Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 86

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 1-11).

LETTRE LXXXVI.

Mylady G… à Miss Byron.

À Londres, Lundi 5 de Septembre.

Felicitez-vous, ma très-chere Miss, sur l’arrivée de mon Frere. Il arriva hier au soir ; mais si tard, qu’il ne nous en a fait donner avis que ce matin. Nous nous sommes empressés, Mylord & moi, d’aller déjeuner avec lui. Ah, ma chere ! nous avons vu trop clairement que son repos a beaucoup souffert. Il est plus maigre & plus pâle qu’il n’étoit. Mais c’est toujours le même Frere, le même Ami, & le meilleur des hommes.

Je m’attendois à quelques reproches sur mes vivacités ; mais pas un mot de cette nature. Il nous a dit mille choses tendres ; & lorsqu’il m’a parlé de ma Sœur & de son Mari, il a compté ses deux sœurs & leurs bons Monarques comme les deux plus heureux couples d’Angleterre : Politique assez fine ; car pendant le déjeûner il est échappé au mien deux ou trois sottises, que j’ai eu peine à souffrir. Jamais Singe ne fut plus caressant ; mais la réputation, que mon Frere m’avoit donnée, m’a servi de frein. Je vois qu’une flatterie, la moins méritée, est capable de produire de bons effets, lorsqu’on attache du prix à l’opinion du Flatteur.

Belcher ne s’est pas fait attendre, à la premiere nouvelle du retour de son Ami. Mylord L… & sa femme, Émilie, & le Docteur Barlet étoient à Colnebroke : mais comme ils avoient laissé des ordres, pour être avertis par un Courier au moment de son arrivée, ils sont venus assez-tôt pour dîner avec nous. Les embrassemens ont recommencé, avec un renouvellement de joie. Emilie, la chere Emilie s’est évanouie sérieusement, en voulant embrasser les genoux de son Tuteur. Cet accident l’a touché. Belcher l’a paru beaucoup aussi, & nous l’avons été tous. Il y a des sensibilités qui se déclarent par des actes extérieurs, & d’autres qui ne peuvent éclater par les mouvemens de la langue. La joie de ma Sœur étoit de la premiere espèce, & la mienne de l’autre. Mais Mylady L… est accoutumée aux démonstrations de tendresse ; tandis que la mienne est quelquefois prête à m’étouffer, sans pouvoir atteindre jusqu’à mes levres. Cependant mes yeux sont de grands Orateurs.

Le plaisir que Sir Charles, Mylord L… & le Docteur ont ressenti mutuellement à se voir, étoit grand, tendre, exprimé d’un air mâle. Mon moulin-à-vent de Mari a joui deux ou trois fois de son transport & de celui de l’assemblée ; & dans l’excès de sa joie, il étoit prêt à chanter & à danser. C’est son caractere, au pauvre homme ; honnête d’ailleurs & de fort bon naturel. Gardez-vous de le mépriser, Henriette. Il a reçu l’éducation d’un fils unique, à qui l’on n’a pas laissé ignorer qu’il étoit Lord ; sans quoi il auroit fait une meilleure figure à vos yeux. Il ne manque point de sens, je vous assure. Vous allez me croire partiale ; mais je crois que la plus folle action de sa vie est celle qu’il fit dans l’Église de Saint Georges[1]. Pauvre chere ame ! Il auroit pû trouver une femme plus convenable à son goût ; & ses défauts même auroient pû servir alors à le faire briller. Mais il ne nous est pas toujours donné de choisir ce qui nous convient le mieux. On remarque, & j’ai entendu dire, que les Brunes aiment les Blonds, & que les Blonds aiment les Brunes. Peut-être les naturels s’accommodent-ils mieux aussi de leurs contraires : si nous avions tous le même goût pour la même personne, ou pour une même chose, les disputes seroient continuelles ; elles sont assez communes sans ce secours.

L’arrivée de mon Frere m’a monté toutes les cordes du cœur sur un ton de joie. Une paille me fait rire, & je voudrois vous faire rire aussi, soit avec moi, soit de moi, rien ne m’est plus indifférent, pourvu que je parvienne à vous faire au moins sourire. Souriez-vous, ma chere ? Oui, j’en suis sûre[2]. Hé bien, à présent que j’ai réussi, je redeviens sérieuse.

Nous avons fait des complimens à mon Frere, sur le rétablissement de ses Amis Italiens, sans les nommer, & sans dire un mot de la Sœur qu’il a failli de nous donner. Il nous a regardés tous d’un œil sérieux ; il s’est incliné, à chacune de nos félicitations ; mais il est demeuré en silence. Le Docteur Barlet nous avoit dit que dans ses Lettres à Sir Charles, il ne l’avoit jamais informé de vos indispositions, parce qu’il étoit sûr que cette nouvelle lui causeroit du chagrin. À l’exception du déjeuner & du diner, où la présence de tous les Domestiques nous avoit même gênés, il avoit eu tant d’ordres à donner, qu’à peine avions nous eu l’occasion de l’entretenir. Mais après le souper, il est revenu à nous, avec promesse de nous accorder le reste du jour. La compagnie étoit composée de Mylord & Mylady L… mon Mari & moi, le Docteur Barlet, Monsieur Belcher, & notre chere Émilie, qui, ayant repris ses forces, étoit attentive à chaque mot qui sortoit de la bouche de son Tuteur.

D’abord, nous lui avons tous avoué, comme vous le jugez bien, que nous avions lu la plus grande partie de ce qu’il avoit écrit au Docteur.

Quels embarras, quels chagrins, quelle variété d’agitations & de combats votre cœur a-t-il eu à supporter, mon cher Sir Charles ! a commencé M. Belcher ; & pour conclusion, quel étrange procédé de la part d’une femme, à qui l’on ne peut néanmoins refuser de l’admiration !

Il est vrai, mon cher Belcher. Ensuite il s’est étendu sur l’éloge de Clémentine. Nous l’avons admirée avec lui. Il sembloit prendre beaucoup de plaisir à nos louanges. C’est la vérité, chere Henriette. Mais vous êtes assez généreuse pour lui en faire un mérite.

Y a-t-il longtemps, m’a demandé malicieusement ma Sœur, que vous n’avez eu des nouvelles de la Comtesse de D… ?

Sir Charles a demandé à son tour, s’il y avoit une autre Comtesse de D… que la douairiere ; & son visage s’est couvert d’un beau rouge. Votre servante, mon Frere, ai-je pensé en moi-même ; je ne suis pas fâchée de votre charmante crainte.

Non, Monsieur, a répondu Mylady L…

Souhaiteriez-vous, mon Frere, a repris une effrontée (de votre connoissance, Henriette), qu’il y eût une autre Comtesse de D… ?

Je souhaite le bonheur de Mylord D…, Charlotte. On parle de lui, comme d’un jeune homme du premier mérite.

Vous ne m’entendez pas, Sir Charles, j’en suis sûre, a répliqué votre Amie, en le regardant exprès d’un œil fixe.

Pardonnez-moi, chere Sœur ; je souhaite que Miss Byron soit une des plus heureuses femmes du monde, parce qu’elle est une des meilleures. Et se tournant vers Émilie : je me flatte, ma chere, qu’il ne vous est rien arrivé de chagrinant du côté de votre Mere.

Non, Monsieur ; tout est dans l’ordre. Vous avez vaincu…

J’en suis charmé, ma chere. Croyez-vous, mon cher Belcher, que les eaux de Bath ne fissent pas bien à votre Pere ?

Seconde évasion, ai-je pensé. Mais vous y viendrez, mon Frere, je vous en réponds. Dites néanmoins chere Henriette, n’êtes-vous pas un peu piquée ? Votre délicatesse sera offensée de me voir si pressante. Je vois un rouge de dédain s’élever sur votre belle face ; & dans vos yeux un petit air d’embarras, qui fait renaître d’un côté les roses, & l’ancien éclat de l’autre. Au fond, nous avons tous commencé à craindre un peu d’affectation dans mon Frere : mais rien moins ; car il n’a pas voulu que nous le fissions retomber sur le même sujet. Après quelques discours vagues, il s’est tourné vers le Docteur Barlet. Cher Ami, lui a-t-il dit, vous m’avez causé tantôt de l’inquiétude, lorsque je vous ai demandé des nouvelles de Miss Byron & de sa Famille. Vos yeux m’ont allarmé. Je crains que la pauvre Madame Sherley… Miss Byron nous a toujours parlé de sa santé avec défiance. Quelle seroit, Charlotte, la douleur de notre chere Miss Byron, si elle venoit à perdre une si bonne Mere !

Mon dessein, a répondu le Docteur, n’étoit pas de vous laisser voir des sujets d’inquiétude. Mais un Pere ne peut aimer sa Fille plus que j’aime Miss Byron.

Vous m’alarmeriez sérieusement, cher Ami, si l’air de gaieté que je vois à Mylady G… ne m’ôtoit toute crainte pour la santé de Miss Byron. Je me flatte que Miss Byron se porte bien.

Elle en est bien éloignée, ai-je répondu aussi-tôt, avec un air de gravité qui convenoit à l’occasion.

À Dieu ne plaise, a-t-il repris aussi-tôt avec une émotion qui nous a plu à tous. (Ce n’est pas pour vous, Henriette, c’est pour nous-mêmes, que nous nous sommes réjouis. Point de délicatesse affectée, je vous en prie.) Son visage étoit en feu. Quoi donc, mes Sœurs ? Quelle est la maladie de Miss Byron ?

Elle n’est pas bien, ai-je répliqué. Mais c’est la plus charmante Malade qu’on ait jamais vue. Elle est gaie pour ne pas causer de peine à ses Amis. Elle entre dans toutes leurs conversations, leurs plaisirs, leurs amusemens. Elle voudroit que personne ne la crût malade. Si ses yeux chargés, ses levres pâles, & le changement de son teint ne la trahissoient pas, nous n’apprendrions pas d’elle-même qu’elle souffre. Il se trouve des femmes qui arrivent plutôt que d’autres à la perfection, & dont la décadence n’est pas moins prompte. La pauvre Miss Byron ne paroît pas faite pour une longue durée.

Mais devrois-je vous marquer toutes ces choses-là, ma chere ? Cependant je sais que Clémentine & vous, vous êtes riches en grandeur d’ame.

Mon Frere a paru tout-à-fait fâché contre moi. Cher Ami, a-t-il dit au Docteur Barlet, de grace, expliquez-moi ce que signifie le discours de Charlotte. Elle aime à badiner. Miss Byron a reçu du Ciel un très-bon tempérament. À peine est-elle dans la fleur de l’âge. Tranquillisez-moi. Mes deux Sœurs ne me sont pas plus cheres que Miss Byron. En vérité, Charlotte, je ne vous sais pas bon gré de votre badinage.

Il est vrai, lui a répondu le Docteur, que Miss Byron n’est pas bien. Mais les tendres craintes de Mylady G… lui ont fait un peu charger la description. Miss Byron ne peut cesser d’être aimable. Son teint est toujours charmant. Elle est gaie, tranquille, résignée…

Résignée, Docteur Barlet ! Miss Byron est bonne Chrétienne, elle ne peut manquer de résignation, dans le sens que la Religion donne à ce terme : mais dans l’acception commune, il suppose un état désespéré. Si Miss Byron étoit si mal, n’auriez-vous pas dû m’en informer, cher Docteur ? Ou bien, est-ce votre tendresse pour moi… La bonté ne vous abandonne jamais.

Je n’avois pas conçu, a dit Mylady L… que Miss Byron fût si mal. En vérité, M. Barlet, & vous ma Sœur, il y a de la cruauté à ne m’en avoir pas avertie. Et son bon naturel a fait tomber une larme de ses yeux pour notre Henriette.

J’ai eu quelque regret d’être allée si loin. Mon Frere a paru fort inquiet. Son Ami Belcher l’étoit pour lui, & pour vous, ma chere. Émilie a pleuré pour sa chere Miss Byron. Elle avoit toujours craint, a-t-elle dit, que votre mal n’eût de mauvaises suites. Mon cher Amour, ma très-chere Henriette, il faut que votre santé soit bonne. Vous voyez combien tout le monde vous aime. J’ai dit à mon Frere que j’attendois une Lettre de Northampton-Shire par la premiere Poste, & qu’elle me mettroit en état de lui donner des informations certaines.

Je ne voudrois pas pour le monde entier, qu’il entrât dans vos idées, chere Henriette, que j’aie pensé à faire tourner sur vous l’attention de mon Frere. Votre honneur est l’honneur du sexe : car n’en êtes-vous pas l’ornement ? Je ne dis rien de nouveau, en assurant que mon Frere vous aime. Je n’avois pas besoin d’apprendre son inquiétude pour votre santé. Son cœur n’est pas capable de changer. N’avez-vous pas observé que j’ai mis votre décadence sur le compte de la nature ? Plaise au Ciel qu’il n’en soit rien ! Mais je vous décourage imprudemment par mes craintes pour votre santé, lorsque je ne pense au fond qu’à ménager votre délicatesse. Vous vous porterez bien, vous le voudrez, vous y parviendrez bientôt ; & le plus sage, comme le meilleur des hommes, ne manquera point… C’est à quoi se réunissent tous nos vœux. Mais quoi qu’il arrive, nous avons réuni nos têtes ensemble, & nous sommes résolus, en faveur de votre délicatesse, de laisser prendre son cours à cette affaire, parce qu’après une ouverture plus chaude que je ne l’avois prévu, vous pourriez vous imaginer que nos soins vont au-delà des bornes. Je vous certifie, ma chere, que Sir Charles Grandisson, tout digne qu’il est d’une Princesse, ne vous fera porter son nom qu’avec toute la passion de son ame.

Suivant les vues qu’il nous a marquées ce soir, nous allons le perdre pour quelques jours. Les Joueurs, à qui notre Cousin Everard a permis de le ruiner, sont à Winchester, où je suppose qu’ils font à présent le partage de leur proie. Si mon Frere a dessein de les voir, c’est ce que je ne puis vous dire. Il ne s’attend pas à les trouver fort traitables. Ils feront voir sans doute à leur dupe, qu’ils savent garder son argent mieux que lui ; & Sir Charles, dont les idées ne sont pas romanesques, ne pense qu’aux voies légales.

Il se propose de rendre une visite à Mylord & à Mylady W…, dans leur terre de Windsor, & au Comte de G… mon Beau-pere dans Berkshire : mon Mari doit l’accompagner ; ils iront de-là chez Sir Henri Belcher, & chez Mylady Mansfield. Belcher sera aussi du voyage. Ils passeront ensuite au Château de Grandisson, où le Docteur Barlet doit se rendre. Mon Frere laisse ici son Valet de chambre, avec ordre de lui envoyer, par des Exprès, toutes les Lettres qui pourront venir des Pays étrangers ; & je lui ai promis de ne lui pas faire attendre non plus les nouvelles qui me viendront de Northampton-Shire. Il me semble qu’il feroit fort bien de prendre son tour par le Château de Selby : ne pensez-vous pas de même ? Point d’affectation, Henriette. Adieu, ma chere.

  1. C’est l’Église où elle s’étoit mariée.
  2. Mille plaisanteries sur sa Tante Léonore, vieille fille qui raconte ses songes, avec le ridicule de son âge & de son état, & d’autres sur Mylord L… son Mari, ne paroîtroient pas d’aussi bon goût en France qu’en Angleterre. On les supprime.