Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 12

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LETTRE XII.

Miss Byron à Miss Selby.

Mercredi 13 Février.

J’ai reçu la Lettre de mon Oncle & les deux vôtres. Tous les conseils qui me viendront d’un lieu si cher auront quelque effet pour ma conduite, soit à titre d’avis ou de reproche.

James est parti pour Northampton-Shire. Je vous prie de le recevoir avec bonté. C’est un très-honnête homme, & l’on m’a assuré qu’il a dans le cœur une forte inclination ; ainsi l’impatience qu’il avoit de quitter Londres, se trouve expliquée. Je me souviens d’avoir entendu dire à mon Oncle, que les jeunes gens sans fortune, qui pensent au mariage, ne doivent point être découragés. Qui voudroit servir, lorsqu’il peut commander ? L’honnête Pauvre est une partie très-estimable de la race humaine.

M. Reves a pris la peine de voir plusieurs Domestiques, qui se sont présentés pour moi ; mais il n’en a point encore vu qui me convienne, à l’exception d’un seul, qui s’est offert ce matin, âgé d’environ vingt-six ans, & de fort bonne phisionomie. Je me propose de l’arrêter. Il paroît fort bien élevé, & digne même d’une meilleure condition. Madame Reves, qui en est extrêmement contente, a déja fait écrire au dernier Maître qu’il a servi. C’est un jeune homme, nommé M. Bagenhall, dans le voisinage de Reading, dont il parle fort bien, & qu’il n’a quitté, dit-il très-modestement, que parce qu’étant livré aux plaisirs de son âge, il aime à se retirer trop tard. Wilson, c’est le nom de ce nouveau Laquais, n’est à Londres que d’hier, & s’est logé chez sa sœur, qui est une Veuve, établie dans Smithfield. Il demande d’assez gros gages ; mais on ne doit pas se tenir à quelques pistoles avec un bon Domestique ; il faut l’aider à mettre quelque chose en réserve, pour le tems de la vieillesse & de l’infirmité. Madame Reves vouloit l’engager à la premiere vue. Elle répondoit de lui, dit-elle, sur sa physionomie & sur son langage. Je ne vous en aurois pas si long-tems entretenue, si je n’étois fort portée à le prendre.

Sir Hargrave s’est fait revoir ici. J’étois avec Madame Reves, & quelques Dames de nos Amies, qui étoient venues passer familierement une partie du jour avec nous, & je me suis excusée de le voir sous ce prétexte ; mais il a vu Madame Reves. C’est un mélange d’orgueil & d’humilité. Il avoit résolu, la derniere fois, de ne plus m’importuner par ses visites. Mes dédains l’avoient mortellement piqué. Mais la force lui manque pour soutenir ses résolutions. Il s’est reproché sa foiblesse. Je serai sa femme. Il en a juré ; un homme tel que lui, se voir refusé par une personne dont la fortune a si peu de proportion avec la sienne, & qui fait profession de n’avoir dans le cœur aucun homme qu’elle lui préfere ! (oh, Sir Hargrave se trompe sur ce point, car il y a peu d’hommes au monde que je ne préférasse à lui) ; se voir refusé, avec tous les avantages qu’il veut m’assurer, avec une figure qui n’a rien assurément de méprisable ! & M. Reves dit qu’alors il s’est considéré de la tête aux pieds dans une glace voisine ; c’est ce qui lui paroît tout-à-fait inexplicable, absolument incompréhensible.

Il a demandé si M. Greville étoit venu avec quelques espérances. M. Reves a répondu que j’étois offensée de son voyage, & qu’il n’en tireroit aucun fruit. C’est un tourment de moins, a-t-il repris avec un soupir. Ce M. Greville s’est échappé, dans notre premier entretien, à quelques discours discours un peu libres, sur lesquels je veux passer, puisqu’il n’est pas plus heureux que moi. Je connois sa présomption. Mais je souhaiterois que l’affaire dépendît entre nous de la pointe de l’épée. Il n’obtiendroit pas de moi une aussi pitoyable composition que de Fenwick. Ce que je ne puis passer, Mr Reves, c’est le reproche qu’on fait à mes mœurs. Assurément, je vaux mieux sur ce point qu’un Greville & un Fenwick. Quel est l’homme au monde, qui ne s’est pas accordé quelques libertés avec les femmes ? Vous le savez, Monsieur. Elles ne nous en estiment pas moins. Un reproche à mes mœurs ! & dans la bouche d’une femme ! sur ma foi, l’objection est bizarre. Qu’en dites-vous, Monsieur ?

Il me semble, ma chere, que Mr Reves a poussé bien loin la patience. C’est un homme fort doux, quoique ma Cousine assure qu’il ne manque pas de vivacité dans l’occasion. Il a donné une audience fort tranquille à Sir Hargrave, qui a pris congé de lui en jurant encore que je serois sa femme, malgré toutes sortes d’oppositions.

Lundi au soir.

Mr Greville est venu, à la fin de l’après midi. Il m’a demandé en grace quelques momens d’entretien particulier. Je l’ai prié de m’en dispenser, & de se souvenir qu’au Château même de Selby, je n’avois jamais eu cette complaisance pour personne. Mais il a supplié instamment Mr & Mme Reves, de le laisser seul avec moi. Son empressement étoit de savoir quelles étoient les espérances de Sir Hargrave. Il a marqué là-dessus une vive inquiétude. Il espéroit, m’a-t-il dit, qu’un homme de ce caractere feroit peu d’impression sur moi, & que Miss Byron ne donneroit pas la préférence aux seuls avantages de la fortune, sur un ancien serviteur, qui n’avoit pas cessé de l’admirer depuis son enfance, & qui ne manquoit de rien pour la rendre heureuse.

Je lui ai répondu qu’il étoit extrêmement fâcheux pour moi, de me trouver si souvent obligée de lui faire les mêmes réponses ; que j’étois incapable d’offenser personne, sur-tout un Voisin qui étoit lié d’amitié avec toute ma famille ; mais qu’il m’étonnoit, de ne pas sentir que je ne lui devois aucun compte de mes sentimens & des visites que je recevois. Il m’a fait des excuses, qui ont abouti à me demander du moins quelque assurance que je ne favorisois pas les prétentions de Sir Hargrave. Non, Monsieur, lui ai-je dit avec assez de force ; je ne veux aucune explication de cette nature. Ne seroit-ce pas vous accorder un droit de censure sur ma conduite, & vous donner des assurances qui sont fort éloignées de mes intentions ?

Il a pris le Ciel à témoin qu’il m’aimoit plus que lui-même. Il a juré avec imprécation, qu’il persévéreroit jusqu’au dernier soupir ; & que s’il pouvoit penser que Sir Hargrave eût conçu la moindre espérance, il prononceroit hardiment sur le nombre de ses jours. Mr Greville, lui ai-je dit, je ne connois que trop vos emportemens. Ce qui s’est passé entre vous & Mr Fenwick, m’a causé assez de chagrin ; & dans une entreprise de la même nature, vos jours pourroient être comptés comme ceux d’un autre. Mais je n’entre point dans vos vues. Ayez la bonté seulement de ne pas traiter d’incivilité, la résolution que je prends de renoncer désormais à l’honneur de vos visites.

Je voulois sortir. Il s’est mis entre la porte & moi. Au nom du Ciel, chere Miss ! Ne sortez point en colere. Si vous ne changez rien à mon sort, daignez du moins m’assurer que ce Petit-maître… Eh ! De quel droit, ai-je interrompu, osez-vous exiger des assurances de cette nature ? Ses droits, m’a-t-il dit, n’avoient pas d’autre fondement que ma bonté. Chere Miss Byron, dites-moi que Sir Hargrave n’aura point l’art de toucher votre cœur. Dites-le moi pour son intérêt, si ce n’est pas pour le mien ; car je sais que peu vous importe ce que je devienne : mais que ce ne soit pas ce Tigre à face blême, qui obtienne votre affection. Ce nom peint son caractere. Si la préférence est réservée à quelqu’autre qu’à moi, faites-la tomber du moins sur quelqu’un, au mérite & au bonheur duquel il ne soit pas impossible de souscrire. Pour votre propre réputation, choisissez, rendez heureux un homme d’honneur ; & si je n’ose vous supplier en qualité d’Amant, faites la grace à un Voisin, à un ancien Ami, de l’assurer que ce ne sera pas le Chevalier Pollexfen.

Puis-je savoir, Monsieur, lui ai-je demandé d’un air tranquille, quelle affaire vous amène à Londres ?

Vous devinez la plus importante, Mademoiselle. Il m’est revenu que ce Petit-maître avoit des prétentions sur votre cœur, & qu’il se vantoit déja du succès. Mais si j’avois quelque certitude… que ses richesses ne vous disposeront pas…

Eh bien, Mr Greville, retourneriez-vous en Northampton-Shire ?

Au fond, Mademoiselle, maintenant que je me trouve à Londres, & que j’ai commandé un Équipage, & que j’ai d’autres arrangemens…

Le parti que vous prendrez là-dessus, Monsieur, est tout-à-fait indifférent pour moi. Vous aurez seulement la bonté de vous souvenir, que comme vos visites ne regardoient que mon Oncle Selby en Northampton-Shire, elles ne doivent avoir de rapport ici qu’à mon Cousin Reves.

Je sais trop, Mademoiselle, que vous pouvez être cruelle quand vous le voulez. Mais vous plaît-il que je retourne en Province ?

S’il me plaît, Monsieur ? En vérité, M. Greville fera ce qu’il plaît à lui-même. Je demande seulement qu’on m’accorde la même liberté.

Vous êtes si délicate, Mademoiselle ! Si fort en garde contre la crainte de donner le moindre avantage !

Et les hommes, Monsieur, en prennent tant de la moindre occasion ! Mais quelque idée que vous ayez de ma délicatesse, je suis juste, & je vous assure que si je n’étois pas déterminée…

Déterminée… oui, oui, Mademoiselle, & quelquefois jusqu’à l’obstination. J’avoue que ma commodité ne me permettoit pas trop de prendre ce tems pour venir à la Ville. Dites, Mademoiselle, que vous souhaiteriez de me voir partir, & que ni ce Sir Hargrave, ni le Neveu de votre nouveau Pere (car ces nouvelles parentés m’allarment) ne feront aucune impression sur votre cœur, & que vous ne me refuserez point l’honneur de vous voir dans les visites que je rendrai à Mr Reves ; je vous promets alors de partir avant la fin de cette semaine. J’écrirai, dès ce soir, à Fenwick, pour lui apprendre ce qu’il ne doit pas ignorer ; & que je pars sans emporter beaucoup de fruit de mon voyage. Cet avis pourra vous épargner la vue de votre second fléau ; c’est le nom que votre Cousine Lucie nous donne quelquefois à tous deux.

Vous êtes si peu capable de modération, Mr Greville, que d’autres pouvant ne l’être pas plus que vous, je ne vous dissimulerai pas que ce seroit m’épargner quelque peine…

Ah ! prenez garde, Mademoiselle, prenez garde vraiment de donner trop d’avantage à un pauvre Malheureux, qui entreprendroit le tour du monde, sur la moindre apparence de pouvoir vous obliger. Mais vous ne dites rien de Sir Hargrave & de votre nouveau Frere ? Pardon, Mademoiselle, si je suis assez effrayé par ces rampans, ces insinuans personnages, qui vous attaquent du côté de la compassion, pour insister sur quelque assurance. Eh quoi ? Mademoiselle, ne pouvez-vous me la donner avec vos précautions ordinaires ? Ne puis-je l’obtenir à titre de Voisin & d’ancien Ami ? Car il n’est pas question ici d’amour.

Eh bien, Mr Greville, en qualité de Voisine & d’ancienne Amie, autant que pour l’intérêt de votre propre commodité, qui ne vous permettoit pas trop de venir à Londres, je vous conseille de retourner en Province.

Avec quelle délicatesse, Mademoiselle, vous m’avez conduit à votre but ! Vous devez me remercier au moins de vous en avoir donné l’occasion. Mais la condition, s’il vous plaît, la condition ; si je reçois l’avis d’une si bonne Voisine.

Je ne la refuse pas, Monsieur, & je vous déclare avec la derniere sincérité, comme au Voisin, comme à l’ancien Ami de ma famille, que je n’ai pas encore vu l’homme dont je puisse penser à faire mon Mari.

Vous l’avez vu, Mademoiselle ; sur ma foi vous l’avez vu : & le Misérable s’est saisi de ma main, en dépit de toute ma résistance. Vous me la donnerez, a-t-il dit en la portant à sa bouche ; & de ses lévres, il me l’a pressée avec tant de violence, qu’il y a laissé la marque de ses dents. Il m’est échappé un cri de surprise, & je puis dire de douleur. Mais il a contrefait mon exclamation ; & m’arrachant l’autre main, sur laquelle il s’est hâté d’imprimer aussi ses dents ; vous serez heureuse, m’a-t-il dit, si je vous en laisse une ; je vous mangerois volontiers toute vive. Voilà, ma chere, votre languissant, votre inconsolable Greville.

Je me suis sauvée dans la chambre voisine. Il m’a suivie d’un air fort libre. Il m’a priée de lui laisser voir mes mains ; & se tournant vers Mr Reves, il lui a dit d’un ton plaisant : en vérité, j’ai pensé dévorer votre charmante Cousine ; je commençois par ses mains. Cette marque de tranquillité & d’assurance m’a plus offensée que l’action même, parce qu’elle m’a fait connoître que sa gaîté naturelle n’étoit point altérée. Cependant je n’ai pas voulu paroître trop sérieuse. Mais je craindrois, si je me retrouvois seule avec cet homme là, qu’il ne mangeât réellement mes deux mains. En sortant, il m’a dit qu’il me croyoit un peu revenue de ma frayeur. Voyez, a-t-il ajouté, ce qu’on gagne à réduire un honnête homme au désespoir. Mais vous voulez que je quitte la Ville ? Souvenez-vous donc de ce que vous m’avez déclaré.

Il m’a laissée fort aise d’être délivrée de lui. Pendant que Mr Reves le conduisoit, il a dit que pour aller au-devant de tous mes desirs, il ne me rendroit plus qu’une visite avant son départ ; & qu’il alloit écrire sur le champ à Mr Fenwick qu’il retourne en Northampton-Shire.