Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 87

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 12-17).

LETTRE LXXXVII.

Miss Byron à Mylady G…

Jeudi 7 Septembre.

Ma réponse va suivre les articles de votre Lettre, que j’ai devant moi.

Je vous félicite du fond du cœur, ma chere Mylady, sur le retour de votre Frere. Il n’est pas surprenant que ses fatigues & la perte de ses espérances aient causé quelque altération sur son visage. Sir Charles Grandisson ne seroit pas ce qu’il est, s’il n’avoit pas une ame sensible.

Vous connoissez mal votre Frere, ma chere Amie, si vous attendez de lui quelques reproches sur votre bizarre conduite avec Mylord G… J’espere qu’il n’en aura pas su la dixieme partie ; mais quand il sauroit tout, comme il prévoit que vous reconnoîtrez votre erreur & que vous deviendrez une très-bonne femme, il vous pardonne infailliblement ce qu’il juge que vous ne vous rappellez pas sans regret. Vous êtes bien étrange, dans la Lettre que j’ai devant les yeux. Je vous aime trop pour vous épargner.

Quel sujet de raillerie trouvez-vous dans votre Tante, pour avoir vécu fille jusqu’à l’âge où elle est parvenue ? Voulez-vous faire penser que votre joie est extrême de vous être mise de si bonne heure à couvert du même reproche ? Si c’est votre idée, il semble que vous devriez un peu plus de remercimens à Mylord G… dont la générosité vous en a garantie. En vérité, chere Mylady, je crains que pour une femme, ce ne soit blesser la décence, que de jeter une sorte de ridicule sur d’autres personnes de son sexe, pour leur prudence, peut-être, & leur vertu. Faites-vous réflexion combien vous exaltez les hommes par ces libertés badines, vous qui affectez souvent de les mépriser ? Je ne m’étonne point qu’ils raillent les vieilles Filles, c’est leur intérêt : vous les appelez quelquefois les Seigneurs de la création ; & vous ne pensez pas que vous leur donnez droit à ce titre. D’un autre côté, croyez-vous que la même foiblesse, qui fait raconter ses songes à votre vieille Tante Eleonor Grandisson, ne lui eût pas fait trouver autant de plaisirs à ces récits, si le mariage eût fait d’elle une vieille femme ? La joie est souvent mere de quantité de folies. N’avouez-vous pas que l’arrivée de votre Frere, qui a donné occasion à votre Tante de vous raconter ses songes, vous a jettée dans des éclats de rire, dont vous auriez honte d’expliquer la cause ? Les femmes, ma chere, doivent se garder des erreurs dans lesquelles elles trouvent un sujet de ridicule pour les filles. Les songes de votre Tante, permettez-moi de vous le dire, sont plus innocens que vos excessifs emportemens de joie. Pardon ; mais je crois en avoir dit assez, pour vous faire sentir votre faute.

Pauvre chere Émilie ! Je ne suis pas surprise que la premiere vue de son Tuteur ait produit cet effet sur son tendre naturel.

Mais avec quelle méchanceté traitez-vous votre Mari ? Fi, Charlotte, & fi encore une fois, d’avoir écrit ce que je ne puis lire pour votre honneur, à vos Amis & les miens. Je souhaiterois, ma chere, de parvenir à vous persuader qu’il n’y a point d’esprit sans justesse, ni d’enjoument sans décence. Mylord G… a ses foibles ; mais est-ce le rôle d’une femme, d’être la premiere à les découvrir ? Ne pouvez-vous l’en guérir, sans y employer des plaisanteries outrées, qui approchent du mépris ? Ô ma chere ! vous nous montrez bien d’autres foibles que les filles, en faisant un si mauvais usage des talens qui vous ont été donnés pour une meilleure fin. Un mot encore : vous ne me ferez pas sourire, ma chere, lorsque je vous verrai dans un transport de joie, dont la raison est blessée. Ainsi souvenez-vous-en, votre excursion sur les vieilles filles & sur votre Mari, ne peut plaire qu’à vous-même, & je n’accepte point votre compliment. Pourquoi ? parce que je ne veux point partager votre faute. Je ne vous épargne point, direz-vous : mais épargnez-vous quelqu’un ?

Quoi donc ? me croyez-vous réellement aussi mal que vous m’avez représentée à votre Frere ? Je ne crois pas l’être à ce point. Si je le croyois, comptez que je ferois tous mes efforts pour mettre un nouvel ordre dans mes idées ; & je ne quitterois pas l’entreprise, sans être un peu plus sûre de moi.

Vous n’avez eu, dites-vous, aucun dessein d’exciter l’attention de votre Frere pour les fausses couleurs de votre pinceau, lorsque vous lui avez décrit les effets de mon indisposition. Son attention ! Vous auriez pu dire sa pitié. Le Ciel m’en préserve !

À tout prendre, il y a deux choses qui n’ont pu manquer de me faire plaisir dans votre Lettre ; l’une, que Sir Charles ait témoigné tant d’inquiétude pour ma santé ; l’autre, que vous soyez tous dans la résolution, & volontairement, parce que les circonstances vous ont paru le demander, de laisser prendre à toutes les affaires leur cours naturel. Tenez-vous-en là, je vous en supplie. Il me semble que l’ouverture, comme vous la nommez, étoit de beaucoup trop chaude. Ciel ! ma chere, que j’ai tremblé en lisant cette partie de votre Lettre ! Je ne sçais même, si j’en suis tout-à-fait satisfaite, quoique je le sois de votre intention.

Considérez, ma chere, la moitié d’un cœur, une femme préférée & si préférable en effet, par la qualité, la fortune, & toute sorte de mérite. Oh Charlotte ! Il me seroit impossible à présent, dans les plus heureuses suppositions, de me livrer à ces tendres excès de joie, qui auroient fait le charme de mon cœur. J’ai de la fierté… Mais attendons les premieres Lettres de Boulogne ; & si l’admirable Italienne adhere à sa résolution, il sera temps alors d’en venir à mes scrupules. Croyez-vous qu’elle se soutienne ? Une imagination échauffée peut passer d’un genre de grandeur à l’autre. J’en suis sincérement persuadée moi-même, & je l’ai dit si souvent qu’on pourroit me soupçonner d’affectation, que Clémentine est la seule femme digne de Sir Charles Grandisson.

Adieu, ma chere. Dites je vous prie à votre Frere, que je ne me suis jamais crue aussi mal que votre amitié vous l’a fait craindre, & que je le félicite de son heureuse arrivée en Angleterre. Me dispenser de ces complimens, ce seroit une affectation réelle, qui signifieroit beaucoup trop ; mais souvenez-vous que je vous regarde, vous & votre Mari, Mylord & Mylady L… & ma tendre Émilie, si vous lui communiquez ma Lettre, comme les gardiens de l’honneur, ou si vous l’aimez mieux, de la délicatesse (car il n’y a point de déshonneur à craindre avec Sir Charles) de votre très-fidelle.

Henriette Byron.

N. B. Une longue Lettre du Docteur Barlet à Mylady G… contient la relation du voyage & des visites de Sir Charles, dont la magnificence & la bonté ne cessent pas d’éclater. Il a vu dans cette route, Sir Hargrave Pollexfen, Pécheur à demi contrit, mais extrêmement humilié. Merceda est mort de ses contusions dans un misérable état. Bagenhall, devenu le Mari de la jeune personne qu’il avoit enlevée en France, mene une fort mauvaise conduite avec elle.

Une autre Lettre de Sir Charles, au Docteur, contient un détail des procédures, qui regardent les droits des Mansfield, & d’autres affaires domestiques.