Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 101

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 106-115).

LETTRE CI.

Miss Byron à Mylady G…

14. Octobre.

Nous venons d’apprendre toutes les circonstances de l’affaire qui a retenu Sir Charles à Northampton. M. Fenwick, qui nous en a fait le récit, les tenoit de la bouche même de cet odieux Greville.

Hier, vers les huit heures du matin, l’audacieux Personnage descendit à l’Hôtellerie où votre Frere étoit logé, & lui fit demander un moment d’entretien. Sir Charles achevoit de s’habiller, & ses ordres étoient déja donnés pour arriver ici de bonne heure. Il reçut la visite qu’on lui annonçoit.

Monsieur Greville avoue que sa conduite fut un peu hautaine, c’est-à-dire apparemment, fort insolente. J’apprens, Monsieur, dit-il, en entrant, que vous êtes ici pour nous enlever le plus riche trésor que nous ayons dans cette Province. Il n’est pas besoin de son nom pour me faire entendre. Le mien est Greville. Il y a long-temps que j’adresse des soins à Miss Byron : quand j’aurois un Prince pour compétiteur, j’ai fait vœu de disputer mes prétentions sur elle.

Vous paroissez un homme supérieur, lui répondit Sir Charles, offensé sans doute de son air & de son langage. M. Greville auroit pu se dispenser de me dire son nom. J’ai entendu parler de lui. J’ignore, Monsieur, quelles sont vos prétentions. Votre vœu n’est rien pour moi. Je suis maître de mes actions, & je n’en dois compte à personne.

Je suppose, Monsieur, que le dessein qui vous amene, est celui dont j’ai parlé. Je ne demande votre réponse que sur ce point ; & je vous la demande comme une faveur de Gentilhomme à Gentilhomme.

Vous ne vous y prenez pas bien, Monsieur, pour me mettre dans la disposition de vous obliger. Cependant je ne vous dissimulerai point que je suis venu dans l’intention de rendre mes devoirs à Miss Byron : j’espere qu’ils seront acceptés, & je ne connois personne dont je doive respecter les prétentions.

Chevalier Grandisson, je connois votre caractere. Je vous connois homme de cœur. C’est sur cette connoissance que je vous regarde comme un homme, avec lequel il me convient de m’expliquer. Je ne suis pas un Pollexfen, Monsieur.

Je n’entre point, Monsieur, dans ce que vous êtes, ou ce que vous n’êtes pas. Votre visite me fait honneur ; mais elle ne m’est point agréable à ce moment. Je vais déjeuner avec Miss Byron : je serai ici ce soir, & j’aurai le tems d’entendre tout ce qu’il vous plaira de me dire sur ce point, ou sur tout autre sujet.

Nous pourrions être écoutés, Monsieur : me ferez-vous la grace de descendre au Jardin avec moi ? Vous allez déjeuner, dites-vous, avec Miss Byron ? Cher Chevalier Grandisson, accordez-moi une audience de quatre minutes seulement, au fond du Jardin.

Ce soir, Monsieur Greville, vous me trouverez prêt à faire tout ce que vous désirez ; mais à ce moment, je ne veux point être arrêté.

Je ne vous laisserai pas, Monsieur, la liberté de faire votre visite, sans avoir obtenu de vous quelques minutes de conférence au jardin.

Pardonnez donc, M. Greville, si je donne ici mes ordres comme si vous n’y étiez point : Sir Charles sonna. Un de ses Gens monta aussi-tôt. Ma voiture est-elle prête ? Elle le sera bientôt, fut la réponse. Qu’on se dépêche. Il tira une Lettre de sa poche & la lut, se promenant dans la chambre avec beaucoup de tranquillité, sans regarder M. Greville qui se mordoit, comme il l’avoue, les levres, près d’une fenêtre, dans l’impatience que le Domestique fût sorti. Alors prenant le ton du reproche, il se plaignit d’un procédé si méprisant. Monsieur, lui dit Sir Charles, peut-être avez-vous quelques graces à rendre d’être ici dans mon Appartement ; cette obstination n’est pas d’un galant homme. Son sang commençoit à s’échauffer malgré lui. Il marqua une vive impatience de partir. M. Greville avoue qu’il avoit peine à se contenir, en voyant à son Rival tant d’avantage dans l’air & dans la figure. Je répete ma demande, Sir Charles ; j’insiste sur une conférence de quatre minutes. Vous n’avez aucun droit de l’exiger, M. Greville. Si vous croyez en avoir, il sera tems de m’en instruire à la fin du jour : mais alors même vous prendrez, s’il vous plaît, une autre conduite, si vous souhaitez d’être regardé de moi sur un pied d’égalité.

Sur un pied d’égalité, Monsieur ! Il porta la main sur son épée. Un Gentilhomme y est avec le Prince, Monsieur, dans une affaire d’honneur.

Allez donc, & cherchez vos Princes, M. Greville. Je ne suis pas Prince, & vous n’avez pas plus de raison de vous adresser à moi, qu’à l’homme que vous n’avez jamais vu. Un de ses Gens étant venu l’avertir alors que sa voiture étoit prête : Monsieur, ajouta-t-il, je vous laisse en possession de cette chambre. Votre Serviteur. Ce soir je serai à vos ordres.

Un mot, Sir Charles ; de grace, un mot.

Que me veut M. Greville ? (en se tournant vers lui.)

Avez-vous fait des propositions ? Sont-elles acceptées ?

Je répète, Monsieur, qu’il falloit vous y prendre autrement pour être en droit d’attendre une réponse à ces questions.

Je vous la demande néanmoins, Monsieur ; je la prendrai pour une faveur.

Sir Charles, tirant sa montre… neuf heures passées ! Je les fais attendre… Mais voici ma réponse, Monsieur : J’ai fait des propositions, & comme je vous l’ai déja dit, j’espere qu’elles seront acceptées.

Si vous étiez tout autre au monde, l’homme que vous voyez pourroit douter du succès de vos prétentions avec une Femme dont les difficultés semblent augmenter par les soumissions qu’on lui rend. Mais, dans l’opinion que j’ai de vous, je me persuade que vous ne seriez pas venu au hasard. J’aime éperdument Miss Byron. Je ne pourrois me montrer dans ma Province, si je souffrois que ce trésor en fût enlevé.

Votre Province, Monsieur ! vous prenez des bornes bien étroites. Mais je vous plains d’aimer avec cette violence, & si…

Vous me plaignez, Monsieur ? en interrompant Sir Charles. Je n’aime point ces airs de supériorité. En un mot, vous renoncerez à Miss Byron, ou vous me la disputerez par les voies de l’honneur.

Votre Serviteur, M. Greville… & votre Frere, ma chere, se mit à descendre.

Le misérable ne balança point à le suivre ; & le voyant prêt à monter dans sa voiture, il l’arrêta par la main, à la vue de plusieurs personnes. Nous sommes observés, lui dit-il à l’oreille, sortez avec moi pour quelques minutes. Par tous les Dieux, vous ne me refuserez point. Je ne puis supporter que vous partiez ainsi triomphant pour l’affaire qui vous appelle.

Sir Charles se laissa conduire, & lorsqu’ils se trouverent à l’écart, M. Greville tira l’épée, en pressant votre Frere de tirer la sienne.

Sir Charles y porta la main sans la tirer. M. Greville, dit-il à son Ennemi, ne vous exposez point inutilement. Il voulut retourner vers sa voiture, mais le Misérable jura qu’il n’admettoit pour alternative qu’un renoncement absolu à Miss Byron. Sa rage, comme M. Fenwick le rapporte d’après lui-même, le rendant fort dangereux, Sir Charles mit l’épée à la main… Je ne sais que me défendre : Greville, vous êtes mal en garde ; & par une passe qui le rendit maître de son épée, sans allonger un seul coup, il la lui fit sauter du poignet. Vous voyez ce que je puis, dit-il, en lui mettant sur l’estomac la pointe de la sienne. Recevez la vie & votre épée ; mais par prudence ou par honneur, ne tentez plus votre sort.

Me revois-je Maître de mon épée, & sans blessure ? L’action est généreuse. À ce soir, dites-vous ?

Je répete encore que je serai ce soir à vos ordres, soit chez vous-même, ou dans cette Hôtellerie. Mais ne me parlez pas de duel, Monsieur, si vous connoissez mes principes !

Comment est-il possible ! (en jurant.) Comment oublierai-je cette cruelle aventure ?… Ne m’exposez pas au Château de Selby… Comment, Diable, est-il possible ! Nous nous reverrons ici ce soir. Il se retira d’un air consterné.

Sir Charles, au lieu de retourner droit à sa voiture, monta dans son appartement, écrivit son billet d’excuse à ma Tante, parce qu’il étoit trop tard pour arriver ici à l’heure qu’il s’étoit proposé ; & se trouvant un peu ému, comme il n’a pas fait difficulté de nous l’avouer, il prit l’air dans son carrosse jusqu’à l’heure du dîner.

Quelles auroient été nos alarmes, si nous avions su qu’il ne s’étoit excusé de demeurer à souper, que pour rejoindre le violent personnage à Northampton ? M. Fenwick raconte que Greville le fit consentir à l’accompagner le soir. Sir Charles leur fit des excuses fort civiles, pour s’être un peu fait attendre. Quand M. Greville auroit eu de mauvaises intentions, son bras droit se ressentoit si fort de l’action qui l’avoit désarmé, qu’il n’auroit pu s’en servir. Mais il avoua de bonne grace que Sir Charles en avoit usé noblement, en lui rendant son épée dans la chaleur même où il le voyoit encore, & sans avoir fait d’autre usage de la sienne. Ce ne fut pas tout d’un coup, à la vérité, qu’il prit le parti de s’expliquer avec cette modération, & rien ne contribua tant à le calmer, que d’apprendre de son Adversaire qu’il ne nous avoit pas fait le récit de l’aventure, & qu’il s’en étoit reposé sur lui-même. Ce généreux procédé le frappa jusqu’à lui arracher des éloges & des remercimens. Fenwick, ajouta-t-il, fera cette relation au Château de Selby, sans rien déguiser, quoiqu’elle soit à ma honte autant qu’à votre honneur. Qu’elle ne m’attire point la haine de Miss Byron. Mon emportement m’a donné du désavantage. Je m’efforcerai de vous honorer, Sir Charles, mais je ne pourrai me défendre de vous haïr si vous réussissez. Cependant je fais une condition, c’est que vous me rétablissiez au Château de Selby & dans l’esprit de Miss Byron, & que si vous obtenez le succès que vous desirez, il me soit permis de publier que c’est avec mon consentement.

Ils se séparerent civilement & ce ne fut même qu’après avoir passé ensemble une partie de la nuit. Sir Charles, comme M. Belcher & le Docteur Barlet nous l’ont dit plusieurs fois, a toujours eu l’art de se faire des Amis zélés, de ses plus mortels Ennemis. Remercions le Ciel que le dénouement n’ait pas été malheureux. M. Fenwick ajoute que cette aventure a fait peu de bruit. Je n’en rends pas moins de graces au Ciel. M. Greville a désavoué tout lorsqu’on lui en a parlé. Il déclare à présent qu’il veut renoncer à toute espérance du côté de Miss Byron, mais que Sir Charles est le seul homme d’Angleterre auquel il puisse résigner ses prétentions. Que j’ai de joie, ma chere Mylady, de voir toutes les fougues de ce violent Homme si heureusement dissipées !

Nous attendons votre Frere d’heure en heure. Le nouveau danger qu’il a couru pour moi, nous le rend à tous plus cher que jamais. Comment pourrez-vous vous empêcher, m’a dit mon Oncle, de vous jeter dans ses bras, lorsqu’il viendra demander le résultat de nos délibérations ? Si je suis le conseil de M. Deane, je dois lui offrir ma main du premier mot. Celui de mes deux Cousines est de ne me la pas faire demander deux fois ; celui de ma Grand’Mere & de ma Tante, qui sont toujours la bonté même, d’agir suivant l’occasion, & de consulter ma prudence, à laquelle elles me font la grace de se fier, mais d’éviter principalement toute affectation. Dans une si douce attente, chere Mylady, quelque chose me tient encore au cœur (& croyez-vous qu’il en puisse être autrement ?) du côté de la tendre & noble Clémentine.