Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 13

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LETTRE XIII.

Miss Byron à Miss Selby.

Mardi 14 Février.

Miss Clemer, pour laquelle je sens croître mon amitié de jour en jour, m’a fait voir ce matin son Cabinet ; c’est-à-dire, ses Livres, ses ouvrages de main, & tout ce qui sert à ses occupations domestiques. Je me suis crue dans celui de ma chere Lucie ; car, au milieu de cette vie tumultueuse, je ne cesse pas de penser à mes chers Amis de Northampton-Shire. Deux heures, que je viens de passer avec Miss Clemer, m’ont paru fort courtes. On m’a dit qu’elle écrit parfaitement bien, & que c’est une Sevigné pour ses correspondances. Je me flatte d’être quelque jour de ce nombre. Mais je trouve que la plume & ses lectures ne lui ont pas fait négliger l’exercice de son éguille. Elle en est d’autant plus respectable pour moi, que c’est un exemple à produire contre ceux qui n’approuvent point le savoir dans les femmes ; censure… quelquefois juste, mais trop générale. Je ne voudrois pas que cette qualité fît la principale distinction d’une femme que j’aime ; mais lorsqu’on a reçu des talens, pourquoi ne les pas reconnoître, ou les laisser sans culture ? Il me semble, ma chere, qu’après les vertus essentielles de mon sexe, qui sont la modestie, la docilité, & l’attachement aux devoirs de la Religion & de la morale, ce n’est point une disgrace d’avoir l’esprit un peu cultivé. Miss Clemer est heureuse, comme votre Henriette, par l’affection d’une Tante qui n’a rien de plus cher qu’elle. Sa Mere est encore au monde, mais elle n’aime qu’elle-même ; & la nature lui a si peu parlé pour cette excellente fille, que Mme Wimbura, sa Tante, n’a point eu de repos qu’elle ne l’ait fait venir près d’elle. Nous sommes convenues, Miss Clemer & moi, de nous voir sans cérémonie.

J’aurois dû vous dire que la réponse du dernier Maître de Wilson ayant été fort à son avantage, je l’ai pris enfin à mon service. Mylady Williams est venue dans mon absence. Elle paroît fort occupée de nos parures de Bal, & de la mienne en particulier ; mais c’est encore un secret pour moi. Nous devons prendre nos habits chez elle, & partir de là en chaise à Porteurs. Elle se charge de tout. Vous saurez, ma chere Lucie, sous quelle forme je dois paroître, lorsque j’en serai informée moi-même.

Le Baronet est venu aussi, pendant que j’étois chez Miss Clemer : il n’a vu que Mr Reves, avec lequel il a passé près d’un quart d’heure. Son air étoit sombre, son humeur chagrine ; Mr Reves l’a trouvé tout différent de ce qu’il l’a vu jusqu’aujourd’hui. Il ne lui est point échappé un sourire. Oui, non, est tout ce qui est sorti de ses lévres, avec quelques invectives néanmoins contre les femmes. Maudit sexe ! a-t-il répété plus d’une fois. Il est bien étrange, dit-il, qu’un homme ne puisse être heureux avec les femmes, ni sans elles. À peine a-t-il prononcé mon nom. À la fin, Mr Reves l’ayant un peu raillé sur sa mauvaise humeur, il a pris le parti de se retirer, pour ne se pas donner en spectacle plus long-tems. Ses Laquais & son Cocher ne s’en sont pas mieux trouvés. Il les a querellés sans raison. Il est parti en jurant contr’eux, avec de grandes menaces. Que demande cet homme-là ? Pourquoi prendre Mr Reves pour l’objet de ses caprices ? Mais qu’il ne soit plus question de lui, ni de rien, jusqu’à ma premiere Lettre.