour des Aides et le bailliage de Rouen n’avaient formé aucune difficulté au sujet des prisonniers atteints de crimes de leur compétence ou commis dans les autres provinces. A quel titre ces deux tribunaux venaient-ils aujourd’hui demander la restriction du privilége au préjudice d’une possession si bien établie ? A l’imputation d’absoudre, sans connaissance de cause, des prisonniers dont souvent il n’avait pas vu les procès, le chapitre répondait que si les prisonniers délivrés en vertu du privilége n’avaient pas été sincères dans leur confession, si les informations la démentaient, si ces individus étaient atteints d’un des crimes spécifiés dans la déclaration de Henri IV (1597), la justice reprenait ses droits sur eux, malgré leur absolution, comme sur un criminel qui aurait obtenu des lettres de grâce d’après un faux exposé. Les lettres de grâce, en ce cas, n’étaient d’aucun effet, et on pendait les impétrans avec leurs lettres au cou. Le chapitre se contentait de prendre le fait et cause du criminel dont la confession se trouvait sincère ; mais il abandonnait à la rigueur de la justice ceux dont la confession avait été mensongère. Pouvait-on, dès-lors, l’accuser de favoriser l’impunité des crimes ? Quant aux termes dans lesquels le chapitre avait fait l’insinuation de son privilége, tant à la cour des Aides qu’au bailliage, il y avait près de deux cents ans que l’insinuation avait lieu de cette manière. Le formulaire d’insinuation était aussi ancien que ces deux juridictions. C’était en 1696 que, pour la première fois, on s’en était plaint et sans aucun fondement. Le chapitre espérait donc que son privilége ne souffrirait aucune restriction nouvelle, ni pour la nature des crimes, ni pour le lieu où ils auraient été commis, ni pour la manière de son insinuation[7].

Les officiers du présidial ne laissaient pas ces mémoires du chapitre sans réponse, et cherchaient à les réfuter dans une Requête au roi, aussi étendue que le premier mémoire du chapitre, et composée par Me. Guyénet, avocat au conseil. Les propositions avancées par le chapitre, disait-il, ne prouvaient rien. Fussent-elles établies, il faudrait rapporter les titres de l’origine, de la nature et de la concession de ce privilége, et les chanoines confessaient qu’ils n’en avaient point. N’osant, aujourd’hui, reproduire leur ridicule fable du dragon, ils ne disaient rien autre chose, sinon qu’ils étaient en possession. Mais y avait-il une possession qui pût établir un privilége contre l’autorité royale ? Le pouvoir de délivrer un prisonnier et de lui faire grâce de la vie, qu’il avait mérité de perdre par ses crimes, était un droit de vie et de mort, un droit de souveraineté, contre lequel on ne pouvait prescrire. Il ne saurait être détaché de la couronne, il était inaliénable, et devait être transmis en entier par les rois à leurs successeurs. Au reste, légal ou non, ce privilége ne pouvait s’appliquer aux cas de la compétence présidiale, c’est-à-dire aux assemblées séditieuses avec ports d’armes, aux vols de grand chemin, au sacrilége avec effraction, à la fausse monnaie, à l’assassinat de guet-à-pens ; la déclaration de 1597 exceptait ces crimes. Et en effet le privilége pouvait-il s’étendre aux séditions ? elles rentraient dans le crime de lèze-majesté qui en avait toujours été exclus ; au sacrilége avec effraction ? c’était une des espèces du crime de lèze-majesté divine, ce serait user du privilége contre Dieu même ; aux vols de grand chemin et par effraction ? mais le privilége n’était point pour les voleurs ; au crime de fausse monnaie ? il était excepté par les édits ; restait l’assassinat prémédité et de guet-à-pens, mais les édits s’y refusaient expressément, et l’humanité en aurait horreur. Pour qui donc le privilége devait-il être réservé ? Pour de malheureux criminels, coupables d’homicide involontaire, et qui dans des prisons, d’une province éloignée, étantprivés de secours nécessaires, d’argent, d’amis et de personnes qui agissent pour venir solliciter leur grâce auprès du roi, ou se voyant ce chemin fermé par le crédit de leurs parties, se trouveraient en état de périr, mais surtout et avant tout, pour les malheureux criminels de Normandie, pauvres ou indéfendus, qui seraient en péril de leur vie. Henri IV, en ordonnant si expressément qu’il n’y aurait que les criminels actuellement prisonniers au jour de l’insinuation, qui pourraient être élus par les chanoines, avait voulu que le privilége de la fierte ne fût que pour des Normands, parce que, à ce moment, il ne pouvait y avoir, naturellement, dans les prisons de la ville, que des criminels décrétés ou jugés dans la province ; et lorsque les ducs avaient établi cette pieuse coutume, ils n’avaient certainement pu vouloir faire grâce qu’à leurs sujets, et non à ceux des rois de France. Conformément à la déclaration de 1597, et attendu qu’elle exceptait nommément les crimes de la compétence présidiale, ils demandaient que le conseil décidât que l’insinuation du privilége ne serait point faite au présidial ; que, sans y avoir égard, il serait passé outre au jugement des procès des accusés de cas présidiaux, même à l’exécution des jugemens qui interviendraient, avec défense au parlement d’en prendre connaissance, aux termes de l’édit des présidiaux ; que les chanoines, pour jouir de l’effet de leur privilége, aux cas qui sont de l’ordinaire, fussent tenus, suivant l’usage immémorial, d’envoyer leurs députés, non au présidial comme présidial, mais au bailliage, où, encore, ils se serviraient du terme de supplier le siége de recevoir l’insinuation, ou de tel autre terme qu’il plairait au roi de leur prescrire, sans qu’il leur fût permis de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et des prisons du bailliage, d’un bedeau portant la baguette haute, ni d’employer, dans leur demande d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait être interrogé pendant l’interstice, tems pendant lequel, au contraire, suivant la déclaration de 1597, il continuerait d’être vaqué aux interrogatoires, récolemens, confrontations et autre instruction des procès criminels, pour être iceux jugés immédiatement après le jour de l’Ascension ; et enfin, qu’il fût défendu aux chanoines d’élire, pour la fierte, d’autres criminels que ceux qui seraient actuellement prisonniers au jour de l’insinuation dans les prisons de la ville, aux termes de la même déclaration, à peine d’être déchus de ce privilége, et ceux qu’ils auraient élus, déclarés indignes de la grâce[8].

On le voit, cette polémique entre le chapitre et deux juridictions de Rouen fut longue, opiniâtre et animée. Les mémoires de la cour des Aides, ceux du présidial surtout, respiraient parfois l’emportement et l’aigreur. Le miracle de la gargouille y était traité avec un profond mépris, ainsi que la prétendue concession du privilége par Dagobert à saint Ouen. Les titres, les chartes produits par le chapitre étaient fort injustement accusés de fausseté ou d’altération. Pour discréditer de plus en plus le droit de l’église de Rouen, on remontait à des tems reculés, on énumérait avec complaisance les élections scandaleuses qu’avait faites naguère le chapitre, avant que Henri IV eût, en 1597, modifié le privilége. On voulait rendre le chapitre responsable d’abus anciens, révoltans, il est vrai, mais aussi devenus désormais impossibles. M. De Séricourt, chanoine, écrivant à M. Couët de Montbayeux, avocat au conseil, chargé des intérêts du chapitre, se plaignait « des insultes répétées et réitérées que les officiers du bailliage et de la cour des Aides faisoient, sans respect ni considération pour l’église, mère et matrice de leur province, contre un privilége altéré, diminué, retranché comme il l’étoit, réduit seulement pour les cas les plus rémissibles, c’est-à-dire à rien au prix de ce qu’il avoit été autrefois. »

Ainsi une puérile question de mots, sur une particularité minutieuse du cérémonial du privilége de saint Romain, s’était insensiblement transformée en une guerre à mort contre ce privilége lui-même. La cour des Aides et le présidial, comme deux états secrètement confédérés contre un ennemi commun, n’avaient attaqué le chapitre que l’un après l’autre, et n’avaient manifesté leur concert et uni ostensiblement leurs efforts qu’au moment où ils espéraient que ces efforts combinés allaient achever et anéantir leur adversaire affaibli. Et quelle époque avait-on choisie pour cette guerre à mort ? celle où régnait Louis XIV, ce roi si roi, ce souverain si jaloux de son pouvoir ; et, de tous côtés, on ne cessait de dire à ce monarque ombrageux que le privilége du chapitre de Rouen était un empiétement monstrueux sur son autorité et sur sa puissance. On avait, certainement, compté sur un édit qui supprimerait le privilége. Pour le parlement, depuis son arrêt, dont le présidial avait appelé au conseil, il était resté neutre, du moins en apparence, regardant tous ces débats d’un œil tranquille, et espérant toujours qu’enfin quelque déclaration l’établirait seul et unique juge de ce privilége si débattu. Mais, tous ces efforts devaient être en pure perte, et ces prévisions déçues. Ce double procès qui avait fait tant de bruit, et où l’on avait dépensé tant d’érudition, de logique, et surtout tant de fiel, ne fut jamais vidé ; et les combattans restèrent dans la même attitude respective, jusqu’à l’extinction du privilége, qui n’arriva qu’un siècle plus tard. Le chapitre continua de faire signifier, tous les ans, à la cour des Aides, un acte d’insinuation conçu en termes tout-à-fait identiques à ceux que cette cour avait refusé, depuis 1686, d’entendre proférer dans son prétoire ; et chaque année aussi, lorsque les chanoines nommés pour visiter les prisons se présentaient à celles de la cour des Aides (situées dans la rue du Petit-Salut), le concierge leur répondait qu’il n’avait pas reçu l’ordre de leur en ouvrir les portes ; le tabellion du chapitre dressait procès-verbal de cette réponse, et les choses en restaient là. Le bailliage n’osant, comme la cour des Aides, refuser de recevoir l’insinuation verbale, les députés du chapitre continuèrent d’y venir tous les ans ; seulement, on ne portait plus devant eux cette verge haute, premier et frivole prétexte de si longs débats ; mais comme le chapitre n’avait pas voulu se départir de son ancien formulaire, ni se servir du mot supplier, les juges du bailliage, que chagrinait toujours beaucoup le refus de termes d’honneur qui auraient vivement flatté leur orgueil, avaient imaginé un biais qui, dans leur opinion, mettait leur amour-propre à couvert. « Aussi-tôt que l’orateur des députés du chapitre ouvroit la bouche pour requérir l’insinuation, le lieutenant du siége prononçoit son dictum, d’une voix assez haute pour couvrir celle du chanoine, et le faisoit durer assez long-tems pour ne finir que quelques instans après lui ; de manière qu’on n’entendoit point ou presque pas le discours du deputé du chapitre[9]. » ; et qu’ainsi on pouvait bien supposer qu’il avait proféré ce mot sacramentel supplier, si nécessaire au bonheur de messieurs du bailliage. L’audience était tenue, ce jour-là, par celui des lieutenans du siége, dont les poumons étaient les plus vigoureux et le timbre le plus sonore. Il n’y a pas d’apparence que le chapitre, de son côté, choisît pour tenir tête à ce lieutenant un orateur sans organe ; et puis, maintenant, imaginez le beau bruit que devaient faire ces deux stentors, et le ravissement de tous les oisifs habitués du Palais, qui n’auraient manqué pour rien au monde de se rendre de bonne heure, ce jour-là, au bailliage, et qui supputaient jusqu’à quel degré précisément la voix de M. le lieutenant N... était plus ou moins retentissante que celle de M. le chanoine N... Ce fut à cette belle scène qu’aboutirent des débats de quinze ans. Belle conclusion, certes, et digne, en tous points, de l’exorde ; il était juste qu’une querelle de mots se terminât par une pasquinade.

Le chapitre avait bien failli n’en pas être quitte pour si peu. On etait parvenu a indisposer le chancelier Boucherat contre le privilége, et il preparait, nous l’avons vu, une déclaration qui devait décider que ce privilége n’aurait point d’extension hors de la province de Normandie[10]. Dans le cours des débats entre la cour des Aides, le bailliage et le chapitre, le 27 avril 1698, le conseil avait fait signifier au parlement de Rouen un arrêt qui ordonnait que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilége de la fierte, au jour de l’Ascension de la présente année 1698, qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans l’étendue de ladite province. Défense était faite à ce parlement, à la cour des Aides, au bailliage et présidial, de délivrer, à la fête de l’Ascension prochaine, aucuns criminels des autres provinces, décrétés ou jugés dans les autres parlemens ou juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par sa majesté il y eût été pourvu. C’était, comme nous l’avons vu, contrevenir à un ancien arrêt du conseil privé, en date du 11 août 1688, qui avait decidé que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’êtendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et aux cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie ; et, ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que, dans l’intention du chancelier Boucherat, le dernier arrêt du conseil n’était que le prélude d’une déclaration prochaine qui, d’une prescription provisoire, en aurait fait une définitive. C’était un coup monté de loin. Dès 1696, à l’audience du parlement de Paris, dans une affaire où figuraient les frères Veydeau de Grandmont admis, l’année précédente, à lever la fierte à Rouen, l’avocat-général La Moignon n’avait pas négligé cette occasion de s’expliquer sur le droit de l’église de Rouen. Il avait dit que « la cour (c’est-à-dire le parlement de Paris) ne reconnoissoit point ces sortes de priviléges ; qu’en tout cas, ils devoient être renfermés dans les limites des provinces qui prétendoient les posséder ; et qu’ils ne pouvoient détruire un arrêt de mort prononcé par une cour souveraine. Il n’appartenoit qu’au roi de ressusciter à la vie civile, par des lettres d’abolition, un homme mort civilement. » Ainsi parla le célèbre La Moignon ; il rappela qu’on avait vu, naguère, l’avocat-général Servin s’élever contre le privilége de l’évêque d’Orléans, et que la cour avoit approuvé son zèle. Le zèle de La Moignon n’avait pas été moins approuvé que celui de son prédécesseur ; et le parlement de Paris avait déclaré que toute audience serait refusée aux sieurs Veydeau de Grandmont jusqu’à ce qu’ils se fussent représentés pour purger la contumace. Ces deux gentilshommes, harcelés, tourmentés par les magistrats de Paris, s’étaient vus contraints de solliciter des lettres d’abolition, qu’heureusement ils obtinrent ; sans quoi, toujours considérés comme morts civilement, au mépris du privilége de la fierte qui les avait rétablis dans leur bonne fame et renommée, ils n’eussent pas été admis par le parlement de Paris à suivre un procès civil fort important pour eux, qui était, depuis long-tems, pendant devant cette cour souveraine. On ne saurait imaginer l’anxiété du chapitre dans l’attente du coup fatal dont il voyait son privilége menacé. Le jour de l’Ascension 1698, il avait, peut-être par humeur, envoyé au parlement rassemblé un cartel par lequel il déclarait « qu’après avoir entendu le rapport des chanoines commissaires à la visite des prisons, vu les procès-verbaux par eux dressés, et en avoir délibéré, il ne s’estoit trouvé aucun sujet fiertable, aux termes de l’arrêt du conseil privé d’état du roi, du 16 avril précédent. » Après la lecture de ce cartel, il ne restait plus au parlement qu’à désemparer ; et la fierte n’avait pas été levée, cette année. Toutefois, en 1699, à l’époque de l’Ascension, on n’avait encore vu ni la déclaration royale que semblait annoncer l’arrêt du conseil, ni de nouvel arrêt qui rendît au chapitre son ancienne liberté. Cette année-là, le chapitre élut le sieur De Bonneboz, gentilhomme des environs d’Alençon.

1700.

En 1700, les choses en étant au même état, les chanoines de Rouen adressèrent au roi et au conseil une requête dans laquelle ils demandaient à être maintenus dans leur ancienne possession. L’arrêt du conseil, du 16 avril 1698, avait, disaient-ils, été rendu à la poursuite de M. Du Buisson, intendant des finances, mû, en cela, par des intérêts particuliers. En tout cas, il n’avait été rendu que pour l’année 1698 seulement. Le chapitre aurait donc pu, dès l’année suivante, exercer son droit, son privilége, dans son étendue ordinaire. Mais il avait mieux aimé, par respect pour les ordres de sa majesté, s’abstenir d’en user. « Cela excitoit les plaintes et clameurs de la noblesse du royaume, qui, dans des cas malheureux, étoit privée de secours. » Ils suppliaient le roi de révoquer l’arrêt de limitation provisionnelle du privilége, et d’ordonner que le chapitre pourrait choisir un criminel, de quelque province du royaume que ce fût, pour lever la fierte, pourvu qu’il ne fût chargé d’aucun des crimes exceptés par l’édit de 1597. On ne voit pas qu’aucune décision nouvelle du roi ou du conseil soit intervenue sur ce point. Dans cette situation équivoque et précaire, le chapitre eut le bon esprit de ne point compromettre son privilége par des choix qui auraient pu réveiller une malveillance mal assoupie. Pendant les trente-une premières années du xviiie siècle, il ne donna la fierte qu’à des Normands ; et ce fut en 1732 que, pour la première fois depuis les débats au conseil, il se hasarda à donner ses suffrages à un individu étranger à la Normandie ; c’était Jean De Brienne, sieur de Saint-Léger, gentilhomme de l’Angoumois. En 1735, la fierte fut donnée à un Limousin ; en 1737, à un gentilhomme du diocèse d’Autun ; et ces divers choix ne furent l’objet d’aucune critique. Mais c’est anticiper sur l’ordre des faits ; et il nous faut parler de quelques élections des premières années du xviiie siècle.

Plus nous avançons dans cette histoire, et moins les particularités des crimes dont les auteurs sollicitent et obtiennent la fierte, offrent d’intérêt. Les mœurs ont beaucoup changé. On ne voit plus des bandes de gentilshommes armés jusqu’aux dents effrayer les villes et les campagnes de leurs fréquentes et sanglantes querelles. Ces combats à outrance, dénouemens déplorables de haines d’un siècle entre des familles nobles et puissantes, avaient offert souvent des circonstances dramatiques ou piquantes. Les croyances, les idées, les mœurs, le costume du tems s’y étaient manifestés au lecteur, satisfait de trouver quelquefois ces détails curieux dans le récit d’un fait déjà intéressant en lui-même. Maintenant, il ne faut plus s’attendre à ces sanglantes tragédies ; la fierte est réservée pour des hommes presque toujours obscurs, coupables de meurtres au moins excusables à raison des circonstances qui les ont amenés, et qui, ce semble, auraient pu être abolis par des lettres de rémission, que toutefois les prétendans n’avaient pas réussi à obtenir. Très-peu de cas sortent de cette classe, et encore ne les signalerons-nous pas sans quelqu’hésitation, dans la crainte qu’ils n’inspirent au lecteur un trop faible intérêt. Citons-en, toutefois, quelques uns.

1710. Une servante coupable d’infanticide, élue par le chapitre pour lever la fierte, refusée par le parlement, comme indigne.

En 1710, le choix du chapitre était tombé sur Françoise Picart. Servante, à l’âge de dix-huit ans environ, chez le sieur Saint-Louis, commis aux Aides a Dieppe, elle fut séduite par son maître, qui lui promit de l'épouser. Mais bientôt ce commis obtint un emploi supérieur dans une résidence éloignée, et abandonna la malheureuse qu’il avait trompée. Elle entra au service du sieur Daperou, juge à l’amirauté de Dieppe. Enceinte des œuvres du sieur Saint-Louis, elle cacha sa grossesse, qui ne fut pas même soupçonnée par ses maîtres. Enfin elle accoucha clandestinement d’un enfant mâle. « Sitost qu’elle fut accouchée, se trouvant tout émue, ne sachant que faire, comme au désespoir, et tentée de se jeter par la fenêtre », elle étrangla le nouveau-né avec une bandelette, l’enveloppa dans une serpillière, et alla furtivement le jeter à la mer. Elle n’avait été vue ni en allant, ni en revenant. Mais bientôt les marins trouvèrent sur la grève le cadavre de l’enfant enveloppé dans des linges marqués au nom du maître de Françoise Picart. Cette dernière fut arrêtée, mise en jugement, et condamnée par la justice de Dieppe à être pendue et brûlée. Le 29 mai 1710, elle fut élue parle chapitre pour lever la fierte. Mais le parlement la déclara indigne, par un arrêt conçu en ces termes : « Messieurs n’ont pas trouvé à propos de faire jouir cette femme du bénéfice de la fierte, attendu que son crime n’est pas du nombre de ceux qui tombent dans le privilége. » Le chapitre maintint son choix. Nous verrons plus tard que le parlement se montra moins sévère pour un autre infanticide dont les circonstances supposaient toutefois plus de réflexion qu’il n’en paraît dans celui dont on vient de lire le récit.

1713. Usage de planter des mais.

Nous dirons aussi quelques mots de l’élection faite en 1713, moins pour l’importance du fait en lui-même, qu’à cause de l’ancien usage qu’il rappelle. En 1712, Jean Yoris et ses deux frères, tous trois maîtres de danse à Vernon-sur-Seine, avaient passé la nuit du 30 avril au 1er mai, à donner des sérénades, à planter des mais, à tirer des coups de fusil et de pistolet devant les portes des personnes de considération de la ville de Vernon ; ce qui prouve que l’usage de planter des mais, qui existait du tems de Saint-Louis, s’était conservé jusques dans le xviiie siècle. Le matin, vers huit heures, en rentrant chez eux pour déposer leurs armes et aller de là à la messe, les trois frères furent rencontrés au carrefour, près du pont, par le sieur Le Bigot, officier dans le régiment de Bourbonnais-infanterie. Cet officier, qu’ils ne connaissaient point, les persiffla dans les termes les plus humilians, à propos des armes qu’ils portaient. Ils répliquèrent. L’officier, piqué, mit l’épée à la main. Jean Yoris, l’aîné des trois frères, se défendit d’abord avec une canne ; puis tirant son épée, il déclara qu’il ne se battait qu’à son corps défendant, et en prit à témoins les personnes qui se trouvaient là, avertissant le sieur Le Bigot qu’il était maître d’escrime. Enfin, poussé à bout par les insolences et les bravades de cet officier, il s’échauffa et lui porta un coup d’épée qui le blessa mortellement. Le sieur Le Bigot ayant crié : A moi, officiers ! aussi-tôt on vit accourir, l’épée à la main, plusieurs officiers qui étaient dans une auberge voisine. Le Bigot leur dit : Mes amis, il faut tuer ces trois b……-là. Yoris protesta que c’était Le Bigot qui l’avait insulté. À ce moment, Le Bigot ayant rendu le dernier soupir, Yoris, qui se vit assailli par tous ces officiers, s’enfuit avec ses frères, et se réfugia dans l’église de Vernon, où il fut arrêté. Mis en jugement, il fut condamné à mort. En 1713, il leva la fierte avec ses frères.

1714.

En 1714, la fierte ne fut point levée. Le jour de l’Ascension, le chapitre ayant reconnu qu’aucun des prétendans au privilége n’était dans les cas fiertables, ne fit point un choix qui devenait impossible. Le chapelain de la confrérie de Saint-Romain vint apporter au parlement un cartel ainsi conçu ; « Ce jour d’hui, 10 mai 1714, fête de l’Ascension, le chapitre, assemblé à l’heure ordinaire, pour l’élection d’un prisonnier, après avoir entendu le rapport des commissaires des prisons, et vu les procès-verbaux par eux dressés, et iceux délibérés, il ne s’est trouvé aucun sujet fiertable. » A la cathédrale, les chanoines firent chanter tierces ; la grand’messe fut célébrée ; puis on chanta nones, vêpres et complies. Pendant les vêpres, la grande cloche de la tour de Saint-Romain fut mise en volée, pour appeler et avertir les processions des paroisses de venir à Notre-Dame. Après les complies, la procession, avec les châsses et reliques des saints, sortit par le portail des Libraires, fit le tour extérieur de l’archevêché, par la rue des Bonnetiers, et rentra par le grand portail.

1715.

1715. On s’étonna de voir le parlement accorder, en 1715. à une infanticide, la fierte qu’il avait refusée, en 1710, à Françoise Picart, dont le crime supposait moins de réflexion, et dont la jeunesse et les malheurs auraient dû, ce semble, inspirer un plus vif interêt. Marie Bertin, journalière à Sentilly (diocèse de Séez), âgée de vingt-neuf ans, grosse des œuvres d’un nommé Guérin, se sentant prise de mal pour accoucher, se leva de son lit, et, voyant sa mère sortie, monta au grenier où, peu de tems après, elle accoucha debout ; l’enfant tomba par terre. « Toute transportée et hors d’elle-même », elle prit son nouveau-né et l’étouffa avec ses doigts. Puis, singulier mélange de barbarie et de foi ! voyant que l’enfant respirait encore, elle descendit vite à sa chambre, y prit une petite fiole d’eau bénite, remonta au grenier, et versa de l’eau bénite sur la tête de son enfant pour le baptiser ; ensuite elle lui mit sa jarretière au cou, dans le dessein de l’achever, mais l’innocent venait d’expirer. Que l’on compare ce récit avec celui de l’infanticide commis par Françoise Picart ; et, sans doute, le crime de cette dernière paraîtra plus digne d’indulgence ; toutefois elle avait été déclarée indigne du privilége ; et le parlement accorda, sans difficulté, la fierte à Marie Bertin.

1725.

L’élection de l’année 1725 aurait renouvelé les vieilles querelles entre le présidial et le chapitre, si cette fois le parlement, qui y avait intérêt, ne se fût franchement déclaré pour les chanoines et pour leur privilége. Le chapitre avait élu Robert Calais, berger à Radepont, détenu dans les prisons du présidial de Rouen, à raison d’un meurtre que cette juridiction regardait comme étant de sa compétence exclusive. Deux huissiers envoyés par le parlement a ces prisons pour chercher Calais, vinrent, presqu’aussi-tôt, déclarer qu’ils avaient trouvé fermées les portes du bailliage et celles de la geole. Par ordre du parlement, les huissiers y retournèrent, mais accompagnés de six archers de la maréchaussée, de douze officiers de la cinquantaine, et de serruriers munis de leviers et autres instrumens propres à l’expédition dont on les avait chargés. Les portes du greffe et des prisons furent forcées, le prisonnier amené, et le procès remis au parlement. On peut imaginer l’effet que des scènes semblables produisirent dans Rouen, le jour d’une fête qui attirait dans cette ville une foule immense. Plusieurs magistrats du bailliage furent mandés à la barre du parlement, pour rendre raison de leur conduite en cette circonstance. M. Germain, l’un d’eux, montra de la fermeté et de l’énergie ; il osa soutenir devant le parlement rassemblé, que le procès de Calais était de la compétence présidiale ; mais on lui représenta un arrêt du grand-conseil, qui renvoyait le procès de Calais à l’ordinaire, et il ne lui resta plus qu’à baisser la tête et se taire. Le parlement délivra Calais au chapitre, et fit des procédures longues et rigoureuses contre ceux des magistrats qui avaient été les plus récalcitrans dans cette affaire. Interdits de leurs fonctions, ils n’en recouvrèrent le libre exercice que quelque tems après, et à la suite de bien des tracasseries, et de force comparutions à la barre du parlement.

1736.

En 1736, la fierte fut levée par Michel Le Clerc, 1736. dit Grandpré, bourgeois de Condé-sur-Noireau. Buvant un jour dans une auberge de Caligny avec le sieur Bourdon, lieutenant-général du bailliage de Condé, bailli de la haute justice de Caligny, et avec les autres officiers de cette juridiction, il avait adressé des reproches assez vifs au sieur Bourdon, d’abord à l’occasion d’un procès dans lequel il l’accusait d’avoir opiné contre lui, puis sur le peu d’égalité avec laquelle, selon lui, ce magistrat avait fait, dans le bourg de Condé, la répartition de l’imposition des ustensiles. D’autres propos qu’il avait tenus dans cette rencontre, montraient un désir marqué de chercher querelle au sieur Bourdon, qui, à la fin, se fâchant, quitta la compagnie, et monta à cheval pour retourner à Condé. Une heure après, Le Clerc-Grandpré, retournant lui-même à Condé, monté sur son cheval, aperçut devant lui le sieur Bourdon, qui, en le voyant venir de son côté, supposa, peut-être à tort, que Grandpré voulait l’attaquer, et mit le pistolet à la main. Grandpré lui saisit le bras et lui arracha son pistolet, en disant : Si vous tirez votre autre pistolet, Je ferai usage de celui-ci. Le sieur Bourdon ayant voulu se servir du pistolet qui lui restait, dans le mouvement que fit Grandpré pour l’en empêcher, le déclin fort tendre de celui qu’il tenoit étoit parti à son grand étonnement, vu qu’il n’avoit nulle intention de le tirer, et avait blessé mortellement dans l’estomac le sieur Bourdon. Ce fut ainsi du moins que Grandpré raconta le fait, depuis. Ce qui est plus certain, c’est que le sieur Bourdon mourut le jour même. Le Clerc-Grandpré s’était enfui à Jersey. En 1736, il vint à Rouen solliciter le privilége de la fierte. La maréchale de Harcourt écrivit au chapitre, pour le détourner de ce choix ; elle qualifiait d’assassinat le meurtre du sieur Bourdon. Ce magistrat avait laissé deux fils, gardes-du-roi dans la compagnie de Harcourt. « Il seroit très à craindre, disait-elle, que dans les temps qu’ils ne sont point à la compagnie, ils se trouvassent dans le même lieu que Grandpré et qu’il n’arrivât quelque malheur. » Elle suppliait donc le chapitre de ne point accorder la fierté à Michel Grandpré, « d’autant plus, disait-elle, que l’affaire est, d’elle-même, fort noire, et qu’un pareil sujet n’est point bon à avoir dans le pays. » Il est certain, et Le Clerc-Grandpré le reconnut lui-même dans sa confession au chapitre, qu’en arrivant à Caligny, il s’était informé du lieu où étaient les officiers de la juridiction, et que, sur les indications qu’on lui avait données, il s’était hâté de s’y rendre. La manière dont il agit avec le sieur Bourdon pouvait autoriser à croire qu’il y avait eu de sa part quelque dessein formé de quereller et de maltraiter ce magistrat. Mais il y a loin de là à des projets de meurtre. Sans doute par ce motif, et peut-être aussi par déférence pour le président de Courvaudon, pour M. De Luynes, évêque de Bayeux, et M. Lallemant, évêque de Séez, qui l’avaient recommandé d’une manière très-pressante, Grandpré fut élu par le chapitre et délivré par le parlement.

1740.

En 1740, le choix du chapitre tomba sur Martin Barjole, âgé de vingt-huit ans, né à Hauville en Roumois, dragon dans le régiment d’Orléans. Sept ans auparavant, voulant tuer deux lapins pour le curé de Hauville, il alla prier la femme Vauquelin, sa sœur, de lui prêter son chien. Celle-ci, non contente de le lui refuser, lui chercha querelle au sujet d’une pièce de toile qui était chez lui et qu’elle réclamait comme lui ayant été donnée par leur mère. La dispute s’échauffant, Barjole donna un soufflet à sa sœur, qui s’arma d’une hache pour le frapper ; elle avait un fils qui était témoin de la querelle ; ce jeune homme se saisit d’un fusil chargé que Barjole avait déposé dans un coin, en entrant, coucha son oncle en joue, tira et le manqua deux fois. Barjole, outré de colère, s’était armé de son couteau de chasse ; il en frappa son neveu qui tomba mort à l’heure même. Après s’être caché quelque tems, Barjole s’engagea ; mais il finit par être découvert ; les juges de Pont-Audemer le condamnèrent à mort ; il sollicita sa grâce du roi, mais sans pouvoir l’obtenir ; alors les officiers de son régiment, qui s’intéressaient à lui, cherchèrent à lui obtenir le privilége de la fierte. Catherine, reine de Pologne, ne put refuser à leurs instances une lettre pressante qu’elle adressa à M. De Tavanes, archevêque de Rouen, par laquelle elle priait instamment ce prélat d’engager MM. les dignités et chanoines de son chapitre d’être favorables à Barjole. « Cette affaire, écrivait-elle, n’est plus tant Celle de MM. d’Orléans que la mienne propre, du moment qu’il s’agit de sauver la vie d’un malheureux, coupable et innocent tout à la fois. » Barjole, recommandé par une telle protectrice, obtint la fierte.

Les prières d’une reine avaient comblé de joie le chapitre de Rouen ; mais fut-il moins flatté de se voir, en 1745, solliciter par les membres d’un autre chapitre, en faveur d’un de leurs justiciables condamné à mort, et l’église de Rouen ne ressentit-elle pas quelque orgueil de voir ses grâces implorées par une autre église épiscopale, qui, n’ayant pas comme elle le droit royal de sauver la vie à des meurtriers, venait s’incliner devant elle et lui demander grâce, comme à un roi, en faveur d’un de ses vassaux pour qui elle ne pouvait que faire des vœux steriles ? Cette église était celle de Nevers. Son vassal était un nommé Ferrand, charbonnier ; il avait tué Jacques Tharé, qui, malgré ses défenses formelles, s’obstinait à charrier du bois sur ses terres ensemencées de blé. Les chanoines de Nevers priaient le chapitre de Rouen de prendre ce pauvre misérable sous sa puissante protection, et de lui accorder le privilége de la fierte de saint Romain, dont ils connoissoient, disaient-ils, l’étendue et le pouvoir. « Nous implorons pour lui, ajoutaient-ils, cette charité qui s’étend sur vos compatriotes et sur tous les sujets du roy de notre France, le quel n’a point trouvé au-dessous de sa majesté royale de vous demander plusieurs fois vos suffrages pour des coupables que la puissance du thrône ne se trouvoit pas dans le cas de pouvoir absoudre. Nous ne vous rappelons point, Messieurs, combien de fois les prédécesseurs roys, les reynes, les princes et princesses du sang royal, tant de cardinaux et de prélats, les plus grands ministres et tout ce qu’il y a de puissant dans le royaume, ont eu recours à vous, pour épargner à des personnes, souvent distinguées par leur naissance, les horreurs du dernier supplice qu’elles avoient mérité. Souffrez donc, Messieurs, que nous redoublions nos prières pour ce misérable, dont nous sollicitons la grâce auprès de votre charité, avec la même instance que l’apôtre demanda celle d’Onésime à Philémon. » Malgré une supplique si flatteuse et si pressante, malgré tout l’intérêt qu’inspirait le protégé des chanoines de Nevers, le chapitre de Rouen fit un autre choix. C’est qu’à l’avance, de puissans personnages[11] avaient sollicité ses suffrages en faveur de deux autres prétendans, qui véritablement n’étaient pas indignes de la préférence qu’ils obtinrent. C’étaient les nommés d’Auvergne et Chazelet. Assaillis à coups de pierre, par des individus qui les prenaient ou feignaient de les prendre pour des commis aux Aides, ils s’étaient défendus, et avaient tué un de leurs agresseurs.

1747.

Le plaisir que pouvait ressentir le chapitre, de se voir ainsi sollicité, chaque année, par des seigneurs, par des prélats, par des princes et même par des têtes couronnées, était quelquefois tempéré par les exigences tyranniques de quelques uns de ces hauts personnages, qui voulaient impérieusement que l’on préférât leurs protégés, et se fâchaient lorsque les suffrages tombaient sur quelque autre, ou même lorsqu’on ne se hâtait pas assez de leur répondre. Le 9 avril 1747, Marie-Françoise De Bourbon, duchesse d’Orléans, avait écrit au chapitre de Rouen pour lui recommander Noël Lecardinal, concierge de la duchesse de Lorges, sa dame d’honneur. Lorsque le chapitre reçut cette lettre, ses suffrages étaient déjà assurés aux sieurs Lécoufflé, d’Avranches. Soit que, par cette raison, le chapitre ne voulût point se presser d’écrire, afin qu’on n’eût point le tems de faire auprès de lui de nouvelles et inutiles instances, soit qu’il eût répondu et que sa lettre se fût égarée, les chanoines reçurent bientôt de M. De Saint-Florentin, ce grand distributeur de lettres de cachet, une lettre de rappel un peu dure, pour ne pas dire insolente. « Je suis dans le dernier étonnement, leur écrivait-il, que vous ayez pu donner lieu à S. A. R. de s’apercevoir que vous luy avéz manqué. Il pouvoit suffire à S. A. R. de vous faire savoir la protection qu’elle accorde au particulier qu’elle vous a proposé à l’occasion de la fierte, pour déterminer vos suffrages : ils n’auroient été qu’un hommage qui lui est dû. Mais S. A. R. vous a écrit avec cette bonté qui ne lui attire pas moins les cœurs que son élévation lui assure toutes sortes de respects ; et, ce qu’on ne peut comprendre, vous avez laissé sa lettre sans réponse. Je souhaite bien que vous ayez prévenu ce que je vous marque de la surprise où je suis, et que déjà vous ayez répondu à S. A. R. qu’en toute occasion vous regarderez ce que vous pourrez apprendre de ses intentions comme des ordres dont vous vous trouverez honorés. »

À cette lettre en était jointe une autre de M. Mirabaud, secrétaire des commandemens de la duchesse d’Orléans. Le traducteur élégant du Tasse, l’académicien, le littérateur plein de bienveillance et d’aménité ne le prend pas sur un ton aussi haut que le grand seigneur ; il ne peut toutefois s’empêcher de dire que « la princesse ne sait que penser du procédé de MM. les chanoines, qui passeroit pour impolitesse à l’égard même de bien d’autres personnes d’un rang inférieur au sien. » Il est plus que probable que les chanoines rompirent enfin ce silence qui blessait si vivement la duchesse d’Orléans, et surtout Mirabaud et M. De Saint-Florentin. Mais les suffrages de cette compagnie ne tombèrent point, cette année, sur le protégé de la princesse ; ils étaient, nous l’avons dit, assurés aux sieurs Robert et Jean Lécoufflé, d’Avranches, condamnés à mort pour avoir, de complicité, tué le sieur Pierre Lécoufflé, leur frère. Le jour de l’Ascension, ces deux individus furent élus pour lever la fierte ; mais le parlement, après les avoir interrogés et avoir examiné leur procès, les déclara indignes du privilége, et ordonna qu’ils seraient réintégrés dans la conciergerie[12]. Le chapitre ne jugeant point à propos de persister dans son choix, comme il avait fait en plusieurs rencontres semblables, procéda de suite à une nouvelle élection, et donna ses suffrages au sieur Du Vignaud.

Le sieur Gaultier Du Vignaud, né au Grand-Brassac en Périgord, trouvant un braconnier, fort mauvais sujet, connu pour tel, qui chassait dans les bois de son père, l’avait sommé de lui rendre son fusil. Le braconnier refusa, et, la dispute s’échauffant, menaça le sieur Du Vignaud de le lui remettre par le bon bout. Non content de garder son fusil, il voulut s’emparer de celui du sieur Du Vignaud, le tirant violemment par le canon. Le fusil était armé ; dans cette lutte, le coup partit et donna toute sa charge de gros plomb dans la cuisse du braconnier, qui tomba blessé mortellement et expira peu de jours après. Protégé par la duchesse du Maine, par le comte de Jarnac, le duc de Rohan et la princesse de Berghes, le sieur Du Vignaud fit solliciter la fierte dès 1744, mais inutilement. Les deux années suivantes, il vint, de cent soixante lieues, la solliciter en personne, sans avoir pu obtenir autre chose que des marques d’intérêt et des promesses pour une autre année. En 1747, il fit encore une fois ce long voyage, et aussi-tôt qu’il fut écroué dans les prisons de l’officialité, il s’empressa d’adresser au chapitre une requête qui semble un cri de détresse. « Suivant la coutume de mon pays, disait-il, le décret de prise de corps dont je suis chargé à raison du meurtre de ce braconnier, me rend inhabile à hériter. Depuis trois ans, j’ai été déchu, par cette raison, de deux successions, qui sont pour moi une perte de plus de quarante mille livres. Voyez de quelle conséquence il est pour moi de voir ainsi retardée, d’année en année, la grâce que vous m’avez promise. Je serois réduit à la dernière misère, si, dans la situation où je suis, je perdois ma mère, âgée de soixante-huit ans et fort infirme. Pour cacher la honte du décret de prise de corps lancé contre moi, j’ai été obligé de quitter l’armée, après quatre années de service dans le régiment de Mortemart, où j’étois lieutenant. Estropié à la main gauche, d’un coup de feu reçu au siége de Philisbourg, je ne suis ni dans l’habitude, ni dans le cas de pouvoir faire ressource par le travail de mes mains. Si j’eusse eu le bonheur d’obtenir plus tôt ma grâce, j’aurois été en état d’entrer dans le régiment de M. le duc d’Olonne et de faire la campagne dernière. Enfin, comme vous me renvoyâtes à l’année présente, avec les marques les plus affectueuses de bienveillance et de charité, je suis encore venu cette année, implorer à vos pieds le pardon de ma faute. C’est dans vos bontés que me reste l’espoir de réchapper les débris de ma fortune qui diminue tous les jours, et que je perdrais peut-être sans retour, si ma grâce étoit plus longtems différée. Ah ! messeigneurs, c’est les larmes aux yeux et avec les plus vives et les plus respectueuses instances, que je vous prie de m’accorder, cette année, votre privilége. Laissez parler vos cœurs ; faites attention à l’état malheureux du suppliant ; rappelez-vous vos bontés dans les années précédentes, et vous lui rendrez, avec sa liberté, sa fortune, son état et sa vie. Tous ses jours, qu’il vous devra, marqués par la gratitude et la reconnoissance la plus légitime, ne seront partagés qu’entre les devoirs de son état et les prières adressées au Seigneur pour la conservation de vos personnes vénérables et la rémission de sa faute. » Un tableau aussi pathétique devait toucher des ministres de grâce et de charité. Toutefois, on a vu que leurs premiers suffrages furent pour deux fratricides qui n’avaient d’autre titre à leur bienveillance que d’être originaires de la province ; et si le parlement n’eut repoussé ce choix, le troisième voyage de trois cent vingt lieues, fait par le sieur Du Vignaud, eût été aussi inutile que les deux premiers ; cependant le meurtre qu’il avait commis était bien digne d’indulgence. Enfin, le chapitre, déchu de sa première élection, donna ses suffrages au sieur Du Vignaud, que le parlement délivra sans difficulté.

  1. Mémoire au roy et à nosseigneurs du conseil, imprimé en mai 1697, in-f°. de 2 pages.
  2. Requête du chapitre au roy, 1698, in-f°., réimprimée en 1737, in-12.
  3. Il est certain que, le 22 avril 1532, le messager du chapitre étant entré dans la chambre du conseil du parlement, portant sa verge d’argent haute, le parlement lui avait défendu de la porter jamais ainsi dans l’intérieur du Palais royal.
  4. Mémoire du chapitre au roi, 1698.
  5. Requête au conseil, imprimée en 1697, in-f°.
  6. Le Mémoire et l’Inventaire, imprimes d’abord dans le format in-folio, avaient alors, savoir : le Mémoire, 15 pages, et l’Inventaire, 27. Ils ont éte reimprimes en 1737, dans le format in-12.
  7. Mémoire en 4 pages, in-folio. Il était de Me. Coüet de Montbayeux, avocat du chapitre.
  8. Requête au roy pour les officiers du bailliage et présidial de Rouen, imprimée d’abord in-folio en 1698, et réimprimée dans un recueil in-12, en 1737, où elle occupe 122 pages.
  9. Histoire de Rouen, par Servin, tome II, page 157.
    Le Journal de Normandie, qui, dans son n°. du 4 mai 1785, avait reproduit ce fait d’après Servin, publia, dans son n°. du 7 du même mois, une lettre qui le désavouait.
  10. Lettre d'un avocat, en date du 30 avril 1701, qui rappelle ce fait.
  11. Louise-Elisabeth De Bourbon ; le marquis de Rothelin et son épouse ; le marquis de Pont-Saint-Pierre ; le duc de Montmorency-Luxembourg. (Lettres des 21 mars et 18 avril 1744.)
  12. Les deux frères Lécoufflé, qui, le jour de l’Ascension, avaient pu se croire sauvés, furent, le 28 juin suivant, condamnes par le parlement de Rouen à « avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs, sur un échaffaut, en la place du Vieux-Marché, après avoir fait amende honorable devant le portail de la cathédrale ; pour leurs corps être jetés au feu et réduits en cendres qui seroient jetées au vent. » Cet arrêt fut exécuté le même jour. Mais, en vertu d’une clause additionnelle, il fut arrêté que « les dits Lécoufflé ne sentiroient aucuns coups vifs, ains seroient secrètement étranglés. »