Histoire du Romantisme/VI - Célestin Nanteuil

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 52-61).



VI


CÉLESTIN NANTEUIL



Il y a dans les Jeunes-France une petite nouvelle de quelques pages faite, si nos souvenirs ne nous trompent, pour accompagner dans un keepsake ou plutôt un landscape, une merveilleuse gravure anglaise représentant la place de Saint-Sebald à Nuremberg. C’était l’usage alors d’aller demander aux littérateurs encore heureux d’être imprimés un bout de vers ou de prose pour servir de texte à ces splendides illustrations des Robinson, des Cousin, des Finden, des Westall, des Robert’s et des Prout. Nous avions fait notre morceau comme les autres, cela s’appelait : Elias Wildmanstadius, ou l’Homme moyen-âge. C’était en quelque sorte le génie gothique de cette ville gothique. Il faisait partie de cette race de retardataires qui manquent leur entrée dans le monde et à qui l’ange chargé du départ des âmes n’ouvre pas assez vite la porte. Elias aurait dû naître en 1460. Il aurait écu, à cette date, parmi ses contemporains, n’aurait paru Singulier à personne et eût trouvé tout le monde charmant. De nos jours le peintre belge Henry Leys n’est-il pas un exemple frappant de ces apparitions tardives ?

Sa place n’est-elle pas marquée parmi le groupe de Lucas de Leyde, de Cranack, de Wolgemuth, de Schoreel et d’Albert Dürer ? Il n’y a chez lui rien de moderne, et croire à une imitation, à un pastiche gothique, ce serait se tromper gravement. Il y a transposition d’époque, dépaysement d’âme, anachronisme ; voilà tout. Ces retours inexpliqués d’anciens motifs causent de piquantes surprises et font une rapide réputation d’originalité aux artistes que leur tempérament y porte. Un homme des générations antérieures reparaît, après un long intervalle, avec des croyances, des préjugés, des goûts disparus depuis plus d’un siècle, qui rappelle une civilisation évanouie.

Elias Wildmanstadius était le symbole de ces résurrections du passé, mais ce n’était nullement un type de fantaisie. Il nous avait été suggéré par un de nos amis du petit cénacle : Célestin Nanteuil, qu’on eût pu appeler « le jeune homme moyen-âge. »

Il avait l’air d’un de ces longs anges thuriféraires ou joueurs de sambucque qui habitent les pignons des cathédrales, et qui serait descendu par la ville au milieu des bourgeois affairés, tout en gardant son nimbe plaqué derrière la tête, en guise de chapeau, mais sans avoir le moindre soupçon qu’il n’est pas naturel de porter son auréole dans la rue. Vers cette époque de 1850, il pouvait compter de 18 à 19 ans. Il était mince, élancé, fluet comme les colonnes fuselées des nefs du quinzième siècle et les boucles de sa chevelure ne figuraient pas mal les acanthes des chapiteaux. Sa taille spiritualiste s’effilait et semblait vouloir monter vers le ciel avec un redoublement d’ardeur, balançant sa tête comme un encensoir. Son teint était blanc et rose, l’azur des fresques du Fiesole avait fourni le bleu de ses prunelles, ses cheveux d’un blond d’auréole semblaient peints un à un avec l’or des miniaturistes du moyen âge.

Le vers de Barbier dans le Pianto et qui caractérise si bien Raphaël,


Ovale aux longs cheveux sur un long col monté,


n’était pas fait encore, mais que de fois depuis on l’appliqua à Célestin Nanteuil ! La physionomie de cette tête angélique n’exprimait aucune des préoccupations de l’époque. On eût dit que du haut de son pinacle gothique, Célestin Nanteuil dominait la ville actuelle, planant sur l’océan des toits, regardant tournoyer les fumées bleuâtres, apercevant les places comme des damiers, les rues comme des traits de scie dans des bancs de pierre, les passants comme des fourmis ; mais tout cela confusément à travers l’estompe des brumes, tandis que de son observatoire aérien il voyait en première loge et avec tous leurs détails, les roses de vitraux, les clochetons hérissés de crosses, les rois, les patriarches, les prophètes, les saints, les anges de tous les ordres, toute l’armée monstrueuse des démons ou des chimères, onglée, écaillée, dentue, hideusement ailée ; guivres, taresques, gargouilles, têtes d’âne, museaux de singe, toute la bestiaire étrange du moyen âge.

Comme il était d’un blond de lin, sa barbe future ne produisait le long de ses joues qu’un coton blanc soyeux pareil à un duvet de pêche visible seulement à contre-jour, et il gardait ce sexe indécis des êtres surnaturels composé de l’éphèbe et de la jeune fille. Il avait l’émotion et la pudeur faciles et rougissait aisément. Une longue redingote bleue boutonnée à la poitrine, ayant une coupe de soutane, faisait ressortir la grâce un peu gauche, mais non sans élégance du jeune artiste timide qui devait ressembler aux peintres néo-chrétiens allemands, élèves d’Overbeck et soutenant à Rome la théorie de l’art catholique primitif.

Mais n’allez pas croire que Célestin Nanteuil cherchât le style maigre, émacié, simplifié jusqu’au néant qui semble le comble de l’art religieux à Overbeck. Il ne se condamnait pas aux teintes neutres, grises ou violettes, par esprit de mortification. La couleur ne lui paraissait pas une sensualité coupable, un mirage tentateur. C’était bien un romantique, pittoresque et coloriste et doué d’un sentiment très-vif de ce qu’on appelait alors le moyen âge, à défaut d’une meilleure définition. Mais ce qui s’entendait suffisamment, c’est-à-dire ce qui n’était ni grec ni romain, et prenait place entre le douzième et le seizième siècle.

À ses premiers essais Nanteuil dessinait comme avec des plombs de vitrail et semblait colorier avec une palette de peintre verrier. Pour obtenir des tons plus intenses, il employait des verres teints dans la masse. On peut y appliquer ce qu’un des amis de Joseph Delorme disait de certaines petites ballades de Victor Hugo, la Chasse du Margrave, le Pas d’armes du roi Jean, que ce sont des vitraux gothiques. On voit à tout instant, sur la phrase poétique, la brisure du rhythme comme celle de la vitre sur la peinture. C’est impossible autrement. L’essentiel en ces courtes fantaisies c’est l’allure, la tournure, la dégaîne cléricale, monacale, royale, seigneuriale des personnes et sa haute couleur. On ne saurait dire mieux ni plus juste, et l’apparition des ballades du poète peut servir à l’appréciation des aquarelles du peintre.

Avec une merveilleuse facilité d’appropriation, Célestin s’était assimilé l’anatomie anguleuse des armures, le galbe extravagant des lambrequins, les figures chimériques ou monstrueuses des blasons, les ramages des jupes armoriées, l’attitude hautaine du baron féodal, l’air modeste de la châtelaine, la physionomie papelarde du gros carme chartrier, la mine furtive du jeune page au pantalon mi-parti, et dans le fond, il savait faire mordre le ciel par des architectures hérissées de tours, de clochetons, d’aiguilles de cathédrales accroupies au centre de leurs arcs-boutants comme des araignées noires au milieu de leurs pattes.

Il excellait aussi à encadrer des personnages de poème, de drame et de roman, dans des ornements semblables à des châsses gothiques avec triples colonnettes, ogives, niches à dais et à piédouches, statuettes, figurines, animaux chimériques ou symboliques, saints et saintes sur fond d’or, qu’il inventait au bout de la pointe, car il avait une fantaisie inépuisable. Tout moyen lui était bon, le pinceau, la plume, le crayon, le grattoir. Nous l’avons vu, pour arriver à rendre le grain d’une vieille muraille poser un morceau de tulle sur son papier et tamponner du bistre à travers les mailles. Il obtenait ainsi des pierres d’un grain plus âpre que les pierres les plus rugueuses de Decamps. Quand il le voulait, il entrait si bien dans l’esprit ou plutôt dans le sentiment de la vieille imagerie gothique qui faisait des Notre-Dame-del-Pilar en dalmatique de brocart, des Mère de Douleurs avec les sept glaives dans la poitrine, des Saint Christophe, le petit Jésus sur l’épaule et s’appuyant sur un palmier, dignes de servir de types aux byzantins d’Épinal.

Ce n’était pas par de grandes recherches ni de sévères études qu’il était parvenu à ce talent, mais par une similitude de nature avec les artistes du moyen âge. Il avait l’intuition de ce qu’il n’avait pas vu, et il aurait juré avoir déjà parcouru ces villes flanquées de tours et de murailles à moucharabys, défendues de donjons, surmontées d’églises aux flèches ajourées où il mettait le pied pour la première fois. Il avait manqué son entrée dans le monde comme Elias Wildmanstadius ; mais, plus heureux que lui, il avait su se créer avec l’art un milieu qui lui convenait et trouver des contemporains dans l’école romantique.

Notre-Dame de Paris était l’objet de sa plus fervente admiration, il n’est pas nécessaire de le dire, et il en tira le motif d’un grand nombre de dessins et d’aquarelles d’un caractère étonnant et tout à fait neuf. Rien ne ressemblait moins au moyen âge pendule et troubadour qui florissait vers 1825. C’est un des grands services de l’école romantique que d’en avoir radicalement débarrassé l’art, et C. Nanteuil peut réclamer une large part de l’honneur. — Sous un air ingénu, presque enfantin, il avait de l’esprit, et du plus fin et du meilleur, et les poètes aimaient à l’avoir pour confident. C’était parmi la bande un des favoris du maître, qui se plaisait à sa compagnie et l’emmenait quelquefois en ses petites excursions. Il avait combattu avec un courage héroïque à toutes les grandes batailles du romantisme, mais il ne se faisait pas illusion sur l’issue de la lutte. D’une part, il sentait l’animosité croissante, de l’autre l’enthousiasme diminuant, et la médiocrité heureuse de reprendre sa revanche sur le génie !

On montait aux nues le succès de Lucrèce pour approfondir la chute de la première pièce de Victor Hugo qu’on devait bientôt jouer. Inquiets pour les Burgraves, Vacquerie et Meurice allèrent demander à Célestin Nanteuil trois cents Spartiates déterminés à vaincre ou à mourir plutôt que de laisser franchir les Thermopyles à l’armée barbare. Nanteuil secoua sa longue chevelure toute crespelée et tout annelée d’un air profondément mélancolique, et répondit en soupirant à Vacquerie qui avait porté la parole : « Jeune homme, allez dire à votre maître qu’il n’y a plus de jeunesse ! Je ne puis fournir les trois cents jeunes gens. »

Bien des années s’étaient écoulées déjà depuis les belles soirées d’Hernani, où toute la jeunesse semblait se ruer d’un seul élan vers l’avenir, ivre d’enthousiasme et de poésie, comptant cueillir à son tour pour elle les palmes qu’elle disputait pour un autre. Le talent du maître avait pourtant grandi encore ; son génie s’était développé et avait pris des proportions titaniques. Il avait atteint le sublime dans cette trilogie eschylienne de Job le maudit, ce Prométhée du Rhin ayant le Taurus pour Caucase et l’empereur Frédéric Barberousse pour Jupiter.

C’était une élégance, en ce temps-là, pour les éditions romantiques, d’avoir une vignette, un frontispice, une eau-forte de Célestin Nanteuil. La présence de l’image donne maintenant une grande valeur au livre, et les bibliophiles recherchent les exemplaires qui en sont ornés. Les compositions de Célestin se distribuent en plusieurs petits cadres entourant le sujet principal et renfermant des sujets épisodiques. Ce sont des eaux-fortes d’artiste gravées de verve et sans les précautions minutieuses qu’y mettent les gens du métier. Une des vignettes les plus rares est le frontispice d’Albertus ou l’Âme et le Péché, rappelant les griffonnages mystérieux et les effets bizarrement fantastiques de Rembrandt. Venezia la bella, d’Alphonse Royer, est illustrée d’une vue de la place Saint-Marc, prise du large, avec la gondole de rigueur et le cadavre de jeune fille assassinée comme il convient.

On ne saurait imaginer la quantité de planches, de dessins, de compositions, de bois pour les ouvrages illustrés, de lithographies, d’en-tête pour les romances, qu’a produits Célestin Nanteuil. Quelle effroyable déperdition de talent ; mais aussi quelle inépuisable richesse ! Suffire à tous les besoins, à tous les caprices, à toutes les modes du jour et être en même temps un peintre charmant, un spirituel et fin coloriste à qui manque seulement le loisir de peindre, comme à nous autres poètes le loisir de faire des vers, n’est-ce pas faire un généreux emploi de ses facultés ? Il est vrai qu’on n’a pas la même estime pour vous que pour un âne sérieux mettant dix ans à faire une croûte unique.

Bien qu’il ait été forcé par les exigences de la vie de se mêler un peu aux philistins, de sortir de la vieille ville gothique où les rues ont encore des tourelles en poivrière à leurs angles, et de marcher sur les larges trottoirs des perspectives rectilignes d’Haussmann, il aime toujours les maisons aux étages surplombants, aux pignons pointus ou denticulés, aux poutres historiées et sculptées, aux fenêtres transversales maillées de plomb, aux vieux meubles de chêne luisant. Comme Elias Wildmanstadius, il continue son rêve du passé à Dijon, où il est directeur de l’école de dessin et où il peut contempler tout à son aise la flèche merveilleuse de la cathédrale et le donjon du palais des ducs, en répétant avec Gaspard de la Nuit :


Gothique donjon
En flèche gothique
Dans un ciel d’optique.
Au bas est Dijon.
Ses joyeuses treilles
N’ont point leurs pareilles ;
Ses clochers jadis
Se comptaient par dix.
Là plus d’une pinte
Est sculptée ou peinte ;
Là plus d’un portail
S’ouvre en éventail.
Dijon, moult te tarde !
Et mon nez camard
Chante ta moutarde
Et ton jacquemard.


Dijon est hospitalier aux peintres romantiques. Louis Boulanger, l’auteur du Mazeppa, de la Ronde du Sabbat, de la Saint-Barthélemy, l’ami de Victor Hugo, qui a son nom dans les Orientales, les Feuilles d* automne, les Rayons et les Ombres, s’y éteint dans la pénombre de l’école qu’il dirigeait, et Célestin Nanteuil y profite de son loisir pour travailler.