Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 83

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 198-201).

LETTRE LXXXIII.

Le Chevalier Grandisson[1],
à Clémentine della Porretta.

Florence, 28 juillet.

Je commence, chere & admirable Clémentine, le précieux commerce que vous me permettez, avec un vif sentiment d’une si grande faveur. Cependant ne puis-je pas dire qu’elle est douloureuse pour moi ? Jamais homme fut-il dans les mêmes circonstances ? Il m’est permis de vous admirer, de me croire honoré de votre estime, & même d’un sentiment plus flatteur encore ; tandis qu’il m’est défendu, par l’honneur, de solliciter un bien qui m’étoit autrefois destiné, & dont on ne peut m’accuser de m’être rendu indigne. Suis-je différent de ce que vous m’avez cru, dans mes manieres ou dans mes principes ? Ai-je jamais tenté de combattre vos gouts, pour votre Religion & votre Patrie ? Non, Mademoiselle. Vous connoissant un invincible attachement à votre foi, je me suis contenté de vous déclarer la mienne : j’aurois cru reconnoître mal la protection que j’ai trouvée ici, dans le pouvoir Civil & Ecclésiastique, & manquer aux loix de l’hospitalité, si j’avois entrepris de dérober à sa Religion, la Fille d’une illustre Famille, qui n’y est pas moins attachée. Comment cette conduite vous a-t-elle permis de douter du libre exercice de vos sentimens, si vous aviez… Mais loin toutes sortes de plaintes. J’étoufferai, dans mon cœur, celles qu’il voudroit dicter à ma plume. Ne vous ai-je pas dit que je veux être tout ce que vous voulez que je sois ? Quelque peine qu’il m’en coûte, quelque impossible que fût l’effort, s’il ne m’étoit pas ordonné par la conscience, je me soumets à vos dispositions. Si vous perséverez, chere & respectable, comme vous me le serez toujours, je me résigne à toutes vos volontés.

Un cœur, qui perd ce qu’il pouvoit espérer de plus heureux, & que la Religion soutient seule contre le désespoir, cherche au moins, dans son affliction, le bien qui touche de plus près à celui qu’il a perdu. M’est-il permis, Mademoiselle, quel que puisse être le succès du plus grand évenement, de me flatter qu’un commerce, entrepris sous de si légitimes auspices, ne sera jamais interrompu ? qu’une amitié si pure, subsistera éternellement ? que l’homme, dont le bonheur s’est évanoui, sera regardé comme un Fils, comme un Frere, dans une Famille qui ne doit jamais cesser de lui être chere ? J’en ai l’espérance… Je demande à cette aimable Famille la continuation de son estime ; pourquoi ne dirois-je point de son affection ? mais aussi long-tems seulement que mon propre cœur, impartial pour moi-même, plein de zele pour la gloire & le bonheur de toute votre illustre Maison, me fera sentir qu’il le mérite ; aussi long-tems que ma conduite forcera tout le monde d’approuver mes prétentions. Il ne peut arriver de ma part, comme il n’arrivera jamais de la vôtre, qu’un homme, à qui le bonheur de la plus étroite alliance étoit promis par la faveur de toute votre Famille, y soit regardé comme un Étranger.

Jamais, Mademoiselle, le cœur d’un homme n’a pu se vanter d’une passion plus désintéressée que la mienne, pour un objet dont l’ame lui ait été plus chere encore que les charmes de la personne ; ni d’une plus sincere affection pour toute sa Famille. Mon malheur a voulu que ces deux sentimens fussent mis à des épreuves, qui n’en peuvent laisser aucun doute. Jusqu’à la derniere heure de ma vie, vous me serez chere, Mademoiselle, vous & tous les vôtres.

Adieu, gloire & modele de votre sexe ! Dans les circonstances où je suis, que puis-je de plus ? Adieu, incomparable Clémentine ! Que tous les biens du Ciel & de la terre tombent sans mesure & sans fin, sur vous & sur votre chere Famille ! C’est le vœu de votre, &c.

Grandisson.

  1. On ne peut se dispenser de donner deux Lettres de ce commerce.