Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 64

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 190-196).

LETTRE LXIV.

Miss Byron à la même.

Dimanche 16 d’Avril.

Ô quelle scène, ma chere ! Mais il est inutile de vous la représenter. Pauvre Émilie ! Vous peindre son affliction, ce seroit vous retracer la mienne.

Mylord W… partit hier pour Windsor. Que direz-vous d’une conduite fort bizarre d’Olivia ! M. Belcher l’étant allé voir pour lui offrir de l’accompagner dans ses promenades, suivant le desir de Sir Charles, qui l’a chargé de procurer ici toutes sortes d’agrémens aux deux Dames, elle lui a répondu devant sa Tante, qu’elle lui rendoit graces de sa civilité, mais qu’elle ne lui causeroit aucun embarras pendant son séjour, et qu’elle avoit à sa suite quelques Gens qui connoissoient l’Angleterre. Il l’a quittée, assez mécontent. Dans une visite que Mylady L… lui a rendue cet après-midi, elle a raconté elle-même l’offre de M. Belcher et sa réponse. Elle a loué sa figure et sa politesse ; mais ce qui lui a fait rejeter un peu brusquement ses offres, a-t-elle dit à Mylady, c’est qu’elle ne peut douter que le Chevalier Grandisson n’ait eu quelques vues dans la commission dont il a chargé son Ami. Je les méprise, a-t-elle ajouté ; & si j’en étois sûre, je trouverois peut-être quelque moyen de lui en faire sentir l’indignité. Mylady a répondu que son Frere & M. Belcher n’avoient pas eu d’autre vue que de lui faire trouver quelque agrément dans leur Patrie. N’importe, a répliqué la fiere Italienne, je n’attends aucun service de M. Belcher : mais si vous permettez, Madame, vous, votre Sœur & vos deux Mylords, que j’aie l’honneur de cultiver votre amitié, j’y apporterai tous mes soins. La compagnie du Docteur Barlet me sera fort agréable aussi. Je m’attribue quelque droit à celle de Miss Jervins, que je me suis efforcée de retenir en Italie ; mais votre Frere, à qui les raisons ne manquent jamais pour s’opposer… N’en parlons plus néanmoins. Je ne verrai pas moins volontiers cette Beauté Angloise, que vous nommez Miss Byron. Je l’admire d’autant plus, que si je ne me trompe, elle mérite ma pitié. Enfin, je me croirai fort heureuse de faire une liaison plus étroite avec elle.

Mylady lui a fait une réponse fort civile, pour elle-même & pour son Mari ; mais elle lui a dit que j’étois prête à retourner dans ma Province, & que le Docteur étoit appellé par quelques affaires pressantes dans les terres de Sir Charles. Pendant cet entretien, s’étant apperçue, que la Dame avoit le bras lié d’un ruban noir, elle lui a demandé s’il lui étoit arrivé quelque accident ? Une bagatelle, a répondu l’Italienne. Vous ne vous en imagineriez jamais la cause ; mais je vous prie de ne me la point demander. Ce langage n’a fait qu’exciter la Curiosité de Mylady. Elle a prié Émilie, qu’Olivia souhaite d’avoir aujourd’hui chez elle à déjeuner, d’employer toute son adresse pour découvrir le secret : car en refusant de s’expliquer, la Dame a rougi, & n’a pas paru contente d’elle-même.

Mylady G… me propose avec beaucoup d’instances, de donner un mois avec elle à tous les amusemens de la Ville. Mais je n’ai rien de si pressant dans le cœur, que de me voir aux pieds de ma Grand-Maman & de ma Tante, & de pouvoir embrasser à mon aise ma Lucie, ma Nancy, & toutes mes affections de Northampton-Shire. Je ne crains que mon Oncle. Que de railleries il prépare à son Henriette ! Ce ne sera, j’en suis sûre, que pour la divertir, & pour faire régner la joie autour d’elle. Mais il me semble que mes jours plaisans sont passés. Ma situation ne s’en accommode plus. Cependant qu’il se donne carriere, si ce badinage lui plaît.

Les instances se renouvellent si souvent pour m’arrêter ici plus long-temps que je ne le dois & que je ne le veux, qu’il n’y a point d’autre parti que de fixer une fois le jour. Approuvez-vous, mes chers & tendres Amis, que je me mette en chemin pour le Château de Selby, Vendredi prochain ?

Dimanche au soir.

Ô chere Lucie ! quelle étrange histoire j’ai à vous raconter. Émilie sort de ma chambre. Elle m’avoit demandé de pouvoir m’entretenir en particulier. Lorsqu’elle s’est vue seule avec moi, elle m’a jeté ses deux bras autour du cou. Ah ! Mademoiselle, s’est-elle écriée, je viens vous dire qu’il y a une personne au monde que je hais, & que je dois haïr toute ma vie. C’est la Dame Italienne. Emmenez-moi, prenez-moi auprès de vous en Northampton-Shire, & que jamais je n’aie le chagrin de la revoir.

Ce discours m’a fort étonnée.

Ô Mademoiselle ! j’ai découvert que Jeudi dernier elle a voulu tuer mon Tuteur.

Ma surprise a redoublé, Lucie.

Ils se retirerent ensemble ; vous vous en souvenez, Mademoiselle. Mon Tuteur avoit le visage enflammé à son retour ; il envoya sa Sœur vers elle, & nous étions surprises qu’il n’y fût pas retourné lui-même. Elle avoit exigé qu’il différât son voyage : elle devint furieuse de ne pouvoir l’obtenir. Les explications furent très-vives. Et dans sa rage, elle tira de son corset un poignard, avec serment de le lui enfoncer dans le cœur, s’il ne lui promettoit de ne jamais revoir Clémentine. Il ne laissa point de s’approcher d’elle, dans l’espérance de lui ôter cette arme. Le courage lui manqua pour s’en servir, & vous le croyez bien, Mademoiselle. Il saisit sa main, & lui ôta le poignard, mais en se débattant, elle se blessa au poignet. De-là vient son large ruban noir. Méchante femme ! d’avoir été capable d’un si noir dessein. Il se contenta de lui dire, après l’avoir désarmée : quelle violence ! & qu’en espérez-vous ? Je ne vous rends point ce malheureux instrument, vous n’aurez point occasion d’en faire usage en Angleterre. En effet, il l’a gardé.

Ce récit m’avoit fait trembler. Ô ma chere ! ai-je dit à Émilie, nous savons ce que de vertueuses femmes lui ont fait souffrir, mais cette Olivia n’est pas du nombre. L’aventure peut-elle être vraie ? De qui la tenez-vous ?

De Madame Maffei même, qui croyoit que Sir Charles ne nous l’auroit pas cachée ; & lorsqu’elle a su que nous l’ignorions, elle a paru fâchée de me l’avoir apprise : elle m’a priée même d’en garder le secret, mais je ne lui ai rien promis. Elle dit qu’Olivia regrette beaucoup son emportement, sur-tout lorsqu’elle pense qu’il lui a pardonné sur le champ, & qu’ensuite il l’a recommandée fort affectueusement à toute sa famille. Mais je ne l’en hais pas moins.

Qu’elle est à plaindre, n’ai-je pu m’empêcher de répondre, avec un soupir ! Mais voyez, chere Émilie, de quoi les passions déréglées nous rendent capables, nous qui sommes naturellement si foibles & si tendres ! Cependant, lorsqu’elle marque du repentir, non-seulement il ne faut lui porter aucune haine, mais nous devons cacher cette aventure aux Sœurs de Sir Charles & à leurs Maris. Ils ne pourroient déguiser l’horreur qu’elle ne manqueroit pas de leur causer, & ce seroit un nouveau sujet de désespoir pour la malheureuse Étrangere.

Madame Maffei n’a pas laissé d’ajouter que si la fureur de sa Niece ne s’étoit point ralentie, Sir Charles auroit couru beaucoup de danger en s’approchant d’elle avec trop de hardiesse. Lorsqu’il lui eut arraché le poignard, elle parut craindre pour elle-même, & son premier mouvement fut de se jeter à genoux devant lui. Je vous pardonne, & le désordre de vos sentimens excite ma pitié, lui dit-il, d’un air où elle confesse elle-même que la majesté lui parut mêlée avec la compassion. Mais elle le conjura inutilement de s’arrêter. Il lui envoya sa Sœur, & s’étant retiré dans son Cabinet, il ne fit pas même la confidence de son chagrin au Docteur Barlet, quoique je me souvienne fort bien que le Docteur l’y suivit presqu’aussi-tôt.

C’est apparemment le reproche qu’Olivia se fait de sa violence, qui lui a fait prendre un air si modéré jusqu’au moment du départ.

Juste Ciel ! que faire ? Je reçois une carte de Mylady D…, pour nous demander, à Madame Reves & à moi, si nous serons au logis demain au matin. Elle vient me dire sans doute, que Sir Charles ne pensant point à Miss Henriette Byron, Mylord D… peut reprendre ses espérances, & peut-être emploiera-t-elle la recommandation de Sir Charles en faveur de son Fils. S’il arrive qu’elle me tienne ce propos, Ciel ! donne-moi toute la patience dont j’ai besoin pour l’entendre. Je crains de manquer de civilité pour cette excellente Femme.