Histoire du donjon de Loches/Chapitre IX

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Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 116-130).

IX

pierre de navarre. — le comte de saint-vallier. — procès d’un maréchal de france sous henri ii — (1512-1577)


Dans la liste des prisonniers qui furent enfermés au château de Loches au XVIe siècle, nous trouvons trois noms célèbres : Pierre de Navarre, le comte de Saint-Vallier, et un maréchal de France, Oudard de Biez.

Don Pedro Navarro, que Brantôme appelle don Pedro de Paz, connu généralement sous le nom de Pierre de Navarre, né en Biscaye, d’une famille obscure, servit d’abord dans les armées du roi d’Espagne, et se distingua par ses belles actions. De simple soldat il s’éleva peu à peu jusqu’au grade de colonel-général de l’infanterie espagnole. Fait prisonnier à la bataille de Ravenne (1512), il fut enfermé au château de Loches. Mais comme le roi Ferdinand refusait de payer sa rançon, il eut recours à François Ier.

Ce prince, connaissant sa grande valeur, s’empressa d’accepter ses services, et de donner au duc de Longueville, qui l’avait fait prisonnier, la somme fixée. Il le nomma de plus colonel-général de l’infanterie gasconne. Pierre de Navarre sut reconnaître la faveur du roi de France. Il s’acquit une grande réputation dans les guerres d’Italie, et se conduisit vaillamment à la bataille de Marignan. Fait prisonnier de nouveau au siège de Naples, il mourut en prison, étranglé, dit-on, par ordre de l’empereur. Ferdinand Gonzalve lui fit élever un tombeau, avec une épitaphe que l’on trouve dans Brantôme et dans le Journal de l’Estoile.

En 1523, au moment où le roi était sur le point de quitter la France pour aller à la conquête du Milanais, un complot d’une importance capitale et d’une hardiesse insensée fut découvert. Humilié par le roi dans maintes circonstances, dépouillé de la plus grande partie de ses biens par un procès que lui avait intenté la reine-mère, le connétable Charles de Bourbon avait prêté l’oreille aux propositions de l’empereur Charles-Quint. Il ne s’agissait de rien moins que du démembrement de la France. Le connétable devait épouser la sœur de l’empereur, Éléonor, veuve du roi de Portugal, avec une dot de 800,000 écus ; il rentrait dans la possession des biens qui lui avaient été enlevés, auxquels il joignait la Provence et le Dauphiné. L’empereur prenait le Languedoc, la Bourgogne, la Champagne et la Picardie ; le roi d’Angleterre recouvrait les anciennes provinces de la domination anglaise, avec la couronne de France ; et la succession éventuelle de l’empereur en cas de décès sans enfants appartenait au connétable.

Pour arriver à la réalisation de ce projet, le roi d’Angleterre entrait par le nord avec 15,000 hommes, tandis que l’empereur attaquait le midi avec 34,000, et que Marguerite de Flandre envoyait 4,000 hommes envahir la Picardie. On n’attendait pour cela que le moment où le roi serait engagé à fond dans son expédition du Milanais.

La reine-mère était à Cléry au mois d’août, lorsqu’elle reçut de Louis de Brézé, comte de Maulevrier, grand-sénéchal de Normandie, une lettre dans laquelle il lui disait « qu’il avait sçu d’un homme d’église que deux gentilshommes lui avaient dit en confession plusieurs choses importantes à la sûreté du roi et du royaume ».

Ces deux gentilshommes étaient Jacques d’Argouges et Jacques de Matignon, sieur de Thorigny. Interrogés immédiatement, ils déclarèrent qu’un nommé Lurcy leur avait dit à Vendôme « le grant dessein qu’avait M. le connétable contre le roy et l’État ; qu’il traitoit de se marier avec la sœur de l’empereur ; que les Anglois étoient de la partie… et qu’il y avoit eu dessein d’arrester le roy et de le mener à Chantelle, mais qu’il avoit été d’avis de le tuer ».

Le roi ne tarda pas à avoir en main tous les fils de la conspiration. Le connétable chercha sa sûreté dans la fuite, mais ses complices furent moins heureux. Le 25 septembre, Jean de Poitiers, comte de Saint-Vallier, Aimar de Prie, Jacques Hurault, évêque d’Autun, et Antoine de Chabanes, évêque du Puy, furent arrêtés à Lyon. Dès le lendemain, le sieur de Brisson, premier président du Parlement de Rouen, commis par le roi, procédait à un premier interrogatoire à Tarare.

On arrêta ensuite successivement Descars, Hector d’Angeray sieur de Saint-Bonnet, Bertrand Simon dit de Brion, Antoine d’Esguières, seigneur de Charency, Anne du Peloux, et Pierre Popillon, chancelier du Bourbonnais.

Peu de temps après les prisonniers furent transférés à Loches. Jean de Selves, premier président du Parlement de Paris ; Jean Salat, maître des requêtes ; François de Loynes, président aux enquêtes, et Jean Popillon, conseiller de ladite cour, furent chargés de continuer l’instruction.

Ces commissaires se transportèrent à Loches, et menèrent la procédure rapidement ; les charges contre les accusés étaient peu graves en elles-mêmes. Ils étaient coupables surtout de n’avoir point révélé le complot dont ils avaient connaissance ; mais une loi, qui datait de Louis XI, punissait la non-révélation d’un complot contre la personne du roi des mêmes peines que le crime de lèse-majesté, c’est-à-dire de la mort.

La grandeur de la trahison, l’importance du principal coupable, et l’influence du roi qui mettait dans la poursuite une passion extrême, augmentaient encore le danger de la situation. Le plus gravement compromis était Saint-Vallier ; tout en blâmant les projets du connétable, il avait eu la faiblesse de consentir à être le dépositaire du chiffre secret destiné à sa correspondance avec l’empereur. Il se rendait si bien compte de sa situation, qu’il écrivait de Loches à son gendre Brézé et à sa fille les deux lettres suivantes, où se peint en termes navrants son inquiétude :

« A Monsieur le Grand Seneschal,

» Monsieur mon filz,

» Je croy que vous estes assez adverty de ma fortune, c’est que le roy m’a fait prandre, sans nulle raison, je le prens sur la dampnation de mon âme, à l’occasion de ce que Monsieur le Connétable s’en est allé ; et m’a fait mener ycy au chasteau de Loches comme ung faulx traistre ; que m’est si très horrible regret que je m’en meurs. Je prie à Dieu quil me vueille donné bonne pacience et au roy congnoissance de la honte qu’il me fait ; puisquil luy plaist, la raison veut que je preigne pacience ; et pour ce que vous estes la personne que j’ayme le plus et à qui j’ay plus de fiance, je vous ay bien voulu advertir de ma malheureté, à celle fin que vous veuillez avoir pitié de moy à me vouloir oster hors de la misère où je suis ; et s’il vous est possible de povoir venir parler à moy jusques ycy, vous et moy concevrions ce que il s’y devrait faire. J’ay paour que vous ne puissiez venir jusques ycy ; si vous ne le povez faire, je vous requiers en l’honneur de Dieu que vous me veuillez envoyer vostre femme ; elle pourra passer à Bloys et demander congé à Madame de me venir veoir, sans luy dire autre chose, et elle et moy concluerons ce qu’elle dira à Madame ; et aussy de vostre costé escrypvez au roi et à Madame pour mon affaire, tout ainsy que le saurez bien faire, que vous requiers faites que Monsieur de Lisieulx viengne. J’ai le cuer si serré qu’il me crève que je ne vous scay que je vous doits mander. Je vous requiers ayez pitié de moy ; l’on a dit que l’on a demandé ma confiscation au roy ; vous y adviserez, car le cas vous touche ; ce sont nos bons amys. Je vous requiers faictes diligence à me envoyer de vos nouvelles. Je prie à Dieu, Monsieur mon filz, vous donner ce que plus désirez. A Loches le dix-neufiesme septembre.

» Le tout vostre bon perre,
» POICTIERS.

Dans la lettre qu’il écrivait à sa fille le même jour, on remarque le même chagrin, la même inquiétude, avec une nuance assez sensible de réserve et de froideur.

« A Madame la Grand’Seneschale,

» Madame la Grant Seneschalle,

» Depuis que ne vous escrips suys ycy arrivé au chasteau de Loches, aussi mal traicté que paouvre prisonnier scauroit estre, et sy Dieu ne m’ayde, je nen bougeré de longtemps ; et pour ce que toute mon espérance est à vostre mary et à vous, je luy prie qu’il vueille venir parler à moy, s’il ne lui est possible je vous prie que vous vueillez venir. Vous ne sauriez me faire plus de plaisir que de me venir veoir, et vous et moy conclurrons ce que devrez dire à Madame et quand vous passerez devers elle, vous pourrez luy demander congé de venir me veoir. Je vous requiers ayez tant de pitié de vostre paouvre père que de vouloir le venir veoir, et s’il vous est possible, amenez Monsieur de Lisieux, à qui je me recommande à sa bonne grâce. J’ai le cueur qui me crève que je ne vous puis mander autre chose, fors que je prie à Dieu qu’il vous doint ce que vous désirez. A Loches ce dix-neufiesme de septembre.

» Vostre bon père,
» POICTIERS. »[1]

Les interrogatoires et les confrontations se suivirent sans interruption pendant tout le mois de septembre. Hector d’Angeray, sieur de Saint-Bonnet, fit des aveux. Saint-Vallier commença par nier, mais pressé par l’évidence, il finit par reconnaître la part qu’il avait prise dans l’affaire. Il avait reçu les confidences du connétable qui lui avait fait jurer le secret sur une croix. Il avait assisté à l’entrevue avec le sieur de Beaurain, à l’échange des dépêches entre l’empereur et le connétable et à l’envoi de Saint-Bonnet en Espagne. Il avait consenti à être dépositaire du chiffre destiné à l’échange des dépêches ; mais il avait aussitôt blâmé le connétable, lui remontrant la faute qu’il faisait, les malheurs qui suivraient. Celui-ci en avait paru touché et avait promis de renoncer à ses projets.

Les commissaires étaient encore à Loches au mois de décembre, ainsi que le prouve un article du compte municipal de Pierre Ribot, receveur de la communité de Loches : « Environ la saison de Nouel pour presanter et donner à M. le premier présidant, M. de Loynes, et autres conseillers de la court, qui estoient en la ville de Loches pour le fait de messieurs de Saint-Vallier et d’Autun, un saulmon, v l. x s. »

Le 10 décembre, l’affaire était envoyée au Parlement et les prisonniers transférés à Paris. Saint-Vallier, interrogé de nouveau, persista dans ce qu’il avait dit. Le 16 janvier il fut par arrêt déclaré criminel de lèse-majesté, et comme tel condamné à avoir la tête tranchée, ses biens acquis et confisqués au roi, et avant l’exécution il devait subir la question extraordinaire pour savoir ses complices de la conspiration.

Ébranlé par tant d’émotions, Saint-Vallier tomba malade ; l’exécution fut retardée. Cependant le prisonnier dut subir, sur les instances du roi, une sorte de dégradation ; le comte de Ligny, assisté de plusieurs conseillers du Parlement et de quelques gentilshommes, vint dans la prison lui signifier « la sentence d’exautoration de l’ordre ; il lui demanda où étoit son ordre. Saint-Vallier lui répondit que le roy savoit bien qu’il l’avoit perdu à son service, et pour celui de Saint-Michel, qu’il l’avoit perdu le jour de son arrestation. Le comte de Ligny lui en présenta un autre qu’il refusa ; mais le président de la Cour lui remontra qu’il falloit obéir au roy, et cette cérémonie fut incontinent après achevée ». (Procès de Saint-Vallier, Cimber et Danjou.)

Le roi, qui suivait les détails de cette affaire comme s’il se fût agi d’une vengeance personnelle, pressa plusieurs fois l’exécution de l’arrêt. Mais la santé du malheureux condamné forçait toujours a différer. La question des brodequins lui fut seulement présentée, formalité inutile et cruelle, qui ne lui arracha pas d’autres aveux.

Enfin le jour de l’exécution arriva. Saint-Vallier fut conduit sur l’échafaud ; au dernier moment le roi, selon l’expression du poète, lui fit grâce ainsi que dans un rêve ; grâce incomplète et dérisoire, et qui aurait été achetée, dès ce jour-là même, on sait quel prix, par sa fille, la célèbre Diane de Poitiers.

Tout le monde connaît le langage plein de douleur et de dignité que V. Hugo prête au vieux comte de Saint-Vallier dans le drame Le Roi s’amuse :

Vous m’avez fait un jour mener pieds nus en Grève.
Là, vous m’avez fait grâce ainsi que dans un rêve,
Et je vous ai béni, ne sachant en effet
Ce qu’un roi cache au fond d’une grâce qu’il fait.
Vous, vous aviez caché ma honte dans la mienne ;
Sans honte, sans pitié pour une race ancienne,
Pour le sang de Poitiers noble depuis mille ans,

Tandis que, revenant de la Grève à pas lents,
Je priais dans mon cœur le Dieu de la victoire
Qu’il vous donnât mes jours de vie en jours de gloire,
Vous, François de Valois, le soir du même jour,
Sans crainte, sans pitié, sans pudeur, sans amour,
Dans votre lit, tombeau de la vertu des femmes,
Vous avez froidement, sous vos baisers infâmes,
Terni, souillé, flétri, déshonore, brisé
Diane de Poitiers comtesse de Brézé.
Quoi ! lorsque j’attendais l’arrêt qui me condamne,
Tu courais donc au Louvre, ô ma chaste Diane !
Et lui, ce roi sacré chevalier par Bayard,
Jeune homme auquel il faut des plaisirs de vieillard,
Pour quelques jours de plus dont Dieu seul sait le compte,
Ton père sous ses pieds, te marchandait ta honte !
....................
Sire, je ne viens pas vous demander ma fille.
Quand on n’a plus d’honneur, on n’a plus de famille ;
Qu’elle vous aime ou non d’un amour insensé,
Je n’ai rien à reprendre où la honte a passé :
— Gardez-la !

Certes, c’est là une belle et fière poésie. Mais l’histoire, moins enthousiaste et plus sévère en matière de preuves, donne une cause toute différente à la grâce du comte de Poitiers.

C’était Pierre de Brézé qui, sans le savoir, était la cause de l’arrestation de son beau-père. C’était lui qui, d’après les expressions mêmes du roi, avait découvert « les machinacions et conspiracions faictes contre sa personne, ses enffants et son royaume », en dénonçant le connétable de Bourbon, ne se doutant pas que le malheureux Saint-Vallier était si gravement engagé dans le complot. Brézé n’avait pas été sans s’émouvoir de cette condamnation, d’autant que le cas le touchait à cause de la confiscation. Ses démarches eurent assez peu de succès d’abord ; cependant la colère du roi céda devant ses prières et celles des autres parens et amys charnels du condamné. Par lettres du mois de février 1524 données à Blois, la peine de mort fut commuée « en la peine cy après déclarée : C’est assavoir qu’iceluy de Poictiers sera mis et enfermé perpétuellement entre quatre murailles de pierre massonnées dessus et dessoubz, esquelles n’y aura qu’une petite fenestre par laquelle on luy administrera son boire et manger… » Voilà quelle fut la grâce que Diane aurait payée du prix de son honneur !

Peu de jours après, cependant, le roi, par lettre de cachet, manda à la Cour de surseoir à l’exécution de cette nouvelle peine. Le 31 mars 1524, il fit, par le sieur de Vaux capitaine de ses gardes, tirer Saint-Vallier de la tour carrée du Palais, pour le mener au lieu qu’il avait ordonné. Enfin, en 1526, un article du traité de Madrid stipula grâce complète, abolition et restitution en faveur de tous ceux qui avaient été compris dans le procès du connétable, et en particulier des sieurs de Saint-Vallier et d’Autun.

Mais la santé du malheureux comte de Poitiers était ébranlée à tout jamais. Ses cheveux avaient blanchi dans la nuit qui précéda le jour fixé pour son exécution en place de Grève ; et il conserva toujours un tremblement nerveux accompagné de fièvre, que l’on appela de son nom fièvre de Saint-Vallier.

Les autres prisonniers furent plus heureux. La poursuite contre les deux évêques paraît avoir été abandonnée dès l’origine ; cependant le traité de Madrid stipule nommément la liberté de l’évêque d’Autun ; Saint-Bonnet et Gilbert dit Baudemanche furent élargis on 1523. D’Éguières et Brion furent condamnés par arrêt du 27 janvier 1524 à faire amende honorable, et relégués pour trois ans en tel lieu qu’il plairait au roi ; de Prie et Popillon internés dans une ville du royaume. Descars fut condamné à la même peine, et cependant déclaré non coupable en juillet 1526. Le roi fut peu satisfait de la conduite impartiale du parlement dans ces débats ; l’arrêt concernant de Prie et Popillon le mécontenta particulièrement. Il défendit à la cour sur peine de la vie d’exécuter l’arrêt. Pendant ce temps, Popillon mourut à la Bastille le 15 août 1524. La reine-mère en 1525 obtint pour de Prie « attendu son ancien âge » un arrêt qui lui permettait d’aller en liberté partout. Il eut sa grâce complète peu de temps après.

Vingt-huit autres personnages qui avaient suivi le connétable à l’étranger furent condamnés à mort par contumace.


Le procès de Oudart du Biez rappelle par beaucoup de points un autre procès célèbre de nos jours, où fut aussi condamné un maréchal de France, après la récente et douloureuse capitulation de Metz.

Oudart du Biez était un des premiers chevaliers de son temps, brave, loyal, soldat expérimenté, conseiller plein de sagesse. Le dauphin, qui fut depuis Henry II, avait voulu être armé chevalier de sa main, comme François Ier l’avait été de la main de Bayard, le Chevalier sans peur et sans reproche ; et il l’avait fait nommer maréchal de France et lieutenant-général de Picardie.

Du Biez avait deux filles ; l’une épousa le sieur de Fouquerolles ; l’autre, nommée Isabelle, devint femme d’un descendant de l’illustre famille de Coucy, Jacques, seigneur de Vervins et de Marle.

Jacques de Coucy était aussi lui un vaillant soldat. Nourri dès son enfance dans la maison de Charles de Bourbon, duc de Vendôme, il l’avait suivi en Milanais, et se trouvait aux batailles de Marignan et de Pavie. Le roi, pour le récompenser, lui avait donné le gouvernement de Landrecies, la lieutenance d’une compagnie de cent hommes d’armes de ses ordonnances, sous la conduite de son beau-père, et enfin la charge de pannetier dans sa maison.

En 1543, l’Empereur et le roi d’Angleterre mirent le siège devant Landrecies ; mais le gouverneur, par son courage et ses sages dispositions, les força de se retirer.

L’année suivante, le roi d’Angleterre et le duc de Norfolk, réunis aux troupes de l’Empereur, assiégèrent Montreuil ; trente mille hommes et une artillerie considérable s’établirent devant la place. Oudard du Biez, laissant à son gendre la défense de Boulogne, se jeta dans la ville, soutint le siège pendant quatre mois, et fut assez heureux pour le faire lever.

Furieux de cet échec, le roi d’Angleterre se présente devant Boulogne, que ses troupes assiégeaient déjà ; soixante pièces de canon battent la ville nuit et jour pendant sept semaines. Le 11 septembre, l’assaut général est donné sur quatre points différents pendant sept heures ; les Anglais sont repoussés. Un second assaut se prépare ; mais la place n’est plus en état de le soutenir. La garnison est épuisée ; la ville regorge de blessés et de malades ; les murailles sont ébranlées, et quatre larges brèches ne peuvent être ni réparées ni défendues. On ne compte sur aucun secours. Le seigneur de Vervins assemble les capitaines ; on décide en conseil qu’il faut entrer en pourparlers avec l’ennemi ; enfin Couey capitule le 14 septembre. Le siège était commencé depuis le 19 juillet.

Le brave mais malheureux défenseur de Boulogne se retira vers le roi, « qui ne luy en montra oncques mauvais visage, ni ne se plaignit de luy, voyant qu’il avoit fait tout devoir possible » (Brantôme). Le projet de reprendre Boulogne fut aussitôt formé, mais lentement exécuté, et Fouquerolles fut tué dans cette campagne. Enfin une armée, sous la conduite du maréchal marcha de nouveau sur la ville conquise. Les Anglais, pressés de tous côtés, furent forcés de rendre toutes les places dont ils s’étaient emparés dans le Boulonais (avril 1546).

L’année suivante, François Ier mourut. Henri II, qui avait été profondément affligé de la perte de Boulogne, éclairé ou trompé par ses conseillers et par des ennemis du maréchal, le fit arrêter avec son gendre, Jacques de Coucy, et plusieurs autres capitaines, et ordonna qu’ils fussent mis en jugement. Une commission, composée de Raimond Fumée, seigneur de Saint-Quentin, président, Coutel, Dormy, de l’Hopital, qui fut depuis chancelier, et autres juges choisis, se réunit dans une chambre qu’on appelait la Chambre de la Reine. La procédure fut « longue et animeuse », l’audition des témoins et les diverses formalités, récolements, confrontations, etc., durèrent deux ans.

La principale accusation contre Coucy portait sur la reddition de Boulogne. « L’accusé remonstroit les grandes forces qu’il avoit sur les bras, un roy en personne contre luy, luy sans espérance de secours, le roy son maistre empesché ailleurs, la ville demi ruinée, quantité de bresches non réparées, faute de vivres, poudres et munitions, manque de gens de défense, et ceux qui restoient avoient perdu courage ; qu’il avoit soutenu un cruel assaut ; que l’ennemi avait tiré contre la ville cent ou six vingt mille coups de canon ; qu’il avoit rendu la place de l’avis des capitaines Poques, Dez, Saint-Blimont, Colincourt, Lignon et autres ; bref, qu’il avoit fait tout ce qu’un homme de cœur pouvoit faire ; que le feu roy François Ier n’avoit pas pris affaire de la sorte ; au contraire, l’avoit bien reçu après l’action, et s’estoit depuis servi de luy. »

À cette défense l’accusation répondait, en s’appuyant sur la déposition de nombreux témoins, sincères ou vendus, que le capitaine avait eu toujours des intelligences avec les ennemis, soit par ses domestiques, soit personnellement ; il en avait reçu de l’argent, et avait promis à l’avance la reddition de la place ; il avait capitulé après un assaut repoussé, lorsque l’ennemi s’était retiré et s’apprêtait à lever le siège, lorsqu’il était averti que le Dauphin marchait à son secours, et le jour même où il savait que ce secours devait lui arriver. Il avait rendu la ville alors que le maire et les habitants l’avaient si bien remparée, qu’elle était plus forte qu’auparavant, avec des vivres pour six mois ; malgré les habitants qui voulaient énergiquement se défendre, et qui n’avaient pas même été consultés, ni compris dans la capitulation ; il avait mis ses biens personnels en sûreté ; enfin il avait pendant tout le siège fait preuve de lâcheté, de nonchalance, et d’une ignorance complète de l’état et des ressources de la place, etc.

Coucy objectait qu’il avait rendu la place à quatre heures du soir, à l’expiration du délai fixé pour l’arrivée du secours promis par le Dauphin ; qu’il avait traité avec l’ennemi de l’avis de ses capitaines ; et que, d’après les lois de la guerre, il n’était pas tenu de consulter les habitants. Il nia tous les faits qui pouvaient constituer de sa part une trahison.

Quant au maréchal, il était accusé d’avoir aussi entretenu des intelligences avec l’ennemi, de s’être laissé corrompre, d’avoir contribué à la reddition de Boulogne, de n’avoir pas usé de rigueur contre les prisonniers ennemis, d’avoir détourné des sommes considérables sur les fonds destinés aux munitions et aux soldats, et d’avoir trompé le roi sur l’état de la place de Montreuil, ce qui avait amené une capitulation précipitée avec l’Empereur.

Du Biez répondait qu’il avait laissé le commandement de Boulogne à son gendre par ordre du roi, et que ce dernier ne pouvait imputer qu’à lui seul la perte de cette ville, qu’il avait négligé de munir suffisamment, malgré ses avis ; il nia avoir jamais rien reçu des ennemis ; en ce qui concerne les voleries sur les troupes, il parut s’en reconnaître coupable, « disant que les autres chefs de guerre en font autant ».

Enfin le procès fut jugé sur le rapport de l’Hopital, et l’arrêt rendu, en ce qui concernait Coucy en juin 1549. Le défenseur de Landrecies et de Boulogne fut condamné à avoir la tête tranchée, ce qui fut exécuté.

Le maréchal attendit sa sentence pendant deux ans encore. Son arrêt lui fut prononcé le 8 août 1551. Il était déclaré atteint et convaincu des crimes de lèse-majesté, de péculat et autres, inhabile à jamais de tenir estats et honneurs, condamné en cent mille livres parisis d’amende envers le roy, tous ses biens confisqués, et à avoir la tête tranchée en Grève, et là, sa tête affichée à un poteau et son corps pendu à Montfaucon.

Aussitôt après la prononciation de l’arrêt, arrivèrent des lettres du roi pour qu’il fût sursis à l’exécution de la sentence. Le prisonnier fut conduit au château de Loches. Il n’y resta que peu de temps ; et nous n’avons aucun détail sur sa captivité. À sa sortie, il se retira dans la maison qu’il possédait à Paris, près de l’abbaye Saint-Victor, où il mourut accablé de douleur et d’ennui, au mois de février 1553. Son corps fut transporté à Biez.

Jacques de Coucy avait laissé un fils, nommé Jacques, comme lui, qui, dès sa jeunesse, travailla à obtenir la réhabilitation de son aïeul et celle de son père. Il découvrit « la pratique dont on avait usé pour les ruiner, les faux témoins ouïs contre eux, depuis exécutez à mort, entre autres Médard Pépin, Bequet et le chanoine Boté ». Enfin, vingt-six ans après la mort de Coucy, il obtenait, par la protection du duc de Guise et du cardinal de Bourbon, des lettres de réhabilitation, et le roi Henri III faisait faire aux deux condamnés, le 14 juin 1577, des funérailles solennelles.

  1. Ces deux lettres se trouvent dans l’Histoire de Chenonceau de notre savant maître et ami, Mgr Chevalier, camérier secret du Saint-Siège, président honoraire de la Société archéologique de Touraine, etc.