Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 129

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 83-90).

LETTRE CXXIX.

Mylady Grandisson à la même.

Lundi, 26 Mars.

Mylady L… m’a dit, à mon arrivée, que Clémentine avoit été dans la derniere agitation, après avoir lu les six Articles. Elle a gardé la chambre depuis. Mylady L… ne faisoit que la quitter. Je lui ai fait faire mes complimens. Elle m’a fait prier de monter ; & m’étant venue recevoir au haut des dégrés, elle m’a fait entrer avec elle dans son cabinet. Ses yeux étoient en larmes : Avez-vous vu, Madame, les propositions du Chevalier ? Je lui ai confessé que je les avois vues.

Renoncer pour jamais, m’a-t-elle dit, à des résolutions pour lesquelles j’ai… elle s’est arrêtée.

Il étoit aisé de deviner ce qu’elle alloit dire. Le sujet étoit trop délicat, pour l’aider à continuer. Très-chere Clémentine, ai-je répondu, considérez tout le bien que vous aurez le pouvoir de faire par le second article, si vous l’acceptez. Que Sir Charles a bien consulté vos généreuses inclinations ! Toute ma crainte est que vos Parens ne souscrivent point à la partie qui dépend d’eux. S’ils le font, à quelles espérances ne renoncent-ils pas eux-mêmes ?

Elle a paru méditer. Ensuite, rompant le silence : est-ce réellement votre opinion, Mylady ? Votre opinion jointe à celle du Chevalier ? Permettez que je considere…

Elle s’est levée, elle a fait deux ou trois tours dans le cabinet. Ensuite, pensant au projet de Sir Charles pour son voyage d’Italie : avec quelle bonté, quelle complaisance va-t-il au-devant de mes desirs ! Et vous, Madame, pouvez-vous, voulez-vous entreprendre le voyage avec nous ? Oh ! que ces ouvertures sont flatteuses !

Elles me flattent beaucoup aussi, Mademoiselle. Si nous partons, ne m’aimez dans votre Italie, qu’autant que je vous aime dans notre Angleterre, & je serai heureuse dans un Pays dont on vante d’ailleurs la beauté. Mais, très-chere Sœur, que ferons-nous, pour obtenir de vos Proches leur consentement à ces articles ? Me jetterai-je à genoux devant votre Pere & votre Mere, votre main dans la mienne, & toutes deux noyées dans nos larmes ?

Toujours bonne, toujours noble, Mylady Grandisson ! Mais parviendrai-je d’abord à calmer mon propre cœur, pour céder la partie qui me concerne ?

Ah ! que l’obstacle ne vienne pas de vous, Mademoiselle. Clémentine ne fera-t-elle pas le quart du chemin ? On ne lui en demande pas davantage.

J’y penserai. Je saurai ce qu’ils auront fait. Votre avis, très-chere Madame, aura pour moi tout le poids que doit avoir celui d’une Sœur.

On est venu nous avertir qu’on avoit servi. Elle s’est excusée de descendre. J’ai pris congé d’elle pour le reste du jour, en lui disant que mon intention étoit de retourner au logis, immédiatement après le dîner.

Lundi au soir.

Sir Charles est revenu, le visage brillant du plaisir d’avoir exercé toutes ses vertus. Il n’est pas sans espérance, de conduire cette affaire à la plus heureuse fin.

Le Comte de Belvedere, chez lequel il s’est rendu d’abord, l’a reçu avec beaucoup d’émotion. Que je brulois de vous voir ! lui a-t-il dit. J’avois prévu que je serois la victime.

Ô Chevalier ! si vous saviez les promesses, les assurances que j’ai reçues du Général & de toute la Famille !

Sir Charles s’est étendu sur toutes les raisons qui pouvoient servir à lui calmer l’esprit.

Veut-elle promettre, engager sa parole, que si jamais elle se marie, ce ne sera qu’avec l’homme qui est devant vous ? Pourquoi, Chevalier, n’avoir pas fait cette stipulation en ma faveur ?

J’aurois cru vous rendre un mauvais office. Ce seroit vous tenir en suspens, pour tout ce qui peut s’offrir en Italie, en Espagne, deux Pays où vous avez les plus grandes espérances. Si Clémentine renonce au Cloître, il ne sera pas impossible, d’ici à ce tems, de la déterminer en faveur d’un homme de votre mérite. Si rien n’ébranle sa résolution, vous ne serez lié par aucun engagement qui vous empêche de faire un autre choix.

Un autre choix, Monsieur ! Comment pouvez-vous tenir ce langage à un homme qui l’adore depuis si long-tems, & qui, dans les divers états de sa maladie, a toujours conservé pour elle une affection sans partage ? Mais nous saurons, s’il vous plaît, ce que sa Famille pense des articles.

Ils sont allés à Grosvenor-Square. Après le dîner, l’importante affaire a fait le sujet d’une délibération solemnelle. Le Seigneur Jéronimo & Madame Bémont ont d’abord embrassé le plan dans toutes ses parties, & tout le monde est venu enfin à la même opinion. Le Ciel en soit loué ! À présent le bonheur de la chere Clémentine est certain. Mais le pauvre Comte de Belvedere ! Il ne remporte point sur lui-même, en sacrifiant l’inclination de son cœur, une victoire aussi noble que celle de Clémentine dans la même occasion ; mais il chérit un reste de possibilité, dont il conservera l’espérance, tant que l’objet de sa passion sera sans engagement.

Ô Clémentine ! Ô la plus noble des Femmes ! Mais Henriette est-elle de fer ? Non, ma chere Grand-maman ; elle répond aux souhaits que votre générosité vous a fait faire pour elle.

Mardi 27.

Sir Charles fit hier ses excuses à Clémentine par un Billet, de ne l’avoir pas vue de tout le jour. Ce matin, lorsqu’il étoit prêt à se rendre chez elle, il a reçu du Seigneur Jéronimo le Billet suivant, dont le but est de fortifier ses efforts, pour faire goûter les articles à Clémentine.

« Vous faites, cher Grandisson, le bonheur de toute la Famille à la fois, si vous engagez Clémentine à souscrire, comme nous y sommes tous disposés. Rendez-vous dès aujourd’hui, ma très-chere Sœur, aux embrassemens d’un Pere & d’une Mere, à ceux de deux Freres, qui vous répondent du troisieme. Avec quelle impatience allons-nous compter les heures, jusqu’à celle où nous recevrons du plus cher des Amis & du meilleur des hommes une Sœur si tendrement aimée ! »

Ne vous écriez-vous pas ici avec moi, ma chere Grand-maman ; Ô Clémentine ! ô la plus noble des Femmes ! refuserez-vous la branche d’olivier qui vous est offerte ?

Mardi, à deux heures.

Triomphe ! Heureux jour ! Heureuse nouvelle ! Sir Charles m’apprend que Clémentine s’est enfin rendue. Demain après midi elle doit se jetter aux pieds de son Pere & de sa Mere. Réjouissez-vous avec moi, ma chere Grand-Maman ! Tous mes Amis, prenez part à ma joie. Qu’on me félicite ! Qu’on m’applaudisse ! N’est-ce pas moi-même, qui vais être réconciliée avec la plus tendre & la plus indulgente Famille ?

Mardi au soir.

Tandis que nous étions à souper, Sir Charles & moi, tête-à-tête, le monde entier l’un pour l’autre, on m’a remis le Billet suivant, écrit en Italien, que je traduis pour vous en Anglois :

Demain, ma très-chere Mylady, comme le Chevalier vous l’aura dit sans doute, la pauvre Fugitive doit être introduite chez ses Parens. Priez pour elle. Mais si vous me faites la grace de me regarder en effet comme une Sœur, je vous demande plus que des prieres. Étoit-ce sérieusement que vous m’offriez hier votre bienfaisante main pour me soutenir, si je consentois à me jetter aux pieds de mon Pere & de ma Mere ? Mylady L… a la bonté de vouloir confirmer, elle-même, la protection qu’elle m’accorde. Ma Sœur consentira-t-elle à l’être, dans cette redoutable occasion ? Sa main est-elle réellement disposée à me soutenir ? Si, vous & Mylady L…, vous vouliez aider de votre présence la fugitive Pénitente, elle auroit plus de courage à lever les yeux devant ces tendres Parens, ces chers Freres, dans le sein desquels elle a répandu tant d’amertume.

Jusqu’à ce que le jour de demain soit passé, elle n’ose joindre l’addition respectable, au nom de

Clémentine.

Si je le veux ! Ai-je répété après ma lecture. Si je parlois hier sérieusement ! Oui, oui, n’en doutez pas. Lisez, cher Sir Charles, & permettez que ma réponse soit conforme aux desirs de cette charmante Sœur.

J’espere, m’a-t-il dit, que des scenes, qui ne manqueront pas d’être fort touchantes, n’affecteront pas trop mon cher Amour ; mais je trouve également, & de la bonté dans la demande de Clémentine, & de la générosité à l’accorder. Voici, ma chere, l’ordre que nous pourrons mettre dans notre entreprise. Après le dîner, vous irez prendre votre aimable Sœur & Mylady L…, que vous menerez à Grosvenor-Square. J’y serai pour vous recevoir, & pour la présenter à ses Amis, quoique je ne puisse douter de la joie avec laquelle ils la recevront. Demain au matin, je l’informerai de mon arrangement.

Mercredi matin.

Clémentine approuve le plan de Sir Charles. Je dois l’aller prendre vers cinq heures. Il paroît que ses craintes ne diminuent pas.

Mercredi au soir.

Nous sommes revenus de Grosvenor-Square. Je vous obéis, mon cher Sir Charles… Par tendresse pour moi, il veut absolument que je remette à vous écrire demain. C’est le premier ordre qu’il m’ait donné.