Histoire du matérialisme/Tome I/Partie I/Chapitre 4

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 85-117).


CHAPITRE IV

Le matérialisme en Grèce et à Rome après Aristote.
Épicure.


Vicissitudes du matérialisme grec. — Caractère du matérialisme après Aristote. Prédominance du but moral. — Le matérialisme des stoïciens. — Épicure, sa vie et sa personnalité. — Comment il vénérait les dieux. — Affranchissement de la superstition et de la crainte de la mort. — Sa théorie du plaisir. — Sa physique. — Sa logique et sa théorie de la connaissance. — Épicure écrivain. — Les sciences positives commencent à l’emporter sur la philosophie. — Part qui revient au matérialisme dans les conquêtes scientifiques des Grecs.


Nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment le développement par série d’oppositions, auquel Hégel a donné une si grande importance dans la philosophie de l’histoire, doit toujours s’expliquer par l’ensemble des conditions de l’histoire de la civilisation. Une doctrine dont l’empire avait pris de vastes proportions et semblait entraîner à sa suite toute une époque commence à disparaître et ne trouve plus un terrain favorable dans la génération naissante, tandis que d’autres idées, jusqu’alors latentes, déploient l’énergie de la jeunesse, s’accommodent au caractère modifié des peuples et des gouvernements, et donnent une solution nouvelle à l’énigme du monde. Les générations s’épuisent à produire des idées ; elles ressemblent au sol qui pendant longtemps a donné la même récolte et s’est fatigué. Il appartient au champ resté en jachère de fournir à son tour une nouvelle et féconde moisson.

Ces alternances de vigueur et d’affaissement se montrent aussi dans l’histoire du matérialisme hellénique. Ce système prédominait dans la philosophie du ve siècle avant le Christ, à l’époque de Démocrite et d’Hippocrate. C’est seulement vers la fin de ce siècle que Socrate ouvrit les voies au spiritualisme qui, après avoir subi diverses modifications, constitua dans le siècle suivant le fond des systèmes d’Aristote et de Platon.

En revanche, de l’école même d’Aristote sortirent des hommes tels que Dicéarque et Aristoxène, qui nièrent la substantialité de l’âme, et enfin le célèbre physicien Straton de Lampsaque, dont la doctrine diffère à peine du matérialisme pur, si l’on en peut juger par les quelques renseignements que nous avons sur ce philosophe.

Straton ne voyait plus dans le νοῦς (intellect) d’Aristote que la conscience fondée sur la sensation (55). À ses yeux l’activité de l’âme était un mouvement réel. Il faisait dériver toute existence, toute vie, des forces naturellement inhérentes à la matière.

Cependant si nous trouvons que tout le IIIe siècle est à son tour caractérisé par un nouvel essor de la pensée matérialiste, la réforme opérée par Straton dans l’école péripatéticienne ne peut être considérée que comme une tentative de conciliation. Le système et l’école d’Épicure l’emportent décidément. Les grands adversaires de ce philosophe, les stoïciens eux-mêmes, se rapprochent, visiblement, sur le terrain de la physique, des opinions matérialistes.

L’évolution historique qui fraya la voie au nouveau courant d’idées fut la ruine de l’indépendance grecque et l’écroulement de l’état social des Hellènes, terminant ainsi cette florissante période, courte, mais unique dans son genre, à la fin de laquelle nous voyons surgir la philosophie athénienne. Socrate et Platon étaient des Athéniens, des hommes possédant cet esprit éminemment hellénique qui, à la vérité, commençait déjà à disparaître sous leurs yeux. Par l’époque de sa vie, par sa personnalité, Aristote appartient déjà à la période de transition ; mais, comme il s’appuie sur Socrate et sur Platon, il se rattache encore à la période précédente. Quelles étroites relations entre la morale et l’idée gouvernementale ne trouve-t-on pas encore dans les écrits de Platon et d’Aristote ! Les réformes radicales dans l’État tel que l’entendait Platon sont consacrées, comme les discussions conservatrices de la politique d’Aristote, à un idéal de gouvernement qui doit opposer une solide barrière à l’envahissement de l’individualisme.

Mais l’individualisme était la maladie du temps. Nous voyons apparaître, maintenant, des hommes d’une trempe toute différente, qui s’emparent de la direction des esprits. Ce sont encore les postes avancés du monde grec qui fournissent à la nouvelle époque le plus grand nombre d’éminents philosophes ; ceux-ci ne sortent pas cette fois des antiques colonies de l’Ionie et de la Grande-Grèce, mais principalement des contrées où le génie grec est entré en relation avec des civilisations étrangères, presque toutes orientales (56). L’amour des recherches positives dans l’étude de la nature se manifeste de nouveau avec une plus grande énergie durant cette période, mais la physique et la philosophie commencent à se séparer. Bien que dans l’antiquité il ne soit jamais élevé, entre l’étude de la nature et la philosophie, une opposition aussi tranchée et aussi constante que dans les temps modernes, cependant les grands noms ne sont plus les mêmes dans ces deux sciences. Les naturalistes, tout en se rattachant à une école de philosophie, prennent l’habitude de se réserver une liberté plus ou moins grande. Les chefs des écoles philosophiques, de leur côté, ne sont plus des investigateurs de la nature, mais se bornent à défendre, à enseigner leurs propres systèmes.

Le point de vue pratique, que Socrate avait fait prévaloir dans la philosophie, s’unit alors à l’individualisme et ne fit que s’accentuer davantage, car les points d’appui que la religion et la vie politique avaient fournis à la conscience de l’individu, pendant la période précédente, s’écroulèrent complètement, et, dans son isolement, l’intelligence demanda à la philosophie son unique soutien. Il résulta de la que même le matérialisme de cette époque, malgré son étroit attachement à Démocrite en ce qui concernait l’étude de la nature, se proposa cependant, avant toutes choses, un but moral : il voulut délivrer l’esprit des doutes, des inquiétudes, et arrivera la paix, au calme et à la sérénité de l’âme.

Mais, avant de parler du matérialisme dans le sens le plus restreint du mot (voir la note 1), entrons dans quelques détails sur le « matérialisme des stoïciens ».

À première vue, on pourrait croire qu’il n’existe pas de matérialisme plus logique que celui des stoïciens, qui regardent comme corporel tout ce qui à une réalité. Dieu et l’âme humaine, les vertus et les passions, sont des corps. Il ne saurait y avoir d’opposition plus tranchée que celle qui existe entre Platon et les stoïciens. Celui-la enseigne que l’homme est juste, quand il participe à l’idée de justice ; ceux-ci veulent qu’il ait dans le corps la matière de la justice.

Cette doctrine à l’air passablement matérialiste, mais elle n’a pas le trait caractéristique du matérialisme : la nature purement matérielle de la matière, la production de tous les phénomènes, y compris ceux de la finalité et de l’intelligence, par des mouvements de la matière conformes aux lois générales du mouvement.

La matière des stoïciens est douée des forces les plus diverses, et ce n’est qu’au moyen de la force qu’elle devient ce qu’elle est en toute circonstance. La force des forces est la divinité, dont l’activité fait mouvoir le monde entière travers lequel elle rayonne. Ainsi la divinité et la matière indéterminée sont presque en opposition l’une avec l’autre, comme dans le système d’Aristote, la forme suprême, l’énergie suprême et la simple possibilité de devenir tout ce que la forme suprême opère dans la matière : bref, comme s’opposent Dieu et la matière. Il est vrai que les stoïciens ne reconnaissent aucun dieu transcendant, aucune âme absolument distincte du corps ; mais leur matière est complètement animée et non pas simplement mise en mouvement ; leur dieu est identique avec le monde, mais il est cependant plus que la matière qui se meut ; il est la « raison ignée du monde », et cette raison opère ce qui est raisonnable, ce qui est conforme à la finalité comme fait la matière rationnelle de Diogène d’Apollonie, d’après des lois que l’homme emprunte à sa conscience et non à l’observation des objets sensibles. L’anthropomorphisme, la téléologie et l’optimisme dominent donc entièrement le stoïcisme ; et, pour le caractériser avec précision, on peut dire qu’il est panthéiste.

La doctrine des stoïciens sur le libre-arbitre était d’une pureté et d’une netteté remarquables. Pour qu’un acte soit moral, il faut qu’il découle de la volonté et, par conséquent, de l’essence la plus intime de l’homme ; quant au mode suivant lequel la volonté de chaque homme se formule, il n’est qu’une émanation de la grande nécessité et de la prédestination divine, qui règle, jusque dans ses moindres détails, tout le mécanisme de l’univers.

L’homme est responsable même de sa pensée, parce que ses jugements sont soumis à l’influence de son caractère moral.

L’âme, qui est de nature corporelle, subsiste encore quelque temps après la mort ; les âmes mauvaises et dépourvues de sagesse, dont la matière est moins pure et moins durable, périssent plus vite ; les âmes vertueuses s’élèvent jusqu’au séjour des bienheureux, où elles continuent d’exister jusqu’à ce que, dans le grand embrasement des mondes, elles retombent, avec tout ce qui existe, dans l’unité de l’essence divine.

Mais comment les stoïciens en arrivèrent-ils de leur théorie ambitieuse de la vertu in une pareille conception de l’univers, qui se rapproche, sur tant de points, du matérialisme ? Zeller croit que leur tendance pratique leur fit adopter la métaphysique sous sa forme la plus simple, telle qu’elle résulte de l’expérience immédiate de l’homme considéré dans ses actes (57). Cette explication est très-plausible ; toutefois, dans le système d’Épicure, la morale et la physique sont unies par un lien plus intime. Comment le rapport étroit de ces deux sciences aurait-il échappé aux stoïciens Zénon n’aurait-il pas trouvé peut-être dans l’idée même de l’unité absolue de l’univers, un point d’appui pour sa doctrine de la vertu ? Aristote nous laisse dans le dualisme du dieu transcendant et du monde auquel ce dieu imprime le mouvement ; dans le dualisme du corps mû par des forces animales et de l’intelligence immortelle séparable de ce corps. C’est là une base excellente pour l’âme contrite, du chrétien du moyen âge, qui gémit dans la poussière et aspire à l’éternité, mais non pour la fière indépendance du stoïcien.

La distance du monisme absolu à la physique des stoïciens n’est pas grande ; car pour le premier, ou tous les corps deviennent nécessairement une simple idée, ou toutes les intelligences, avec ce qui se ment en elles, deviennent nécessairement des corps. Bien plus, si l’on définit simplement le corps, comme les stoïciens : ce qui est étendu dans l’espace, il n’existe réellement pas grande différence entre leur opinion et celle des monistes, encore qu’elles semblent diamétralement opposées ; mais arrêtons-nous ici, car, quels qu’aient pu être les rapports entre le moral et le physique dans le système stoïcien, il n’en est pas moins vrai que les théories sur l’espace, dans ses rapports avec le monde des idées et des corps, appartiennent exclusivement aux temps modernes. — Occupons-nous maintenant du matérialisme renouvelé par Épicure, matérialisme rigoureux fondé sur une conception du monde purement mécanique.

Le père d’Épicure était, dit-on, un pauvre maître d’école d’Athènes, à qui le sort avait assigné un lot dans la colonie de Santos. Épicure naquit donc dans cette île vers la fin de l’année 342 ou au commencement de l’année 341. On raconte que, dans sa quatorzième année, un jour qu’il lisait à l’école la cosmogonie d’Hésiode, voyant que tout provenait du chaos, il demanda d’où provenait le chaos lui-même. Les réponses de ses maîtres n’avant pas été de nature à le satisfaire, le jeune Épicure commença dès lors à philosophie par lui-même et sans guide.

Et, de fait, Épicure peut être regardé comme autodidacte, quoique les principales idées qu’il combina dans son système fussent généralement connues, à les prendre une à une. Au point de vue encyclopédique, ses études préparatoires laissaient à désirer. Il ne s’attacha à aucune des écoles alors dominantes, mais il n’en étudia que plus ardemment les œuvres de Démocrite, qui le conduisirent au principe de sa conception du monde, à la théorie des atomes. À Santos déjà Nausiphane, partisan de Démocrite et penchant vers le scepticisme, lui aurait communiqué ces idées.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait admettre qu’Épicure ait été autodidacte par ignorance des autres systèmes ; car, dès l’âge de dix-huit ans, il se rendit à Athènes et il est probable qu’il y suivit les cours de Xénocrate, disciple de Platon, tandis qu’Aristote, accusé d’impiété, attendait à Chalcis la fin de son existence.

Quelle différence entre la Grèce du temps d’Épicure et la Grèce à l’époque de l’enseignement de Protagoras, cent ans auparavant ! Alors, Athènes, la ville de la libre civilisation, avait atteint le faîte de sa puissance extérieure. Les arts et la littérature étaient en pleine floraison ; la philosophie, dans sa vigueur juvénile, allait jusqu’à la présomption. — Quand Épicure vint étudier dans Athènes, la liberté de cette ville se mourait.

Thèbes venait d’être détruite et Démosthlme vivait dans l’exil. Du fond de l’Asie retentissaient les nouvelles des victoires du Macédonien Alexandre ; les merveilles de l’Orient se révélaient et, en face des nouveaux horizons qui se découvraient, le passé glorieux de la patrie grecque réapparaissait plus que comme le prélude entièrement achevé de développements nouveaux, dont personne ne connaissait l’origine ni ne prévoyait la fin.

Alexandre mourut subitement à Babylone, et la liberté agonisante expira bientôt sous les coups du cruel Antipater. Au milieu de ces troubles, Épicure quitta Athènes pour retourner dans l’Ionie, où résidait sa famille. On dit qu’il alla ensuite professer à Colophon, à Mitylène et à Lampsaque ; c’est dans cette dernière ville qu’il se fit ses premiers disciples. Il ne revint que dans son âge mûr à Athènes, où il acheta un jardin dans lequel il vécut avec ses élèves. Ce jardin avait, dit-on, pour inscription : « Étranger, ici tu te trouveras bien ; ici réside le plaisir, le bien suprême. »

Épicure y vécut avec modération et simplicité, entouré de ses disciples, dans une concorde et une amitié parfaites, comme au sein d’une famille calme et affectueuse. Par son testament il leur légua le jardin, dont ils firent longtemps leur centre de réunion. L’antiquité tout entière ne connut pas d’exemple d’une vie en commun plus belle ni plus pure que celle d’Épicure et de ses disciples.

Épicure n’exerça jamais d’emploi public, ce qui ne l’empêcha pas d’aimer sa patrie. Il n’eut jamais de conflit avec la religion, car il révérait assidûment les dieux, suivant l’usage traditionnel, sans toutefois affecter à leur égard des opinions qui n’étaient pas les siennes.

Il fondait l’existence des dieux sur la clarté de la connaissance subjective que nous en avons. « L’athée, ajoutait-il, n’est pas celui qui nie les dieux de la multitude, mais bien plutôt celui qui partage les opinions de la multitude relatives aux dieux. On doit les regarder comme des êtres immortels, éternels, dont la béatitude exclut toute idée de sollicitude ou d’occupation ; aussi les événements de la nature suivent-ils une marche réglée par des lois éternelles et jamais les dieux n’interviennent. C’est offenser leur majesté que de les croire préoccupés de nous ; nous n’en devons pas moins les révérer in cause de leur perfection. »

Si l’on réunit toutes ces assertions qui semblent en partie contradictoires, il est indubitable qu’en réalité Épicure honorait la croyance aux dieu : comme un élément de l’idéal humain, mais qu’il ne voyait pas dans les dieux eux-mêmes des êtres extérieurs. Le système d’Épicure resterait pour nous enveloppé de contradictions si on ne l’envisageait au point de vue d ce respect subjectif pour les dieux, qui met notre âme dans un accord harmonique avec elle-même.

Si les dieux existaient sans agir, la crédule frivolité des masses se contenterait d’admettre leur existence ; mais elle ne les adorerait pas, et, au fond, Épicure faisait tout le contraire. Il révérait les dieux pour leur perfection, et peu lui importait que cette perfection se montrait dans leurs actes extérieurs ou qu’elle se déployât simplement comme idéal dans nos pensées : cette dernière opinion paraît avoir été la sienne.

Dans ce sens, nous ne devons pas croire que son respect pour les dieux fût une pure hypocrisie, et qu’il se préoccupât seulement de conserver de bonnes relations avec la masse du peuple et avec la redoutable caste des prêtres. Ce respect était certainement sincère ; ses dieux, insouciants et exempts de douleur, personnifiaient, en quelque sorte, le véritable idéal de sa philosophie. Il faisait tout au plus une concession à l’ordre de choses existant et il cédait sans doute aussi aux douces habitudes de sa jeunesse, quand il se rattachait à des formes qui devaient lui paraître au moins arbitraires, et ne pouvaient, par leurs détails, que provoquer son indifférence.

C’est ainsi qu’Épicure sut donner à sa vie l’assaisonnement d’une sage piète, sans s’éloigner du but principal de sa philosophie : atteindre cette tranquillité d’âme, qui a pour fondement unique et inébranlable l’absence de toute superstition insensée.

Épicure enseignait formellement que le mouvement des corps célestes eux-mêmes ne dérive pas du désir ou de l’impulsion d’un être divin. Les corps célestes n’étaient pas des êtres divins ; mais tout était réglé suivant un ordre éternel qui produisait alternativement la naissance et la mort.

Rechercher la cause de cet ordre éternel est le but de celui qui étudie la nature, et c’est dans la connaissance de cette cause que les êtres périssables trouvent leur félicité.

La simple connaissance historique des phénomènes naturels sans la constatation des causes n’a aucune valeur ; car elle ne nous délivre pas de la crainte et ne nous élève pas au-dessus de la superstition. Plus nous avons trouvé de causes de changements, plus nous ressentons le calme de la contemplation. On ne doit pas croire que ces études n’exercent aucune influence sur la félicité. Car la plus grande inquiétude, qui agite le cœur humain, provient de ce que nous regardons les choses terrestres comme des biens impérissables et propres à assurer notre félicité : voilà pourquoi nous tremblons devant tout changement qui vient contrarier nos espérances. Quiconque considère les vicissitudes des choses comme faisant nécessairement partie de leur essence, est évidemment exempt de cette frayeur.

D’autres craignent, d’après les anciens mythes, un avenir éternellement malheureux ; ou, s’ils sont trop sensés pour éprouver une pareille crainte, ils redoutent du moins, comme un mal, la privation de tout sentiment produite par la mort et se figurent que l’âme peut encore souffrir de cette insensibilité.

Mais la mort est pour nous une chose indifférente, par cela même qu’elle nous enlève tout sentiment. Tant que nous existons, la mort n’est pas encore là ; mais, quand la mort est là, nous n’y sommes plus. Or on ne peut craindre l’approche d’une chose qui en elle-même n’a rien d’effrayant. C’est assurément une folie encore plus grande de vanter une mort prématurée, que l’on est d’ailleurs toujours à même de se donner. Il n’y a plus de mal dans la vie pour celui qui s’est réellement convaineu que ne pas vivre n’est plus un mal.

Tout plaisir est un bien, toute douleur est un mal ; mais il ne s’ensuit pas qu’il faille poursuivre tout plaisir ni fuir toute souffrance. Les seules voluptés durables sont la paix de l’âme et l’absence de la douleur : elles constituent la fin réelle de l’existence.

Sur ce point, il y a une différence tranchée entre Épicure et Aristippe, qui mettait le plaisir dans le mouvement et regardait la jouissance du moment comme le but de chaque action. La vie orageuse d’Aristippe, comparée à la paisible existence d’Épicure dans son jardin, montre comment ce contraste passa de la théorie dans la pratique. La jeunesse turbulente et la vieillesse paisible de la nation et de la philosophie grecques semblent se refléter dans ces deux philosophes.

Bien qu’Épicure ait beaucoup appris d’Aristippe, il le combat en déclarant le plaisir intellectuel plus relevé et plus noble que le plaisir sensuel, car l’esprit trouve des émotions non-seulement dans le présent, mais encore dans le passé et dans l’avenir.

Épicure était conséquent avec lui-même, en disant qu’il fallait pratiquer les vertus pour le plaisir qu’elles donnent, comme on exerce la médecine pour rendre la santé ; mais il ajoutait que l’on pouvait tout séparer du plaisir excepté la vertu ; tout le reste, étant périssable, pouvait en être détaché. Dans cette question, la logique rapprochait Épicure de ses adversaires Zénon et Chrysippe, qui voyaient le bien dans la vertu seule. Toutefois, la différence des points de départ produisit les plus grandes divergences entre les systèmes.

Épicure fait dériver toutes les vertus de la sagesse, qui nous enseigne que l’on ne saurait être heureux sans être sage, généreux et juste, et que, réciproquement, on ne peut être sage, généreux et juste sans être réellement heureux. Épicure met la physique au service de la morale, et cette position subalterne où il la maintient devait avoir une influence funeste sur son explication de la nature. L’étude de la nature n’ayant d’autre but que de délivrer l’homme de toute crainte et de toute inquiétude, une fois ce but atteint, il n’y a plus de raison pour continuer les recherches. Or le but est atteint dès qu’on a démontré que les événements peuvent provenir de lois générales. Ici, la possibilité suffit ; car, si un fait peut résulter de causes naturelles, je n’ai plus besoin de recourir au surnaturel. On reconnaît là un principe que le rationalisme allemand du XVIIIe siècle applique plus d’une fois à l’explication des miracles.

Mais on oublie avec cela de demander si et comment nous pouvons démontrer les véritables causes des faits, et cette lacune entraîne de fâcheuses conséquences ; car le temps ne respecte que les explications qui sont enchaînées systématiquement et rattachées à un principe unique. Comme nous le verrons plus bas, Épicure avait un semblable principe : c’était l’idée audacieuse que, vu l’infinité des mondes, tout ce qui semble possible existe réellement dans l’univers, en un temps et en un lieu quelconques ; mais cette pensée générale n’a pas grand-chose à voir avec le but moral de la physique, qui doit pourtant être en rapport avec notre monde.

Ainsi, relativement à la lune, Épicure admettait qu’elle peut avoir une lumière propre, mais elle pouvait aussi l’emprunter au soleil. Quand la lune s’assombrit subitement, il est possible que sa lumière s’éteigne momentanément, mais il est aussi possible que la terre s’interposant entre le soleil et la lune produise l’éclipse par la projection de son ombre.

La dernière explication paraît avoir été sans doute celle de l’école épicurienne ; mais elle est amalgamée avec la première, de telle sorte que la réponse paraît indifférente. On a le choix entre les deux hypothèses : l’important est que l’explication reste naturelle.

Il fallait que l’explication, pour être naturelle, reposât sur des analogies avec d’autres faits connus ; car Épicure déclara que la véritable étude de la nature ne peut pas établir arbitrairement de nouvelles lois, mais doit se fonder partout sur les phénomènes soigneusement observés. Dès que l’on quitte le chemin de l’observation, on perd la trace de la nature et l’on est entraîné vers les chimères.

Du reste, la physique d’Épicure est presque absolument celle de Démocrite, mais elle nous est parvenue avec de plus nombreux détails. Les points essentiels se trouvent dans les aphorismes suivants : Rien ne vient de rien, sans quoi tout se ferait de tout. Tout ce qui existe est corps ; le vide seul est incorporel.

Parmi les corps, les uns résultent de combinaisons ; les autres sont les éléments de toute combinaison. Ces derniers sont indivisibles et absolument immuables.

L’univers est infini, par conséquent le nombre des corps doit aussi être infini.

Les atomes sont continuellement en mouvement : tantôt ils sont très éloignés les uns des autres ; tantôt ils se rapprochent et s’unissent. Il en est ainsi de toute éternité. Les atomes n’ont d’autres propriétés que la grandeur, la forme et la pesanteur.

Cette thèse, qui nie formellement l’existence d’états internes en opposition avec des mouvements et des combinaisons externes, constitue un des points caractéristiques du matérialisme en général. En admettant des états internes dans les choses, on fait de l’atome une monade, et l’on penche vers l’idéalisme ou le naturalisme panthéistique.

Les atomes sont plus petits que toute grandeur mesurable. Ils ont une grandeur, mais on ne peut la déterminer : elle échappe à toutes nos mesures.

Il est pareillement impossible de déterminer, vu sa brièveté, le temps que durent les mouvements des atomes dans le vide ; leurs mouvements s’y exécutent sans aucun obstacle. Les formes des atomes sont d’une inexprimable variété ; toutefois, le nombre des formes visibles n’est point illimité, sans quoi les formations possibles de corps dans l’univers ne pourraient être renfermées dans des limites déterminées, quelque reculées qu’on les supposât (58).

Dans un corps limité, la quantité et la diversité des atomes sont semblablement limitées ; la divisibilité ne va donc pas jusqu’à l’infini.

Dans le vide, il n’y a ni haut ni bas ; cependant il doit s’y produire des mouvements en sens opposés. Les directions de ces mouvements sont innombrables ; et il est permis de penser qu’il s’y opère des mouvements de bas en haut et de haut en bas.

L’âme est un corps subtil dispersé dans tout l’organisme corporel ; ce à quoi elle ressemble le plus, c’est à un souffle d’air chaud. — Ici, nous devons interrompre par une courte réflexion l’exposition des pensées d’Épicure.

Les matérialistes d’aujourd’hui rejetteraient avant toute autre hypothèse l’existence de cette âme composée d’une matière subtile. De pareilles idées n’existent plus guère que dans l’imagination des dualistes ; mais il en était tout autrement du temps d’Épicure, alors que l’on ne savait rien de l’activité du système nerveux ni des fonctions du cerveau. L’âme matérielle de ce philosophe est une partie intégrante de la vie du corps, un organe et non un être hétérogène, indépendant par lui-même et survivant au corps. Voilà ce qui ressort nettement des développements qui suivent :

Le corps enveloppe l’âme et lui transmet la sensation, qu’il ressent par elle et avec elle, mais incomplètement ; il perd cette sensation quand l’âme est distraite. Si le corps se dissout, l’âme se dissout forcément avec lui.

La naissance des images dans l’esprit provient d’un rayonnement continuel de fines molécules qui partent de la surface des corps. De la sorte, des images réelles des objets pénètrent matériellement en nous.

L’audition aussi est le résultat d’un courant qui part des corps sonores. Dès que le bruit prend naissance, le son se forme au moyen de certaines ondulations qui produisent un courant aériforme.

Les hypothèses, auxquelles l’absence de toute expérience véritable donne nécessairement un caractère très-enfantin, nous intéressent moins que celles qui sont indépendantes des connaissances positives proprement dites. Ainsi Epicure essaya de ramener aux lois de la nature l’origine des langues et du savoir.

Les dénominations des objets, affirmait-il, n’ont pas été produites systématiquement, mais elles se sont formées il mesure que les hommes proféraient des sons particuliers, qui variaient suivant la nature des choses. Une convention confirma l’emploi de ces sons ; et ainsi se développèrent les langues diverses. De nouveaux objets donnèrent naissance à de nouveaux sons, que l’usage répandit et rendit intelligibles.

La nature a instruit l’homme de bien des manières et l’a mis dans la nécessité d’agir.

Les objets rapprochés de nous font naître spontanément la réflexion et la recherche, plus ou moins vite selon les individus ; et c’est ainsi que le développement des idées se poursuit à l’infini à travers des périodes indéterminées.

La logique fut la science qu’Épicure développa le moins ; mais il le fit à dessein et pour des motifs qui honorent grandement son intelligence et son caractère. Quand on se rappelle que la plupart des philosophes grecs cherchaient è briller par des thèses paradoxales, par les subtilités de la dialectique, et qu’ils embrouillaient les questions au lieu de les éclaircir, on ne peut que louer le bon sens d’Épicure d’avoir rejeté la dialectique comme inutile et même comme nuisible. Aussi n’employait-il pas de terminologie technique, aux expressions étranges ; mais il expliquait tout dans la langue usuelle. À l’orateur, il ne demandait que la clarté. Néanmoins, il essaya d’établir un critérium de la vérité.

Ici encore, nous rencontrons un point sur lequel Épicure est communément mal compris et injustement apprécié, même de nos jours. L’extrême simplicité de sa logique est universellement reconnue, mais on la traite avec un dédain qu’elle ne mérite pas au fond. Cette logique est, en effet, strictement sensualiste et empirique ; c’est sous ce point de vue qu’elle veut être jugée : et l’on trouverait que ses principes essentiels, autant qu’on peut les saisir d’après les renseignements mutilés ou dénaturés que nous possédons, sont non-seulement clairs et rigoureux, mais encore inattaquables, jusqu’au point où tout empirisme exclusif cesse d’être vrai.

La base finale de toute connaissance est la perception sensible qui est toujours vraie en soi ; l’erreur ne peut naître que par la relation établie entre la perception et l’objet qui la produit. Quand un fou voit un dragon, sa perception, comme telle, ne le trompe pas. Il perçoit l’image d’un dragon ; à cette perception ni la raison, ni les règles de la pensée, ne peuvent rien changer. Mais s’il croit que ce dragon va le dévorer, il se trompe. L’erreur gît ici dans la relation entre la perception et l’objet. C’est, en termes généraux, la même erreur que commet le savant qui interprète mal un phénomène parfaitement observé dans le ciel. La perception est vraie ; la relation avec la cause hypothétique est fausse.

Aristote enseigne sans doute que le vrai et le faux n’apparaissent que dans la réunion du sujet et de l’attribut, savoir dans le jugement. Le mot « chimère » n’est ni vrai ni faux ; mais si quelqu’un dit : la chimère existe ou elle n’existe pas, chacune de ces deux propositions est vraie ou fausse.

Uehervveg prétend (58 bis) qu’Épicure a confondu la vérité avec la réalité psychologique. Mais, pour pouvoir affirmer cela, il faut qu’il définisse la « vérité › comme la « concordance de l’image psychologique avec un objet en soi » ; cette définition, conforme à la logique d’Ueberweg, n’est ni généralement admise ni nécessaire.

Écartons les pures querelles de mots ! Quand le fou d’Épicure se dit : cette image me représente un dragon, Aristote n’a plus d’objection à faire contre la vérité de ce jugement. Que le fou puisse penser en réalité autrement (pas toujours), cela ne rentre pas dans notre sujet.

Cette réflexion devrait aussi suffire contre Ueberweg, car il n’y a certainement rien qui existe « en soi » dans toute l’acception du mot, aussi réellement que nos idées, d’où tout le reste est déduit. Mais Ueberweg comprend la chose autrement ; ici encore il faut donc répondre différemment au malentendu qui n’existe que dans les mots. Ueberweg ne peut pas appeler la perception d’Épicure « vraie », mais il doit l’appeler « certaine », parce qu’elle est une donnée simple, incontestable, immédiate.

Et maintenant on se demande : cette certitude immédiate des perceptions isolées, individuelles, concrètes, est-elle, oui ou non, le fondement de toute « vérité », même quand on conçoit la vérité à la façon d’Ueberweg ? L’empirisme dira : oui ; l’idéalisme (de Platon, peut-être pas celui de Berkeley), dira : non. Nous reviendrons sur la profondeur de cette opposition. Qu’il nous suffise ici d’éclaircir complètement et par conséquent de justifier les pensées d’Épicure.

D’abord, le point de vue d’Épicure est le même que celui de Protagoras ; aussi commence-t-on par se méprendre quand on croit pouvoir le réfuter en posant cette conclusion : Épicure doit donc admettre comme Protagoras que les assertions contraires sont également vraies. Épicure répond : elles sont vraies, chacune pour son objet. Quant aux assertions contraires, relatives au même objet, elles ne s’y rapportent que de nom. Les objets sont différents ; ils ne sont pas les « choses en soi », mais les images de ces choses. Ces images sont le seul point de départ de la pensée. Les « choses en soi » ne forment pas même le premier degré, mais seulement le troisième, dans le processus de la connaissance (59).

Épicure dépasse Protagoras dans la voie sûre de l’empirisme, car il reconnaît la formation d’images, de souvenirs, qui naissent de la perception répétée, et qui, comparées à la perception isolée, ont déjà le caractère d’une idée générale. Cette idée générale ou regardée comme telle, par exemple l’idée d’un cheval, après qu’on en a vu plusieurs, est moins sure que l’idée primitive et unique, mais elle peut cependant, à cause de son caractère de généralité, jouer un plus grand rôle dans la pensée.

L’idée générale joue, en effet, le rôle d’intermédiaire pour passer des sensations aux causes, c’est-à-dire pour étudier l’objet en soi. C’est cette étude qui constitue seule la science ; qu’est-ce, en effet, que toute Fatomistique, sinon une théorie de la chose en soi, laquelle est prise comme base des phénomènes. Néanmoins le critérium de la vérité de toutes les propositions générales est toujours leur contrôle par la perception, fondement de toute connaissance. Les propositions générales ne sont donc nullement plus sûres ou plus vraies que les autres. Elles sont avant tout et exclusivement des « opinions », qui se développent d’elles-mêmes par les relations de l’homme avec les choses.

Ces opinions sont vraies, quand elles sont confirmées par les perceptions. Les empiriques de notre époque exigent la confirmation de la théorie par les « faits ». Quant à l’existence même d’un fait, la perception seule l’atteste. Si le logicien objecte : ce n’est pas la perception, mais le contrôle méthodique de la perception qui nous apprend en définitive l’existence d’un fait, on peut répondre qu’en dernière analyse le contrôle méthodique lui-même ne peut s’exercer que sur des perceptions et sur la manière de les interpréter. La perception reste donc le fait élémentaire ; et Pantagonisme des points de vue se, montre dans la question de savoir si la méthode de vérification a un caractère purement empirique ou si elle s’appuie spécialement sur des principes reconnus comme nécessaires préalablement à toute expérience. Nous n’avons pas à régler ici ce différend. Il nous suffit d’avoir montré que, même sous le rapport de la logique, séduit par une tradition hostile, a accusé d’être superficiel et absurde, alors qu’a son point de vue il procède au moins aussi logiquement, par exemple, que Descartes. Ce dernier aussi rejette toute la logique traditionnelle, et la remplace par quelques règles simples qui doivent présider aux recherches scientifiques.

Épicure fut l’écrivain le plus fécond de l’antiquité ; le stoïcien Chrysippe seul voulut le surpasser et le surpassa en effet. Mais, tandis que les écrits de Chrysippe regorgeaient de citations et de passages empruntés, Épicure ne citait jamais et puisait toujours dans son propre fonds.

Incontestablement dans ce dédain de toute citation se manifeste le radicalisme qui s’unit souvent il des opinions matérialistes : on sacrifie l’histoire des opinions a l’histoire de la nature. Résumons ces trois points : Épicure était autodidacte ; il ne s’attacha à aucune des écoles dominantes ; il détestait la dialectique et n’employait que les termes de la langue usuelle ; enfin il ne citait jamais et il se bornait à ignorer l’existence de ceux qui pensaient autrement que lui ; cette dernière circonstance nous expliquera sans peine pourquoi tant de philosophes de profession lui vouèrent une haine implacable. L’accusation de frivolité découle de la même source : car, encore aujourd’hui, rien n’est plus commun que la manie de chercher la solidité d’un système dans des phrases inintelligibles reliées entre elles par une apparence de logique. Si nos matérialistes actuels vont trop loin en combattant la terminologie philosophique, en rejetant trop souvent comme peu claires des expressions qui ont un sens très-précis et ne sont obscures que pour les seuls commençants, c’est parce qu’ils négligent les termes devenus historiques et dont la signification est parfaite nient déterminée. Sans être en droit d’adresser à Épicure un reproche semblable, nous devons le blâmer d’avoir, lui aussi, négligé l’histoire. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, Aristote est le philosophe qui diffère le plus des matérialistes.

On doit remarquer que la philosophie grecque finit avec Épicure et son école, si l’on ne s’attache qu’à des systèmes vigoureux, complets et fondés sur des bases purement intellectuelles et morales. Les développements ultérieurs du génie grec appartiennent aux sciences positives, tandis que la philosophie spéculative dégénère complètement dans le néo platonisme.

Au moment où Épicure, entouré de ses élèves, terminait paisiblement dans Athènes sa longue existence, la ville d’Alexandrie Alexandrie était déjà devenue le théâtre d’un nouvel essor de l’activité intellectuelle des Hellènes.

Il n’y a pas encore bien longtemps que l’on se plaisait à désigner par esprit alexandrin toute érudition ennemie des faits et tout pédantisme qui trafique de la science. Même ceux qui rendent justice aux recherches de l’école d’Alexandrie, pensent généralement, encore au jourd’hui, qu’il avait fallu le naufrage complet d’une nationalité vivace pour faire accorder une aussi large place aux satisfactions purement théoriques du besoin de connaître.

Contrairement à ces opinions, notre sujet veut que nous signalions l’esprit créateur, l’étincelle vivante, l’effort grandiose, l’audace et la solidité tout à la fois dans la poursuite du but comme dans le choix des moyens, que nous découvrons avec plus d’attention dans le monde savant d’Alexandrie.

Si en effet la philosophie grecque, qui avait débuté par le matérialisme, vint aboutir finalement, après une courte et brillante carrière, à travers toutes les transformations imaginables, à des systèmes matérialistes et à des modifications matérialistes apportées aux autres systèmes, on a le droit de se demander quel fut le résultat définitif de tout ce mouvement d’idées.

On peut chercher ce résultat final en se plaçant à différents points de vue. Dans le monde philosophique, on a parfois accueilli avec faveur la comparaison, qui assimile la marche de la philosophie à celle d’une journée, partant de la nuit et passant par le matin, le midi et le soir pour revenir à la nuit. D’après cette comparaison les physiciens-philosophes de l’école ionienne d’abord et les épicuriens ensuite se seraient trouvés dans la nuit.

Mais on ne doit pas oublier qu’Épicure, le dernier représentant de la philosophie grecque, par son retour aux conceptions les plus simples, ne la ramena pas à la poésie enfantine, qui caractérise les origines de la nation hellénique ; bien au contraire, la doctrine d’Épicure forme la transition naturelle à la période des recherches les plus fécondes sur le terrain des sciences positives.

Les historiens se complaisent à rappeler que le prompt et rapide développement de la philosophie grecque produisit une scission irrémédiable entre l’élite des penseurs et le peuple livré à des fictions naïves : cette scission aurait amené, selon eux, la ruine de la nation. Tout en acceptant cette dernière conséquence, on peut tenir pour certain que la ruine d’une seule nation n’entrave pas la marche de l’humanité ; bien plus, cette nation, au moment de disparaître, transmet au monde les fruits mûrs et parfaitement développés de son activité comme fait la plante qui se flétrit en laissant tomber sa semence. Si l’on voit plus tard ces résultats devenir le germe de progrès nouveaux et imprévus, on sera amené à considérer avec plus d’impartialité la marche de la philosophie phie et de la recherche scientifique, en se plaçant au point de vue plus élevé de l’histoire de la civilisation. Or on démontrerait aisément que les brillantes découvertes de notre époque dans les sciences physiques remontent sur tous les points, en ce qui concerne leur origine, aux traditions de l’école d’Alexandrie.

Le monde entier connaît les bibliothèques et les écoles d’Alexandrie, la munificence des Ptolémées, l’ardeur des professeurs et des élèves. Mais ce n’est pas la qu’il faut chercher l’importance historique d’Alexandrie : elle est bien plutôt dans le principe vital de toute science, la méthode, qui se montra la pour la première fois si parfaite, qu’elle influa sur toute la suite des temps. Ce progrès dans la méthode ne fut pas réalisé exclusivement dans telle ou telle science, ni même dans la seule ville d’Alexandrie ; il se manifeste plutôt comme caractère commun aux recherches helléniques, lorsque la philosophie spéculative eut dit son dernier mot. La grammaire, dont les sophistes avaient jeté les fondements, rencontra chez les Alexandrins Aristarque de Samothrace, le modèle des critiques, un homme que notre philologie contemporaine elle-même a consulté avec profit.

Dans l’histoire, Polybe commença à mettre en évidence l’enchaînement des causes et des effets. Le grand Scaliger chercha, dans les temps modernes, à renouer les études chronologiques à celles de Manéthon.

Euclide créa la méthode géométrique et ses Éléments servent encore aujourd’hui de base à cette science.

Archimède trouva dans la théorie du levier le fondement de toute la statique : de son époque à celle de Galilée, la mécanique ne fit plus de progrès.

L’astronomie, restée stationnaire depuis Thalès et Anaximandre, brille d’un éclat particulier parmi les sciences de la période alexandrine. Whewell loue avec raison « l’époque inductive d’Hipparque », car la méthode inductive fut en réalité maniée par Hipparque, pour la première fois, dans toute la solidité et l’originalité qui la caractérisent. Or la force probante de la méthode inductive repose précisément sur l’hypothèse de la régularité et de la nécessité de la marche de l’univers, que Démocrite avait le premier formulée. On comprend après cela la puissante influence de l’astronomie à l’époque des Copernic et des Kepler, les véritables rénovateurs de cette méthode, dont Bacon donna l’exposé.

Le complément nécessaire de la méthode inductive, le deuxième point d’appui des sciences modernes, est, comme on le sait, l’expérimentation. Celle-ci naquit pareillement à Alexandrie, dans les écoles de médecine.

Hérophile et Érasistrate firent de l’anatomie la base des connaissances médicales ; il paraît même qu’on pratiquait des vivisections. Alors s’éleva une école influente qui adopta pour principe l’empirisme, dans la meilleure acception du mot, et trouva dans de grands progrès la juste récompense de ses efforts. Si nous résumons tous les éléments de cette splendeur scientifique, les travaux de l’école d’Alexandrie devront nous pénétrer de respect. Ce n’est pas le manque de vitalité, mais la marche des événements qui mit un terme à cet admirable essor intellectuel ; et l’on peut dire que la renaissance des sciences fut en quelque sorte la résurrection de l’école d’Alexandrie.

On ne doit pas déprécier les résultats des recherches positives faites dans l’antiquité. Sans parler ici de la grammaire, de la logique, de l’histoire et de la philologie, dont nul ne contestera la grande et durable valeur, nous voulons montrer plutôt que, précisément dans les sciences où les temps modernes ont apporté des perfectionnements si remarquables, les résultats acquis par les savants de la Grèce ont été d’une haute importance.

Quiconque se rappelle le monde homérique avec ses prodiges incessants, le cercle étroit de ses connaissances géographiques, ses idées naïves sur le ciel et les astres, devra reconnaître que le peuple grec, généralement si bien doué, avait commencé sa conception du monde par les éléments les plus enfantins. Il n’avait recueilli de la science des Indiens et des Égyptiens que des fragments épars qui, sans sa propre collaboration, n’auraient jamais pu acquérir un développement notable. La carte défectueuse du petit nombre de contrées qui entourent la Méditerranée, contrées que Platon reconnaissait déjà comme ne pouvant former qu’une faible portion du globe ; les fables sur les Ilvperboréens et les peuples de l’extrême Occident vivant au delà rles lieux ou se couchait le soleil ; les contes relatifs et Scylla et à Charybde, tout cela nous prouve que la science et le mythe différaient à peine dans la pensée des Grecs d’alors. Les événements répondent à un pareil théâtre : les dieux interviennent dans chaque phénomène de la nature. Ces êtres, pour lesquels le sens esthétique du peuple créa de si magnifiques types de vigueur et de grâce humaine, étaient partout et nulle part ; leur action dispensait de rechercher la corrélation des causes et des effets. En principe, les dieux ne sont pas tout-puissants, mais on ne connaît pas les limites de leur pouvoir. Tout est possible, et l’on ne peut rien calculer à l’avance. L’argument per absurdum des matérialistes grecs, « alors tout pourrait provenir de tout », est sans effet dans ce monde ; tout provient en effet de tout, car pas une feuille ne peut s’agiter, pas une brume s’élever, aucun rayon de lumière briller, à plus forte raison n’y a-t-il ni éclair ni tonnerre, sans l’intervention d’une divinité. Dans ce monde fantastique, il n’existe pas même un commencement de science.

Chez les Romains, c’était, pis encore, s’il est possible ; d’ailleurs ils avaient reçu des Grecs leur première impulsion scientifique. Toutefois l’étude du vol des oiseaux et surtout des phénomènes de la foudre fit connaître quantité de faits positifs concernant les sciences de la nature. Ainsi la civilisation gréco-romaine ne trouva, à son début, que les premiers éléments insignifiants de l’astronomie et de la météorologie ; pas de trace de physique et de physiologie ; quant à la chimie, on n’en eut pas même le pressentiment. Ce qui se passait était ou quotidien, ou accidentel, ou merveilleux ; mais la science n’y avait que faire. En un mot, on était dépourvu du premier instrument nécessaire à l’étude de la nature : l’hypothèse.

Au terme de la courte et brillante carrière parcourue par la civilisation ancienne, tout est changé. Le principe, en vertu duquel les phénomènes naturels ont leurs lois et peuvent être étudiés, est mis hors de doute. Les voies de la recherche scientifique sont frayées et régularisées. La science positive de la nature, dirigée vers l’étude scrupuleuse des faits isolés et le classement lumineux des résultats acquis par cette étude, s’est déjà complètement séparée de la philosophie spéculative de la nature, qui s’efforce de descendre jusqu’aux causes dernières des choses, en dépassant les limites de l’expérience. L’étude de la nature a trouvé une méthode précise. L’observation volontaire remplace l’observation fortuite ; des appareils aident à préciser l’observation et à en conserver les résultats : bref, on expérimente.

Les sciences exactes, en enrichissant et en perfectionnant les mathématiques, avaient acquis l’instrument qui permit aux Grecs, aux Arabes, et aux peuples germano-romains, d’atteindre degré par degré, les résultats les plus grandioses, soit pratiques soit théoriques. Platon et Pythagore inspirèrent à leurs disciples le goût des mathématiques. Après plus de deux mille ans, les livres d’Euclide forment encore, même dans la patrie de Newton, la base de l’enseignement des mathématiques ; et l’antique méthode synthétique a célébré son dernier et plus grand triomphe dans les Principes mathématiques de philosophie naturelle.

L’astronomie aidée par des hypothèses subtiles et compliquées sur le mouvement des corps célestes, obtint des résultats auxquels n’avaient pu atteindre les plus anciens observateurs des astres, les Indiens, les Babyloniens et les Égyptiens. Une évaluation presque exacte de la position des planètes, l’explication des éclipses lunaires et solaires, le catalogue précis et le groupement des étoiles fixes, ce ne sont pas encore là tous les résultats obtenus par les astronomes grecs. L’idée fondamentale du système de Copernic : à savoir que le soleil est placé au centre de l’univers, se trouve même chez Aristarque de Samos ; et cette idée fut très-probablement connue de Copernic.

Si l’on examine la mappemonde de Ptolémée, on trouvera bien encore la fabuleuse contrée du Midi, qui relie l’Afrique à l’Inde et fait de l’océan Indien une deuxième Méditerranée, plus grande que la première. Toutefois Ptolémée ne donne cette contrée qu’hypothétiquement. Mais quelle clarté déjà dans les parties de la mappemonde qui représentent l’Europe et les régions de l’Asie et de l’Afrique les plus rapprochées de l’Europe ! Depuis longtemps, on s’accordait à donner à la terre une forme sphérique. La détermination méthodique des lieux à l’aide des degrés de longitude et de latitude devint un cadre précieux dans lequel trouvèrent place les faits acquis et toutes les nouvelles découvertes. La circonférence de la terre fut même calculée d’après une ingénieuse observation des astres. Il y eut sans doute une erreur dans ce calcul, mais cette erreur contribua à faire découvrir l’Amérique, car c’est en s’appuyant sur Ptolémée, et dans l’espoir de parvenir aux Indes orientales, que Christophe Colomb se dirigea vers l’ouest.

Longtemps avant Ptolémée, les recherches d’Aristote et de ses devanciers avaient fourni quantité de renseignements sur la zoologie et la botanique des contrées éloignées ou rapprochées de la Grèce. Des descriptions exactes, l’étude anatomique de l’intérieur des corps organisés préparèrent les considérations générales sur les formes qui, depuis la plus humble jusqu’à la plus élevée, furent regardées comme une suite de preuves de l’existence de forces créatrices, dont le chef-d’œuvre était l’homme. Bien que l’erreur se mêlât souvent à la vérité, on n’en avait pas moins conquis une base très-précieuse pour la période de temps que devait durer la passion des recherches scientifiques. Les conquêtes d’Alexandre dans l’Orient, en enrichissant les sciences et en suscitant la comparaison, ouvriront de nouveaux horizons intellectuels. L’école d’Alexandrie augmenta le nombre et fit le triage de ces matériaux. Aussi, lorsque Pline l’Ancien s’efforça de décrire la nature et la civilisation dans son ouvrage encyclopédique, on possédait déjà une connaissance plus approfondie qu’auparavant des rapports de l’homme avec l’univers. Chez ce savant infatigable, qui termine son grand ouvrage par une invocation à la nature, mère universelle, et qui expira en étudiant l’éruption d’un volcan, l’idée de l’influence de la nature sur la vie de la pensée chez l’homme fut une conception féconde et un stimulant puissant at des recherches incessantes.

En physique, les anciens connaissaient, à l’aide d’expériences, les éléments de l’acoustique, de l’optique, de la statique, de la théorie des gaz et des vapeurs. Les savants grecs entrèrent dans la grande voie des découvertes, depuis les pythagoriciens qui étudièrent l’élévation on l’abaissement de la tonalité dans ses rapports avec la masse des corps sonores, jusqu’à Ptolémée qui fit des expériences sur la réfraction de la lumière. Les puissantes constructions, les machines de guerre et les travaux en terre des Romains étaient conçus suivant une théorie scientifique et exécutés avec autant de facilité et de promptitude que possible, tandis que les monuments plus gigantesques des Orientaux n’avaient été que l’œuvre du temps et de foules condamnées au travail par le despotisme des souverains.

La science médicale, dont le représentant le plus illustre fut Galien de Pergame, avait commencé à traiter la question la plus délicate de la physiologie, le fonctionnement des nerfs. Le cerveau, considéré d’abord comme une masse inerte dont on n’entrevoyait pas plus l’utilité que les physiologistes modernes n’entrevoient celle de la rate, était devenu, aux yeux des médecins, le iége de l’âme et des sensations. Sœmmering trouva encore, au XVIIIe siècle, la théorie du cerveau presque au même point où Galien l’avait laissée. Dans l’antiquité, on connaissait l’importance de la moelle épinière ; des milliers d’années avant Ch. Bell, on savait distinguer les nerfs propres à la sensation des nerfs propres au mouvement, et Galien, au grand étonnement de ses contemporains, guérissait la paralysie des doigts en agissant sur les parties de la moelle épinière d’où partent les nerfs qui aboutissent aux doigts. Il ne faut donc pas être surpris si déjà Galien considère même les idées comme résultant des divers états du corps.

Après avoir vu ainsi se former un ensemble de connaissances diverses qui pénètrent profondément dans les secrets de la nature et présupposent en principe l’idée que tout ce qui arrive dépend de lois générales, nous devons nous demander dans quelle mesure le matérialisme a contribué à faire acquérir ces connaissances et ces conceptions.

Tout d’abord un fait étrange se présente à nous. Excepté Démocrite, c’est à peine si un seul des grands inventeurs et des investigateurs de la nature appartient expressément à l’école matérialiste ; nous trouvons, au contraire, parmi les noms les plus illustres, un grand nombre d’hommes qui, très-opposés au matérialisme, professaient le culte de l’idéal, de la forme, ou étaient surtout des enthousiastes.

En premier lieu, occupons-nous des mathématiques. Platon le père de ces rêveries qui, dans le cours de l’histoire, nous apparaissent tantôt séduisantes et profondes, tantôt propres à troubler les esprits et à les pousser au fanatisme, est en même temps le père intellectuel d’une série de chercheurs qui portèrent la plus lucide et la plus logique de toutes les sciences, la mathématique, au point le plus élevé qu’elle devait atteindre dans l’antiquité. Les mathématiciens d’Alexandrie étaient presque tous platoniciens, et, lorsque commença la dégénération du néoplatonisme, lorsque la grande révolution religieuse, qui se préparait, vint agiter et troubler la philosophie, l’école d’Alexandrie produisit encore de grands mathématiciens. Théon et sa noble fille Hypatie, martyrisée par la populace chrétienne, représentent ce progrès scientifique. Pythagore avait imprimé une direction analogue à son école qui posséda dans Archytas un mathématicien éminent. C’est à peine si l’épicurien Polyen mérite d’être rangé à côté d’eux. Aristarque de Samos, le précurseur de Copernic, se rattachait aussi à d’anciennes traditions pythagoriciennes ; le grand Hipparque, qui découvrit la précession des équinoxes, croyait à l’origine divine des âmes humaines ; Ératosthène faisait partie de la moyenne Académie qui, avec ses éléments de scepticisme, décomposa le platonisme. Pline, Ptolémée, Galien, sans se rattacher rigoureusement à aucun système, professaient des principes panthéistiques et peut-être, s’ils eussent vécu il y a deux cents ans, les aurait-on, comme athées et naturalistes, rangés parmi les partisans déclarés du matérialisme. Mais Pline n’avait les opinions d’aucune école philosophique, bien que dans ses écrits il fût en flagrante opposition avec le idée populaires et qu’il penchât vers le stoïcisme. Ptolémée, préoccupé d’astrologie, rattachait sa conception du monde aux idées d’Aristote plus qu’à celles d’Épicure. Galien, le plus philosophe des trois, était un éclectique, versé dans les systèmes les plus divers ; mais le système d’Épicure était celui qui lui plaisait le moins. C’est seulement dans sa théorie de la connaissance qu’il admettait le principe épicurien de la certitude immédiate des sensations ; il complétait cette théorie par l’affirmation de vérités intellectuelles, immédiates et antérieures à toute expérience (60).

On voit aisément que la faible participation du matérialisme aux conquêtes de la science positive n’est pas accidentelle ; il ne faut pas non plus l’attribuer au caractère quiétiste et contemplatif de l’épicuréisme. Reconnaissons que la tendance idéaliste chez les maîtres de la science est associée étroitement à leurs découvertes et à leurs inventions.

Ne laissons pas échapper ici l’occasion d’approfondir une grande vérité : ce qui est objectivement exact et rationnel n’est pas toujours ce qui fait faire le plus de progrès à la science, ni même ce qui fournit à l’homme la plus grande quantité de notions d’une exactitude objective. De même qu’un corps, dans sa chute, arrive plus vite au but par la brachystochrone que par le plan incliné, de même l’ensemble de l’organisation humaine fait que souvent la voie indirecte de l’imagination conduit plus promptement à la conception de la vérité nue que les efforts’d’un esprit calme qui travaille à déchirer les voiles multiples dont elle est enveloppée.

Il n’est pas douteux que l’atomistique des anciens, sans posséder la vérité absolue, se rapprocha de l’essence des choses, autant que nous pouvons la concevoir scientifiquement, beaucoup plus que la théorie pythagoricienne des nombres et l’idéologie de Platon ; elle fut, en tout cas, un pas bien plus direct et plus accentué vers la science des phénomènes naturels que les théories profondes mais incertaines, qui sont sorties presque en entier des rêveries d’un individu. Cependant, on ne peut séparer l’idéologie platonicienne de cet amour infini de l’homme pour les formes pures, dans lesquelles se découvre l’idée mathématique de toutes les formes lorsqu’on en a éliminé l’accident et l’imperfection. Il en est de même de la théorie pythagoricienne des nombres. L’amour intime de tout ce qui est harmonique, le besoin d’approfondir les rapports purement numériques de la musique et des mathématiques, firent naître dans l’âme individuelle la pensée créatrice. Ainsi depuis le jour où Platon fit placer au frontispice de son école l’inscription Μηδεὶς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω (que nul, s’il n’est géomètre, n’entre ici), jusqu’à la fin de la civilisation antique, l’histoire des inventions et des découvertes justifie constamment cette vérité que la tendance de l’esprit vers le suprasensible aida puissamment à faire trouver, par la voie de l’abstraction, les lois du monde des phénomènes sensibles.

Mais où sont donc les mérites du matérialisme ? Faudrait-il par hasard accorder aux rêveries de l’imagination la supériorité aussi bien sur le terrain des sciences exactes que sur celui de l’art, de la poésie et de la vie intellectuelle ? Évidemment non. La question présente une autre face que l’on trouve en étudiant l’action indirecte du matérialisme et ses rapports avec la méthode scientifique.

Quand nous attribuons à l’élan subjectif, au pressentiment individuel de certaines causes finales, une grande influence sur la direction et l’énergie du mouvement de l’esprit vers la vérité, nous ne devons pas oublier un seul instant que ce sont précisément les caprices de l’imagination, le point de vue mythologique qui ont entravé si longtemps et si puissamment le développement de la science et l’entravent encore aujourd’hui de tant de côtés. Dès que l’homme, libre de préjugés, commences examiner, avec netteté et précision, les faits particuliers, dès qu’il relie les résultats de ses observations à une théorie simple et solide, quoique parfois erronée, les progrès futurs de la science sont assurés. Ce procédé peut aisément se distinguer du procédé propre à l’imagination dans la découverte de certaines causes finales. Si ce dernier, comme nous l’avons indiqué, possède dans les circonstances favorables une haute valeur subjective, fondée sur ce qu’il facilite le jeu réciproque des facultés intellectuelles, on peut dire en revanche que le commencement de l’examen clair et méthodique des choses est, pour ainsi dire, le seul vrai commencement de la connaissance des choses. Cette méthode doit sa valeur à sa portée objective. Les choses exigent, en quelque sorte, qu’on les traite de cette façon, et la nature ne répond qu’à des questions bien formulées. Nous pouvons renvoyer ici aux origines de l’esprit scientifique chez les Grecs, c’est-à-dire au système de Démocrite et à l’action lumineuse qu’il a exercée autour de lui. Cette lumière éclaira la nation entière ; elle brilla de tout son éclat dans cette conception la plus simple, la plus sensée, que notre intelligence puisse se faire du monde matériel et qui résout l’univers, multicolore et changeant, en molécules inaltérables, mais mobiles. Bien que cette doctrine, d’ailleurs intimement liée au matérialisme d’Épicure, n’ait acquis sa complète importance que dans les temps modernes, elle n’en a pas moins exercé une grande influence dans l’antiquité, comme le premier modèle d’une théorie parfaitement nette de tous les changements. Platon lui-même a morcelé sa matière non « existante », mais cependant indispensable pour la construction de l’univers, en corpuscules élémentaires et mobiles ; et Aristote, qui se refuse obstinément admettre l’existence du vide, qui érige en dogme la continuité de la matière, part, tant bien que mal, de ce point de vue si scabreux, pour rivaliser de clarté avec Démocrite, dans la théorie du changement et du mouvement.

Sans doute notre atomistique actuelle est en rapport beaucoup plus direct avec les sciences positives, depuis les progrès de la chimie, la théorie des vibrations et l’explication mathématique des forces qui agissent dans les plus petites molécules ; mais les relations de tous les phénomènes de la nature généralement si énigmatiques, de la naissance, de la décroissance, de la disparition apparente et de la réapparition inexpliquée des diverses matières, les relations des choses, en un mot, à un principe unique, absolu, à une conception fondamentale, palpable, pour ainsi dire, furent l’œuf de Colomb pour la science de la nature dans l’antiquité. L’intervention fantastique des dieux et des génies s’évanouit, comme par un coup de baguette merveilleuse ; et, quoi que pussent penser les natures méditatives relative mentaux choses cachées derrière le monde des phénomènes, le monde sensible restait dégagé de tout nuage aux yeux des savants ; même les véritables élèves de Platon et de Pythagore expérimentaient ou méditaient sur les phénomènes de la nature, sans confondre le monde des idées et des nombres mystiques avec ce qui se manifestait immédiatement à leurs regards. Cette confusion, dans laquelle sont tombés si lourdement quelques-uns des philosophes-naturalistes de l’Allemagne moderne, ne se produisit dans l’antiquité classique qu’au moment de la décadence, alors que les néo platoniciens et les néo pythagoriciens s’abandonnèrent à toutes leurs rêveries. La santé morale de la pensée, qu’entretenait l’action d’un sobre matérialisme, écarta longtemps les idéalistes grecs de ces voies funestes. Ainsi, sous un certain rapport, la philosophie hellénique conserva une teinte matérialiste depuis ses débuts jusqu’à l’époque où elle tomba en pleine décadence. On expliquait, de préférence, les phénomènes du monde des sens à l’aide de la perception externe ou du moins et l’aide de ce que l’on se figurait comme accessible à nos sens.

Quelle que soit l’opinion que l’on puisse formuler sur l’ensemble du système d’Épicure, il est certain que les physiciens de l’antiquité ont mis à profit plutôt les principes matérialistes qu’il contenait que ce système lui-même. De toutes les écoles philosophiques de l’antiquité, l’école épicurienne resta la plus solidement unie et la moins variable. On vit rarement un épicurien passer à d’autres systèmes ; on vit rarement aussi, même chez les disciples les plus éloignés du maître par le temps, se produire la tentative de modifier ses doctrines. Cet exclusivisme si tenace prouve que, dans l’école épicurienne, le côté moral du système l’emportait de beaucoup sur le côté physique. Lorsque Gassendi, au XVIIe siècle, remit en lumière le système d’Épicure et l’opposa à celui d’Aristote, il s’efforça de faire prévaloir la morale d’Épicure autant que le permettait la prédominance du christianisme, et l’on ne peut nier que cette morale ait fourni un élément énergique au développement de l’esprit moderne. Toutefois le point le plus important fut de débarrasser immédiatement des chaînes du système la pensée fondamentale de Démocrite. Modifiée sur bien des points par des hommes comme Descartes, Newton et Boyle, la théorie des corpuscules élémentaires produisant, par leur mouvement, tous les phénomènes, devint la base de la connaissance de la nature chez les modernes. Mais l’ouvrage qui, dès la renaissance des sciences, donna au système d’Épicure une puissante influence sur la pensée des peuples modernes, est le poème didactique du romain Lucretius Carus, auquel nous consacrerons un chapitre spécial à cause de son importance historique ; ce poème nous permettra en même temps d’approfondir les points les plus importants de la doctrine épicurienne.



55. Comme le matérialisme anthropologique était le plus familier aux Grecs, nous voyons que la théorie d’Aristote sur l’esprit séparable, divin et cependant individuel de l’homme fut vivement contestée par ses successeurs, dans l’antiquité. Aristoxène le musicien comparait les rapports de l’âme au corps avec ceux de l’harmonie aux cordes des instruments de musique qui la produisent. Dicéarque admettait, au lieu de l’âme individuelle, une force générale de vie et de sentiment, qui ne s’individualise que passagèrement dans des formes corporelles[1]. Un des principaux commentateurs d’Aristote, de l’époque des empereurs, Alexandre d’Aphrodise, ne regardait pas l’esprit séparable du corps, le νοῦς ποιητικός, comme une portion de l’homme, mais seulement comme l’être divin. C’est cet être divin qui développe l’esprit naturel, inséparable du corps et par l’influence duquel l’homme pense et devient capable de science[2]. Parmi les commentateurs arabes, Averroès prit dans un sens purement panthéistique la théorie de l’irruption de l’esprit divin dans l’homme ; au contraire les philosophes chrétiens du moyen âge poussèrent plus loin qu’Aristote l’individualité et la séparation de la raison, dont ils firent leur anima rationalis immortelle. D’ailleurs la doctrine orthodoxe de l’Église veut que l’âme immortelle contienne non seulement la raison, mais encore les facultés secondaires, de sorte que, sur ce point, la véritable opinion d’Aristote ne fut admise presque nulle part.

56. voir Zeller Philos. d. Griechen, 2e éd. III, 1, p. 26.

57. Zeller III, 1 p. 113 et suiv. : « Ayant, dès l’origine, concentré tout leur intérêt sur les questions pratiques, les stoïciens adoptèrent la conception du monde la plus usuelle, celle qui ne reconnaît d’autre réalité que l’existence corporelle accessible à nos sens. Ils cherchaient avant tout dans la métaphysique une base solide pour les actes humains ; or, quand nous agissons, nous sommes immédiatement et réellement en face de l’objet ; nous sommes obligés de le reconnaître sans hésitation tel qu’il s’offre à nos sens et nous n’avons pas le temps de douter de son existence ; il se prouve lui-même en agissant sur nous et en subissant notre action sur lui ; or le sujet et l’objet de ces influences sont toujours des corps et même l’action sur l’homme intérieur se manifeste d’abord sous une terme corporelle, la voix, le geste, etc. Les influences immatérielles ne se laissent pas saisir par notre expérience immédiate. » Voir Ibid., p. 325 et suiv. où Zeller compare avec beaucoup de justesse la morale des stoïciens à leurs théories sur la prédominance absolue de la volonté divine dans le monde ; mais, dans la morale stoïcienne, le matérialisme découle aussi simplement de la prépondérance des intérêts pratiques. En réalité, le matérialisme panthéistique ou mécanique était, dans un sens plus large, pour les anciens, une conséquence presque inévitable de leur strict monisme et déterminisme ; car l’idéalisme d’un Descartes, d’un Leibnitz ou d’un liant était encore loin de leur idée.

58. Quant aux écarts d’Épicure, en ce qui concerne la doctrine de Démocrite, nous renvoyons soit à ce que nous avons dit plus haut, p. 19 et suiv., de ce dernier philosophe, soit aux extraits que nous donnerons du poème didactique de Lucrèce et aux questions spéciales qui s’y rattachent.

58 bis. Ueberweg, Grundriss, 4e éd., l, p. 220.

59. Zeller, 2e éd., III, 1, p. 365 et suiv. regarde ce point comme une « difficulté » qu’Épicure ne paraît guère s’être préoccupé de résoudre. Un peut donc s’étonner de l’assertion que, dans le système de Protagoras, les illusions des sens deviennent impossibles et, pourtant bientôt après, Zeller remarque avec justesse que l’illusion ne git pas dans la perception, mais dans le jugement. L’œil, par exemple, qui regarde un bâton plongé dans l’eau, le voit brisé. Or cette perception est vraie et incontestable (voir ce qui est dit dans le texte contre Ueberweg), elle est aussi la base essentielle de la théorie de la réfraction de la lumière qui n’aurait jamais été trouvée sans ce phénomène. Le jugement, d’après lequel le bâton considéré comme chose objective serait brisé et apparaîtrait tel hors de l’eau, est faux sans doute, mais il est très-facile de le rectifier au moyen d’une deuxième perception. Si les perceptions n’étaient pas toutes absolument vraies en elles-mêmes et la base de toutes les connaissances ultérieures, on pourrait penser à en annuler une sur deux comme nous rejetons purement et simplement une opinion erronée. Mais on voit sans peine qu’il n’en est pas ainsi. Même les illusions des sens, encore inconnues des anciens, à la suite desquelles un jugement erroné, une induction délictueuse, se mêle immédiatement en la modifiant à la perception, sans que nous en avions conscience ; ainsi par exemple, les phénomènes de la tacite aveugle de la rétine sont vrais comme perception. — Quand Zeller croit que la distinction entre la perception de l’image et la perception de l’objet ne ferait que reculer la difficulté, il y a probablement chez lui une méprise. À la question, comment distinguer les images fidèles des images infidèles ? on peut répondre : chaque image est fidèle, c’est-à-dire elle reproduit avec une certitude parfaite l’objet suivant les modifications qui résultent nécessairement des milieux et de la conformation de nos organes. Il ne faut donc jamais regarder une image comme infidèle ni lui en substituer une autre ; mais il faut reconnaître qu’il y a modification de l’image primitive. Il en est ici comme de toute autre notion : on forme une prolepse (πρόληψις présupposition) ; puis, en répétant l’expérience, on arrive à une opinion (δόξα). Que l’on compare, par exemple, la manière dont Rousseau, dans son Émile, fait sortir la théorie de la réfraction de la lumière du phénomène du bâton plongé dans l’eau. Quand même Épicure n’aurait pas étudié la chose avec cette perspicacité, la réponse que lui prête Cicéron : le sage doit savoir distinguer l’opinion (opinio) de l’évidence (perspicuitas), n’est probablement pas complète, ni le dernier mot de l’école épicurienne sur ce point. Il est évident au contraire que la distinction doit avoir lieu comme pour toute autre acquisition de connaissance : on se forme une idée, puis on y rattache une opinion qui doit naturellement résulter des données de la perception sur les causes de la modification subie par le phénomène.

60. Le passage qui se trouve p. 65 et suiv. de la première édition et dans lequel on discute, le registre du Cosmos de Humboldt à la main, sur le mérite d’Aristote comme naturaliste, a dû disparaître devant la pensée que la question était tranchée par le seul fait de la conservation des écrits d’Aristote au milieu de la perte générale des œuvres de la littérature grecque. Mais on peut encore se demander si l’influence d’Aristote n’est pas appréciée d’une manière trop favorable par cette phrase de Humboldt : « dans la haute estime de Platon pour le développement mathématique des idées comme dans les opinions morphologiques du Stagirite sur l’ensemble des organismes, se trouvaient en quelque sorte les germes de tous les progrès futurs des sciences naturelles. » La téléologie a évidemment sa valeur heuristique dans le monde des organismes ; mais le grand développement des sciences de la nature, dans les temps modernes, n’en date pas moins du renversement de la domination exclusive de cette conception du monde regardé comme un organisme ». La connaissance de la nature inorganique et par conséquent des lois générales de la nature se rattache bien plus à l’idée fonde mentale de Démocrite, qui seule rendit possibles la physique et la chimie.

  1. Ueberweg, Grundriss, 4e éd. I, p. 198.
  2. Zeller, 2e éd., III, p. 712.