Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 1

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LETTRE PREMIERE.

Miss Lucie Selby, à Miss Henriette Byron.

Au château d’Ashby-Canons, 10 de janvier.

Votre résolution, d’accompagner Mme Reves à Londres, a fort allarmé vos trois Amans. Soyez sûre que vous entendrez parler de deux au moins. Une fille, aussi aimable que ma chere Henriette, doit s’attendre qu’on lui demandera compte de ses démarches.

Mr. Greville, avec sa résolution ordinaire, menace de vous suivre à la ville ; & là, dit-il, il observera tous les mouvemens de chaque Mortel qui approchera de vous : & pour peu qu’on lui en donne sujet, il fera connoître ses prétentions, & le danger qu’il y auroit à lui disputer votre cœur. Mais il faut lui rendre justice : quoiqu’il traite ses rivaux avec cette fierté, il parle de vous avec plus de respect & d’admiration qu’on n’en a jamais eu pour une femme. Ange & Déesse sont des noms auxquels vous êtes accoutumée dans son langage ; mais, quoiqu’il les accompagne de l’air badin, que vous lui connoissez, je suis sûre qu’il vous admire sincerement. Mr. Fenwick, d’un ton moins déterminé, ne laisse pas de déclarer qu’il suivra vos traces, si votre absence dure plus de quinze jours. Le doux Orme n’exprime ses craintes que par des soupirs, & demande au Ciel que vos résolutions puissent changer. Quoique sans espérance, dit-il, c’est une extrême consolation pour lui de pouvoir penser qu’il habite le même canton que vous, & de jouir quelquefois de la satisfaction de vous voir. Il s’étonne que votre Grand-mere, votre Tante & votre Oncle puissent vivre sans vous. Mr. et Mme Reves, ajoute-t-il, sont trop heureux de l’ascendant que nous leur avons laissé prendre sur notre famille. Enfin chacun de vos Admirateurs craint de voir augmenter les obstacles avec le nombre de ses Concurrens ; mais que leur importe ? n’ai-je pas fait difficulté de leur dire, lorsqu’ils savent si bien que vous n’êtes portée à favoriser aucun des trois ?

Si vous persistez dans le dessein de partir, & qu’il n’y ait rien de changé au tems de votre départ, j’irai vous souhaiter un heureux voyage, & beaucoup de plaisir dans la ville ; mais sur tout d’en revenir avec un cœur libre. Ma sœur, dont la santé continue de baisser, trouvera bon que je la quitte pour un devoir dont je ne veux pas être dispensée. Ne pensez point à venir ici, vous seriez trop affligée de voir cette pauvre chere fille dans l’état où elle est actuellement. Je sais combien vous êtes sensible aux infirmités de vos Amis, lorsque vous n’avez pas l’espérance de les guérir ; & toute votre famille, faisant dépendre son bonheur de votre contentement, il y auroit de la cruauté à vous donner quelque sujet de tristesse.


Mr. Greville nous quitte à ce moment. Il étoit venu nous surprendre à diner. Il n’a parlé que de vous ; & ses menaces, comme je les ai nommées à lui-même, n’ont pas cessé, sur votre départ pour la ville. Après le dîner, il nous a fait la lecture d’une lettre de Mylady Trampton, qui vous regarde presqu’uniquement. Il nous a lu aussi quelques endroits d’une copie de sa réponse, dans l’opinion, je m’imagine, que je lui proposerois de me la laisser. C’est un homme fort vain, comme vous savez, & qui fait un cas extrême de tout ce qu’il écrit. Je lui ai demandé son papier. Il a paru craindre qu’il ne tombât sous vos yeux ; mais j’ai pénétré l’artifice. Cependant, s’étant fait apporter une plume & de l’encre, il a rayé deux ou trois phrases avec tant de soin, comme vous le remarquerez, qu’il s’est flatté qu’on ne pourroit les lire : mais l’encre que je lui avois fait donner étoit plus pâle que la sienne, & vous verrez que toutes ces précautions n’ont pas suffi. Je lui ai promis de lui renvoyer sa lettre.

J’attends de vous quelques lignes, par le Porteur, pour m’apprendre si votre résolution se soutient. Adieu, chere Henriette ; que le ciel vous protege & vous guide dans quelque lieu que votre complaisance ou votre goût puisse vous porter.