Histoire du Romantisme/VII

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 62-69).




VII

AUTRES MÉDAILLONS — PHILOTHÉE O’NEDDY



Il est peu de personnes qui se souviennent aujourd’hui de Philothée O’Neddy, dont le nom se retrouve tout entier par anagramme dans le pseudonyme, et que nous n’en dégagerons pas. Puisque le poëte a jugé à propos de voiler son visage, ne dénouons pas les cordons de son masque.

Philothée O’Neddy eut son moment d’éclat vers 1838. Il fit son effet de surprise, et, comme disent les peintres, tira dans la cave un coup de pistolet dont on remarqua la lumière. Il ne profita pas de l’attention excitée. Après avoir essuyé le feu de la redoute, la main sur la hampe du drapeau ennemi, il se tint debout un instant dans la fumée du combat, et redescendit tranquillement au bas de la muraille conquise, sans plus se soucier de son triomphe.

Il se laissa envahir peu à peu par l’ombre, et le sentier qui conduisait à son seuil littéraire s’effaça rapidement sous les mousses, les ronces et les végétations parasites. Un chagrin inconnu plus ou moins mal dévoré, cette immense fatigue qui suit parfois chez les jeunes poëtes un trop violent effort intellectuel, le désaccord du réel et de l’idéal, une de ces causes ou toutes ces causes ensemble, peut-être aussi le regret ou le scrupule de certaines audaces, avaient-ils recouvert de leurs cendres grises le poëte de Feu et Flamme. Il s’était retiré du petit cénacle où il flamboyait et pérorait jadis, et l’on avait perdu sa trace, comme cela arrive trop souvent à ces jours de dispersion où s’écroulent les Babels du rêve qu’élèvent en commun les compagnons de l’idée quand ils ont vingt ans.

Par son âge, il était notre contemporain, c’est-à-dire qu’il avait atteint sa majorité après 1830, car dans cette école nous étions précoces et nous aurions tous pu, comme lord Byron, écrire sur notre premier volume en vers : Poésies d’un mineur.

Quand Philothée O’Neddy fréquentait la cave de Petrus et la boutique de Jehan, — le jeune statuaire avait installé son atelier dans une boutique de fruitière, au coin de la rue Vaugirard, en face de cette fontaine ornée d’un bas-relief représentant une nymphe vue de dos où s’ajuste assez bizarrement un robinet de cuivre, — c’était un garçon qui offrait cette particularité d’être bistré de peau comme un mulâtre et d’avoir des cheveux blonds crêpés, touffus, abondants comme un Scandinave ; ses yeux étaient d’un bleu clair, et leur extrême myopie en rendait le globe saillant ; sa bouche était forte, rouge et sensuelle. De cet ensemble résultait une sorte de galbe africain qui avait valu à Philothée le sobriquet d’Othello.

On ne connaissait pas, par exemple, sa Desdemona, mais à coup sûr il n’avait pas d’Yago, car il était très-aimé dans la bande. Son lorgnon ne le quittait pas ; il le portait au lit et le gardait sur son nez même en dormant ; sans l’inséparable binocle il ne pouvait, disait-il, distinguer ses rêves et perdait tous les enchantements de la nuit. Les charmes poétiques des sylphides, les attraits provoquants des gracieuses succubes qui hantent l’heureux sommeil de la jeunesse, se confondaient dans un vague brouillard.

Le caractère qu’on retrouve dans tous les débuts de ce temps-là est le débordement du lyrisme et la recherche de la passion. Développer librement tous les caprices de la pensée, dussent-ils choquer le goût, les convenances et les règles ; haïr et repousser autant que possible ce qu’Horace appelait le profane vulgaire, et ce que les rapins moustachus et chevelus nomment épiciers, philistins ou bourgeois ; célébrer l’amour avec une ardeur à brûler le papier, le poser comme seul but et seul moyen de bonheur, sanctifier et déifier l’Art regardé comme second créateur : telles sont les données du programme que chacun essaye de réaliser selon ses forces, l’idéal et les postulations secrètes de la jeunesse romantique.

Personne plus que Philothée O’Neddy ne présente ce caractère d’outrance et de tension. Le mot paroxyste employé pour la première fois par Nestor Roqueplan, semble avoir été inventée l’intention de Philothée. Tout est poussé de ton, haut en couleur, violent, arrivé aux dernières limites de l’expression, d’une originalité agressive, presque ruisselant d’inouïsme, comme dirait Xavier Aubryet ; mais à travers les paradoxes biscornus, les maximes sophistiques, les métaphores incohérentes, les hyperboles boursouflées et les mots de six pieds de long, il y a le sentiment de la période poétique et l’harmonie du rhythme.

Philothée est un métrique ; il façonne bien le vers sur l’enclume et, quand il a puisé dans la forge l’alexandrin incandescent, il lui donne, au milieu d’une pluie d’étincelles, la forme qu’il désire avec son opiniâtre et pesant marteau. S’il ne s’était retiré sitôt, il se serait fait assurément une place dans le bataillon sacré. Il avait cette qualité rare en art : la force ; mais il s’est découragé dès le début par une de ces lassitudes dont le secret reste dans l’âme et plus souvent encore dans le cœur du poëte. Il lui aurait fallu travailler davantage pour arriver où tendaient ses vœux.


Amour, enthousiasme, étude, poésie,
C’est là qu’en votre extase, océan d’ambroisie,
        Se noîraient nos âmes de feu !
C’est là que je saurais, fort d’un génie étrange,
Dans la création d’un bonheur sans mélange,
        Être plus artiste que Dieu !

Nous avons possédé autrefois un exemplaire de Feu et Flamme avec dédicace autographe de l’auteur. Nous ne l’avons plus. Avez-vous remarqué que les livres curieux et devenus rares ont des jambes comme les petits bateaux sur lesquels l’enfant consulte son père, car s’ils n’avaient pas de jambes, ils ne marcheraient pas, et resteraient tranquillement sur le rayon de bibliothèque où on les a précieusement serrés entre deux livres de mœurs honnêtes et de reliure convenable.

Lorsque les mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique de M. Ch. Asselineau nous tombent sous la main, de quels amers regrets ne sommes-nous pas saisi ? Tous ces livres, devenus si rares, si introuvables, si précieux, qui atteignent dans les ventes à de telles enchères, nous les aurions pour rien, sans nous donner la moindre peine, avec l’eau-forte, le bois, le portrait, la lettre ornée, tout ce qui fait heureux le bibliophile dans cette chasse innocente et lui procure de si douces émotions. Nous les posséderions, ces éditions princeps, celles qui font foi, que les auteurs ont revues ! Une à une elles seraient venues se ranger derrière la vitre transparente, mais sous clefs maintenant, puisqu’il y a d’honnêtes gens voleurs de livres. Malheureusement, il est trop tard ; la plupart des amis sont morts, les éditions sont épuisées depuis longtemps, et nous voilà écrivant cette Histoire du Romantisme dont nous avons été une petite part, sans un de ces livres, qui portaient pourtant comme sauvegarde le nom sacré des maîtres.

Il y a cinq ou six ans, on dirait un siècle, tant il s’est passé de choses depuis, Célestin Nanteuil fut nommé directeur de l’école de dessin à Dijon, nous l’avons dit en parlant de lui l’autrefois.

Ce prochain départ ménageait au brave et courageux artiste fatigué d’une vie trop remplie de travaux ou plutôt de besogne, une possibilité de loisirs où la vraie peinture pourrait prendre une large place. — Il n’y avait donc pas motif de s’attrister, et cependant on était triste, — c’était le hoc erat in votis de Nanteuil, — et l’on résolut de célébrer son élévation aux honneurs par un banquet.

Les vieilles bandes d’Hernani et de Lucrèce Borgia, tous ceux qui avaient combattu l’hydre classique avec ses cent têtes coiffées de perruques soit aux théâtres, soit aux jurys de peinture, les derniers fidèles du Roi s’amuse et des Burgraves, les vieux compagnons d’atelier et aussi de jeunes élèves, quelques-uns même qu’on croyait perdus pour l’art et passés aux philistins, se réunirent de tous les points de l’horizon à un restaurant au coin de la rue du Sentier. Quand on fut entré et qu’on se fut compté, quelqu’un qui connaissait Hernani pour s’être battu à trente-deux représentations rangées, déclama les vers suivants :


Et ne réclamez pas leur épée impuissante :
Pour un qui vous viendrait, il m’en viendrait soixante.
Soixante ! dont chacun vous vaut tous quatre ! Ainsi,
Vidons entre nous tous notre querelle ici.


Il y avait longtemps qu’une telle agape romantique n’avait eu lieu ; il fallait remonter jusqu’à l’époque où, faute de l’eau des mers, on buvait, au Moulin-Rouge, du petit bleu dans le crâne des morts ; mais bien des années s’étaient écoulées. Il avait neigé là-haut, sur les monts ; la poivrière et la salière s’étaient mêlées sur les barbes ; des nez avaient rougi ; des joues unies hier, s’étaient sillonnées de rides, et, à travers quelques-uns des convives que nous n’avions pas vus depuis longtemps, nous apercevions la silhouette de leur jeunesse. Nous regardions les autres avec une certaine inquiétude, en nous demandant : « Eh quoi ! est-ce là l’effet que nous leur produisons nous-mêmes ? Leur paraissons-nous aussi laids, aussi vieux, aussi moroses qu’ils nous le semblent ? Voilà donc ce qui reste de la brillante escadrille d’Hernani, qui savait si bien harceler le taureau et prendre le public par les cornes !

Oh ! comme ils ont l’air fatigué et ennuyé de la vie et peu disposés à sauter par-dessus la barrière. Et la fête commençait tristement comme toutes les fêtes. Ces vaillants jadis si farouches n’auraient même pas déchiré en pièces un académicien ou un membre de l’Institut. Enfin la glace se rompit. Le vin remit un peu de sang au cœur. Les souvenirs d’autrefois reparurent purs, gais et charmants ; on reparla de ces belles misères où l’on se nourrissait de gloire et d’amour — fit-on jamais meilleure chère ? On mêlait à la conversation comme des fidèles du même culte les vers sus de tous comme les réponses d’une litanie. On était beau, on était jeune, on était fier, on était enthousiaste.

Dans un coin, entre deux camarades de Nanteuil, vers la fin du dîner, quand déjà l’on quittait sa place pour aller causer à l’autre bout de la table, nous aperçûmes un homme dont la tournure ne nous était pas inconnue. C’était Philothée O’Neddy qui sortait des catacombes de cette vie mystérieuse où il s’était plongé, qui venait boire le coup de l’étrier avec son ami Célestin Nanteuil partant pour Dijon au lieu d’aller à Saint-Jacques de Compostelle, comme c’était son projet. Ses cheveux étaient toujours crépus mais saupoudrés de gris, et la raie creusée sur les ailes de son nez par son lorgnon était devenue si profonde avec le temps qu’il s’y incrustait et y tenait seul. Eh bien ! lui dîmes-nous en nous rapprochant de lui et lui secouant la main, à quand le second volume de vers ? — Il nous regarda de ses yeux bleus, effarés et troubles, et nous répondit avec un soupir : « Oh ! quand il n’y aura pas de bourgeois ! »