Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 38

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LETTRE XXXVIII.

Miss Byron à Madame Selby.

À Colnebrocke, Mardi 7 de Mars.

Miss Grandisson s’est apperçue de ma confusion, de mon trouble ; je ne sais quel nom lui donner. Quelles accusations, ma chere Tante ! Des combats visibles ! Sont-ils donc si visibles, Madame ? Une passion naissante… qui croît visiblement. Permettez que je le remarque, Madame ; elle n’a donc point toute sa force : & pendant qu’elle croît encore, ne peut-elle pas être surmontée ? Mais suis-je coupable d’affectation, de réserve ? Si je le suis, j’ai de grandes obligations à la pitié de mon Oncle. Et vous croyez, Madame, qu’il est impossible qu’avant que de m’avoir connue, Sir Charles n’eût pas vu de femmes qu’il pût aimer ? Je veux le croire aussi ; mais est-il digne de votre bonté, de tourner si fortement contre moi le terme de reconnoissance ?

Je vois, je sens tout ce qu’il y a d’admirable dans la franchise de Mylady D… & j’admire cette qualité, avec mille autres que je lui ai reconnues. Mais quelle conduite devez-vous tenir ? quelle doit être la mienne ? C’est à quoi je suis obligée de répondre, excitée comme je le suis, par ma Grand-maman & par vous, Madame, à m’expliquer encore plus nettement ; quoiqu’à votre avis mes explications soient déja fort nettes, & qu’elles le soient même au mien, lorsque je jette les yeux sur le sentiment libre que ma Grand-maman a pris soin de séparer du reste de sa Lettre. Elle me le pardonne néanmoins ; elle donne même des louanges à ce sentiment. Elle m’encourage à parler. Ce n’est pas, dit-elle, une disgrace pour une jeune personne, d’aimer un homme vertueux. Elle ajoute que l’amour est une passion naturelle ; mais elle m’exhorte à ne pas souffrir qu’il triomphe de ma raison ; en un mot, à ne pas aimer sans être sûre du retour. Ainsi donc je puis aimer comme je veux, quand je veux & même qui je veux ; car s’il ne pense point à moi, on m’exhorte à ne pas prendre de résolution contre un autre mariage ; avec Mylord D… par exemple, s’il a la bonté de me recevoir.

Fort bien ; mais après avoir pleinement examiné mon cœur, qu’ai-je trouvé ? Je dois répondre, lorsqu’on me presse de lever le rideau, & d’éloigner les déguisemens au travers desquels un enfant, en amour, me devineroit. M’ouvrirai-je entierement ? Je dois cette confiance à des personnes si respectables & si chères, dont les sentimens s’accordent avec les miens. Parlons. J’avoue donc qu’il m’est impossible d’écouter tout autre homme. Cependant je n’ai pas la moindre espérance. Je me regarde comme une présomptueuse, & lui comme trop supérieur à moi. Son bien est immense ; il en attend encore plus ; & pour le mérite personnel, où trouver une femme digne de lui ? Sur l’article même de la fortune, vous jugez que la prudence oblige un homme si libéral & si magnifique, de porter ses vues plus haut.

Ainsi, ma chere Tante, ayez la bonté, conformément à l’avis de ma Grand-maman, de dire, en mon nom, à Mylady D… que je crois sa franchise digne de toute la mienne ; que votre Niéce étoit absolument libre dans ses affections, lorsque vous lui avez rendu ce témoignage ; mais que les tems & les circonstances sont changés. Dites-lui que je me suis trouvée d’abord engagée par la reconnoissance ; que dans l’origine, ce n’étoit rien de plus ; mais qu’étant interrogée aujourd’hui sur l’état de mon cœur, j’ai reconnu que ma reconnoissance est exaltée (car je ne dois pas dire abbaissée, lorsque l’objet en est si digne) en d’autres sentimens… dites, en amour, puisque j’entends si mal à me déguiser : que par conséquent la justice ne me permet pas plus que mon inclination, de penser à tout autre homme : & déclarez-lui qu’elle n’a pas laissé de m’inspirer pour elle une respectueuse tendresse, par la bonté qu’elle a eue de m’honorer de sa visite ; & que pour l’amour d’elle, si je n’avois pas trouvé d’objection contre Mylord D… dans une entrevue & dans une connoissance plus familiere, & si j’avois eu le cœur aussi libre qu’il étoit avant ses propositions, j’aurois pu leur donner la préférence sur toutes celles que j’avois déja reçues. Cependant j’avoue que l’humble & modeste persévérance de M. Orme me touche toujours. Que ne donnerois-je pas pour le voir marié à quelque aimable & vertueuse femme, avec laquelle il pût vivre heureusement !

Enfin, demandez à la Comtesse un peu de faveur & d’amitié pour moi : mais qu’elle y joigne la grace de ne me plus parler de Mylord, jusqu’à ce qu’il soit marié ; & puisse-t-il jouir d’un sort qui réponde aux vœux d’une si digne Mere ! N’oubliez pas, ma chere Tante, de lui dire aussi que pour douze fois les douze mille livres sterling de rente qu’elle m’offre avec son fils, je ne donnerois pas ma main, ni à lui ni à tout autre, tandis que la place est occupée dans mon cœur, quelque peu d’apparence qu’il y ait pour moi de porter jamais le nom de l’homme que je préfére.

Mais que cette explication, je vous en conjure, se fasse dans la plus étroite confidence. Entre les raisons générales, qui regardent la délicatesse de notre sexe, n’est-il pas à craindre que la famille où je suis actuellement, & qui est remplie d’amitié pour moi, ne conçût de la haine, & peut-être du mépris, pour ma présomption ? C’est un malheur que je ne soutiendrois point. Oubliez ce que je viens d’écrire. Je demande grace pour cette foiblesse. Elle est sortie de ma plume, avant que je m’en sois apperçue.

À l’égard de moi-même, quel que soit mon sort, je m’efforcerai de tirer ma consolation de quelques endroits des deux précieuses Lettres que j’ai devant moi.

« si vous m’aimez, n’ayez pas honte de nous en faire l’aveu ; l’homme est Sir Charles Grandisson.

» L’amour est une passion naturelle.

» Le mien est louable. Il ne manque rien à l’objet, du côté des sentimens, des mœurs & de la naissance. Tous mes Amis l’aiment autant que moi.

» Mon amour est de l’ordre le plus pur.

» Dans toutes les suppositions, je ne dois pas manquer de force ; parce que l’amour que j’ai pour lui n’est qu’un intérêt particulier, comparé à l’intérêt public. »

Nobles instructions, mes deux cheres Mamans ! que votre Henriette s’efforcera de suivre dans toute leur étendue.

Permettez qu’en finissant, je vous fasse mes plaintes, du nom de votre Orpheline . Ne m’avez-vous pas tenu lieu, vous & mon Oncle, de tous les chers Parens qui me manquent ? Mon Pere donc, ma Grand-maman & mon autre Mere, continuez vos vœux & vos bénédictions, non pour votre Orpheline, mais pour votre fille réelle, qui fait gloire d’en avoir tout le respect & toute la tendresse.

Henriette Byron-Sherley-Selby.