Histoire du célèbre Pépé/5

La bibliothèque libre.



CHAPITRE V DANS LES RUES

— Je vais me rendre chez Mme Giraud, pensa-t-il.

Mais il n’osa demander son chemin. Il craignait de s’adresser à quelque ami des bandits ou à quelque agent de la police. Il croyait que tous les gardiens de la paix connaissaient son visage et avaient l’ordre de l’arrêter pour le remettre en prison. Aussitôt qu’il en apercevait un, il filait du côté opposé dare, dare.

— Et si la personne à laquelle je vais demander mon chemin, se disait-il, devine que je ne sais où loger, que je suis toujours un pauvre petit perdu, et me replace dans les mains d’un agent, celui-ci me reconduira en prison. Il faut que je me cache soigneusement.

Et pensant à la famille Giraud, il ajoutait :

— Je ne veux pas qu’ils sachent que j’ai été en prison ; je ne veux pas leur dire que j’ai vécu avec des voleurs. Ils ne me laisseraient plus jouer avec M. Édouard. Je serais honteux ; ils auraient horreur de moi… Alors, qu’est-ce que je leur dirai ?

Il aurait voulu ne pas les aller voir, et il ne savait que faire s’il ne se rendait pas chez eux.

Il s’arrêta devant un pâtissier dont il eût volontiers mangé quelques brioches, car il avait faim. Il se dit qu’un pâtissier devait être un brave homme, aimant les enfants qui adorent ses gâteaux, qu’il ne le ferait pas arrêter. Il lui adressa la parole.

— Voudriez-vous, lui demanda-t-il, m’indiquer l’avenue Marceau ?

— Vous n’y êtes pas, mon petit garçon, lui dit le pâtissier. Il faut d’abord passer les ponts, ensuite vous suivrez les quais jusqu’à ce que vous trouviez une grande place sur laquelle donne presque l’avenue Marceau. On vous l’indiquera quand vous serez là, au bout du pont de l’Alma.

— Et pour passer les ponts ? demanda Pépé.

— Oh ! ce n’est pas difficile : prenez la première rue à gauche, et c’est tout droit.

Pépé arriva sur les quais facilement, mais comme il enfilait le pont, une grosse pluie froide commença à tomber et elle devint torrentielle. En quelques minutes, le pauvre petit Pépé fut entièrement traversé. Il chercha un refuge sous une porte et se butta contre un gardien de la paix qui y était venu demander, lui aussi, un abri. Pépé eut peur d’être reconnu et repris, et il courut plus loin. La pluie augmenta encore. Il vit de grosses conduites à gaz déposées sur la voie publique, il se glissa dans l’une d’elles et resta là, transi de froid, mouillé jusqu’aux os, entendant la pluie sonner sur l’énorme tube dans lequel il était comme si on avait projeté des cailloux contre sa paroi.

— C’est bien maintenant, pensa-t-il, que je n’oserai pas frapper à la porte de Mme Giraud. Fuyant les voleurs et les gendarmes, malpropre et mouillé, de qui aurais-je l’air ? Les domestiques de Mme Giraud me jetteraient à la porte sans me laisser voir leurs maîtres.

La pluie continua la journée entière. Il n’osa pas sortir de son tuyau.

— Où irai-je ? se demanda-t-il. Où irai-je, si je sors ? Per­sonne ne voudra de moi, je ne puis m’adresser à personne. Le pauvre petit Pépé va rester là dedans. C’était la destinée du pauvre petit Pépé de demeurer un pauvre petit perdu. On l’a trouvé dans la neige, abandonné dans la rue, il mourra aban­donné dans la rue.

La nuit vint, et la pluie continuait toujours, et, tout mouillé, tout grelottant, le pauvre petit Pépé, qui n’avait pas fermé les yeux dans la prison, finit par s’endormir dans une conduite à gaz, en plein air, sous la pluie furieuse.

Quand il se réveilla, un beau soleil inondait Paris de sa lumière. Le soleil lui donna du courage. Il regarda si personne ne le voyait et sortit de sa cachette.

Il était dans un bel état ! La poussière amassée dans le tuyau s’était incrustée dans ses vêtements mouillés. On l’eût roulé dans la boue qu’il n’eût pas été plus malpropre.

— Oh ! dit-il, c’est bien à présent que je n’oserais me présenter chez Mme Giraud !

Cependant, il se fit montrer l’avenue Marceau, il la remonta et il demeura plusieurs minutes devant le bel hôtel des Giraud, dans l’espoir qu’on allait l’apercevoir, le reconnaître et venir le chercher.

— Mais, fait comme je suis, pensa-t-il, ils ne me recevront jamais !

Et comme on ouvrit la porte de l’hôtel, il fut pris de peur ; il craignit d’être reconnu, laid comme il l’était, d’avoir à avouer qu’il fuyait les voleurs et les agents de police, et il partit comme un trait, au hasard, suivant l’avenue, traversant la place de l’Étoile, prenant les boulevards.

Ses jambes n’étaient cependant pas gaillardes. Depuis longtemps il n’avait pas mangé. La faim le tourmentait. Il sentait ses yeux se remplir de larmes.

— Si je retournais chez Mme Giraud ? se demandait-il.

En se posant cette question, il allait d’un pas plus rapide dans un sens opposé à l’avenue Marceau.

En arrivant sur la place Clichy, il s’arrêta pour considérer deux jeunes enfants qui achetaient pour trois sous de marrons bien chauds, les premiers marrons de l’année.

Il eût voulu faire comme eux ; mais il n’avait pas un cen­time dans sa poche, le pauvre petit»

— Que vais-je devenir ? se répétait-il. Où vais-je aller ?

Il fut distrait par des bruits de grosse-caisse et de cymbales, par des cris joyeux. C’était la fête de Montmartre, et, depuis la place Clichy jusqu’à la rue Rochechouart, les baraques s’en­tassaient, les unes à côté des autres. Les marchands de crêpes auprès des tirs ; les jeux de massacre auprès des voitures de somnambules ; les boutiques de pain d’épices et les tournants remplis de porcelaine à côté du rouge-et-noir des macarons ; les loteries à sabres, couteaux et fusils en face de celles où on gagnait de beaux oiseaux multicolores qui chantaient dans leur cage.

Au milieu de ces boutiques, on voyait des ménageries, Bidel vis-à-vis de Pezon et de Totor ; le grand théâtre de Cocherie avec ses transformations multiples, ses tableaux vivants ; la machine à vapeur s’élevait à côté des chevaux de bois à deux étages, ornés de lambrequins brodés de perles et de paillettes scintillantes, muni d’un orgue-orchestre qui assourdissait les passants et faisait concurrence à la fanfare de deux ou trois cirques. Le fameux prestidigitateur Delille avait sa parade en face de la baraque du grand Marseille, le « tombeau des lutteurs, » et la foule se pressait pour entrer derrière une toile relativement exiguë sur laquelle on avait simplement écrit ces mots magiques : « La belle Fatma. »

La foire était pleine d’attractions. L’odeur de graisse répandue dans l’atmosphère réjouissait les narines de Pépé. La vue des crêpes entassées, sur les assiettes lui rappelait les bonnes galettes de sarrasin de la mère Fougy, dans le vieux manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville. Il regardait toutes ces curiosités avec admiration. Cependant, il n’osait pas se mêler à la foule qui se pressait entre les deux files de baraques. Il passait derrière, le long des voitures des saltimbanques. Il y avait de ceux-ci qui faisaient leur cuisine en plein air, leur casserole posée sur un réchaud.

Deux femmes encore jeunes, assises au coin de leur voiture, lui semblèrent surveiller d’une manière particulière une marmite luisante bouillant au-dessus d’un feu de bois. Il s’échappait de cette marmite des jets de vapeur et une odeur de soupe aux choux qui arrêtèrent Pépé malgré lui, machinalement.

— Hé ! petit, dit une des femmes, qui se nommait Coralia, tu n’as pas chaud et l’odeur de ma soupe te réjouit. Approche-toi, va, et chauffe-toi. Tu n’as pas peur de nous ?

— Non, dit Pépé après les avoir regardées.

— Alors, chauffe-toi, mon enfant.

Pépé s’approcha du feu et étendit ses petites mains sur la flamme.

— Tiens, dit l’autre femme, Margarita, en lui prenant la main, tu as un drôle de tatouage ! Est-ce que ce sont là tes papiers de famille ?

Pépé raconta qu’on l’avait trouvé, lui tout petit, dans la neige, qu’il avait un vague souvenir d’avoir un père et une mère, mais qu’il ne savait ni qui ils étaient ni où ils étaient.

— Tu es un enfant perdu, dit Coralia. Quel âge avais-tu quand on t’a exposé dans la neige ?

— On m’a dit que j’avais à peu près deux ans.

— Qui t’a dit ça ?

Mme Giraud.

— Et Mme Giraud, qui est-ce ?

— La femme d’un riche banquier.

— Et où est-elle, cette femme-là ?

— Je ne sais pas, dit Pépé qui ne voulait pas révéler l’adresse des Giraud, de peur qu’on n’allât les prévenir de l’état dans lequel il se trouvait.

— Tu es donc sans asile, sans abri ?

— Oui, dit Pépé, je ne sais où aller et j’ai bien faim.

— Le pauvre petit, ses vêtements sont humides, dit Marga­rita.

— Tiens, mon enfant, dit Coralia en lui tendant un bol qu’elle remplit de soupe, mange.

— Oh ! la bonne soupe ! s’écria Pépé.

Et quand il l’eut mangée, il répondit aux questions des femmes, toujours en cachant l’adresse des Giraud et celle des Fougy, ainsi que son séjour à Saint-Aubin. Il raconta seule­ment qu’il avait été pris par un méchant Prussien qui jouait du trombone, et qu’il s’était sauvé de lui, mais que sa malchance l’avait jeté dans une bande de brigands. Il avoua franchement de quelle manière il s’était tiré des caves des voleurs et des griffes du commissaire.

— Pauvre petit, dit Margarita. Quel âge crois-tu avoir à présent ?

— Six ans et demi, répondit Pépé.

— Veux-tu encore de la soupe ?

— Oh ! volontiers, dit Pépé.

— Tu ne sais donc où aller ?

— Non, dit l’enfant.

— Veux-tu rester avec nous ?

— Avec vous ? fit Pépé d’un ton interrogateur.

— Oui. Nous sommes de la troupe d’Alcindor. Tu connais Alcindor, le grand Alcindor, l’incomparable Alcindor ?

— Non, dit Pépé, je ne connais pas Alcindor.

— Ne pas connaître Alcindor ! s’écrièrent en même temps les deux femmes. Mais Alcindor est connu du monde entier !

— C’est Alcindor, dit Margarita, qui est le directeur et le propriétaire du fameux cirque Alcindor, un cirque célèbre par ses chevaux, ses clowns, ses singes, et sa troupe d’enfants. Si tu veux demeurer avec nous, tu seras de la troupe, comme nous, comme les enfants, tu auras de beaux habits…

— J’aurai de beaux habits ? répéta Pépé.

— Oui, des habits bleus, verts, rouges, jaunes, avec des broderies d’or et d’argent, des paillettes qui brillent comme des soleils.

— Comme des soleils ?

— Tu n’as donc jamais vu un cirque ?

— Non, répondit Pépé.

— Ah ! pauvre petit, s’écria Margarita, faut-il que tu sois malheureux ! Il n’y a rien de plus beau au monde qu’un cirque.

Aimes-tu les chevaux ?

— Oh ! oui, beaucoup, dit Pépé qui pensa au grand cheval blanc des Fougy.

— Tu dois aimer le cirque, alors, dit Margarita.

— Viens, dit Coralia, je vais te mener à la représentation, et j’irai te rechercher ensuite ; quand tu auras vu ça, quand tu te seras fait une idée du cirque Alcindor, je te montrerai de quel beau maillot brodé de paillettes d’or tu te verrais vêtu si tu restais avec nous. Viens, mon petit.