Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 122

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 41-43).

LETTRE CXXII.

Le Chevalier Grandisson à la même.

Samedi 24 Février.

La frégate de Livourne est attendue de jour en jour. On sait, par la voie des Négocians, qu’elle a relâché au Port d’Antibes. Si sa route par terre, d’Antibes à Paris, & de Paris à Calais, ne paroît pas trop incommode au Seigneur Jeronimo, je ne désespere pas de voir arriver la chere Caravane au moment qu’on s’y attendra le moins.

La maison de Grosvenor-Square est déja prête à les recevoir. Comme ils se proposent de vivre ici sans éclat, je me figure qu’elle pourra suffire pour loger le Marquis & la Marquise, Madame Bémont, qui sera leur Interprete, les deux Freres & le Pere Marescotti. J’ai déja fait louer un appartement commode, pour le Comte de Belvedere. Je souhaiterois comme vous, mon Amour, que le Comte n’eût pas pensé à les accompagner. La pauvre Clémentine doit l’ignorer, s’il est possible. Les deux jeunes Neveux, que j’avois invités pendant que j’étois en Italie, n’auront pas d’autre logement que le nôtre, si vous n’y voyez point d’objection.

Comptez, ma généreuse Henriette, que si mes conseils ont quelque poids dans la Famille, Clémentine ne sera, ni forcée, ni pressée même avec trop de force. Ils ne sauront sa demeure, ils ne la verront, que de son consentement, & lorsque je les croirai disposés à la traiter comme elle le désire. Que je trouve de noblesse dans l’inquiétude que vous me marquez pour son repos !

Je n’ai point encore eu la force de lui faire une ouverture, que je me reproche néanmoins de suspendre trop longtemps. Le courage me manque, pour l’informer du voyage de sa Famille ; & je l’ai tenté plusieurs fois, sans l’avoir exécuté. Chere Fille ! Son air d’innocence, sa confiance pour moi, & les craintes néanmoins dont elle paroît quelquefois agitée… Je ne sais comment je dois m’y prendre. Elle dépend de ma médiation. Elle me presse de commencer un Traité de réconciliation avec eux. Je remets, lui dis-je, à leur écrire, jusqu’aux nouvelles que j’attends de Madame Bémont. Elle ne se défie point de leur entreprise. N’avez-vous jamais éprouvé, chere Henriette, ce que souffre un cœur ouvert, tel que le vôtre, de l’impatience, & de la crainte néanmoins, de révéler à un Ami des nouvelles désagréables, qu’il lui est important de savoir ? Qu’on regrette de troubler une tranquillité qui porte sur l’ignorance de l’événement ? Et cette tranquillité même n’augmente-t-elle pas la peine de l’Ami compatissant, qui considere qu’après l’explication, il n’y aura que le tems & la Philosophie, dont le cœur de son Ami puisse recevoir du soulagement ?

Mylord & Mylady L… s’efforcent de divertir leur mélancolie Étrangere, en lui procurant la vue de tout ce qu’ils croient capable de l’amuser. Mais jusqu’à présent, il ne paroît pas qu’elle prenne une haute idée du Païs. Si le calme pouvoit renaître dans son cœur, elle verroit tout d’un œil différent.

Je reçois à ce moment votre Lettre d’hier. Si les affaires, qui rappellent nos Amis, sont si pressantes qu’ils ne puissent demeurer plus longtemps, partez avec eux, mon cher Amour, comme vous le proposez, & venez passer quelques jours à Londres. Ils sont extrêmement obligeans de vouloir vous accompagner jusqu’ici. Mon consentement, chere Henriette ! Pourquoi cette demande, lorsque votre inclination vous y porte ? Suis-je capable de ne pas approuver ce qui peut vous plaire ? Si j’étois certain de votre résolution, j’irois au-devant de vous. Mais vous serez avec un bon nombre de chers Amis. Dites à Émilie que j’ai reçu la visite de sa Mere & de M. Ohara ; je suis si satisfait d’eux, que je me propose de la leur rendre Lundi.

À présent que j’ai l’espérance de revoir bientôt mon Henriette, je lâche la bride à tous mes désirs, & je mets au premier rang celui de n’être jamais séparé d’elle.