Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 35

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LETTRE XXXV.

Miss Byron à Miss Selby.

Samedi 4 Mars.

Sir Hargrave Pollexfen est venu voir ce matin M. Reves, ou lui a déclaré du moins que cette visite étoit pour lui ; mais étant malheureusement en bas, je n’ai pu me dispenser, sans impolitesse, d’entendre ce qu’il avoit à dire.

Il a proposé d’aller au Château de Selby pour implorer le pardon de toute ma famille, mais les objections de M. Reves lui ont fait perdre cette pensée. Il n’a cherché, s’il faut l’en croire, à me voir chez Mylady Williams, que dans la vue de s’attacher réguliérement à me rendre ses soins, sur le portrait qu’on lui avoit fait de moi ; & ce n’étoit pas la premiere fois qu’il en eût desiré l’occasion. Il s’étoit déterminé un jour à rendre une visite formelle à mon Oncle Selby en Northampton-Shire, & son équipage étoit prêt, lorsqu’il avoit appris que mon Oncle étoit venu à Londres avec M. & Mme Reves. Là-dessus, il s’étoit rendu à Petersborough, dans l’intention de faire l’ouverture de ses sentimens à M. Deane, pour lequel on l’avoit informé de notre confiance : mais l’ayant trouvé parti pour Cambridge, il avoit pris la résolution d’éprouver sa fortune avec moi, & de venir à Londres avec d’autant plus de confiance, qu’on l’avoit assuré que ma famille se reposoit de mon choix sur moi-même, & qu’il se voyoit en état de me faire des offres dont celles d’aucun de ses Concurrens ne pouvoient approcher. Ainsi ses vues n’étoient pas précipitées, & ne venoient pas de la seule impression que j’avois faite sur lui chez Mylady Williams, quoiqu’il avouât que ses sentimens s’étoient assez échauffés tout d’un coup pour lui en faire hâter la déclaration.

Il regardoit, m’a-t-il dit, comme le plus grand de tous ses malheurs, de m’avoir causé de si violens déplaisirs ; il a répété toutes les raisons prises de son amour, de ses souffrances & de son repentir, & sur-tout de l’effort qu’il a fait sur lui-même pour oublier des injures beaucoup plus sanglantes, & qui n’étoient que trop visibles. J’ai répondu que j’avois souffert plus que lui, quoique les marques en fussent moins apparentes ; que je n’avois pas laissé de lui pardonner en faveur de l’accommodement qui avoit succédé entre mon Protecteur & lui, (Protecteur ? a-t-il interrompu en se mordant les levres ;) mais qu’il avoit connu mes sentimens avant sa barbare entreprise : & je l’ai prié de renoncer pour jamais à moi. Il devoit m’excuser, ai-je ajouté, si je lui déclarois que j’étois résolue de ne le revoir jamais.

Cette conversation a duré plus long-tems. M. & Mme Reves gardoient un profond silence. Enfin il m’a pressée de lui garantir du moins que M. Greville ni M. Fenwick, ne l’emporteroient pas sur lui ; & pour me faire envisager apparemment d’autres difficultés dans l’avenir, il m’a protesté que sa téméraire démarche étoit venue principalement de la crainte qu’il avoit eue de se voir supplanté par M. Greville. Je lui ai dit que rien ne m’obligeoit à des promesses de cette nature, mais que M. Reves l’ayant assuré, pour se délivrer de ses instances, qu’il croyoit cette crainte sans fondement, je ne pensois point à le contredire.

Avant qu’il m’ait été possible de congédier cet homme importun, on est venu l’avertir que M. Bagenhall & M. Jordan le demandoient. Il n’a pas fait difficulté de nous avouer qu’ils étoient amenés par l’espérance de me voir, ni de me demander en grace un quart-d’heure pour eux & pour lui. J’étois déterminée à me retirer. Mais avec la même hardiesse, il a donné ordre au Laquais de les introduire, & M. Reves ne s’y étant point opposé, ils sont entrés presqu’aussi-tôt.

Ces deux Étrangers se sont présentés fort civilement, & toute leur conduite s’est soutenue avec la même décence. Comme ils venoient dans la résolution de m’applaudir, ils n’ont pas voulu que leur attente fût trompée. Mais on ne peut rien ajouter à l’éloge qu’ils ont fait tous deux de Sir Charles Grandisson ; & je ne dissimule point que le sujet m’a rendu leur compagnie plus supportable. Il me semble qu’une profusion de louanges doit embarrasser l’ame la plus vaine, mais c’est un des plus doux plaisirs du monde d’entendre louer publiquement, dans leur absence, ceux pour lesquels on est prévenu d’une forte estime, sur-tout lorsqu’on leur a des obligations dont on peut faire l’aveu sans honte. Ce qui m’a plu beaucoup dans M. Bagenhall, c’est de lui avoir entendu dire, du ton le plus sérieux, que la conduite de Sir Charles, qu’il a nommée plus d’une fois noble & divine, avoit fait tant d’impression, non-seulement sur lui, mais sur M. Merceda, qu’ils étoient résolus tous deux de changer de vie, quoiqu’ils aient été fort éloignés, a-t-il ajouté, d’être les plus méchans hommes du monde.

Ces quatre Amis doivent dîner aujourd’hui chez Sir Charles. Mais Sir Hargrave n’en marque pas autant de joie que les autres, & doutoit même encore s’il pourroit prendre assez sur lui pour s’y trouver. Mr Jordan se fait honneur d’avoir ménagé l’invitation, sur une légere ouverture de Sir Charles, & déclare qu’il ne veut perdre aucune occasion pour se lier plus étroitement avec un homme qu’il fait profession d’admirer.

En prenant congé de nous, Sir Hargrave a marqué tant d’abattement, & j’ai cru voir en effet, qu’il est si mortifié du changement d’une figure dont il paroissoit s’applaudir avec tant de complaisance, que j’en aurois eu quelque pitié, si je n’avois combattu ce sentiment. Pendant plus d’une heure, ma chere, qu’il a passé avec nous, il ne s’est pas regardé une seule fois dans les glaces. Il parle de se retirer dans une de ses Terres, ou d’aller passer quelques années dans les Pays étrangers, s’il est condamné, dit-il, à perdre toutes ses espérances. Des espérances ! le Misérable ! Mais lorsque j’y pense, je ne sais si sa mortification n’est pas ce qui pouvoit lui arriver de plus heureux, elle ne demande que d’être accompagnée d’un peu de patience. Il est à présent fort laid, mais son bien en fera toujours un homme d’importance. Il pensera mieux des autres, & plus modestement de lui-même…

Lorsque j’allois examiner, d’un air pensif, si j’étois bien exempte de la vanité que je reprochois aux autres, j’ai reçu la visite de Mylady L…, qui ne doit pas servir à me donner une mauvaise opinion de moi-même. Elle est montée droit à mon cabinet. Madame Reves s’étant hâtée de la suivre : je viens vous demander à dîner, nous a-t-elle dit, Sir Hargrave Pollexfen & quelques-uns de ses pareils dînent aujourd’hui chez mon Frere. Je me suis échappée, avec le consentement de Mylord, & j’ai laissé à Charlotte le soin de faire les honneurs. Je ne puis supporter le Misérable qui a formé une lâche entreprise contre vous, & qui en vouloit à la vie de mon Frere.

Nous nous sommes entretenues long-tems sur le Duel, qui n’a point eu de plus fâcheuses suites. À la vue de mes papiers, qui étoient encore devant moi, elle a voulu voir ce que je venois d’écrire. C’étoit une faveur, m’a-t-elle dit, que j’accordois quelquefois à sa Sœur. Je lui ai lu la premiere partie de ma Lettre. La confiance de Sir Hargrave l’a mise hors d’elle-même. Elle s’étonne qu’il ose prononcer le terme d’espérance. Elle a loué toutes mes réponses. Cependant elle a dit à M. Reves qu’il auroit dû lui refuser l’entrée de sa maison, sur-tout lorsque j’avois tant de répugnance à le voir. Je vous avoue que je pense comme elle ; mais M. & Mme Reves portent quelquefois la bonté trop loin.

Après le dîner, nous avons été fort agréablement surpris de voir arriver seul, Mylord L…, qui s’étoit dérobé aussi en sortant de table, & qui venoit prendre le thé avec nous. Il nous a dit que tout s’étoit passé fort civilement dans cette étrange partie, & qu’il étoit persuadé que la conduite noble de son Frere feroit une forte impression sur ses Convives. Sir Charles doit partir Lundi prochain pour Cantorbery ; pour Cantorbery, ma chere ! & Mylord a proposé à sa femme d’aller passer quelques jours à Colnebroke, pour attendre qu’une nouvelle Maison qu’il prend à Londres, soit en état de les recevoir. Il espéroit, a-t-il ajouté, qu’elle engageroit aisément Miss Grandisson à les accompagner ; & si les deux Sœurs pouvoient obtenir que Miss Byron fût aussi du voyage, il ne voyoit rien à desirer de plus heureux. Il se flattoit même que Sir Charles, à son retour, viendroit passer un jour ou deux avec nous… Mylady a si peu douté de mes dispositions, qu’elle s’est tournée aussi-tôt vers M. & Mme Reves, pour leur demander si cet arrangement ne leur déplaisoit pas. Je les ai consultés aussi par un regard. Ils ont donné tous deux leur consentement, avec un sourire.

Ce Cantorbery occupe toutes mes idées. On y est revenu assez naturellement. Mme Reves a paru surprise que Sir Charles fasse un secret des motifs qui le conduisent si souvent dans cette Ville. Sans les connoître, a répondu Mylord L…, je juge qu’il y entre moins de plaisir que de peine. Miss Charlotte accuse son Frere de réserve, mais je n’ai jamais trouvé qu’il méritât ce reproche. Elle est curieuse, il se fait un amusement de sa curiosité. Cependant elle a ses secrets elle-même, ou je me trompe beaucoup. Non, non, vous ne vous trompez pas, a répliqué Mylady ; Charlotte a ses secrets ; & peut-être vous les confiera-t-on, lorsque nous serons tous ensemble à Colnebroke.

J’ai cru pouvoir demander à Mylady si les soins que Mylord G… paroît rendre à Miss Grandisson étoient approuvés de Sir Charles, elle m’a répondu qu’il souhaitoit de voir Charlotte mariée, & qu’il étoit fort ami de l’état conjugal, sur-tout pour notre sexe. Mme Reves n’a pas manqué l’occasion. Je m’étonne, a-t-elle dit, que Sir Charles ne pense pas lui-même au mariage. Mylady a répondu que c’étoit une corde que sa famille avoit touchée souvent, mais jusqu’aujourd’hui sans succès ; qu’il y avoit néanmoins une Dame… elle s’est arrêtée. Si malheureusement ses yeux étoient tombés sur moi, j’étois perdue.

Dites-moi donc, chere Lucie, car vous avez passé par l’épreuve : avez-vous jamais senti dans vous-même une sorte d’impatience qui approche de la pétulance, & dans votre cœur, une disposition à quereller, si vous n’aviez appréhendé de vous exposer trop, ou du moins à congédier brusquement tous ceux qui venoient vous interrompre, quoique vous n’eussiez rien d’important qui pût occuper vos pensées ou vos doigts ? Dans ces derniers tems, ma chere, je me suis vue fort souvent troublée par cette bizarre sensation. Mais, en vérité, mon tempérament est tout-à-fait changé. Je crains de devenir chagrine, sombre & perverse. Ô le méchant Sir Hargrave !

Revenons à la charmante ouverture de Mylady. Une Dame, a continué Madame Reves, que Sir Charles aime apparemment. Non, a repris Mylady L… ; une Dame qui aime Sir Charles, mais, par ménagement pour elle, je n’ajouterai point… Cependant s’il est pardonnable à quelque femme d’aimer sans aucune certitude d’être aimée, c’est à celle qui prendroit de l’amour pour mon Frere.

Et Sir Charles, n’ai-je pu m’empêcher d’interrompre, est-il incapable de retour ? Madame Reves m’a dit le soir qu’elle avoit vu trembler mes levres ; je ne m’en suis point apperçue, & je n’ai senti aucun tremblement de cœur. Cependant il me semble que les levres ne sauroient trembler, sans que le cœur soit affecté.

Mylady L… s’est fort étendue sur les grandes occupations de son Frere, qui lui laissent peu de tems à donner au plaisir ; & quoiqu’à juger par le fond d’un caractere si noble & si bienfaisant, elle le croie capable des passions les plus tendres, elle attribue son indifférence apparente à la multitude de ses affaires, autant qu’à la difficulté de trouver une femme dont les perfections répondent à celles de ses idées. On est retombé de-là sur son éloge. Je ne conçois pas, ma chere, dans quelle vue chacun prend plaisir à louer devant moi Sir Charles Grandisson. Sortirai-je de Londres pour éviter d’entendre ses louanges ? Oui, me direz-vous. Mais où dois-je aller ? Ce n’est pas au Château de Selby. Autant vaut donc que j’aille à Colnebroke ; j’y apprendrai peut-être les raisons d’un applaudissement si général, car jusqu’à présent je ne sais rien de son Histoire, en comparaison des détails qu’on me promet.

Cependant j’espere qu’on ne me blâmera point d’avoir consenti si facilement au voyage de Colnebroke. C’est, à la vérité, mon inclination qui m’a rendue si complaisante, & je commence à me défier de moi-même lorsqu’elle a la force de m’entraîner : mais pourquoi donner une si mauvaise idée de moi ? Je me connois le cœur bon, & sur ce point je ne me crois inférieure à personne. Il me semble que je n’ai rien de bas dans l’ame ; non, je ne me sens naturellement aucune bassesse. Puisse le Ciel me préserver de tout défaut qui n’est pas naturel à mon cœur, & qui m’avilissant aux yeux de mes chers Amis, me rendroit indigne de leur affection !

J’apprends ce soir, par un Billet de Miss Grandisson, qu’elle consent à partir pour Colnebroke, à condition que je sois du voyage. Miss Émilie Jervins en doit être aussi. Le Docteur Barlet est retenu par ses affaires. Sir Charles & M. Grandisson partent ensemble pour Cantorbery, & les deux aimables Sœurs en sont fort surprises : elles se demandent plus que jamais, pourquoi tant de réserve & de secret pour elles ?