Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 41

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IIIp. 103-121).

LETTRE 41.

Miss Byron, à Miss Selby.

Après avoir achevé la visite du Château, & mis l’ordre convenable à chaque partie, Sir Charles fit transporter par ses gens, dans l’appartement de Madame Oldham, tout ce qui appartenoit à cette femme. Ensuite, lui en ayant remis la clé, il ordonna qu’on lui prêtât toute l’assistance qu’elle pourroit désirer pour le transport de ses effets, avec autant d’égards & d’attentions que s’il n’étoit point arrivé de changement dans la Famille. Telles furent ses expressions. Imaginez-vous les remercimens & les larmes de cette pauvre femme. Les cheres Sœurs laisserent échapper, apparemment, quelques marques de jalousie, du moins si l’on en juge par le discours qu’elles prêtent à leur Frere : vous devez regarder, leur dit-il, la justice que je rends à ceux qui ne peuvent rien me demander qu’à ce titre, comme un gage de ce que je veux faire pour deux Sœurs, auxquelles je dois, avec la justice, tous les sentimens d’une tendre amitié. Vous en auriez déja ressenti les effets, si je n’avois appréhendé que la prudence ne resserrât trop mes intentions. Aussi-tôt que je connoîtrai ce que je puis, je ne perdrai pas un moment ; & je ne mets point de bornes à vos espérances. Comptez que je les surpasserai, si j’en ai le pouvoir.

Mes cheres Sœurs, continua-t-il, en leur serrant à toutes deux la main, je suis fâché qu’avec tant d’élévation d’esprit, vous soyez demeurées sous ma conduite. La meilleure des Meres l’avoit toujours appréhendé. Mais aussi-tôt qu’il dépendra de moi, je vous mettrai dans une indépendance absolue de votre Frere ; & vous n’aurez à répondre de vos actions qu’à vous-mêmes.

Elles ne répondirent d’abord que par des pleurs. Ensuite Miss Caroline protesta qu’elles feroient toutes deux leur bonheur de vivre sous la conduite d’un Frere tel que lui. À l’égard de l’élévation… elle ne put achever. Mais Charlotte, continuant pour elle, assura son Frere qu’elles n’avoient rien dans l’esprit & dans le cœur qu’elles ne fussent prêtes à faire dépendre de ses lumiéres & de son amitié. Ce qui regarde le cœur, répliqua-t-il en souriant, sera traité dans d’autres circonstances. Je prierai Caroline de me déclarer ses inclinations, & Charlotte de m’apprendre les siennes. Faites fond, toutes deux, sur le désir que j’ai de vous voir heureuses. Elles ne m’ont pas dit qu’elles se jetterent toutes deux à son cou ; mais je me figure qu’elles le firent, avec une égale tendresse.

En quittant Madame Oldham, pour se rendre avec ses Sœurs au Château de Grandisson, il lui demanda quelles étoient ses vues pour elle-même. L’infortune, lui dit-il, donne droit aux bons offices de ceux qui sont dans une situation plus douce. Lorsque vous vous serez fixée, apprenez-moi dans quel lieu : & si vous m’informez de l’état de vos affaires, & des mesures que vous voulez prendre en faveur de ceux à qui vous devez vos premiers soins, la confiance que vous aurez pour moi ne sera point inutile.

Et de grace, n’ai-je pu m’empêcher d’interrompre ici ; quelle fut la réponse de Madame Oldham ? Comment reçut-elle ce discours ?

Notre chere Henriette, a répondu Miss Charlotte, prend un étrange intérêt à l’Histoire de Madame Oldham. Il faut satisfaire son empressement. Mais… elle pleura beaucoup, comme vous n’en doutez pas. Elle joignit les mains. Elle se mit même à genoux, pour prier le Ciel de le bénir, lui & tout ce qui lui appartenoit. Elle ne pouvoit faire autrement.

Voyez, Lucie ! Mais je demande à tout le monde si je suis blâmable. La plus rigoureuse vertu défend-elle d’être attendrie d’une histoire de cette nature ? N’inspire-t-elle pas elle-même de la pitié pour ceux qui ont eu le malheur d’oublier leur devoir ? Oui, j’en suis sûre ; & je ne le suis pas moins que Sir Grandisson ; & tous mes chers Parens en jugent de même. Je me regardois, il n’y a pas long-tems, comme une fille fort médiocre, en comparaison de ces deux Sœurs ; mais je commence à croire que je les vaux sur plusieurs points. À la vérité, elles n’ont point une Grand-maman, une Tante, telles que j’ai le bonheur d’en avoir. Elles ont perdu dans leur enfance une excellente Mere ; & leur Frere n’est pas ici depuis long-tems. Son mérite, qui est venu répandre tout d’un coup le plus vif éclat, produit l’effet du Soleil, pour faire observer des taches & des imperfections, qu’on auroit eu peine à découvrir avant son retour.

Sir Charles engagea Madame Oldham à lui donner par écrit ce qu’elle se proposoit de faire pour elle-même, & pour ceux qui demeuroient livrés à ses soins. Elle ne différa pas long-tems à lui donner cette satisfaction. Son dessein, lui écrivit-elle, étoit de se retirer à Londres, pour l’éducation de ses fils ; de changer en argent comptant ses meubles, ses diamans, ses habits, & tout ce qui lui paroissoit désormais au-dessus de sa situation ; de mener une vie retirée, & de ne se lier qu’avec des gens de bien. Elle joignit à ce tableau, un mémoire de tout ce qu’elle possédoit. Les deux Sœurs ignorent encore à quoi son bien peut monter : mais elle savent que leur frere lui a fait une pension annuelle, en faveur des deux Enfans qu’elle a eus de Sir Thomas ; & vraisemblablement ses faveurs croîtront pour eux, lorsqu’ils seront en état d’entrer dans le monde.

Il trouva tout en fort bon ordre, au Château de Grandisson. Mais il y étoit attendu par les deux Intendans de son Pere, qui lui causerent le plus d’embarras. Sa pénétration lui fit bientôt reconnoître que leurs comptes avoient été faits de concert, avec si peu d’attention de la part de Sir Thomas, qu’il les avoit abandonnés tous deux à l’inspection l’un de l’autre. Il entreprit d’examiner lui-même tous leurs Mémoires ; & quoiqu’il leur passât plusieurs articles douteux ou mal éclaircis, il les força de reconnoître que la balance étoit beaucoup plus grande en sa faveur, qu’ils ne l’avoient représentée. L’usage qu’il fit de cette découverte fut de dire à ses Sœurs, que leur Pere avoit été moins prodigue qu’on ne se l’imaginoit.

Dans ses discussions avec Filmer, non-seulement il découvrit le Traité qui regardoit Miss Orban, mais on trouva des prétextes pour faire paroître devant lui cette jeune personne. Elle s’y présenta peut-être avec des vues plus innocentes que ceux qui l’amenoient. Il admira sa beauté ; il en fit même l’éloge à ses Sœurs ; mais lorsque la Mere & les deux Tantes eurent observé que son admiration n’alloit pas plus loin que celle qu’on a pour un beau tableau, elles revinrent aux engagemens de Sir Thomas, qu’elles voulurent faire passer pour une promesse formelle de mariage : & deux Lettres, qui furent produites, donnoient beaucoup de vraisemblance à cette supposition. Sir Charles en fut vivement affligé, pour l’honneur de son Pere ; sur tout en reconnoissant qu’il avoit la tête & le cœur pleins de ce systême, dans le dernier voyage qu’il avoit fait à sa terre d’Essex. Filmer lui proposa une conférence chez les deux Tantes. Il y consentit pour éviter l’éclat. Mais avant toute explication, il demanda un quart d’heure d’entretien particulier avec Miss Orban. Comme il avoit affecté de louer beaucoup ses agrémens naturels, les Tantes se flatterent qu’ils commençoient à faire une forte impression sur son cœur, & donnerent à leur Niéce des leçons qui répondoient à cette espérance. Mais au lieu d’éprouver le pouvoir de ses charmes, il employa le tems à tirer d’elle plusieurs aveux, qui lui firent connoître toute la bassesse de cette famille. En reparoissant avec la jeune fille, qu’il conduisoit par la main, il fit à sa Mere des reproches si vifs, du rolle qu’elle étoit venue jouer dans cette infâme entreprise, qu’elle tomba évanouie à ses pieds. Les Tantes furent épouvantées. Leur Niéce pleura, & promit au Ciel de s’assujettir aux loix de l’honneur.

Sir Charles leur proposa de lui rendre les deux Lettres de son Pere, & d’ensevelir cette affaire dans un éternel oubli, en promettant, à ces conditions, de donner mille Guinées à Miss Orban, lorsqu’elle trouveroit l’occasion de s’établir par un mariage honnête. Filmer vouloit se purger de la part qu’il avoit eue aux plus noires circonstances du complot ; mais Sir Charles, qui ne cherchoit point à le déshonorer, lui déclara qu’il l’abandonnoit à sa conscience. Les objections qu’il avoit trouvées contre ses comptes, ne pouvant être éclaircies qu’en Irlande, il en fit le voyage avec lui ; & là, s’étant satisfait par ses propres yeux, il le congédia de son service, avec plus de noblesse & de bonté qu’il n’en devoit à tant de preuves d’injustice & de corruption.

À son retour, il apprit que Miss Orban étoit attaquée de la petite vérole ; & loin de la plaindre, il jugea que cette disgrace étoit pour elle une faveur du Ciel. En effet, quoique son visage ait trop souffert pour lui laisser des prétentions à la beauté, il lui est resté assez d’agrémens pour plaire à un honnête marchand de Londres, qu’elle s’est crue fort heureuse d’épouser, & dont elle est adorée. Sir Charles lui a fait remettre la somme qu’il lui avoit promise, & cent guinées de plus pour ses habits. Une partie de son bonheur, & de celui de son Mari, consiste à se trouver délivrés des deux Tantes, qui ont regardé cette alliance comme une disgrace pour leur famille ; & la Mere même est retournée en Irlande, avec aussi peu de satisfaction.

Pendant le cours de toutes ses affaires, Sir Charles n’oublia point les anciennes propositions de mariage que son Pere avoit reçues pour lui, & qu’il l’avoit prié de suspendre. Il vit les deux Seigneurs, qui lui avoient fait des offres. Ses Sœurs savent seulement que le Traité fut entièrement rompu dans cette premiere visite ; cependant il ne cesse point de parler de cette famille, avec la plus haute distinction ; & personne n’ignore que la jeune personne qu’on lui proposoit, conserve pour lui des sentimens fort tendres. Miss Grandisson lui ayant dit un jour qu’elle ne désespéroit pas de voir renouer cette affaire, sa réponse fut, qu’il ne pouvoit rien désirer de plus honorable, mais que c’étoit une chose impossible. Que ne donnerois-je pas pour savoir d’où vient cette impossibilité ? Ah Lucie… mais je ne sais ce que je voulois ajouter. C’est ce qui arrive à toutes les folles, & je commence à me croire du nombre.

Sir Charles ne manqua pas, en arrivant en Angleterre, de rendre ses devoirs à Mylord W. son Oncle maternel, qui faisoit sa demeure dans une terre proche de Windsor. Je vous ai dit que Mylord avoit conçu de fâcheuses préventions contre lui, par la seule raison qu’il étoit aimé de son Pere, pour lequel ce Seigneur avoit toujours eu de l’aversion. Leur premiere entrevue fut non-seulement d’une froideur extrême de la part de l’Oncle ; mais accompagnée d’explications si offensantes pour la mémoire du Mort, que le jeune Chevalier, dans le partage de ses sentimens, eut besoin de toute sa modération pour se contenir. Mais il sut allier, avec tant de prudence & de grace, la fermeté qu’il devoit à la défense de son Pere, & son respect pour le Frere de sa Mere, que Mylord ne pouvant résister aux charmes de l’esprit & de la vertu, le serra dans ses bras, lui promit toute sa tendresse, & lui prédit qu’il seroit un grand homme.

Vous avez lu dans une de mes Lettres, que Sir Charles partant de Florence, pour venir attendre à Paris la permission de repasser en Angleterre, avoit laissé Miss Jervins, sa Pupile en Italie, sous la garde du Docteur Barlet. Il ne tarda point à les faire revenir tous deux. Miss Jervins fut confiée aux soins d’une prudente & vertueuse Veuve, qui a trois filles bien élevées ; & quelquefois elle obtient la liberté de passer quelques jours à la Campagne avec les Sœurs de Sir Charles, qui ont conçu pour elle une très-vive affection. Depuis quelques jours elle me sollicite de lui procurer ce qu’elle nomme le bonheur de sa vie, qui est de demeurer constamment avec Miss Charlotte Grandisson ; & j’entreprendrai volontiers de lui faire un plaisir, pour lequel je ne vois d’éloignement à personne. Outre l’espérance de se perfectionner dans une École si noble, elle a besoin, dit-elle, d’une protection plus forte que celle de sa Gouvernante & de ses Filles, pour se défendre des entreprises d’une Mere dangereuse, qui cherche l’occasion de la faire enlever. Il faut vous apprendre en peu de mots l’histoire de Miss Jervins. Elle avoit le meilleur de tous les Peres ; mais sa Mere est une des plus méchantes femmes du monde : on lui attribue tous les vices. Je vous ai dit que ses excès d’ivrognerie & d’incontinence avoient forcé son Mari de quitter l’Angleterre, pour s’en délivrer. Cependant elle veut que sa Fille soit commise à sa garde ; c’est ce qui pourroit arriver de plus terrible pour une jeune personne, qui n’a rien que d’aimable dans la figure & les inclinations. Sir Charles a déja eu quelques démêlés avec cette redoutable Mere, & s’attend de sa part à d’autres embarras. Miss Émilie Jervins est une riche héritiere. On fait monter sa fortune à cinquante mille livres sterling. Son Pere faisoit un grand commerce en Italie & dans les échelles du Levant ; & depuis sa mort, Sir Charles a trouvé le moyen d’augmenter ce qu’il a laissé, par le recouvrement de plusieurs grosses sommes, qu’elle auroit perdues avec un Tuteur moins éclairé.

Quel nouveau monde s’est ouvert pour moi, chere Lucie, depuis les liaisons dans lesquelles je suis entrée avec cette famille ! Fasse le Ciel que votre Henriette ne les paie pas trop cher ! C’est ce qu’elle doit craindre, lui répondrez-vous, si son malheur l’engageoit dans une passion sans espoir.

Mylord L… revint d’Écosse deux ou trois mois après le retour de Sir Charles en Angleterre. Sa premiere visite fut au château de Grandisson, où le jeune Chevalier, ayant reçu de lui-même la déclaration de ses sentimens, & ne pouvant douter de ceux de sa Sœur, se fit un bonheur suprême de l’introduire auprès d’elle, & de joindre leurs mains, en les tenant serrées dans les siennes. Faites-moi l’honneur, dit-il à Mylord, de me regarder dès ce moment comme un Frere. Il est vrai, comme je l’ai reconnu, que mon Pere étoit un peu embarrassé dans ses affaires. Ne doutez pas qu’il n’eût de la tendresse pour ses filles ; mais peut-être craignoit-il qu’elles ne pensassent trop tôt à se procurer une autre protection que la sienne. S’il avoit assez vécu pour mettre de l’ordre dans son bien, je suis persuadé qu’il auroit cherché à les rendre heureuses. Il m’a laissé ce devoir à remplir, & j’en veux faire mon premier soin.

Miss Caroline ne put trouver d’expressions dans l’excès de sa joie, & les larmes de Mylord sembloient prêtes à se faire un passage. Mon Pere, continua Sir Charles, m’a communiqué dans une de ses Lettres l’état des affaires de Mylord. Mon zele ne peut être mieux employé qu’à servir mon Frere. Promettez, Mylord, engagez, faites des entreprises. Le Frere se charge d’aider à votre fortune, & la Sœur de vous rendre heureux. Miss Charlotte fut si touchée de cette scene, que levant les mains & les yeux, elle pria le Ciel de rendre le pouvoir de son Frere égal à ses sentimens. Alors, dit-elle, le monde entier se ressentiroit de sa bonté ou de son exemple.

Vous étonnez-vous, chere Lucie, que Mylord L… & les deux Sœurs ne puissent contenir les transports de leur reconnoissance, lorsqu’on leur parle d’un Frere dont ils ont reçu tant de bienfaits ?

Deux mois avant le mariage, Sir Charles mit entre les mains de Miss Caroline un papier cacheté de ses armes. Vous trouverez ici, lui dit-il, ce que vous auriez reçu, sans doute, de la bonté d’un Pere, si l’état de ses affaires l’eût permis, & ce que Mylady Grandisson l’auroit engagé à faire pour vous, si le Ciel nous eût conservé plus long-tems une si bonne Mere. Lorsque vous vous donnerez d’une main à Mylord L… faites-lui ce présent de l’autre ; & que toute sa reconnoissance tombe sur vous. Je ne fais que mon devoir. Je crois remplir un article du Testament de mon Pere, tel que je me figure qu’il l’auroit fait, si la mort lui en avoit laissé le tems.

Après avoir tendrement embrassé sa Sœur, il sortit, avant qu’elle eût ouvert le papier. Elle y trouva la somme de dix mille livres sterling en Billets de Banque. Dans le premier mouvement de son cœur elle se jetta sur un Fauteuil, où elle fut quelque tems sans avoir la force de se remuer. Ensuite, revenant à elle-même, elle se hâta de chercher son Frere. On lui dit qu’il étoit dans l’Appartement de sa Sœur. Elle ne l’y trouva point ; mais elle fut surprise de trouver Miss Charlotte en pleurs. Sir Charles venoit de la quitter. Que vois-je ? lui dit-elle ; quels sont les chagrins de ma chere Charlotte ? Ô quel frere ! lui répondit l’autre. Il est impossible de soutenir tant de bonté. Voyez cet acte. Lisez le papier qui est dessus. Miss Caroline prit un billet, qui contenoit ce qui suit :

« Je viens de remettre à Caroline la somme que je l’ai crue en droit d’attendre de la bonté de mon Pere & de la situation de notre Famille, s’il eût vécu assez long-tems pour nous faire connoître ses dernieres volontés. Comme je n’ai pas moins de confiance à la discrétion de ma chere Charlotte, elle trouvera dans l’acte que je lui laisse ici, sa fortune & son indépendance assurées d’une maniere irrévocable, suivant les droits dans lesquels je reconnois qu’elle est entrée depuis la mort de mon Pere. La qualité d’Exécuteur, qui est la seule que je prétens dans cette occasion, ne me laisse point d’autre mérite que celui d’avoir rempli les intentions des Auteurs de notre naissance, telles qu’on doit justement les supposer. Chérissez donc leur mémoire. Souvenez-vous, dans le choix d’un Mari, que c’est le nom de Grandisson que vous changerez pour un autre. Cependant, avec tout mon orgueil, qu’est-ce qu’un nom ? C’est l’homme qui doit être digne de vous. Quel que soit celui sur lequel vous ferez tomber votre choix, je l’embrasserai avec tous les sentimens d’un Frere. »

Charles Grandisson.

L’acte étoit pour la même somme qu’il avoit donnée à Miss Caroline, & portoit intérêt jusqu’au mariage de Charlotte, qui devoit alors la toucher comme sa Sœur. Elles se féliciterent toutes deux avec des larmes de tendresse & de joie. Caroline trouva son Frere ; mais, en approchant de lui, elle ne put prononcer un mot du remerciment, qu’elle avoit médité. Elle prit sa main, qu’elle serra long-tems contre ses levres, en le bénissant de cœur, mais sans retrouver la force d’exprimer autrement sa reconnoissance. Dans le tems qu’il l’embrassoit & qu’il la prioit de s’asseoir, Charlotte entra pour se livrer aux transports des mêmes sentimens. Il la plaça près de sa Sœur ; & tirant un Fauteuil, sur lequel il s’assit vis-à-vis d’elles, il leur prit une main à chacune, & leur tint ce discours à voix basse, comme s’il eût appréhendé d’être entendu par d’autres témoins de ses bienfaits : « Vous êtes trop sensibles, mes chères Sœurs, à ces justes témoignages de la tendresse d’un Frere. Il a plu au Ciel de nous enlever les respectables personnes à qui nous devons le jour. Nous sommes entre nous plus que des Freres & des Sœurs, puisque nous devons nous tenir lieu des chers Parens qui nous manquent. Ne considérez d’ailleurs en moi que le Ministre d’une volonté, qui devoit s’expliquer par un Testament, & qui l’auroit fait sans doute, si le tems l’eût permis. Ma situation est plus aisée que je ne m’y étois attendu ; & plus, j’ose le dire, par les arrangemens que j’ai pris depuis mon retour, que mon Pere ne se l’imaginoit lui-même. Je ne pouvois faire moins pour vous, puisque j’ai pu ce que j’ai fait. Vous ne savez pas combien vous m’obligerez, si vous ne me parlez jamais d’autre reconnoissance que de celle que je veux mériter par mon affection. Et permettez que je vous le représente ; me faire trop connoître que vous ne regardez pas ce que j’ai fait comme un devoir, ce ne seroit point agir avec la dignité qui convient à mes Sœurs. »

Ô chere Lucie ! priez ma Tante de me faire préparer mon appartement au château de Selby. Il est impossible de vivre dans le torrent de gloire qui rayonne autour de cet admirable mortel ! Mais, pour se soutenir, il semble qu’on peut lui trouver un défaut. Il l’avoue lui-même. Cependant son aveu ne le justifie-t-il pas ? Oh ! non ! car il ne paroît point qu’il pense à s’en corriger. Ce défaut est l’orgueil. Ne remarquez-vous pas quelle idée il attache quelquefois à son nom, & de quel ton il parle de la dignité qui convient à ses Sœurs ? Quelle fierté ! Ô chere Lucie ! il est trop plein de ce qu’il se doit, & de ce qu’il doit aussi à l’éclat de sa fortune. Que puis-je dire ? Je sais néanmoins qui feroit son étude de le rendre heureux… Grace, grace, mon cher Oncle ! ou plutôt Lucie, passez absolument sur cette ligne.

Sir Charles, huit mois après la mort de son Pere, donna de sa propre main Miss Caroline à Mylord L… Elle partit avec son Mari pour l’Écosse, où elle a joui pendant quelque tems de l’admiration & des caresses de sa nouvelle famille. Quel bonheur pour moi, que la nouvelle de leur retour ait conduit Sir Charles & Miss Charlotte à Colnebroke, pour y disposer tout à leur réception !

Dans leur voyage d’Écosse, Sir Charles les accompagna jusqu’à Yorck, où il passa quelques jours chez sa Tante éléonore Grandisson, qui mène une vie privée dans le célibat. Ce qu’elle avoit appris de ses grandes qualités, par les lettres de ses Sœurs, lui donnoit une vive impatience de voir un si cher Neveu.

Combien d’autres récits n’ai-je pas à vous faire de cet homme étrange ? Car il faut que je lui donne des noms aussi étranges que lui. J’ai demandé l’histoire du Docteur Barlet ; les deux Sœurs m’ont répondu que ne la sachant point entiérement, elles me renvoyoient au Docteur même. Cependant elles croient en savoir assez, pour le respecter comme le plus sage & le plus vertueux des hommes. Elles sont persuadées qu’il connoît tous les secrets du cœur de Sir Charles. N’est-il pas étonnant que les secrets de Sir Charles soient si profonds ? Il n’y a rien néanmoins de si rebutant dans Sir Charles & dans le Docteur, qu’on ne puisse leur faire quelques innocentes questions. Il est vrai que je ne suis pas curieuse. Pourquoi le serai-je plus que ses Sœurs ? Mais je crois qu’il est difficile de se trouver dans une famille d’un mérite extraordinaire, sans desirer un peu d’éclaircissement sur tout ce qui lui appartient ; & lorsque cette curiosité n’a point d’autre motif que l’envie d’applaudir & d’imiter, je ne vois pas qu’il y ait beaucoup de reproches à craindre.

J’ai fini l’Histoire que je vous avois promise, en la resserrant autant que je l’ai pu, & ne cessant point d’écrire nuit & jour, autant sur le récit des deux Dames, qui voyoient combien j’avois cette entreprise à cœur, qu’avec le secours des Mémoires qu’elles ont gardés de la plûpart des principales circonstances. Quelques mots à présent sur les situations actuelles. Sir Charles est encore absent, chere Lucie. Il est néanmoins Lundi. Fort bien. Sir Charles a fait faire ses excuses par son Cousin Grandisson, qui vint hier nous voir avec M. Reves, & qui s’en retourna le soir. Je le crois fort occupé sans doute. Il sera ici demain, si j’ai bien entendu. Ses excuses ont été pour ses Sœurs & Mylord L… Je suis bien aise qu’il n’ait pas pris avec moi l’air important de m’en faire sur son absence.

Miss Charlotte se plaint que je manque d’ouverture pour elle. Elle dit que son dessein est de s’ouvrir librement à moi ; mais qu’étant dans les embarras où je ne puis être, elle souhaite que je commence, parce qu’elle ne sait elle-même par où commencer. Je n’entreprens point de deviner quels peuvent être ses embarras. Ce que je sais, c’est qu’il ne me convient point de dire à une Sœur, dont je connois la faveur déclarée pour une autre femme, que j’ai des sentimens particuliers pour son Frere ; du moins avant que d’être bien sûre qu’il en eût aussi pour moi. D’ailleurs Mylady L…, qu’il faudroit mettre aussi dans ma confidence, ne cache rien à son Mari. Il est vrai que de tous les hommes que je connois, sans en excepter mon Oncle, il est celui auquel j’aurois moins de peine à confier mes secrets. Mais en ai-je réellement, ma chere Lucie ? c’en est un pour moi-même, & qui ne doit jamais être révélé, que d’aimer un homme dont je n’ai jamais reçu la moindre déclaration d’amour.