Histoire du donjon de Loches/Chapitre VIII

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Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 109-115).

VIII

les souterrains.



Au-dessous du cachot de Sforce, en est un autre encore plus obscur, et qui ne prend sa lumière qu’à travers l’escalier. On le nomme le cachot de l’Oubliette, à cause d’une ouverture qui se trouvait dans le sol et descendait à l’étage inférieur, dans le souterrain. Nous dirons bientôt ce que nous pensons des oubliettes du château de Loches. On l’appelle aussi le cachot de Guillemet, d’une inscription en petits caractères gothiques écrite sous l’étroite fenêtre :

Ce mot estoe a souvent mis en déroute l’imagination et la sagacité des antiquaires. Il nous paraît signifier simplement renfermé, du vieux mot estoer, estoier, mettre dans un étui, estoi.

Ce cachot n’a rien d’intéressant que sa porte assez bien conservée, un vrai type de porte de prison, munie de bandes de fer et de serrures à donner le frisson. Tout autour des murs un prisonnier a écrit alternativement sur chaque pierre, à hauteur d’homme, les mots Jhesus Maria. Une croix sculptée au couteau se voit en face de la fenêtre.

Quelques pas encore, et nous sommes dans les souterrains. Nous devons l’avouer, ce n’est pas sans une certaine hésitation que nous abordons cette partie de notre travail. Il nous en coûte de porter une lumière profane dans cette ombre mystérieuse, et de dépouiller les oubliettes de leur vieille réputation de ténébreuse horreur. Nous nous souvenons encore du temps où nous frémissions au récit de ces vieilles légendes, lorsqu’on nous montrait la place où se trouvaient ces ouvertures terribles, avec des roues garnies de pointes, de poignards, de lames de rasoirs, etc., sur lesquelles on précipitait un homme… Son cadavre allait tomber dans de la chaux vive, où il disparaissait pour jamais ! Cela ressemblait à un conte de Perrault, — et des gens affirmaient sérieusement avoir vu les restes de ces affreuses machines !

Nous laisserons aux romanciers le soin de jeter les couleurs brillantes ou sombres de leur imagination sur des histoires aussi étrangement fantaisistes ; notre devoir est de n’admettre que les faits reposant sur des données sérieuses et sévèrement contrôlées.

On sait combien les véritables oubliettes sont rares. La Bastille même, ce modèle de prison terrible, n’en possédait pas. M. Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire d’architecture, en cite deux exemples seulement ; pour les autres, il a reconnu qu’elles servaient simplement de latrines. Aujourd’hui encore, par un euphémisme un peu gaulois, on décore souvent du nom d’oubliettes, dans les vieux manoirs ruraux, des endroits qui n’ont jamais eu d’autre destination.

Or le château de Loches en aurait eu jusqu’à trois, et peut-être quatre !

C’eût été vraiment trop de luxe. Une seule aurait bien suffi.

Il n’était pas difficile, ce semble, à l’abri des murs de la forteresse, et dans ce souterrain même, de se débarrasser d’un homme sans avoir recours à ce moyen bizarre, et en somme peu expéditif et peu sûr. Le poison, le poignard ou la hache allaient plus droit au but. Nous ne nions pas que le souterrain ait vu quelqu’une de ces exécutions secrètes, de ces meurtres que l’histoire raconte pour ainsi dire à voix basse. Voyez là, sur le mur, ce seul mot surmonté d’une croix[1]:

Mais nous ne saurions voir ici rien qui ressemble à une oubliette.

Le souterrain présente à son entrée une vaste salle, creusée dans le roc. Quelques parties de soutènement sont seules bâties en bel appareil régulier. Notons dès maintenant quelques inscriptions qui nous donnent une date comme point de départ[2]:

Le mur qui porte ces inscriptions est évidemment du même âge, ou plus ancien. Un coup d’œil nous suffira pour démontrer que le souterrain est antérieur à toutes les constructions qui s’y trouvent.

Au ciel de la carrière, on remarque trois trous obscurs, qui ne seraient autre chose que les oubliettes. Celui du milieu, aujourd’hui bouché, communique avec le cachot de Guillemet. Celui de droite monte jusqu’au cachot de Sforce, où il servait à un usage moins terrible et plus journalier. Quant au troisième, il n’est pas ouvert à la partie supérieure, mais de chaque côté deux ouvertures donnent accès dans un étage de souterrains qui sont au même niveau que le cachot de Guillemet. Celui-là n’est donc pas une oubliette, non plus que celui qui monte jusqu’au privé de Ludovic. Reste le troisième ; mais comprendrait-on la nécessité de jeter un homme, avec l’intention de l’oublier ou de le tuer, par cette ouverture qui communique, à une profondeur de quatre ou cinq mètres seulement, avec un vaste souterrain, où devaient passer souvent les habitants de la forteresse ? Les inscriptions sur les murs nous prouvent que ce passage était assez fréquenté, et qu’il devait servir de chemin de ronde, de contre-mine, de communication avec les fossés.

À la suite de cette vaste salle d’entrée, le souterrain se prolonge par un long boyau dans la direction du sud-est pour aboutir à un escalier de seize marches creusé dans le roc. Il est impossible d’aller plus loin, le reste est comblé ; mais on devait arriver dans une autre chambre en roc, donnant accès à des escaliers pour aboutir par le haut à la grande cour intérieure aujourd’hui en jardin, par le bas dans les fossés.

Nous n’avons donc point affaire à des oubliettes. Les trous en question ont servi probablement à l’extraction de la pierre, et aussi, croyons-nous, à la communication entre les divers étages de souterrains ; car il est bon de remarquer que toute cette partie du château a été construite dans un souterrain préexistant dont l’architecte a suivi la forme dans sa bâtisse ; il a conservé les galeries qui pouvaient lui servir, et il a coupé ou muré sans scrupule les parties inutiles.

Nous ne connaissons pas aujourd’hui l’étendue de ces boyaux. Les récits populaires les prolongent d’une manière tout à fait fantastique, à travers monts et vallées, jusqu’à Châtillon, à cinq lieues de Loches. Nous pensons qu’ils s’étendent effectivement dans la campagne, rejoignant par les fossés les anciennes carrières percées en tout sens sous le plateau de Vignemont et de Belébat. En ce dernier endroit, un grand puits d’aération contient dans un angle un escalier hexagone, qui devait servir de communication entre le château et la campagne. La tour de Mauvières pouvait aussi, par le même moyen, servir de poste avancé[3].

Belleforêt rapporte, d’après Gruget[4], qu’un gouverneur de Loches, nommé Pontbriand, homme fort curieux, voulant connaître tous les endroits secrets du château, en trouva quelques-uns fermés par des portes de fer. Il les fit enfoncer, et marcha ensuite fort avant sous le roc. Ayant encore forcé une semblable porte, il suivit une longue allée taillée dans le roc, qui le conduisit à une chambre souterraine, au bout de laquelle il trouva un homme de haute stature, assis sur une large pierre et tenant sa tête appuyée dans ses deux mains. Dès que le contact de l’air eut frappé le corps, il tomba en poussière, ainsi qu’un petit coffret en bois qui était aux pieds du prisonnier, et qui renfermait quelques linges fort blancs et pliés avec soin. Gruget ajoute que la tête et les ossements de ce cadavre ont été fort longtemps exposés dans l’église du château.

Nous nous souvenons d’avoir entendu dire qu’en ouvrant une partie oubliée des souterrains, vers 1840, on avait trouvé, entre autres choses, une épée rouillée damasquinée d’argent, qui fut offerte au sous-préfet d’alors.

Pour terminer, citons cette inscription qui fut presque une prophétie à sa date, et qui conserve une véritable valeur historique :

Sous peu nous détruirons ces hautes
murailles, briserons ces chaînes, et
ferons disparaître ces tortures inventées
par les Rois — trop faibles pour
arrêter un peuple qui veut sa
1785 liberté. 1785.

  1. Requiescat. — Le même mot est écrit au charbon un peu plus loin dans une autre partie du souterrain.
  2. Cette inscription est répétée dans le cachot du collier qui est au-dessus de l’ancien pont-levis.
  3. Nous ne voulons pas répéter ici ce que nous avons dit sur l’origine et l’étendue des souterrains de Loches, dans le Bulletin de la Société archéologique de Touraine, t. III, Ier semestre 1874.
  4. François Gruget, né à Loches, était référendaire de la chancellerie de France. On a de lui un recueil de prophéties et révélations tant anciennes que modernes (1565), et une description de Loches insérée presque en entier dans la Cosmographie universelle de Belleforest, et dans les Antiquités des villes de France, de Duchesne (Dufour). — François de Pontbriant était gouverneur de Loches sous Louis XII et François Ier.