Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 36

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LETTRE XXXVI.

Madame Selby à Miss Byron.

Au Château de Selby, 4 de Mars.

Votre situation, ma très-chere Niece, ne cesse pas de nous affliger. Un combat si visible, entre votre franchise naturelle & l’aveu d’une passion naissante… Ô ma chere ! gardez-vous de toute réserve affectée. Elle conviendroit mal à une jeune personne qui n’a jamais connu l’affectation & le déguisement.

Vous nous jetez dans un embarras extrême à l’égard de Mylady D…, elle doit être ici Samedi prochain. Je ne lui ai point écrit, quoique vous ayez paru le desirer, parce qu’en vérité nous jugeons tous que ses offres méritent plus de considération, & parce que nous appréhendons que votre bonheur & le nôtre ne soient bien plus douteux d’un autre côté. Il est impossible, ma chere, de s’imaginer qu’un homme tel que Sir Charles Grandisson, n’ait pas vu, avant que de vous connoître, une seule femme qu’il puisse aimer, ou pour laquelle il ait pu prendre de l’attachement, par reconnoissance du moins pour l’amour qu’elle a pour lui. Sa Sœur ne vous a-t-elle pas dit que s’il se marioit, il feroit un grand nombre de Malheureuses ? C’est peut-être cette raison qui l’empêche de penser au mariage.

Vous voyez avec quelle aimable franchise la Comtesse de D… s’est ouverte à nous. Vous voyez que la vôtre est un mérite particulier pour elle. Je lui avois dit que votre cœur étoit libre. Mais en refusant ses offres, vous donnez lieu à une femme si sage d’en juger autrement, ou de vous croire moins supérieure aux affectations qu’elle ne se l’imagine ; & quoique nous n’ayions pas lu sans peine, dans votre Lettre du…, combien Miss Grandisson vous a poussée, nous ne doutons pas que Mylady D… n’ait fait les mêmes observations, & n’en ait tiré les mêmes conséquences. Que voulez-vous que je fasse moi-même, lorsque le refus de ses propositions, sans avoir connu, sans avoir vu même son Fils, est une si forte preuve que vous avez le cœur engagé ? L’équivoque, & tout ce qui blesse la vérité, n’est pas digne, ma chere Fille, de votre caractere ni du mien.

Mylady L… a fait entendre, dites-vous, à la Comtesse, que Sir Charles ne met point d’obstacles aux vues de son Fils. Je ne vois donc aucune sorte d’espérance pour vous de ce côté-là. On juge, sans doute, que votre fortune n’est point assez considérable. Sir Charles est libéral. Son cœur n’étant point déterminé par l’amour, ne doutez pas que sa prudence ne lui fasse considérer la fortune. C’est du moins ce que nous devons supposer de notre côté ; & nous serions obligés de commencer par des calculs, s’il étoit question de traiter avec lui.

Votre Grand-maman veut vous écrire de sa propre main ; je m’en rapporte entierement à elle. Nous connoissons tous sa prudence, & la tendresse dont elle est remplie pour vous. Votre Oncle promet de ne plus prendre le ton badin qui vous chagrine. Nous sommes toujours résolus de ne pas gêner vos inclinations ; & cette raison nous fait craindre de vous donner notre conseil sur les nouvelles offres. Mais votre grand-maman est ravie que je n’aie pas fait, comme vous l’auriez souhaité, un refus décisif à la Comtesse.

Votre Oncle a pris des informations sur l’état des affaires de Sir Charles. Tout ce qu’il a découvert, répond si parfaitement à nos idées, que je l’ai prié d’abandonner cette recherche, à moins qu’il n’y eût un peu plus d’apparence que vous y fussiez intéressée. Mais vous, ma chere, continuez de nous apprendre tout ce qui peut augmenter notre estime & notre vénération pour cet excellent homme. La supériorité d’ame qui lui a fait refuser un duel, & cette glorieuse conduite, qui n’a pu laisser aucun doute de son courage, sont des exemples de sagesse & d’honneur qui l’élèvent au-dessus de la portée humaine. Nous sommes tous pénétrés pour lui d’un mélange d’admiration & de respect ; & nous le félicitons, lui & ses Sœurs, de l’heureuse conclusion d’une affaire à laquelle personne n’a dû prendre tant d’intérêt que nous.

Vous ne tarderez point à me faire savoir ce que vous pensez réellement des nouvelles propositions. Ne vous déterminez point légérement. Ne précipitez rien. Je crains de vous avoir trop peu ménagée dans ma derniere Lettre. Votre Oncle prétend qu’il ne reconnoît pas toujours votre franchise ordinaire, dans l’aveu d’une passion dont l’objet nous paroît digne de vous, & je le vois quelquefois triompher de l’idée où il est, qu’il découvre enfin dans sa chere Niéce quelque petit degré d’affectation. Nous remarquons tous fort bien, dans plusieurs endroits de vos Lettres, ce combat dont j’ai parlé, entre la modestie & l’ouverture de cœur ; & nous attribuons une partie de votre réserve à la crainte que vous avez de son badinage. Mais après avoir déclaré qu’une heure de conversation par semaine avec Sir Charles & ses Sœurs, (des Sœurs ne sont pas inutiles dans un commencement d’amour) vous paroîtroit préférable à bien des avantages pour lesquels vous n’avez pas toujours eu le même dégoût ; après nous avoir écrit, ma chere, que tout humiliant qu’est le terme de pitié, vous préféreriez la sienne à l’amour de tout autre homme ; en vérité, je ne vois point d’où peut venir tant d’embarras à vous expliquer. Pardon, chere Niéce.

Je viens de lire la Lettre qui accompagne celle-ci. Si j’avois prévu qu’elle dût être si longue, je me serois moins étendue dans la mienne. Ce que ma Mere vous écrit est digne d’elle. Nous y souscrivons tous. Cependant nous attendons votre réponse pour nous déterminer sur celle que je dois faire à la Comtesse. Si vous aimez, n’ayez pas honte de nous en faire l’aveu : l’homme est Sir Charles Grandisson.

Recevez les bénédictions de toute la famille, & particuliérement, mon cher amour, celle de votre affectionnée

Marianne Selby.