Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 139

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 180-216).

LETTRE CXXXIX.

Mylady Grandisson, à Madame Selby.

25 Mai.

Ah ! ma chere Tante, quels droits j’ai, dans cette Lettre, sur toute la tendresse de votre cœur ! Loin les frivoles préludes, qui pourroient suspendre vos nobles & généreux sentimens.

Cependant il faut reprendre les événemens dans leur source. Hier au soir, Madame, lorsqu’après avoir fermé une seconde fois ma Lettre, je m’abandonnois à mes réflexions sur tout ce que je venois d’écrire, on vint me dire de la part de Sir Charles, que j’étois attendue chez la Marquise. Je m’y rendis aussi-tôt. M. Lowther y étoit. Le silence, que je vis regner en entrant, me fit connoître que j’étois effectivement attendue ; & Sir Charles me le déclara civilement, en se plaignant de ma longue absence, qui faisoit différer des explications fort intéressantes. M. Lowther ne me laissa point le tems de répondre, & reprit un discours qu’on l’avoit prié de remettre à mon arrivée.

Il est vrai, dit-il en me regardant, que j’ai promis le récit d’une avanture fort singuliere. Peut-être ne me serois-je pas hâté d’en faire l’aveu, si je n’apprenois que l’effet répond à mes espérances, & si je ne craignois de commettre deux hommes respectables, à qui de fausses apparences peuvent en avoir imposé. Le Pere Marescotti & M. Barlet ne vous demanderoient point une audience si sérieuse, s’ils n’avoient conçu des idées fort extraordinaires d’un événement dont ils ignorent le fond. Je le connois seul. J’admire un succès que j’ai tenté sans le croire certain ; mais puisqu’il est tel qu’on me l’assure, & que j’avois osé l’espérer, je vous en dois l’explication ; un plus long silence ne feroit pas d’honneur à ma bonne foi.

Je ne suis ici que depuis sept jours. Le tems que j’ai employé à Londres, s’est passé à recueillir des lumieres sur la situation du Seigneur Jéronimo & de sa Sœur. Je laisse ce qui regarde le Frere, dont je crois actuellement la santé entre mes mains. Dans une infinité de consultations sur le triste état de la Signora Clémentine, je n’ai rien trouvé de plus vraisemblable, après tant de remedes inutiles, que l’opinion de quelques Docteurs qui m’ont proposé d’attaquer le mal par un autre mal, c’est-à-dire, de causer, dans une tête altérée, quelque nouvelle révolution, capable d’affoiblir la premiere. On m’a cité des exemples, que j’ai vérifiés ; celui d’une femme jettée brusquement dans l’eau, à qui l’effroi du danger rendit sur-le-champ toute sa raison ; celui d’un homme assiégé de flammes à son réveil, & menacé d’y périr, que la seule crainte d’un sort si terrible rappella tout-d’un-coup à lui-même. J’ai gouté cette méthode, jusqu’à tourner toutes mes recherches à trouver quelque remede de même nature, mais digne de la naissance & du caractere de Clémentine.

J’étois plein de cette idée, lorsque le hazard a secondé mes desseins. Dans la maison de Sir Charles, où j’étois logé à Londres, il est arrivé un Étranger, qui a demandé aussi-tôt à voir Madame la Marquise, de la part de Madame Sforce, sa Sœur, & qui a marqué quelque chagrin d’apprendre qu’elle étoit à la campagne. On a cru devoir me le présenter dans l’absence des Maîtres. Il s’est fait connoître pour un Valet de chambre de Madame de Sforce, chargé de dépêches importantes, qu’elle n’avoit pas voulu confier aux Courriers Publics, & fort impatient de remplir sa Commission. Ce n’étoit pas un secret, m’a-t-il dit, ni à Milan pour les Amis de la Famille, ni à Londres pour ceux qui prenoient quelque intérêt aux affaires de Madame la Marquise & de sa fille. La signora Daurana étoit morte. Sa Mere, après avoir pleuré fort amerement une Fille si chere, n’avoit rien eu de si pressant que de se réconcilier avec sa Sœur & sa Niece. Daurana même l’en avoit suppliée en mourant. Les Lettres qu’il apportoit aux deux Dames contenoient le récit de cette mort, & les dispositions de Madame de Sforce, qui, n’ayant point d’héritiers plus proches que les enfans de sa Sœur, assuroit toute sa succession à sa Niece.

Cette ouverture, qu’on me faisoit volontairement, m’a paru favorable à toutes mes vues. Sur le plan que j’ai formé aussi-tôt, j’ai pressenti quelle facilité je pouvois me promettre de la part du Messager ; & n’ayant besoin d’ailleurs, que de le faire consentir à différer de quelques jours l’exécution de ses ordres, je n’ai pas eu de peine, après lui avoir fait connoître ma profession & mon zele pour ses Maîtres, à lui persuader de se conduire par mes avis. Nous sommes convenus qu’il partiroit avec moi, mais qu’en arrivant ici, il ne paroîtroit point au château ; qu’il demeureroit caché dans une maison du Bourg, ce qui ne m’a pas semblé difficile, à la faveur de tant de valets Italiens, qu’on a l’habitude d’y voir ; qu’il garderoit le secret de sa commission, & qu’il attendroit le tems marqué pour remettre ses dépêches. Il n’a rien manqué à sa conduite, & tout s’est observé fidellement.

Pour moi, qui m’étois occupé en chemin des préparatifs de mon projet, j’ai trouvé peu d’embarras à disposer mes machines. Je ne m’en suis fié qu’à moi-même. Personne n’est entré dans ma confidence. Tout étoit prêt : il ne manquoit que l’occasion. Mon entreprise, puérille en elle-même, mais grande & sérieuse par l’importance de mon objet, demandoit nécessairement le tems de la nuit. Je pensois à me glisser le soir dans l’appartement de Clémentine. On m’apprit heureusement que depuis quelques jours elle descendoit seule au jardin, & qu’elle en revenoit assez tard. Ensuite mes propres observations me firent découvrir que le Pere Marescotti & M. Barlet y étoient quelquefois avec elle ; mais je remarquai aussi qu’ils la quittoient à l’approche de la nuit, & qu’elle y demeuroit après eux. Enfin j’étois résolu de ne pas différer long-tems une démarche fort bizarre, & j’avoue que sa bizarrerie même, autant que ma répugnance à tromper, avoit beaucoup de part au délai ; lorsqu’apprenant hier au soir, que vous étiez informés de la mort de Daurana par une Lettre de Naples, l’occasion excita mon courage, en renouvellant toutes mes espérances. Vous ferai-je la description d’une scene, dont je rougirois peut-être, si je ne voyois avec admiration un succès qui doit la justifier ?

Hier, entre huit & neuf heures du soir, lorsque le jour commençoit à s’obscurcir, j’entrai au jardin, après en avoir vu sortir le Pere Marescotti & M. Barlet. J’étois couvert d’un long manteau noir, dont vous allez entendre l’usage. Il me fut aisé de m’avancer jusqu’au petit Bois, où, prêtant un peu l’oreille, j’entendis la marche de Clémentine, qui s’y promenoit encore. Je lui laissai le tems de remonter toute son allée, pour me donner celui de préparer le spectacle, que je lui destinois à son retour. Elle revint sur ses pas. J’avois pris poste derriere un gros arbre qui borde l’allée. Mon manteau, pour ne vous pas tenir en suspens, n’avoit de noir que le dehors. Il étoit doublé de toile blanche dans toute sa longueur, & j’étois enveloppé d’un drap par-dessous ; de sorte qu’en ouvrant les deux côtés du manteau, & les rejettant sur mes bras, je pouvois paroître blanc tout d’un coup, & redevenir noir en les fermant ; ou plutôt disparoître en quelque sorte, à la faveur des arbres & de la nuit. J’avois d’ailleurs sous les deux aîles du manteau deux lanternes sourdes, attachées au drap, qui devoient répandre une lumiere assez vive, sans que les rayons pussent réfléchir sur moi ; j’avois au visage un masque de peau blanche, & sur la tête des coëffes de même couleur.

Clémentine passant à quatre ou cinq pas de l’arbre, je me fis voir dans cet équipage sépulcral ; & d’une voix plaintive, que je contrefis assez heureusement : « Reconnoissez-vous, lui dis-je, la malheureuse Daurana ? Elle est morte. Elle est au tombeau. Pardonnez-lui le mal qu’elle vous a fait, & priez pour elle. Vous apprendrez qu’elle n’est pas morte sans un vif regret de ses injustices, & que sa Mere les répare en vous donnant tout son bien. »

Je ne rendrois pas justice à l’incomparable Clémentine, si je passois trop légerement sur l’effet de cette ridicule apparition. La premiere vue du spectacle lui fit faire quelques pas en arriere ; mais à peine eut-elle entendu le nom de sa Cousine & la nouvelle de sa mort, que loin de s’abandonner aux frayeurs d’une Ame timide, elle se laissa tomber à genoux, les yeux fermés, la tête panchée, les mains jointes, & collées sur sa bouche. Elle écouta dans cette posture tout ce qu’il me plut d’ajouter, & je ne lui vis faire aucun autre mouvement que celui de ses mains jointes, dont elle pressoit quelquefois ses levres. Les précautions étoient inutiles pour ma retraite : Clémentine ne voyoit plus rien. Je me recouvris de mon manteau, pour sortir du Bois. La crainte d’une scene plus violente m’avoit fait apporter quelques Élixirs, dont je n’aurois pas manqué de faire usage dans le besoin, au risque de découvrir ma ruse en les employant : mais ne voyant rien à redouter, je me contentai d’aller reprendre mes habits, pour venir au-devant d’elle, & pour lui faire un reproche d’être demeurée trop tard au jardin. Cette attention ne pouvoit rien avoir de suspect, parce que depuis mon retour je n’avois pas manqué le soir de lui rendre une courte visite.

En effet, étant rentré dans le Bois, d’un pas libre, & m’étant fait reconnoître par quelques mots hazardés, je l’entendis marcher aussi-tôt vers moi, sans pouvoir juger, si ce n’étoit qu’à mon arrivée, qu’elle avoit quitté la situation où je l’avois laissée. Mes reproches furent reçus avec douceur. Elle ne refusa point mon bras, que je lui offris pour se soutenir jusqu’à son appartement. Je lui trouvai le poulx fort ému, mais sans aucune marque de foiblesse. Dans le court entretien que j’eus avec elle, sa contenance & son langage me parurent composés. Cependant elle ne désavoua point son émotion, & j’en pris droit de lui faire avaler quelques médicamens que je tenois prêts. Elle ne fit pas plus de difficultés de recevoir les services de ses Femmes. Je me retirai très-satisfait ; & j’ai su ce matin, qu’ayant passé fort tranquillement la nuit, elle étoit descendue dès six heures au jardin, après avoir fait prier le Pere Marescotti & M. Barlet de s’y rendre.

Pendant tout le jour, je n’ai pas cessé de l’observer : les informations s’accordent avec le témoignage de mes propres yeux. Non-seulement je lui ai vu toutes les apparences du plus heureux rétablissement, mais ses Femmes assurent avec des transports de joie, qu’elles en ont la même opinion. M. Barlet même, à qui je me suis fait entrevoir sur la fin du jour, lorsqu’il rentroit au Château avec elle & le Pere Marescotti, m’a fait connoître par quelques signes un changement qui sembloit le pénétrer d’admiration. Enfin, les circonstances m’ont paru favorables pour le dénoument : elle s’étoit renfermée dans sa chambre avec ses deux Confidens : j’ai revu le mien, c’est-à-dire, le Courrier d’Italie, qui n’attendoit que mes ordres. Je l’ai disposé par de nouvelles instructions à me seconder ; & m’étant chargé de la Lettre qui est pour Madame la Marquise, je lui ai laissé le soin de présenter l’autre.

Lowther, en achevant ce récit, remit la Lettre de Madame de Sforce à la Marquise. Elle l’ouvrit avec moins de curiosité pour les explications de sa Sœur, que d’inquiétude pour les nouvelles révolutions qu’elles pouvoient causer à sa Fille. Mais à peine eut-elle achevé de la lire, que Camille ayant fait demander la permission d’entrer, lui présenta celle de sa Maîtresse, toute fermée. La premiere agitation de Clémentine, à la vue d’un cachet noir, avoit eu sans doute autant de part que le respect à la déférence, qu’elle marquoit pour sa Mere. Cependant, par le conseil de M. Lowther, qui n’en appréhenda rien pour sa santé, la Marquise prit le parti de lui renvoyer sa Lettre avec la permission de l’ouvrir elle-même ; & pour éloigner tout air d’affectation, elle y joignit la sienne, qu’il lui suffisoit d’avoir parcourue. Camille eut ordre de la féliciter, au nom de tous ses Amis, sur un événement dont la tristesse n’empêchoit point qu’elle ne dût être sensible à ce qu’il avoit d’heureux ; & d’ajouter qu’ils ne se croyoient dispensés de passer sur le champ chez elle, que par le desir qu’elle avoit témoigné de ne voir personne jusqu’au lendemain. En effet, dans la confusion de mille sentimens que le récit de M. Lowther avoit échauffés, jugez, ma chere Tante, s’il nous fut aisé de modérer notre impatience.

L’arrivée de Camille ayant suspendu nos réflexions sur l’étrange avanture du jardin, elles commencerent par des applaudissemens pour l’invention ; & le Prélat seul, quoique ravi du succès, parut craindre que la Religion n’en fût un peu blessée. Le Marquis jugea cette délicatesse excessive. Mylady G…, se laissant emporter par son imagination badine, ajouta que loin de faire un scrupule de sa méthode au divin Lowther, elle la trouvoit charmante ; qu’il seroit heureux pour la race humaine, que la Médecine & la Chirurgie n’en eussent jamais de plus fâcheuse ; que c’étoit répandre de la gaîté sur des Arts fort tristes ; qu’outre la satisfaction de voir nos desirs comblés par le rétablissement de Clémentine, nous aurions sans doute un autre plaisir, qui seroit l’erreur du Pere Marescotti & de M. Barlet ; que ces deux graves personnages paroissant bien persuadés de la réalité de l’apparition, il se préparoit pour nous une scène fort comique ; & qu’elle brûloit sur-tout d’entendre l’éclaircissement qu’ils avoient promis. Dans la disposition que tout le monde avoit à la joie, cette idée nous fit sourire ; & Sir Charles même avoit prêté l’oreille avec complaisance. Cependant il prit bientôt un air plus sérieux, pour déclarer à sa Sœur qu’il ne pouvoit goûter un badinage de cette nature. Je ne serois pas surpris, lui dit-il, que dans la simplicité de leur cœur, deux hommes très-éclairés fussent trompés ici par les apparences, & que leur prévention les portât trop loin : mais son principe, qui ne sauroit être que le zele de la Religion & de l’amitié, me la rend si respectable, que loin d’y trouver un sujet de raillerie, je les en féliciterai tous deux, en me hâtant de les détromper. Noble erreur ! ajouta Sir Charles, d’un ton attendri, lorsqu’elle vient d’une si belle source ! la Vertu lui doit un meilleur nom. À l’égard de Clémentine, reprit-il, en s’adressant au Marquis, je crois qu’on peut la laisser dans ses idées, jusqu’à la confirmation de son rétablissement ; les nouvelles impressions qui peuvent avoir remis de l’ordre dans les traces du cerveau, demandent peut-être le tems de se fortifier ; & sans s’expliquer particulierement sur l’invention de M. Lowther, il reconnut avec lui les avantages qu’on peut tirer des affections de l’ame, pour la guérison des infirmités du corps.

Les effusions de ma joie n’auroient pas été si réservées, & celles de la Marquise auroient éclatté malgré sa langueur, si Camille, rentrant avec les deux Lettres, n’eût attiré toute notre attention sur elle. Sa Maîtresse les avoit lues : elle avoit paru frappée du plus vif étonnement. Mais recueillant les forces de sa raison, & comme jalouse de lui conserver tout l’ascendant qu’elle avoit repris, elle s’étoit possédée jusqu’à se tourner paisiblement vers ses Confidens : voyez, Messieurs, avoit-elle dit, en leur présentant les Lettres, s’il manque quelque chose à la vérité des faits. Le Pere Marescotti & M. Barlet avoient loué le Ciel après leur lecture, & s’étoient regardés mutuellement avec diverses marques de surprise & d’admiration. Alors Clémentine, rendant les deux Lettres à Camille, lui avoit ordonné de les remettre à sa Mere, & de nous assurer tous que sa retraite, dont elle nous prioit de ne pas nous offenser dans cette occasion, seroit bientôt justifiée par des explications surprenantes.

Il ne resta d’inquiétude qu’à Sir Charles, pour l’honneur de ses Amis. Quelques applaudissemens qu’il eût donnés à M. Lowther, il ne dissimula point que deux hommes si sages lui sembloient peu ménagés dans une avanture, qui exposoit l’honneur de leur caractere & la réputation de leur mérite. Ce soin l’ayant porté de bonne heure à nous quitter, je demeurai assez tard près de la Marquise, occupée à lui remplir l’imagination des plus douces espérances. Sa foiblesse n’étoit pas diminuée ; mais une si flatteuse perspective lui rendoit le cœur & l’esprit tranquilles. En me retirant, j’appris de Sir Charles, qu’ayant vu ses deux Amis, il les avoit informés de l’invention de M. Lowther ; que loin de se reprocher leur crédulité, ils en étoient convenus sans honte, parce que, dans leurs principes, la bonté du Ciel n’avoit pas plus de bornes que sa puissance, & qu’aux yeux de la Religion, les merveilles de l’une & de l’autre n’étoient pas rares en faveur de l’innocence & de la vertu : qu’en changeant même d’idée sur le fond, ils lui avoient protesté qu’ils n’en reconnoissoient pas moins l’ouvrage du Tout-puissant dans l’effet d’une petite ruse humaine : qu’en un mot, Clémentine étoit sortie d’un état désespéré, & que ne s’arrêtant point à des causes incertaines, ils ne pouvoient attribuer une guérison si prompte qu’au souverain Arbitre de la Nature. Sir Charles loua leur piété. Ils ajouterent, qu’étant chargés d’un Billet de Clémentine & de quelques explications explications importantes, l’avis qu’ils venoient de recevoir ne devoit rien changer à l’entrevue qu’ils avoient demandée pour le jour suivant. Ainsi, ma très-chere Tante, je me mis au lit dans une charmante disposition, qui m’a fait jouir d’un sommeil fort paisible.

Ce matin je n’ai songé qu’à vous rendre compte de ce qui s’est passé depuis ma derniere Lettre, pour soulager ma mémoire, & la réserver aux éclaircissemens que nous attendons. Neuf heures sonnent. J’apprens qu’il est jour chez la Marquise. Son impatience apparemment lui fait trouver les momens trop longs. Je les compte aussi. Mais Sir Charles me fait prier de descendre. Oh ! je ne lui demande qu’un instant pour m’habiller.

Je reviens, je me jette sur ma plume ; je la baise avec transport, pour le service qu’elle va me rendre. Il n’est pas dix heures, Madame ; c’est-à-dire, qu’en moins d’une heure, le Pere Marescotti nous a fait passer par tous les sentimens que le cœur peut éprouver dans un espace si court. Il s’étoit déja rendu avec M. Barlet dans l’appartement de la Marquise, & les deux Familles y étoient assemblées.

Après avoir présenté au Marquis le Billet de Clémentine, qui ne contenoit que le témoignage de sa guérison, ses remercimens au Ciel, & la priere qu’elle nous faisoit d’écouter deux honnêtes gens, qui connoissoient le fond de son ame, il a commencé un discours, qui me l’auroit fait regarder comme un homme inspiré, si j’avois pu croire qu’il l’eût fait sans préparation. N’espérez pas, chere Tante, que je puisse vous le rendre. Où prendrai-je la même éloquence, & le même feu ? J’avois déja remarqué dans ses entretiens, que ces Ministres Romains ont un tour d’esprit qui leur est propre, un caractere particulier de zele & d’habileté, qu’ils doivent sans doute à l’éducation de leur Ordre ; & je ne m’étonne point qu’on leur attribue tant de part aux événemens du monde. Malgré la différence de nos principes, qu’ils sont grands à mes yeux, si c’est la Religion qui les conduit !

L’ardent Jésuite a repris d’abord toute l’histoire de la maladie de Clémentine, en nous faisant observer qu’ayant toujours eu sa confiance par les droits de son ministere, & voulant user de la liberté qu’elle lui laissoit de révéler tout ce qui s’est passé sous ses yeux, personne n’en pouvoit rendre un compte plus fidele. Les faits sont les mêmes, que nous avons lus dans les Lettres de Sir Charles. Mais avec quels traits nous a-t-il représenté les sentimens ! Quelle peinture des anciens combats de Clémentine, & de toutes les agonies de son cœur ! Il nous a tiré vingt fois des larmes. L’adroit Orateur nous en faisoit donner un moment à la pitié, & les séchoit aussi-tôt par la terreur. Il s’arrêtoit quelquefois dans ces grandes crises, comme pénétré des mêmes impressions. Ce silence redoubloit les nôtres, & nous rendoit immobiles. Enfin, pesant les forces de la vertu & celles des passions, il a prouvé, par les effets mêmes, que la victoire ayant été pour la Vertu, non seulement elle avoit été la plus forte, mais que les plus grands efforts devoient avoir été les siens : d’où il a conclu que la maladie de Clémentine n’étoit donc pas venue de sa passion, comme la malignité se le figuroit, & qu’au contraire elle n’avoit jamais eu d’autre cause que sa Vertu. C’étoit, nous a-t-il dit, la premiere justification qu’il devoit à cette illustre Fille, pour faire tomber des bruits dont personne ne connoissoit mieux que lui l’injustice.

Que dites-vous, chere Tante, de cette espece d’apologie ? Ne la trouvez-vous pas aussi juste que noble & chrétienne ? Le Pere Marescotti l’a fortifiée par d’autres réflexions. Ce n’est pas pour nous, sans doute, qu’il les a crues nécessaires : Non, non, jamais il ne nous est rien entré dans l’esprit qui puisse blesser la pureté du cœur qu’il défend ! Mais, après son témoignage, des Rivales furieuses, les Olivia, n’obtiendront que du mépris, lorsqu’elles oseront publier qu’une Clémentine est folle d’amour ; & ceux qui ne jugeront pas mieux d’elle, en apprenant son histoire, se couvriront de la même honte.

L’Orateur est tombé ensuite sur les circonstances de la guérison. Il n’a pas nommé M. Lowther, ni touché à l’avanture du Jardin : mais, rapportant tout à la puissance du Ciel, il a reconnu que, depuis hier au matin, le changement étoit si réel, si sensible, qu’il n’en pouvoit rester aucun doute. Les plus pures lumieres de la raison, l’égalité d’ame, la gayeté même, avoient succédé à tous les nuages. Il ne s’arrêtoit point aux détails ; c’étoit à nos propres yeux que nous devrions bientôt une si douce conviction : & d’ailleurs, quelques déclarations, dont Clémentine souhaitoit qu’il nous fît l’ouverture, avant qu’elle parût dans l’assemblée, alloient confirmer tout ce qu’il nous annonçoit. Cependant elles devoient être précédées d’un éclaircissement, pour lequel il nous demandoit toute notre attention. Ici, ma chere Madame, j’aurois trop de peine à vous rendre les idées du Pere Marescotti, si je ne faisois un effort de mémoire pour me rappeler ses termes. Représentez-vous un Vieillard d’une phisionomie imposante, & d’une vénérable blancheur, placé par distinction à la tête du cercle, c’est-à-dire, près du lit de la Marquise. Figurez-vous que vous l’entendez.

« Depuis quelques jours, on a pu s’appercevoir que M. Barlet & moi, nous nous sommes quelquefois dérobés à la Compagnie, pour descendre assez mystérieusement au Jardin. Ce n’étoit pas le goût de la promenade qui nous y conduisoit. Clémentine nous y joignoit réguliérement, & nous y étions appellés tous trois par des raisons d’une haute importance.

» Que n’avois-je pas tenté, soit en Italie, soit ici, depuis notre arrivée, pour contribuer à la guérison d’une tête si chere ! Mon sang, si je l’avois cru possible à ce prix, y auroit été joyeusement employé. Mais, quoique j’eusse attendu quelque chose des Articles, & que j’en visse quelques heureux effets, mes espérances étoient encore éloignées ; lorsque j’observai, dans les entretiens qu’elle m’accordoit tous les jours, que son imagination paroissoit changer d’objet, & s’attacher fortement à de nouveaux soins. J’en augurai bien. Tout ce qui pouvoit la distraire de ses anciennes préventions, étoit favorable à sa santé. Connoissant tous les ressorts d’un cœur que j’ai formé dès l’enfance, il me fut aisé d’y pénétrer. J’obtins d’elle deux aveux, qui me causerent une joie fort vive, par la facilité qu’ils m’offroient d’augmenter la diversion de ses esprits, en fortifiant les nouvelles traces qui sembloient les attirer.

» Elle avoit su, me dit-elle, & par des avis certains, que la téméraire Olivia ne ménageoit point sa réputation. Madame Bémont, de qui lui venoit cette cruelle certitude, en étoit frappée jusqu’à s’être prévenue elle-même contre une malheureuse Amie, & l’avoir mortifiée par des comparaisons humiliantes. N’étoit-ce pas le comble de ses infortunes ? Elle me tint ce discours, les yeux baissés & mouillés de larmes.

» Loin de tourner mes efforts à la consoler, je pris le parti d’aggraver sa peine, & d’élargir la plaie de son cœur par mes plus graves réflexions. Ne doutez pas, répondis-je, que les atteintes qu’on porte à votre réputation ne soient une disgrace terrible. Après la Religion, l’honneur n’est-il pas le plus précieux de tous les biens ? Vous devez sentir aussi que le mal s’étendroit à votre Famille. Eh ! d’où peut venir l’affliction que vous y voyez répandue, si ce n’est d’une crainte si juste ? Cependant le remede n’est pas difficile. Un peu d’effort sur vous-même démentiroit tous les bruits, & vous feroit triompher de la malignité d’Olivia. Qu’au lieu des rêveries sombres, où l’on vous surprend sans cesse, on s’apperçoive que vous vous rendez aux usages de la vie, & que vous reprenez un peu de goût pour la société de ceux qui vous aiment ; les plus fâcheuses impressions seront bientôt dissipées. Je vous offre une voie sûre, pour couvrir vos ennemis de confusion. Il n’y a point de Ville d’Italie, qui n’ait des Jésuites : au premier signe du changement que je vous demande, je les emploie tous à vous servir. Leur témoignage, bien concerté, fermera la bouche à la calomnie, & rendra tout son éclat à votre réputation.

» Cette proposition fit sur elle une impression surprenante. Elle me regarda d’un œil fixe, comme frappée de la vraisemblance de mes offres, & cherchant à s’assurer que je ne la flattois point : je ne crus lui voir qu’un reste d’incertitude. Pour le dessein que j’avois de forcer son attention, je lui présentai les mêmes images sous d’autres traits, mais beaucoup plus vifs. Enfin, pressée par les agitations de son cœur, elle me dit tristement : Ne demandez-vous pas l’impossible ? Vous me souhaitez du goût pour la joie ! Ah ! vous ne connoissez pas toutes mes peines. Vous m’étonnez, lui répondis-je d’un air sévere. Des secrets pour moi ! Qu’est devenue votre soumission, & la confiance que vous me devez ? Hé bien, reprit-elle en rougissant, je vous ferai un aveu que je ne dois qu’au ciel & à vous. »

Le Pere Marescotti s’est ici tourné vers Sir Charles & vers moi, pour nous prévenir sur la part que nous avions à la suite de son récit ; & continuant sans autre interruption, il a dévoilé de nouveaux trésors de vertu & d’honneur dans l’incomparable Clémentine. Elle lui avoit protesté que me jugeant digne de mon bonheur, & le voyant sans envie, ses peines ne venoient plus de leur premiere cause. Depuis les Articles elle étoit même assez tranquille sur les persécutions dont elle avoit voulu se garantir par sa fuite : mais, pour son tourment, il lui étoit tombé dans l’esprit que je ne pouvois avoir ignoré les anciennes circonstances de sa maladie ; c’est-à-dire, ce qui s’étoit passé à Boulogne entre elle & Sir Charles ; que dès-lors sans doute, ayant mes droits sur le cœur dont j’étois en possession, j’avois été fidellement informée de l’état du sien, & des tristes révolutions qu’elle avoit éprouvées ; qu’apparemment j’y avois pris part, non-seulement par la compassion d’un cœur noble, mais par mes conseils, qui avoient dû répondre aux confidences de Sir Charles, par mes exhortations, quelquefois peut-être par mes reproches & mes plaintes. En un mot, Clémentine s’étoit persuadée que Sir Charles avoit commencé à m’aimer avant ses voyages d’Italie ; que par conséquent il n’avoit pu sentir, pour elle, que de la pitié ; que l’obstacle de la Religion n’avoit été qu’un prétexte ; & qu’ayant su par une correspondance bien établie, tout ce qu’elle avoit souffert, j’avois comme joui du spectacle de ses peines. Quel personnage avoit-elle donc fait en Italie ! Quel autre rôle faisoit-elle encore au Château de Grandisson ! Ces idées lui causoient un mortel tourment. Chaque jour, elle étoit tentée de se dérober par une seconde fuite. Elle étoit retenue malgré elle par sa tendresse pour sa famille, ou plutôt par un charme, qui l’attachoit à sa honte : mais elle doutoit que ses forces pussent résister long-tems à de si cruelles épreuves. En effet, après avoir achevé son discours avec autant de larmes que de mots, elle avoit laissé voir au Pere Marescotti des marques de trouble, qui lui avoient fait appréhender quelque nouvel accès.

Mais c’est dans sa bouche que je veux remettre ce récit. « J’avoue, a-t-il continué, que mon embarras fut excessif. Je la croyois, depuis quelque tems, dans une situation moins tumultueuse ; d’ailleurs son premier aveu m’avoit paru plus composé, & je m’étois promis quelque chose de ma réponse : mais qu’opposer à de pures imaginations, qui ne pouvoient servir à mes vues, parce qu’elles avoient trop de liaison avec la source du mal ? Je me bornai à des représentations vagues sur le caractere de Sir Charles & de Mylady Grandisson, qui n’admettoit rien que d’honorable & de vertueux. Cependant, après l’avoir quittée, je conçus que plusieurs personnes jouissant ici de la confiance de Sir Charles, je pouvois en espérer quelques lumieres sur l’origine de son inclination pour Mylady, & me munir d’armes, c’est-à-dire, de faits avérés, pour combattre une chimere. J’avois autant d’estime que de vénération pour M. Barlet : ce fut à lui que je recourus. À peine m’eut-il compris, que m’embrassant avec un transport de joie, il m’assura que je recevrois de lui toutes sortes d’éclaircissemens ; que Sir Charles & Mylady Grandisson n’ayant rien eu de réservé pour un homme qui les adoroit, non-seulement ils lui avoient appris la naissance de leur liaison, mais ils l’avoient fait dépositaire de leurs Lettres ; & que jugeant tout d’un coup de quel poids elles pouvoient être pour calmer l’esprit de Clémentine, il étoit prêt à me les confier, sans craindre que dans une occasion de cette nature ils lui reprochassent de l’indiscrétion. Il y en auroit, lui dis-je, à les accepter ; elles ne doivent pas sortir de vos mains : mais, si vous les croyez propres à seconder mes idées, paroissez vous-même ; offrez de les lire. D’autant plus propres, ajouta M. Barlet, qu’étant, non de Sir Charles à Mylady & de Mylady à Sir Charles, mais de l’un & l’autre à leurs plus intimes Confidens, elles portent un caractere admirable de candeur.

» Nos démarches furent réglées de concert sur cet heureux fondement ; & la premiere loi que nous nous imposâmes, fut celle du secret qui convient à notre profession. J’annonçai à Clémentine des informations qu’elle n’osoit espérer. Elle en attendit l’instant avec une curiosité avide. Le jardin & la plus sombre allée du jardin furent choisis pour nos rendez-vous : ce fut le soir même du retour de M. Lowther ; & le tems fut réglé, tous les jours, à sept heures du matin. M. Barlet, après avoir mis ses Lettres dans l’ordre des dates, nous les lisoit avec l’air d’ingénuité qui respire dans ses yeux, & l’onction qu’il a naturellement dans la voix. Il étoit assis entre Clémentine & moi. Elle l’écoutoit, la vue baissée, sans l’interrompre jamais ; si remplie de ce qu’elle entendoit, que sa respiration ne se faisoit remarquer qu’au mouvement de son sein. Moi, qui l’observois à si peu de distance, je n’ai pas découvert une fois la moindre altération sur son visage. J’étois partagé délicieusement entre ce spectacle & le plaisir d’une lecture qui me ravissoit.

» Nous donnions une heure ou deux à cette douce occupation, jusqu’à ce que le bruit du château nous avertît que nous pouvions être apperçus. En nous retirant, Clémentine parloit peu, & se bornoit à quelques excuses de l’embarras qu’elle nous causoit. Mais il nous étoit aisé de remarquer qu’elle partoit contente. Le reste du tems, elle nous paroissoit plus tranquille ; tout le monde a fait ici la même observation depuis six jours. L’ordre sembloit renaître dans ses idées, & le calme dans son cœur, à mesure que ses dernieres préventions se dissipoient ; ou du moins, les premieres ne revenoient que par intervalles. Elle cherchoit Mylady Grandisson ; elle ne la voyoit plus assez. En public ses regards s’attachoient sur elle avec complaisance ; & lorsqu’elle pouvoit la trouver seule, ou descendre avec elle au jardin, elle s’oublioit dans son entretien. C’étoit un sentiment plus ouvert, un autre intérêt, que celui que vous lui avez vu prendre à sa santé pendant quelques jours de maladie. L’étude de M. Barlet & la mienne étoit de compter ses pas, de suivre ses mouvemens, & d’expliquer toutes ces nouvelles apparences. Nous étions charmés sur-tout de cette chaleur d’affection pour Mylady ; & la cause en étoit si sensible, que nous ne pouvions nous méprendre. Enfin nos espérances augmentoient de jour en jour, & nous pensions même avant hier à vous les communiquer, lorsque la Lettre de Naples nous fit craindre quelque fâcheuse révolution. Aussi nous vîtes-vous fort empressés à demander que la publication de cet incident fût suspendue.

» Hier nous ne fûmes pas peu surpris de nous voir appellés dès six heures au jardin. Clémentine y étoit déja. Nous la trouvâmes à genoux, sans doute en prieres, dans une allée qui conduit à celle de nos rendez-vous. Cette posture, l’heure à laquelle on nous avoit pressés de descendre, & sur-tout l’action vive avec laquelle nous la vîmes venir au-devant de nous, ne purent manquer de nous faire naître des soupçons fort affligeans. Son discours, qu’elle commença même à quelque distance, en levant les yeux d’un air passionné, ne fut pas plus propre à nous rassurer : elle remercia le Ciel avec transport ; elle nous supplia de joindre nos remercimens aux siens ; elle parla de sa guérison, comme d’un prodige, qui devoit faire notre étonnement ; & passant du même ton à l’avanture dont vous êtes informés, elle nous fit un récit, qu’il est inutile de vous rappeler. Elle nous montra plusieurs fois le lieu : elle nous répéta l’heure & les circonstances : la figure, les mouvemens, le langage du fantôme, tout fut exprimé avec la même force.

» J’atteste le Ciel que dans ma premiere surprise, je ne pris cette scene que pour un accès de sa maladie, qui revenoit sous une nouvelle forme ; & M. Barlet m’a dit, qu’il n’en avoit pas eu d’autre opinion. Cependant nos propres connoissances, c’est-à-dire, la Lettre de Naples, & la certitude qu’elle n’étoit pas divulguée, nous jetterent dans quelque embarras. Ensuite nous ne désavouons point, que l’entretien de Clémentine, ses réflexions sur le changement qu’elle éprouvoit, un air ferme de raison, qui ne paroissoit pas moins dans ses yeux que dans son langage, & qui s’est soutenu dans une conversation de deux ou trois heures, ne nous aient fait penser que sa guérison pouvoit venir d’une main supérieure à la Nature. Loin de nous croire humiliés par cet aveu, c’est un hommage que nous rendrons hautement à la toute-puissance du Ciel. Mais, un coup-d’œil ayant suffi, pour nous communiquer nos idées, nous jugeâmes qu’un si merveilleux effet demandoit plus d’une confirmation ; & nous refusâmes de vous en informer sur le champ. C’est par notre conseil, que Clémentine prit la résolution de passer le jour entier dans la solitude ; & vous n’avez pas oublié, qu’à notre retour nous demandâmes encore que la nouvelle de Naples lui fût cachée. Elle s’étoit proposé, en nous quittant, de vous faire elle-même la relation de son avanture dans une Lettre, qu’elle prit beaucoup de peine à composer ; mais d’autres réflexions lui firent conclure, qu’un détail si singulier seroit plus décent dans la bouche d’un Ami. Elle fit le billet que vous avez lu ; & me l’ayant remis au jardin, elle me pria de lui servir d’interprête. Cette commission me parut si délicate, qu’après quelques difficultés, je ne l’acceptai qu’à deux conditions : l’une, qu’elle fût différée jusqu’au jour suivant ; l’autre, qu’il nous fût permis de la reconduire à son appartement, de l’entretenir le reste du jour, & de souper même avec elle, pour entendre de nouvelles explications, secours nécessaire à ma mémoire ; & pour recevoir plus particulierement ses ordres. Je ne vous fais pas observer, que ma seule vue étoit de vérifier par toutes sortes d’épreuves un miracle, sur lequel je n’osois me fier encore aux plus fortes apparences.

» Vous lui donnerez tout autre nom ; je ne pense point à rabaisser les services de M. Lowther : mais il est certain que jamais Clémentine n’a joui d’une raison plus saine. C’est toute la liberté d’esprit, toute la justesse & la clarté, qu’on admiroit avant sa disgrace. Elle assure qu’au moment de l’apparition, il s’est passé des mouvemens sensibles dans sa tête. Sa physionomie même est changée ; l’air de langueur a disparu, & vous serez étonnés de l’éclat qu’elle a dans les yeux. La Lettre de Madame de Sforce lui causa d’abord quelque émotion : c’est ma Tante qui m’écrit, nous dit-elle avec une espece d’effroi ; la vérité va se découvrir. Ensuite, se reprochant sa précipitation, elle fit venir Camille, qu’elle chargea de porter la Lettre à Madame la Marquise. En recevant la permission de l’ouvrir, elle parut tremblante ; mais elle reprit toute sa tranquillité après l’avoir lue ; elle nous la présenta d’un air composé : lisez, Messieurs, comparez les faits. Nous ne pûmes retenir quelques marques d’admiration. Comptez les faveurs du Ciel, reprit-elle modestement : Daurana est morte dans des sentimens chrétiens ; ma Tante me rend son affection ; & je suis guérie !

» Tout le reste du tems fut employé à nous expliquer ses intentions. Elle nous avoit déja priés de demander pour le lendemain une assemblée de tous ses Amis. Dans ses premieres vues c’étoit seulement pour vous faire le récit de son avanture, & vous rendre témoignage de sa guérison : mais ses idées s’étendant plus loin dans notre entretien, elle souhaita qu’avec la connoissance que j’ai toujours eue de ses plus intimes sentimens, je commençasse par vous découvrir le fond de son cœur dans ce qu’elle nomme le cours de ses infortunes ; que cette expression fût suivie de l’avanture du jardin avec toutes les preuves de sa guérison ; & que, tout à la fois, pour ne lui laisser que le plaisir pur de vous présenter dès aujourd’hui une Fille soumise, une Sœur complaisante, une Amie sincere, une ame pénétrée de tendresse & de reconnoissance, je vous fisse l’ouverture de ses véritables dispositions. Il me reste à remplir cette charmante partie de ses ordres, que je regarde comme le sceau de son rétablissement.

» Ma Fille ! car dans la tendresse & la joie de mon cœur, un nom si doux doit m’être permis ! ma Fille, la gloire de son sexe, n’ayant jamais rien eu de si respecté que sa Religion, de si précieux que son honneur, & de si tendrement aimé que sa Famille, vous proteste par ma bouche, qu’au fond de son cœur, où toute son attention s’est portée au premier instant de sa guérison, elle n’a trouvé que le goût & le plus saint exercice de ces trois devoirs. Sa mémoire même, qui se rappelle imparfaitement quelques circonstances de sa maladie, ne lui reproche point d’avoir rien mis en balance avec des objets si chers. Elle croit au contraire, que la seule crainte de les blesser a causé toutes ses peines. À des sentimens si purs, elle joint sans violence une parfaite soumission. Ainsi les Articles, que des idées mal conçues lui avoient fait regarder comme une faveur, s’évanouissent pour elle, & ne lui donnent aucun avantage qu’elle veuille conserver. Tout séjour lui devient égal avec sa Famille : le célibat & la vie religieuse ne lui paroissent plus les seuls états qu’elle puisse aimer. Quelque penchant qu’elle y ait encore, elle reconnoît que la volonté d’une Famille vertueuse est la plus sûre vocation d’une Fille ; & ses desirs n’ont plus d’autre regle. Si c’est au mariage qu’elle est destinée, elle se réduit à supplier qu’il soit différé d’un an ; moins pour sa propre satisfaction, que pour celle de sa Famille, qui disposera d’elle avec plus de plaisir & d’honneur, lorsque le tems aura confirmé sa guérison.

» Sir Charles & Mylady Grandisson sont, pour elle, ce que le Monde a de plus parfait, & lui paroissent, dans leur union, ce qu’il a de plus heureux. Elle voit leur bonheur avec joie : elle prend leurs perfections pour modele. Dans le souvenir qui lui reste du passé, elle croit pouvoir attester Dieu, qu’elle n’a jamais désiré, de Sir Charles, que les sentimens qu’elle lui demande encore, & qui peuvent s’accorder si bien avec ceux qu’il doit à Mylady, qu’elle les demande à Mylady même, en leur vouant à tous deux l’immortalité des siens. Que ne peut-elle compter la Religion entre les fondemens d’une si belle amitié ! Ce regret, qu’elle nomme hardiment la seule cause de sa maladie, la suivra jusqu’au tombeau.

» Elle ne veut point être accusée d’ingratitude pour M. le Comte de Belvedere, sur-tout lorsque les sentimens dont il l’honore sont avoués d’une Famille dont elle respecte les intentions. Elle rend justice à son mérite ; elle sent tout le prix de ses soins & de sa constance. S’il conserve cette généreuse prévention pour elle, & le même rang dans l’opinion de ses Amis, elle aura, pour lui, d’autant moins d’éloignement, que l’ayant si peu quittée pendant le cours de sa maladie, il a dû connoître son caractere, ses principes, & lire souvent au fond de son cœur, où elle se flatte qu’il n’a rien vu de nuisible à son estime. Mais elle le prie de s’en tenir à ces assurances, & de ne hâter rien par ses sollicitations.

» Enfin, mon incomparable Fille, demandant la liberté de reparoître au milieu de sa Famille & de ses Amis, vous supplie tous de la recevoir avec une bonté tranquille, c’est-à-dire, sans mouvement & sans bruit, comme elle se présentera sans affectation. La raison, nous a-t-elle dit, en souriant, n’aime point l’éclat ; & personne ne sera surpris, qu’elle demande un peu d’indulgence pour sa raison. »

Le vertueux Pere, joignant un air de gaieté à cette conclusion badine, nous a fait passer tout d’un coup, du profond silence où son discours nous avoit tenus, à des transports de joie, qui ont éclaté par nos félicitations & nos embrassemens mutuels. Nous nous sommes dédommagés d’avance, de la contrainte qu’il nous demandoit à l’arrivée de sa chere Fille. Ensuite, pour entrer dans toutes ses vues, on a réglé, de concert, qu’on la laisseroit dans son erreur sur l’avanture du jardin ; & qu’elle ne paroîtroit que vers le tems du dîner, où notre usage est de nous rassembler dans le grand Sallon, jusqu’à l’heure du service. La Marquise, quoiqu’affoiblie par ses évanouissemens redoublés, a fait un effort pour quitter son lit, & pour se faire habiller. Elle veut qu’on ne cesse point de cacher ces deux accidens à Clémentine, & que les apparences, en un mot, ne lui présentent rien qui puisse troubler la sérénité de son esprit. Le Pere Marescotti & M. Barlet sont retournés à son appartement, avec toutes les assurances qu’elle désire. Le Prélat s’est dérobé, pour aller communiquer au Comte de Belvedere la nouvelle d’un bonheur qu’il aura peine à se persuader, & lui tracer sa conduite. Chacun a pris le chemin qu’il lui a plû ; & moi je me suis précipitée vers mon Cabinet, pour ne rien perdre de tout ce que j’emportois dans ma mémoire.

L’heure approche : il faut me remettre un peu de la contention avec laquelle je viens d’écrire. Car, dans l’air, comme dans le langage & les actions, on nous recommande bien de ne rien offrir, qui ne convienne à la nouvelle situation de Clémentine.

À quatre heures après midi.

Oui, très-chere Tante ! Clémentine est rétablie : Clémentine est rentrée dans les plus purs droits de sa raison, & dans tous les sentimens naturels de l’ame la plus généreuse & la plus tendre. Que M. Lowther en fasse honneur à son Art, ou le Pere Marescotti, au pouvoir céleste. Clémentine jouit d’un esprit si libre, d’une santé si ferme, & de tant d’autres perfections ranimées, qu’il paroît impossible qu’elles ayent jamais eu plus d’éclat. Elle pouvoit hardiment s’engager à reparoître sans étude & sans affectation : quels préparatifs, quelles recherches d’art auroient approché des graces naïves & touchantes, qui sembloient lui former un cortege, lorsqu’elle s’est présentée au Sallon ? Mais, nous obliger de la recevoir d’un air tranquille, c’étoit nous imposer une loi bien dure : il nous en a coûté presque autant à contenir le ravissement de notre admiration, que celui de notre joie.

Figurez-vous, ma chere Madame, la différence de l’hiver au printems ; ou du moins, celle d’une journée sombre, au jour le plus clair & le plus riant d’une belle saison. C’est une peinture trop foible du changement qui s’est fait dans les yeux, dans le teint & dans tous les traits de Clémentine. Son port, sa démarche, sa figure entiere, & ses moindres mouvemens, se ressentent de cette merveilleuse révolution. Tandis qu’elle s’avançoit d’un air libre & d’une marche légére, nous sommes demeurés à la regarder, avec un étonnement si vif, qu’à nous voir comme incertains, & les yeux errans sur son visage, on auroit pu nous croire frappés du mal dont elle est guérie ; oui, chere Tante, insensés de joie & d’admiration. Cependant personne ne s’est oublié. Elle a remarqué, sans doute, de quels sentimens nous étions pénétrés : mais, n’en paroissant pas moins maîtresse d’elle-même, elle ne s’est prêtée à notre embarras, que par un charmant sourire ; &, pour nous soulager promptement de cette contrainte, elle s’est placée près de sa Mere, en lui faisant quelques tendres questions sur sa santé. La Marquise n’a pu se défendre de l’embrasser, les larmes aux yeux, & de la serrer plusieurs fois contre son sein maternel, mais sans ouvrir la bouche sur les mouvemens qui la pressoient. Elle a fait, à ses questions, les réponses naturelles ; & la conversation générale s’est bornée au même sujet. En un mot, les loix de son Directeur ont été si fidelement suivies, que c’est elle-même qui a parlé la premiere, des graces qu’elle devoit au Ciel, en ajoutant qu’elle nous en croyoit bien informés. Et lorsqu’elle a touché, comme incidemment, à ce grand article, tout le monde s’est contenté d’applaudir par une profonde inclination.

Le dîner ayant suivi de près, on pouvoit s’attendre qu’il se ressentiroit d’un si sérieux prélude. Mais Clémentine, avec aussi peu d’affectation, a pris un air d’enjoument qui s’est aussi-tôt communiqué à tous les Convives. Je ne puis vous représenter les agrémens de son esprit & de son humeur. Sir Charles l’a secondée, avec ce fond d’élégance & de badinage aisé, qu’il a toujours en réserve. Toute l’Assemblée s’est sentie comme inspirée par l’exemple, sans excepter la Marquise, à qui sa tendresse tenoit lieu de forces. Le délicieux dîner !

Dans la joie qui a régné pendant deux heures, Sir Charles a parlé d’une Lettre de M. Belcher, qu’il a reçue ce matin, par un Exprès, & dans laquelle son Ami lui demande la permission de rechercher ouvertement Émilie. Depuis que je l’ai informé des dispositions de sa Pupille, il est résolu de tout accorder : c’est la réponse qu’il fera dès aujourd’hui. Il en a pris occasion de parler du Château de Selby, & de vanter le mérite de ma Famille. Mais il regrette, a-t-il dit, que le mariage de ma chere Lucie ait été sitôt fixé. Il souhaiteroit, a-t-il ajouté, qu’on eût pu choisir le même jour pour celui de sa Pupille, & le Château de Grandisson pour la double Fête. Je suis trompée, si ce souhait ne cache pas quelque vue, quelque espérance, qui se rapporte à Clémentine ; d’autant plus qu’en le faisant, il m’a regardée d’un œil mystérieux : &, sans s’arrêter, il a dit qu’il ne s’en flattoit pas moins que son Ami ne prendroit pas d’autre maison que la nôtre, pour la célébration de son bonheur. J’ai cru l’obliger, en répondant que je l’espérois aussi de l’amitié d’Émilie ; & que faisant le même fond sur celle de Mylord & de Mylady Reresby, je ne doutois pas qu’ils ne nous amenassent tous deux sa Pupille.

En repassant au Sallon Clémentine m’a tendrement embrassée. « chere Sœur, m’a-t-elle dit à l’oreille, que j’ai de graces à vous rendre ! Que je vous dois de reconnoissance & d’amitié ! J’ai laissé au Pere le récit des faits, & je me suis réservé les sentimens ; mais je ne précipite rien. Le tems amenera tout ». Elle a cherché l’occasion de joindre successivement mes Belles-sœurs & Madame Bémont, pour leur dire aussi quelque chose d’obligeant. On s’est assis : la conversation a recommencé. Clémentine a continué de nous charmer par son esprit & ses graces. Sa Mere, dans le dessein peut-être de l’éprouver, n’a pas fait difficulté de lui parler de la mort de sa Cousine, & des remercimens qu’elle devoit à Madame de Sforce. Ce sujet l’a rendue plus sérieuse : mais, après quelques regrets décens, elle a rapporté tous les événemens humains à la conduite du Ciel ; comme si ses réflexions eussent déja réglé la mesure de sa douleur ; & ses témoignages de reconnoissance, pour l’amitié de sa Tante, n’ont pas été moins tranquilles. Le Marquis lui ayant recommandé de ne pas faire attendre le Courrier, qui demandoit à partir, & qui avoit déja la réponse de la Marquise, elle a demandé la permission de se retirer, pour faire la sienne.

La joie auroit éclaté après son départ, & chacun sembloit même impatient qu’elle fût sortie, pour s’y abandonner librement ; mais le Marquis, dont l’attention s’étoit partagée plus que la nôtre, entre sa Femme & sa Fille, avoit observé que la Marquise commençoit à se ressentir d’une si longue contrainte ; & cette remarque avoit eu plus de part que l’intérêt du Courrier, à l’ordre qu’il venoit de donner à sa Fille. En effet, à peine étoit-elle hors du Sallon, que la Marquise est tombée dans une nouvelle foiblesse, qui ne nous a pas laissé d’autre empressement qu’à la secourir. Elle en est bien-tôt revenue par nos soins ; & je ne me suis retirée qu’après lui avoir vu reprendre ses forces. Mais, quoiqu’une altération si subite puisse être expliquée par les circonstances, ces rechûtes nous alarment, & mêlent beaucoup d’amertume à notre satisfaction. Vous comprenez qu’on s’est bien gardé d’en informer Clémentine. Il seroit cruel, que la paix de son esprit & de son cœur fût troublée par des craintes, auxquelles moi-même je ne puis m’arrêter sans frémir.

Mais ne prenez aujourd’hui, ma très-chere Tante, que ce qu’il y a d’agréable & d’heureux dans ma Lettre. Je ne vous ai promis que des images de joie, & j’en attens d’aussi vives de la vôtre, par le premier ordinaire ; car vous ne m’avez fait craindre aucun obstacle, qui puisse retarder le bonheur de ma Lucie. La réponse, que Sir Charles fait ce soir à la demande de M. Belcher, est un autre événement qui ne peut jeter de langueur dans vos Fêtes. Cependant, ne comptez pas que tous les mariages se fassent au Château de Selby. Sir Charles m’a dit, en peu de mots, qu’il est résolu d’écrire aussi à sa Pupille ; non-seulement pour l’informer du consentement qu’il donne à la recherche de son Ami, & lui conseiller de recevoir ses soins, mais pour la disposer à remettre ici la célébration. Je ne fais encore que soupçonner ses vues. Puissent-elles nous conduire à l’heureuse fin qu’il se propose ! Mylady Reresby, que je crois en possession de cette qualité, depuis le 24, ne refusera point, j’en suis sûre, de nous ramener incessamment notre chere Émilie ; ni Mylord, & le Chevalier Belcher, de leur servir de guides. Un mariage récent, un autre qui se fera sous nos yeux, des cœurs tendres & bien assortis… On veut, ou toutes mes conjectures me trompent, essayer la force de l’exemple.

Je me promets de votre extrême bonté, ma chere Grand-Maman, & ma chere Tante, que vous ne me laisserez point ignorer comment Émilie vous aura fait l’ouverture du secret de son cœur, ni sa conduite avec l’Ami de Sir Charles, qui commence à devenir fort sérieusement le sien. Que j’aime cette Émilie ! Je n’oublierai jamais les émotions qu’elle m’a causées. Je l’aime pour son ingénuité, son ame sensible, ses manieres caressantes, en un mot pour elle-même. Je l’aime pour moi, qui lui ai reconnu de la droiture, du jugement, de la tendresse de cœur, & les autres qualités que je desire dans une Amie. Je l’aime pour l’amour même qu’elle a porté à Sir Charles, dont je trouve glorieux, pour elle, d’avoir entrevu les perfections à son âge. Enfin je lui souhaite, dans son mariage, tout le bonheur que j’éprouve dans le mien, s’il se peut qu’un autre que Sir Charles, soit jamais capable de rendre une femme aussi heureuse que moi !