Histoire du célèbre Pépé/13

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CHAPITRE XIII LES BONS SALTIMBANQUES


L’aventure de Pépé fit beaucoup de bruit et ses camarades des fêtes fo­raines vinrent le féliciter d’avoir échappé à ces affreux bandits.

Tous voulurent caresser Moutonnet et, par une intention délicate, ils tinrent à perpétuer le souvenir de l’intelligence de ce brave animal en lui offrant un collier d’honneur.

Ils réunirent leurs cotisations et firent faire à Moutonnet un beau collier en argent.

Pépé eut bien du plaisir à voir récompenser son bon ami Moutonnet, mais ce qui le toucha davantage, c’est qu’ayant été voir Mlle Colette avec Mme Alcindor et lui ayant raconté qu’il avait été enlevé par des voleurs, la jeune fille s’écria avec un accent qui venait du cœur et en prenant les mains de Pépé :

— Oh ! que je suis heureuse que vous soyez sauf !

— Tiens, tiens, dit Mme Alcindor qui remarqua l’accent de sa fille, il ne faut pas que j’amène Pépé trop souvent, d’autant plus qu’ils grandissent, ces enfants-là.

— Qu’elle est jolie ! qu’elle est jolie, Mlle Colette ! s’écria Pépé quand ils sortirent de la pension.

— Oui, elle est bien jolie, mignonne à croquer, dit Mme Al­cindor ; mais, mon pauvre petit Pépé, il ne faut pas que tu la revoies.

— Pourquoi donc, madame ?

— Parce que tu serais capable de l’aimer et que tu ne peux pas l’épouser.

— Pourquoi ne l’épouserais-je pas ? demanda Pépé naïve­ment.

— Hé bien, dit Mme Alcindor, comme tu es un brave enfant, je vais te parler franchement, mais à une condition : tu ne répéteras jamais à personne ce que je t’aurai dit et tu auras soin que mon mari ne s’aperçoive pas que je t’ai fait des confidences.

— Oh ! je vous jure de taire ce que vous me direz.

— Il le faut, vois-tu. Je te parle parce que je t’aime bien.

— Je sais que vous m’aimez bien, dit Pépé. Vous avez toujours été très bonne pour moi.

— Écoute donc : Pépé, mon petit enfant, nous aimons notre métier par-dessus tous les autres et si nous avions eu un garçon nous lui aurions certainement passé notre cirque ; mais nous n’avons eu qu’un enfant, et c’est une fille, la petite Colette…

— Elle est jolie ! répéta Pépé, que la gentillesse de la blondinette fillette paraissait décidément hanter.

Mme Alcindor, sans l’avouer, était très flattée de l’admiration que Pépé avait toujours montré pour sa fille, c’était même un peu à cause de cela qu’elle l’aimait tant.

— Notre profession, reprit-elle, est une profession décriée. Il semble que nous ne sommes que des nomades et presque des vagabonds. Le public, du moment où il s’agit de nous, n’a pas l’air de se douter, ne se doute pas, des gros capitaux engagés dans nos entreprises et il ignore que beaucoup d’entre les forains sont des propriétaires dont la vie est très bourgeoise. Notre cirque représente plus d’un million de capital et nous sommes propriétaires de deux grandes maisons à Paris, en plein quartier de la Plaine-Monceaux, nous avons une ferme en Normandie et notre maison de l’hivernage. Nous sommes riches, en un mot. Bien d’autres sont riches aussi, comme Totor, comme tels propriétaires de chevaux de bois que je pourrais te nommer et dont l’établissement, les chevaux de bois qui n’ont l’air de rien pour le vulgaire, représentent plus de cent mille francs. Plusieurs d’entre nous ne tiennent même pas leur établissement eux-mêmes. Tous, nous sommes toujours en règle et il y a très peu de crimes et de délits constatés dans le monde des saltimbanques. Un métier renferme de vilains hommes et de vilaines choses, aucun métier n’en est exempt. Mais c’est peut-être chez nous qu’il y a, relativement, le moins à reprendre. Je te parle de cela pour que tu comprennes que notre position est très honorable. Maintenant, il faut tenir compte du préjugé populaire. Celui-là est contre nous. On nous regarde à peine comme des artistes, on nous range fort au-dessous du dernier des théâtres, du dernier montreur de mauvais chevaux établi dans un local de plâtre et de molasse. Il n’y a pas, pour le public, un saltimbanque qui ne soit capable de voler des poules sur les grandes routes, comme le faisaient sans doute, les anciens bohémiens passant avec leur roulotte traînée par une haridelle. Étant donné cet état de l’esprit public, nous avons fait élever notre fille loin de nous, et elle ne sait pas, tu entends, Pépé, elle ne sait même pas que nous avons un cirque ; personne ne le sait que la maîtresse de sa pension.

— C’est donc pour ça, dit Pépé, que vous ne la faites jamais sortir, qu’elle ne vient jamais chez vous, la pauvre petite Colette ?

— C’est pour ça, dit Mme Alcindor.

— Elle est bien à plaindre de ne jamais sortir.

— C’est vrai, dit Mme Alcindor, et rien ne peut nous coûter plus que d’être privés d’elle, mais il le faut, parce que nous voulons l’établir en dehors de notre monde. Ce n’est pas de la fortune que nous demanderons à notre futur gendre, nous en avons plus qu’il en faut pour que Colette soit heureuse ; mais nous voulons la profession. Alors tu comprends, mon pauvre petit Pépé, qu’il ne faut pas aimer Colette parce que tu ne pourras jamais être
son mari.

Pépé réfléchissait aux paroles de Mme Alcindor.

— Ce que je te dis te rend grave, Pépé ? demanda Mme Alcindor.

— C’est que j’aime Colette, dit Pépé.

— Tu vois que tu as tort.

— Mais, fit Pépé, si vous me défendez de l’aimer, c’est uniquement parce que je suis gymnaste, parce que je travaille dans votre cirque ?

— Parce que tu es un forain, comme nous.

— Et si je n’étais pas un forain, si je me créais une situation de bourgeois ?

— Comment ferais-tu ?

— Si j’étais peintre ? demanda Pépé.

— Si tu étais peintre ?

— Oui. Est-ce que vous me laisseriez aimer Colette ?

— Certainement, dit Mme Alcindor. Mon mari ne trouverait peut-être pas qu’un peintre est suffisamment bourgeois ; mais, s’il soulevait des objections, comme il t’aime beaucoup, je les ferais tomber.

— Alors, je serai peintre, dit Pépé.

— C’est qu’il faudrait être un vrai peintre, dit Mme Alcindor, un vrai peintre artiste, connu, prisé, coté, gagnant de l’argent, décoré, peut-être… Ah ! si tu étais décoré !…

— Je serai tout ça, dit Pépé.

— Tu en es sûr ? demanda Mme Alcindor.

— J’en suis sûr, affirma Pépé. Mais vous me laisserez prendre des leçons de dessin.

— Est-ce que tu t’amuseras, à prendre des leçons de dessin ?

— Je ne sais pas, dit Pépé.

— C’est donc uniquement pour épouser Colette que tu prendras des leçons ?

— Oh ! oui, dit Pépé.

Mme Alcindor l’embrassa.

— C’est gentil tout de même, pensa-t-elle, les enfants ! S’il épouse Colette un jour, je préfère de beaucoup que ce soit lui qu’un autre, car c’est un brave enfant et un bel homme. Il a tant de goût pour la peinture qu’il pourrait devenir un grand peintre.

Et haut elle dit à Pépé :

— Tu sais, Pépé, tu ne souffleras mot de ce que nous venons de dire à personne. Tu continueras d’appartenir au cirque, comme par le passé ; tu t’y livreras à tes exercices ; mais je me charge de te faire prendre des leçons de dessin. À toi de devenir artiste. Seulement, que mon mari ne soupçonne jamais que tu travailles pour Colette. Lui, il te la donnera quand tu seras parvenu, mais il ne te la promettrait pas, à présent.

— Oh ! je n’ouvrirai pas la bouche de Mlle Colette, dit Pépé ; ni de Mlle Colette, ni de rien.

Mme Alcindor, le soir parla à son mari de la nécessité d’envoyer Pépé à un cours de dessin.

— Pourquoi ? s’écria Alcindor Tu vas abîmer cet enfant ? Il est beau comme Apollon et tu veux qu’il se tienne assis et courbé en deux plusieurs heures par jour ?

— Il est grand et fort aujourd’hui ; il n’y a pas de danger qu’il devienne tortu.

— Ça ne vaut rien pour le corps, les exercices de tête.

— C’est sa main qu’il exercera. Tu comprends qu’on ne peut négliger de développer les étonnantes dispositions qu’il montre pour la peinture. Il surprend tout le monde ; tu dois te rappeler qu’à la fête de Neuilly, quand les artistes virent les tableaux du dompteur, ils manifestèrent leur opinion hautement.

Et l’opinion des artistes peintres ?…

Était de lui faire donner des leçons de peinture.

— Tout ça, pour qu’il peigne un peu mieux des toiles de parade ! Et s’il les fait moins bien ?

— Il les fera mieux.

— Tu n’en sais rien. Ceux qui peinturluraient nos toiles, avant lui, avaient reçu des leçons, probablement, et ça ne valait pas les siennes. Au surplus, il n’a aucun besoin d’apprendre à peindre ces tableaux-là, ce n’est pas son métier ; son instrument n’est pas le pinceau, c’est le trapèze.

— Certainement, dit Mme Alcindor, et s’il devait négliger son trapèze, je serais la première à l’empêcher de se livrer à un autre art que celui dans lequel il est déjà parvenu ; mais comme l’un n’empêche pas l’autre…

— On ne sait jamais.

— Mais si, on sait ! Nous n’avons pas le droit, Pépé trouvant à augmenter ses ressources avec les toiles qu’il peint, de lui supprimer cette part de son pain. Et puis, il le désire, ça lui fera un plaisir inouï, à Pépé ; il adore le dessin.

— Oh ! dit Alcindor, en s’adoucissant, si c’est pour lui faire plaisir, qu’il prenne toutes les leçons qu’il voudra… Mais tu me jures qu’elles ne nuiront pas à sa santé et surtout à sa beauté ?

— Je puis te le garantir.

— Et il ne négligera pas son trapèze ?

— Il ne le voudrait pas.

— Alors, dis-lui de prendre des leçons… Ajoute que j’entends les payer.

— Je le lui dirai.

Mme Alcindor rapporta à Pépé la conversation qu’elle avait eue avec son mari.

— Vous êtes bons tous les deux, dit Pépé, comme du bon pain.

— Oui, mais moi plus encore que mon mari, car c’est moi qui sais que tu aimes Colette. Gagne-la.

— Je la gagnerai.

— Deviens un grand artiste.

— Je le deviendrai.

La confiance que le jeune Pépé avait en lui était entière. Personne ne portait le doute dans ses convictions et ne contra­riait ses entreprises, et alors, il avait le courage, le mâle cou­rage, celui qui vous permet de vous jeter tête baissée jusque dans les dangers et qui vous en fait triompher, celui qui vous fait enlever dans vos bras un éléphant de pierre et le porter en haut de la montagne.

Il allait travailler, apprendre, et il se promettait de beau­coup travailler non seulement pour gagner la petite Colette, cette enfant blonde qui lui apparaissait de loin en loin sur la chaise du parloir d’un pensionnat de demoiselles, mais aussi pour dégager sa tête qui lui semblait dans un trou noir.

Il ne savait rien et il voulait savoir, ne plus être arrêté devant un livre, devant un journal, incapable de voir ce qui y était imprimé, il voulait pouvoir écrire lui-même à sa Mémée et à sa Dédèle au lieu d’emprunter pour leur donner de ses nouvelles le secours d’un étranger, et surtout, surtout, il vou­lait ne pas sentir sa main suspendue lorsqu’il devait tracer sur la toile une figure. Ce n’était pas parce qu’il savait quel serait l’effet produit qu’il avait employé des trompe-l’œil sur ses toiles de parade, c’était parce que sa brosse ne savait pas rendre ce qu’il voyait, ce qu’il imaginait. Au lieu de peindre une peau de serpent, il prenait une peau de serpent naturelle, et c’est ainsi qu’il tournait la difficulté qu’il éprouvait à représenter la souplesse d’un boa et le brillant de ses écailles, mais il enrageait de ne pas savoir tirer un serpent de son pinceau. Enfin, il allait prendre des leçons, il allait savoir comment on parvient à dessiner correctement, et d’autres horizons que ceux du cirque allaient s’ouvrir devant lui.

Il manifesta une joie si exubérante d’aller à l’école que ses camarades en furent ébahis.

— Vous ne savez pas, s’écria Luisa, vous ne savez pas ?

— Quoi ? demanda Mametta, que Pépé va recevoir des leçons ?

— Oui : il va avoir un maître et ça l’amuse !

— Oh ! fit Mametta, c’est une chose inouïe ! Il va être obligé de demeurer des heures entières sur une chaise sans remuer ses bras et ses jambes.

Tous les gens du cirque se mirent à rire et à plaindre ce pauvre Pépé.

— Il faut qu’il soit toqué, dit Pig, assurément.