Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 128

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 78-83).

LETTRE CXXVIII.

Mylady Grandisson à la même.

Jeudi, 22 Mars.

Rien encore de décisif. Il s’est élevé quelques généreuses contestations entre la Famille & Sir Charles, à l’occasion du logement & des autres frais. Il les a suppliés d’être sans inquiétude, en leur promettant de se rendre à tout ce qu’ils exigeroient de raisonnable.

Ils ne pensent point à manger chez nous, ni même à prendre notre Maison pour demeure, avant que d’avoir appris quelque chose de consolant sur la situation de leur chere Fille. Cependant Sir Charles a commencé la négociation, entre Clémentine d’une part, la Famille d’une autre, & le Comte de Belvedere, de la troisieme. Leur Fille semble insister sur la liberté de prendre le voile, & même avec une plus sombre obstination que jamais. Le Prélat paroît moins ardent qu’autrefois dans son opposition, & Sir Charles ne doute pas qu’au fond du cœur, le Pere Marescotti ne favorise le desir de Clémentine. Mais le Marquis, la Marquise, & le Seigneur Jéronimo, sont toujours déclarés pour le mariage ; ne fût-ce que pour assurer l’exécution du Testament des Grands-Peres, & frustrer l’espérance intéressée de Madame de Sforce & de Daurana sa Fille. La constance du Comte de Belvedere, malgré les accidens passés, qui peuvent renaître, lui fait un mérite extrême dans la Famille ; & les deux Cousins en sont si touchés, que non-seulement ils prennent parti pour lui, mais qu’ils déclarent que le Comte della Poretta, leur Pere, est autant dans ses intérêts que le Général même.

D’un autre côté, la tendre Mere a tant d’impatience de voir sa Fille, que si la scene ne change pas bientôt, on en craint des suites fâcheuses pour sa santé ; & Clémentine, n’étant pas moins impatiente de voir ses Parens, quoique cette idée la fasse trembler, s’afflige nuit & jour d’une situation qui l’oblige d’entrer en condition avec eux, avant que de pouvoir se jetter à leurs pieds. Quelquefois, & ce sont ses momens les plus calmes, elle blâme la démarche où elle s’est engagée : dans d’autres tems, elle s’efforce d’y trouver des excuses.

Dimanche matin.

À la priere de toutes les parties, Sir Charles a jetté sur le papier un Plan de réconciliation. Il en donna hier au soir une Copie à Clémentine, une autre au Comte, & une au Prélat. Demain est le jour marqué pour leur réponse. Il m’en abandonne aussi une copie que je vous envoie.

I. Que Clémentine, par soumission pour les dernieres volontés de ses deux Grands-Peres, par respect pour son Pere, sa Mere & son Oncle, & par complaisance pour les plus affectionnés des Freres, s’engagera d’honneur à quitter toute idée de renoncer au monde, non-seulement pour le présent, mais pour l’avenir, aussi long-tems qu’elle demeurera fille.

II. Elle aura la liberté de choisir son état de vie, celle de visiter son Frere, & sa Belle-Sœur à Naples, son Oncle à Urbin, Madame Bémont à Florence. Elle sera mise immédiatement, si elle le désire, en possession du revenu des Terres qui lui ont été léguées, pour être en état de faire tout le bien qu’elle n’auroit pas le pouvoir de faire en prenant le voile.

III. Elle aura la liberté de nommer ses Domestiques, & même son Directeur, supposé que la mort, ou quelqu’autre changement la prive du Pere Marescotti : mais le droit d’exclusion sera réservé à son Pere & à sa Mere, pendant qu’elle continuera de demeurer avec eux ; & cette restriction ne doit pas lui paroître onéreuse, puisqu’elle n’a jamais souhaité d’être indépendante d’un Pere & d’une Mere, dont elle révere la bonté ; sans compter que la raison demande qu’ils soient juges de la conduite des Domestiques qui seront admis dans leur Famille.

IV. Comme de malheureux incidens ont donné à Clémentine une forte aversion pour le mariage, & que dans les circonstances présentes il est raisonnable de céder à la force de ses répugnances, on espere que M. le Comte de Belvedere, pour contribuer au repos d’une personne qu’il fait profession d’aimer si tendrement, & par considération pour lui-même, consentira volontiers à discontinuer ses soins, & s’engagera même à ne les renouveller que dans une supposition plus heureuse, & du consentement de Clémentine.

V. Les respectables Parens, pour eux-mêmes & pour le Comte della Poretta leur Frere ; le Seigneur Jéronimo, pour lui & pour son Frere le Général, auront la bonté de promettre que jamais ils n’emploieront de fortes instances pour engager, & bien moins pour forcer Clémentine à prendre le parti du mariage, & qu’ils ne feront agir ni Camille, ni d’autres Confidens ou Amis, pour la faire changer de condition. Cependant ils se réservent le droit de lui faire les propositions qu’ils jugeront convenables, renonçant seulement à celui de la presser, parce qu’ils connoissent à leur chere Fille un naturel si doux, & tant de respect pour eux, qu’elle n’est pas plus capable de résister à leurs indulgentes sollicitations, qu’à leurs commandemens les plus absolus.

VI. Ces termes une fois accordés de part & d’autre, on propose que Clémentine obtienne la permission, comme elle le désire avec une vive impatience, de se jetter aux pieds de ce qu’elle a de plus cher au monde, & que tout le passé s’ensevelisse dans un éternel oubli.

L’humble Médiateur osant se promettre que ces six Articles seront acceptés, prend la liberté d’ajouter que ses nobles Hôtes lui accorderont quelques mois, pour se réjouir avec eux dans sa Patrie, du rétablissement de leur bonheur mutuel. Il espere qu’ils approuveront ses efforts, pour leur faire trouver en Angleterre autant d’agrément qu’ils lui en ont procuré à Boulogne. Il les supplie de considérer leur famille & la sienne comme une même famille, qui soit toujours unie par une indissoluble amitié. Il compte sur l’honneur de leur compagnie dans ses Terres. Il cherchera toutes les occasions de leur plaire, de les obliger, de leur procurer toutes sortes de commodités ; & lorsqu’il ne pourra plus les retenir en Angleterre, il les accompagnera jusqu’en Italie, avec sa Femme, & ses Sœurs & leurs Maris, dont il connoît assez les sentimens, pour ne pas douter qu’ils n’acceptent volontiers cette partie.

Lundi, à dix heures du matin.

Sir Charles est allé chez le Comte de Belvedere, qui l’en a prié par un Billet fort pressant.

À deux heures.

Je reçois le billet que vous trouverez ici.

« Nous nous hâtons, le Comte & moi, de nous rendre à Grosvenor-Square, où nous ne pourrons nous dispenser de demeurer à dîner. Ce digne Étranger mérite de la compassion. »

Je suis toute impatiente, pour le succès de ces conférences. Mais je ne dînerai pas seule, tandis que je puis aller tenir compagnie à Clémentine, à Mylady & à Mylord L… Ainsi je ferme cette Lettre ; mais ne doutez pas, ma chere Grand-Maman, qu’elle ne soit bientôt suivie d’une autre.