Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 22

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LETTRE XXII.

M. Grandisson à M. Reves.

à Cantorbery, 22. Février.

Je reçois à ce moment, Monsieur, une fort longue Lettre de votre malheureux Wilson, qu’il m’adresse, dit-il, plutôt qu’à vous, parce qu’il appréhende que vous ne lui pardonniez jamais, & qu’il espere de moi, qu’en faveur de son repentir, qui lui paroît bien prouvé par sa confession volontaire, je m’efforcerai de vous engager à ne le pas commettre avec la Justice. Je ne prétens point juger de sa bonne foi. Cependant ses aveux paroissent ingénus, & rien ne l’obligeoit de les confier au papier. Comme je présume que votre intention n’est pas de faire éclater, par des poursuites ouvertes, un attentat qui est demeuré sans effet ; la bonté que vous aurez de faire savoir, à la Sœur de ce Misérable, que son Frere peut exécuter librement ses bonnes résolutions, si sa Lettre est sincere, servira peut-être à le ramener tout-à-fait d’un train de vie, qui peut non-seulement le conduire lui-même à une fin funeste, mais devenir fatal à une quantité d’honnêtes gens par les suites de son désespoir.

On reconnoît au seul tour de sa Lettre, quand nous n’en aurions point d’autres preuves, qu’il est capable de faire beaucoup de mal. Il avoue que depuis sa premiere jeunesse, son malheur l’a fait tomber en de fort mauvaises mains ; sans quoi ses qualités naturelles auroient pu le rendre utile à la Société. Il s’étend sur l’Histoire de différens Maîtres qu’il a servis, & sur les odieux excès dans lesquels il s’est engagé pour leur plaire. Mais rien n’approche de la peinture qu’il me fait d’un Bagenhall de Reading, & d’un Juif de Londres, nommé Merceda, deux insignes scélérats, s’il faut l’en croire, qui l’ayant exercé long-tems à toutes sortes de désordres, l’ont recommandé à Sir Hargrave pour les mêmes services. Il me donne le détail de la noire entreprise dont il avoit pris la direction. Outre la faveur de son nouveau Maître, il avoit pour motif l’espoir d’épouser une jeune Fille de Padington, dont il avoit engagé la Mere à prêter sa maison & son secours à Sir Hargrave, sous promesse d’une somme considérable, qui devoit servir de dot à sa Fille. Mais il ajoute que c’étoit dans des vues honorables, & que Mme Auberry, dont il espéroit de se voir le Gendre, n’est pas capable de se prêter à la moindre indécence. Soit crainte, ou remord, il parle avec horreur des égaremens de sa vie. Il proteste que ne pensant plus qu’à vivre en honnête homme, il mourra plutôt de faim que de rentrer au service des Maîtres que j’ai nommés ; & pour ne me laisser aucun doute de ses sentimens, il m’assure que dans la rencontre de Honslow, c’est lui qui empêcha ses deux compagnons de faire feu sur moi. Ma vie, dit-il, est encore menacée.

Je le dispense de l’inquiétude qu’il a pour ma sureté : mais je considere qu’il est jeune, & capable encore d’être ramené à de bons principes ; que sa réformation diminueroit le nombre des Libertins, augmenteroit celui des personnes utiles : & qui sait sur combien de caracteres de la même trempe son exemple peut influer, pour le mal ou pour le bien ? S’il épouse la jeune fille qu’il recherche, & dont on n’accuse point les mœurs, votre bonté, Monsieur, ne peut-elle pas gagner une famille entiere à la vertu ?

Son crime, dès qu’on le suppose sans succès, ne sauroit passer pour un crime capital ; & mettant à part l’utilité qu’on peut tirer de son témoignage, si l’on en venoit à des poursuites légales, il me semble qu’on en doit espérer un autre avantage : le plus méchant Maître ne pouvant exécuter ses noirs desseins sans l’assistance d’un mauvais Domestique, quel nid de Viperes ne peut-on pas dissiper tout d’un coup, ou réduire du moins à l’impuissance, en privant les trois Personnages que j’ai nommés, du secours d’un tel Ministre ? Quand on a du bien à perdre & des apparences à sauver, on prend quelquefois le parti de l’honnêteté, plutôt que de s’abandonner à des Agens d’une fidélité si suspecte.

Ayez la bonté, Monsieur, de faire agréer mon respect à Madame Reves, & à notre charmante Pupille : vous voyez que j’ai des prétentions comme vous, à l’honneur d’une si glorieuse alliance. Je m’imagine que cette chere miss est tout-à-fait rétablie. Croyez-moi, Monsieur, votre, etc.

Charles Grandisson.