Histoire du matérialisme/Tome II/Partie II/Chapitre 2

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 191-238).



CHAPITRE II

Force et matière.


Histoire de l’idée d’atome. — Boyle. — Influence de la loi de gravitation de Newton et du relativisme de l’idée d’atome établi par Hobbes. — Dalton. — Richter. — Gay-Lussac. — Théorie moléculaire d’Avogadro. Berzelius. Dulong et Petit. — Mitscherlich et l’isomorphisme. La théorie des types. — Doute relatif aux théories ; distinction plus rigoureuse entre les faits et les hypothèses. — Mathématiciens et physiciens. Hypothèse d’atomes dépourvus d’étendue. — Fechner. — Objections contre les atomes dépourvus d’étendue. Idée de W. Weber sur une masse sans étendue. — Influence des nouvelles théories chimiques et de la théorie mécanique de la chaleur sur l’idée d’atome. — Essai fait par les matérialistes pour subordonner la force à la matière ; critique de cet essai. — Les molécules sont de mieux en mieux connues, les atomes deviennent de moins en moins certains. — La loi de la conservation de la force. — Influence de cette loi sur l’idée de matière. Définitions relativistes de chose, force et matière. — Opinions de Fechner et de Zœllner. Le problème de force et matière est un problème de la théorie de la connaissance.


« Le monde se compose des atomes et du vide. » Dans cette thèse s’harmonisent les systèmes matérialistes de l’antiquité et des temps modernes, quelques différences qu’ait affectées insensiblement l’idée d’atome, quelque divergentes que soient les théories sur la naissance de cet univers, si richement varié malgré la simplicité des éléments d’où il est sorti.

Un des aveux les plus naïfs du matérialisme moderne est échappé à Büchner, qui appelle les atomes d’aujourd’hui « découvertes faites par l’étude de la nature » et ceux de l’antiquité « représentations capricieusement spéculatives » (12). En réalité l’atomistique est encore, de nos jours, ce qu’elle était à l’époque de Démocrite. Aujourd’hui encore elle conserve son caractère métaphysique, et déjà dans l’antiquité elle servait comme hypothèse physique à l’explication des phénomènes observés dans la nature. De même que l’enchaînement de notre atomistique avec celle des anciens est constaté par l’histoire, de même l’immense progrès réalisé dans la théorie actuelle des atomes est né graduellement des influences réciproques de la philosophie et de l’expérience. Sans doute c’est le principe fondamental des sciences modernes, la critique, qui opère ce développement fécond par son concours avec l’atomistique.

Robert Boyle, « le premier chimiste dont les travaux n’aient poursuivi que le noble but d’étudier la nature » parcourut, dès son jeune âge, le continent pour s’instruire, juste au moment où s’allumait la querelle scientifique de Gassendi et de Descartes. Lorsqu’il s’établit à Oxford, en 1654, pour consacrer désormais sa vie à la science, l’atomistique avait déjà recouvré sa vogue comme théorie métaphysique. Mais ce fut précisément la science, à laquelle Bbyles’était voué, qui se débarrassa le plus lentement des entraves du mysticisme du moyen âge et de la conception aristotélique. Boyle introduisit les atomes dans la science qui a fait le plus grand usage de cette théorie ; mais ce même Boyle montra déjà, par le titre de son Chemista scepticus (1661), qu’il était entré dans les voies de la science exacte, où, pas plus que la pierre philosophale, les atomes ne peuvent constituer un article de foi.

Les atomes de Boyle sont presque les mêmes que ceux d’Ëpicure, tels que Gassendi les a fait rentrer dans la science. Ils ont encore des formes différentes qui influent sur la stabilité ou l’inconsistance des combinaisons. Un mouvement violent tantôt rompt la cohésion de certains atomes, tantôt en réunit d’autres qui, comme dans l’atomistique ancienne, s’accrochent les uns aux autres avec leurs faces raboteuses, par des saillies, des dentelures, etc. (13). Lors d’un changement dans la combinaison chimique, les plus petites molécules d’un troisième corps s’introduissent dans les pores qui séparent deux corps combinés. Elles peuvent alors se combiner avec l’un d’eux, grâce à la conformation de leurs faces, mieux que celui-ci n’était combiné auparavant avec le deuxième corps et le mouvement précipité des atomes emportera les molécules de ce dernier. L’atomistique de Boyte différait de celle des anciens sur un seul point : il admettait avec Descartes un morcellement de la matière par l’effet du mouvement des atomes, mouvement dont il attribuait l’origine soit à une cause inconnue, soit à l’intervention immédiate de Dieu.

Cette forme de l’atomistique dut nécessairement succomber, tout d’abord en Angleterre, lorsque la loi de Newton sur la gravitation eut été acceptée. Nous avons vu, dans le premier volume, avec quelle rapidité l’hypothèse purement mathématique de Newton se transforma en une théorie nouvelle, entièrement opposée à toutes les conceptions existant jusqu’alors. L’attraction qu’exerçaient les plus petites molécules de la matière rendit superflues les surfaces raboteuses et les formes variées des atomes. Il y avait désormais un autre lien qui les retenait tous sans aucun besoin du contact l’attraction. Le choc des corpuscules les uns contre les autres perdit son importance ; pour i’impondérahinté aussi, dont Newton essaya de faire sortir la gravitation, se trouva un principe analogue celui des forces révulsives. Toute l’histoire de la transformation de l’idée d’atome devient fort claire, pourvu que l’on se borne à l’Angleterre et aux idées qu’y développaient les physiciens et les philosophes. Que l’on se rappelle d’abord que Hobbes, dont l’influence était si considérable, n’avait vu dans l’idée d’atome qu’une idée relative. Il existait d’après lui, pour ainsi dire, des atomes d’ordres différents, de même que le mathématicien distingue différents ordres d’infiniment petits. Une application de cette théorie était l’hypothèse d’atomes impondérables, qui se trouvent dans les intervalles de la matière gravitante et qui sont regardés comme infiniment petits comparativement aux atomes matériels. Tant que l’on s’en était tenu à la mécanique du choc, c’étaient ces atomes secondaires qui produisaient, d’une part, grâce à leur mouvement, par exemple les phénomènes de la lumière, d’autre part, la gravitation des atomes de premier ordre. Mais dès que fut venue la pensée de l’action à distance, elle s’appliqua logiquement de même aux atomes impondérables, qui exercèrent dès lors leur force révulsive sans aucun choc réel. Ainsi se trouva toute prête l’idée de la constitution de la matière, telle qu’elle s’offrit à Dalton ; car ce n’est pas une innovation essentielle d’admettre, comme on le faisait à l’époque de Dalton, non des atomes de second ordre, mais une enveloppe continue de lumière et de chaleur autour des atomes pondérables. Descartes et Hobbes avaient déjà admis que l’espace est constamment plein et se figuraient tout intervalle entre de grandes molécules comblé par des molécules de plus en plus petites. Au reste, Dalton trouva aussi cette théorie déjà toute prête lorsque, vers la fin du XVIIIe siècle, il fut amené aux idées qui ont donné à son nom une place durable dans l’histoire des sciences.

Il disait, à la suite d’une remarque sur les différents états d’agrégation des corps « Ces observations ont conduit indirectement à une conclusion qui paraît être généralement admise, c’est que tous les corps d’une grandeur notable, liquides ou solides, se composent d’un très-grand nombre de molécules extrêmement petites ou d’atomes de matière, que réunit la force d’attraction, force dont l’intensité varie suivant les circonstances, et qui, en tant qu’elle s’oppose à la séparation des molécules, mérite le nom d’ « attraction de cohésion » en tant qu’elle réunit les molécules dispersées (par exemple celles de la vapeur pour les convertir en eau), s’appelle « attraction d’agrégation » ou plus simplement « affinité ». Au reste, quels que soient les noms, « ils désignent toujours la même force ».

… « Outre la force d’attraction qui, sous une forme ou sous l’autre, appartient généralement aux corps pondérables, nous trouvons une autre force, qui est semblablement générale ou agit sur toutes les matières connues, c’est la force de répulsion. Aujourd’hui on l’attribue généralement et, je crois, avec raison à l’action de la chaleur. Une atmosphère de ce fluide subtil environne constamment les atomes de tous les corps et les empêche de venir en contact immédiat » (14).

Si l’on songe que la conception physique de l’attraction commença, grâce à l’influence des éfèves de Newton, à être adoptée dans les premières décades du XVIIIe siècle une période de cinquante années doit avoir suffi pour transformer complètement l’ancienne idée d’atome, au point que Dalton trouva cette transformation comme fait accompli. L’égalité des plus petites molécules de toute substance homogène ; point dont l’élucidation revient au talent de Dalton, n’est au fond qu’une conséquence de cette grande révolution opérée dans les idées fondamentales de la physique ; car les atomes ne se touchant plus d’une manière immédiate, il n’y avait plus de raisons pour admettre différentes formes, s’accrochant et adhérant par leurs saillies et leurs dentelures.

L’ « affinité », qui n’est chez Dalton que la force générale d’attraction dans la spécialité de ses manifestations chimiques, ne constituait originairement qu’une véritable propriété scolastique, faisant partie de l’attirail favori des alchimistes (15). Elle aurait donc été nécessairement éliminée par la diffusion de la conception mécanique de l’univers, simplement comme d’autres idées semblables, si elle n’eût été secourue par la forme transcendante que prit la théorie de la gravitation (16). Newton admettait des forces attractives même pour les plus petites parties de la matière pondérable, tout en se réservant une explication ultérieure de cette attraction par le mouvement de la matière impondérable. Il ne se déclare contre l’identité de l’affinité chimique et de la gravitation, que parce qu’il conjecture que la dépendance de la force à l’égard de la distance est dans un autre rapport là qu’ici. Au commencement du XVIIIe siècle, on avait déjà trouvé une voie sûre pour le progrès. Buffon tenait l’attraction chimique et la gravitation pour identiques. Boerhaave, un des esprits les plus lucides du XVIIIe siècle, revint à la φιλἰα (amitié) d’Empédocle et déclara expressément que les effets chimiques étaient amenés non par un choc mécanique, mais par un désir de réunion — il expliquait ainsi le mot « amicitia ». Dans de pareilles circonstances, l’affinitas des scolastiques osa reparaître ; seulement il fallut sacrifier l’importance étymologique de l’expression. La « parenté » resta un simple nom, car à la place du penchant fondé sur l’homogénéité on vit plutôt paraître une tendance vers la réunion, qui semblait reposer sur l’hétérogénéité.

« Au commencement du XVIIIe siècle, dit Kopp, bien des savants, notamment les physiciens de l’époque, s’élevaient encore contre cette expression, craignant de reconnaître par son emploi une nouvelle vis occulta. En France surtout, on éprouvait alors de la répugnance pour le mot affinité et St. F. Geoffroy, une des autorités les plus respectées (1718 et plus tard), en ce qui concernait l’affinité chimique, évitait l’emploi de ce mot. Au lieu de dire deux matières réunies sont décomposées, quand survient une troisième qui a pour l’une d’elles plus d’affinité qu’elles n’en ont entre elles, il s’exprimait ainsi quand la troisième a plus de rapport avec l’une des deux. » (17) Voilà comment un mot arrive en temps opportun, non-seulement là où les idées font défaut, mais encore là où il y a surabondance d’idées. En réalité il n’y a dans ces deux expressions qu’une traduction du simple fait par un substantif. L’expression la plus pâle éveille moins d’idées accessoires et perturbatrices que l’expression la plus colorée. Cela pourrait aider à éviter des erreurs, si en général les idées et les noms étaient, si dangereux à l’égard de la science méthodique. L’expérience faite par l’histoire de la science avec l’idée d’affinité prouve que le danger n’est pas si grand, lorsque les recherches pratiques suivent une voie régulière. La vis occulta perd son charme mystique et se réduit d’elle-même à n’être qu’une idée supérieure pour une classe de phénomènes exactement observés et strictement délimités.

Jusqu’ici donc toute la transformation de l’antique idée d’atome n’est qu’une seule et grande conséquence de la transformation des conceptions fondamentales de la mécanique opérée par la loi de la gravitation, et même l’idée d’affinité rentre dans cette nouvelle classede représentations comme un élément utile, mais sans enrichir l’essence de la force et de la matière d’un principe réellement nouveau. C’est maintenant seulement que l’expérience chimique agit directement sur la conception de l’essence de la matière, grâce à Dalton qui établit sa théorie du poids des atomes.

La série d’idées par laquelle Dalton fut conduit à sa féconde théorie du poids des atomes est éminemment claire et simple. Ses études l’amenèrent, comme le chimiste allemand Richter (18) à l’hypothèse que les combinaisons chimiques s’effectuent en vertu de rapports numériques très-simples. Mais, tandis que Richter sautait immédiatement de l’observation à la forme la plus générale de l’idée, c’est-à-dire concluait que tous les phénomènes de la nature sont dominés par la mesure, le nombre et le poids, Dalton s’efforçait d’obtenir une représentation sensible des principes sur lesquels pouvaient reposer ces nombres simples des poids de combinaisons, et c’est là que l’atomistique vint au-devant de lui à moitié chemin. Il déclare donc, par occasion, que, pour expliquer les phénomènes chimiques, il s’agit uniquement de tirer les conséquences logiques de l’atomistique, telle qu’on l’admet généralement. Si l’atomistique est vraie, on ne peut se représenter clairement cette étonnante régularité des poids de combinaisons que par un groupement correspondant des atomes. Si, par combinaison chimique, on entend que chaque atome d’une substance se réunit à un ou deux, etc., atomes d’une autre substance, la régularité des poids de combinaisons est parfaitement expliquée et rendue visible. La conclusion immédiate, c’est que la cause des différences de poids des masses qui se combinent doit exister dans chacun des atomes. Si l’on pouvait déterminer lepoids absolu d’un atome, on obtiendrait le poids d’une quantité donnée du corps dont il fait partie, en multipliant le poids de l’atome par le nombre des atomes ou vice versa. On pourrait trouver à l’aide d’une simple division, d’après le poids de l’atome et celui de la masse donnée, le nombre des atomes contenus dans cette masse.

Il importe, en ce qui concerne la méthode et la théorie de la connaissance, de remarquer la vogue immédiate qu’obtint la représentation sensible de Dalton, tandis que la pensée plus spéculative de Richter nuisit à la propagation de ses très-importantes découvertes. C’est surtout l’histoire de la chimie moderne qui montre clairement que l’intuition sensible s’affirme toujours comme indispensable pour nous orienter au milieu des phénomènes et obtient presque toujours de brillants succès, malgré le grand nombre de cas où il a été démontré que tous ces modes de représentation ne sont que des expédients destinés à constater l’enchaînement causal, et que tout essai d’y trouver une connaissance définitive de la constitution de la matière échoue aussitôt contre de nouvelles exigences qui nous forcent de reconstruire de fond en comble l’édifice de ces conceptions.

Bientôt après la victoire décisive de la théorie des atomes de Dalton, de nouvelles découvertes et considérations jetèrent les fondements d’une.importante transformation des idées, transformation qui cependant ne prévalut qu’après avoir été longtemps méconnue. La découverte de Gay-Lussac (1808) que les différents gaz, sous une même pression et à température égale, se combinent d’après des rapports simples de volumes et que le volume d’une semblable combinaison est dans un rapport très-simple avec le volume de ses parties constituantes, dut exercer de nouveau la sagacité des théoriciens, tout comme auparavant la découverte de la régularité des poids de combinaisons ; et absolument comme Dalton, c’est-à-dire en cherchant un mode de représentation sensible de la cause de cette loi, Avogadro arriva à son importante théorie moléculaire. Il trouva (1811) que l’on ne pouvait s’expliquer l’uniformité avec laquelle tous les gaz se comportaient sous la même pression, à la même température et dans les combinaisons chimiques, qu’en admettant que le nombre des plus petites parties, dans un volume égal de gaz divers, était le même, à température et pression égales. Mais pour rendre cette hypothèse incontestable, il dut non-seulement admettre pour des gaz combinés une réunion de plusieurs atomes dans les plus petites portions de la masse, mais encore regarder, du moins en partie, les portions infiniment petites des gaz comme des groupes de plusieurs atomes (19). De la sorte, les molécules remplacèrent les atomes sous plusieurs rapports ; seulement elles n’étaient pas simples, mais composées d’atomes. Les plus petites portions d’un corps déterminé chimiquement étaient appelées molécules, tandis qu’on donnait le nom d’atomes aux plus petites parcelles de la matière en général. Ce n’est que dans des combinaisons et décompositions chimiques que les atomes se montrent pour ainsi dire individuellement ; ils changent de place et se groupent en molécules de compositions différentes.

L’hypothèse d’Avogadro ne pouvait vivre en face de l’essor grandiose pris vers ce temps par la science chimique. Berzelius avait adopté la théorie de Dalton, en la complétant par l’hypothèse qu’il faut chercher la cause des différentes affinités des atomes dans leur état électrique. On put longtemps se contenter de cette théorie et toute l’ardeur des investigateurs se porta vers l’analyse. La jeune science conquit au pas de course l’estime des scrutateurs de la nature et le respect des chefs d’industrie. Elle était devenue une puissance, quoique ses bases parussent encore si peu solides que des chimistes éminents pouvaient se demander s’ils avaient bien le droit de revendiquer le nonf de science pour le terrain où s’exerçait leur activité.

Les premières découvertes, d’une importance fondamentale, ne purent pas encore ébranler le dogmatisme naissant de la théorie électro-chimique. Dulong et Petit trouvèrent, en 1819, que, pour les corps simples, la chaleur spécifique est en proportion inverse du poids des atomes, découverte dont les destinées nous offrent te prototype des vicissitudes auxquelles est exposée une loi empirique qui n’est pas encore élevée au rang de vraie loi de la nature. Contradiction, maintien du fait essentiel, qui est par trop surprenant et ne peut s’expliquer par aucun hasard, transformations et hypothèses subsidiaires de toute espèce se produisirent à propos de cette théorie, sans que l’on ait encore suffisamment entrevu la cause interne de cette étrange, mais importante connexion. Un détail fut peu remarqué, c’est qu’ici, pour la première fois, les poids atomiques passèrent de leur grossière existence à une connexion quelconque avec d’autres propriétés de la matière cela dura tant que l’on n’eut pas reconnu un défaut grave à la théorie dominante. — La découverte de l’isomorphisme, due à Mitscherlich (1819), parut faire entrevoir le mode d’après lequel les atomes se disposent par couches ; mais elle ne fut considérée, au fond, que comme une confirmation opportune de la théorie atomistique universellement adoptée. Lorsque plus tard on découvrit que des substances formées de parties semblables cristallisent d’une manière toute différente (dimorphisme) ; lorsqu’on trouva qu’il existe des corps qui diffèrent dans toutes leurs propriétés chimiques et physiques, même par le poids spécifique des gaz, bien qu’ils se composent de quantités égales d’éléments semblables (isomérie), on se vit forcé de recourir à des déplacements et à des groupements différents des atomes, sans posséder encore de principe fixe pour ces combinaisons. Le rapide développement de la chimie organique conduisit bientôt à une telle accumulation de ces combinaisons hasardées, que les chimistes prudents se sentirent tout déconcertés.

Ajoutons que l’insuffisance de la théorie électro-chimique fut de plus en plus mise en lumière par les progrès de la science. Une période de doute et d’hésitation était inévitable. La théorie rectifiée des types, qui a fini par diriger les idées du groupement des atomes dans les molécules vers une voie sûre, commença par rejeter toutes les spéculations sur la constitution de la matière et par s’en tenir simplement au fait de la possibilité de la substitution, d’après certaines règles, d’un élément à un autre, dans un corps ayant un certain type de composition. Liebig déclara, dans une dissertation hardiment novatrice sur la constitution des acides organiques (1838), que « l’on ne sait rien sur l’état dans lequel se trouvent les éléments de deux corps composés, dès qu’ils se sont unis dans une combinaison chimique, et ce que l’on pense du groupement des éléments dans la combinaison ne repose que sur une convention, sanctifiée par l’habitude et par l’opinion dominante » (20). Schœnbein émit une assertion encore plus sceptique dans son Album de Combe-Varin : « Là où les idées manquent un mot survient à point, et certes on a, particulièrement en chimie, étrangement abusé, depuis l’époque de Descartes, des molécules et de leur groupement, dans l’espoir de nous expliquer, par ces jeux de l’imagination, des phénomènes encore complètement obscurs et de tromper l’entendement. »

Par le fait, les « jeux de l’imagination » ne servent pas à tromper l’entendement, mais plutôt à le guider et à le soutenir, d’après la maxime, profondément établie par la théorie de la connaissance, que seule la démonstration logique de l’évidence sensible est en état de garantir notre connaissance du jeu, bien plus dangereux encore, qui se fait avec des mots. Une conception bien exprimée, même quand elle est matériellement fausse, sert souvent d’image sur une large échelle et remplace momentanément la conception exacte ; elle est toujours retenue dans de certaines limites par les lois de notre sensibilité elle-même, qui ne sont pas sans rapport avec les lois du monde objectif des phénomènes ; au contraire, dès que l’on opère avec des mots, auxquels ne correspondent même pas des concepts clairs, à plus forte raison pas de représentations sensibles, c’en est fait de toute saine connaissance, et il se produit des opinions qui n’ont aucune valeur comme degrés menant à la vérité et doivent être purement et simplement éliminées à leur tour. L’emploi des données de l’imagination pour le classement de nos pensées sur les faits matériels est donc réellement plus qu’un simple jeu, même lorsqu’on hésite encore généralement, que l’on tâtonne et fait preuve d’incertitude, comme à cette époque de la chimie naissante. En revanche, lorsque ces tâtonnements cessent, quand il s’est formé un sentier solide, bien frayé et conduisant, pour le moment, droit à un résultat positif, l’imagination est loin de nous garantir l’exactitude de nos hypothèses.

Avec une netteté exemplaire, Kekulé essaya, dans son Traité de chimie organique (1861), de rappeler aux chimistes qu’il existe une limite entre l’hypothèse et la réalité. Il montre queles nombres proportionnels des poids de combinaison ont la valeur de faits et que l’on peut sans crainte considérer les lettres des formules chimiques comme la simple expression de ces faits. « Mais si l’on attribue aux lettres des formules une autre signification, si l’on y voit l’expression des atomes et des poids d’atomes des éléments, ainsi que cela se fait d’ordinaire aujourd’hui, on peut se demander quelle est la grandeur ou la pesanteur ( relative) des atomes ? Comme on ne peut ni peser ni mesurer les atomes, il est évident que l’observation et la spéculation seules conduiront à une hypothèse sur le poids d’atomes déterminés. »

Avant d’examiner ce que fait de la matière la chimie, dans sa période la plus récente, la chimie qui, pleine d’assurance, suit de nouveau une théorie déjà fort développée, il est temps d’accorder aussi un regard aux opinions des mathématiciens et des physiciens.

L’histoire nous apprend que la physique moderne a dû, elle aussi, se fonder sur la théorie des atomes. Gassendi, Descartes, Hobbes, Newton avaient pris pour point de départ une conception physique de l’univers ; Boyle et même encore Dalton font marcher simultanément leurs recherches physiques et chimiques. Cependant les voies de la physique et de la chimie divergèrent à mesure que l’analyse mathématique put s’emparer de la physique, tandis que les phénomènes chimiques restaient encore Inabordables pour elle.

La théorie chimique des atomes, de Dalton, venait à peine de naître, lorsqu’en optique surgit la théorie, longtemps méconnue, des ondulations ; elle ne triompha pas sans peine, car le préjugé se cramponnait à la théorie de l’émission de la lumière. Le calcul des nombres de vibrations des différentes couleurs, fait par Young, date de 1801 ; Fresnel reçut, en 1819, un prix de l’Académie des sciences de Paris pour son travail sur la réfraction de la lumière. Depuis lors, la théorie de la lumière devint de plus en plus une mécanique de l’éther ; quant à l’idée d’atome, elle dut de nouveau se prêter à toutes les variations qu’amena le besoin des calculs. La plus forte de ces variations, — qui n’était au fond que la dernière conséquence de la théorie transcendante de la gravitation, — consistait à refuser aux atomes toute espèce d’étendue. Dès le milieu du XVIIIe siècle, le jésuite Boscovich avait eu cette idée (21). Il trouva dans la théorie du choc des atomes des contradictions, qui ne pouvaient disparaître qu’en faisant provenir de forces révulsives les effets que l’on attribue d’ordinaire au rebondissement réciproque de molécules matérielles ; et ces forces émanent de points déterminés dans l’espace, mais dénués d’étendue. Ces points sont considérés comme les portions élémentaires de la matière. Les physiciens, partisans de cette théorie, les désignent comme atomes simples ».

Malgré le talent avec lequel Boscovich exposa cette théorie, elle ne trouva pas d’écho avant le XIXe siècle ; elle a été adoptée surtout par les physiciens français qui se sont occupés de la mécanique des atomes. En effet l’esprit rigoureux et logique des investigateurs français dut bientôt découvrir que, dans le monde de la mécanique moderne, l’atome joue un rôle très-superuu comme particule de la matière ayant de l’étendue. Quand les atomes eurent cessé, comme chez Gassendi et Boyle, d’agir immédiatement les uns sur les autres par leur masse corporelle, mais obéirent aux forces d’attraction et de répulsion qui s’étendaient à travers le vide et entre les étoiles, l’atome était devenu lui-même un simple agent de ces forces ; il n’avait, — excepté sa substantialité toute nue, — rien d’essentiel qui ne trouvât, dans les forces aussi, sa parfaite expression. Tout l’effet, même l’effet produit sur nos sens, n’était-il pas causé par la force non-sensible établie dans le vide ? Le petit corpuscule était devenu une tradition creuse. On n’y tenait plus qu’à cause de sa ressemblance avec les grands corps, que nous voyons et pouvons toucher des mains. Cette propriété d’être tangible paraissait appartenir aux éléments du sensible, comme elle appartient réellement au sensible lui-même. Mais, examiné de près, l’acte de saisir et de toucher, à plus forte raison celui de voir et d’entendre ne sont plus effectués, d’après la mécanique fondée sur la théorie de la gravitation, par un contact direct et matériel, mais simplement par ces forces tout à fait insensibles. Nos matérialistes tiennent à la molécule de matière sensible, par cela même qu’ils veulent laisser à la force non-sensible un substratum sensible. Les physiciens français ne pouvaient se préoccuper de semblables exigences de la sensibilité. Il semblait qu’il n’y eût plus, dans la science de la nature, d’arguments en faveur de l’étendue des atomes ; pourquoi donc traîner plus loin cette idée inutile ?

Gay-Lussac, s’appuyant sur l’analogie de la grandeur qui diminue de plus en plus, dans le calcul différentiel, regarda les atomes comme infiniment petits, comparativement aux corps qui en sont formés. Ampère et Cauchy, prenant les atomes dans le sens le plus strict du mot, ne leur accordèrent aucune étendue. Seguin et Moigno sont du même avis ; seulement, ce dernier, au lieu de corps sans étendue, préférerait, avec Faraday, de simples centres de forces.

Ainsi, par le simple développement de l’atomisme, nous serions arrivés en plein dans la conception dynamique de la nature, non à l’aide de la philosophie spéculative, mais avec le secours des sciences exactes.

L’observateur silencieux étudie, avec un charme particulier, comment l’ingénieux philosophe de la nature et physicien auquel nous devons les renseignements précités sur Ampère, Cauchy, Seguin et Moigno (22) se comporte à l’égard de l’atomistique. Fechner, l’ancien élève de Schelling, l’auteur du mystique et mythique Zend-Avesta, Fechner, preuve vivante qu’une philosophie rêveuse et enthousiaste n’est pas toujours funeste au génie des solides recherches, a précisément profité de sa théorie des atomes pour adresser à la philosophie une lettre de répudiation, comparativement à laquelle même les énonciations de Büchner peuvent jusqu’à un certain point paraître flatteuses. Évidemment il confond, dans cette occasion, la philosophie en général avec l’espèce de philosophie qu’il a traversée dans toute son étendue. Les ingénieuses évolutions de la pensée de Fechner, les nombreuses images et comparaisons créées par son imagination féconde, ses arguments les plus spécieux, tout cela signifie simplement que, dans chaque philosophe, Fechner croit voir un homme égaré par les mêmes erreurs dont lui-même a été victime.

En général le conflit entre la philosophie et la physique, tel que Fechner le conçoit, est un véritable anachronisme. Où trouverait-on aujourd’hui la philosophie qui oserait, sous des prétextes quelque peu plausibles, interdire aux physiciens Ieur atomisme ? Il ne s’agit pas ici de rappeler qu’au fond les atomes « simples » de Fechner ne sont plus des atomes et qu’il faudrait strictement ranger parmi les conceptions dynamiques une cosmogonie qui admet des centres de force sans aucune étendue. Le dynamisme, qui a pour point de départ la négation du vide, reçoit aussi de Fechner des concessions telles que ce ne serait plus l’intérêt philosophique, mais un amour-propre étroit, qui l’empêcherait de conclure tranquillement la paix, en tant qu’il ne s’agit que des rapports de la philosophie avec la physique.

Fechner fait bon marché non-seulement de l’indivisibilité des atomes, mais encore, finalement, de leur étendue ; de plus il remarque avec beaucoup de justesse que le physicien ne peut point aller jusqu’à soutenir « que l’espace entre ses atomes est complètement vide, qu’il ne s’étend pas au contraire entre eux une substance fine et continue, substance, il est vrai, qui n’influe plus sur les phénomènes qu’il est à même d’apprécier. » « Le physicien ne parle pas de ces possibilités, qui lui sont indifférentes, parce qu’elles n’ont pour lui aucune utilité. Si elles peuvent rendre des services au philosophe, permis à lui de s’en occuper. Or elles lui serviraient assez, si elles réussissaient à le mettre d’accord avec les sciences exactes. Le physicien n’a besoin des atomes que tout d’abord et non finalement. Si le philosophe commence par concéder au physicien ses atomes, celui-ci peut finir par lui concéder volontiers le plein de l’espace. Les deux concessions ne se contredisent point. » (23).

Non, sans doute ! Tant que l’on séparera les deux terrains avec cette rigueur, ce serait un étrange philosophe (nous en aurons toujours quelques-uns de ce genre en Allemagne) que celui qui voudrait contester au physicien la légitimité de l’emploi immédiat, c’est-à-dire technique de l’atomistique. Une pareille contestation n’aurait de sens ni logique ni philosophique, à moins que le philosophe ne devînt lui-même physicien et ne montrât comment on pourrait mieux s’y prendre, en se mettant lui-même à expérimenter et en recourant au calcul différentiel. La simple assertion cela doit être possible, parce que c’est rationnel, ne suffit pas, malgré la dose de présomption qu’elle renferme, pour contester l’emploi immédiat de l’atomistique ; car le philosophe qui exigerait une physique conforme à ses principes ne pourrait cependant pas nier que le mode suivant lequel les choses se passent est différent pour le moment, et ce mode est justifié déjà rien que par ses succès. Il faut savoir faire mieux ou observer tranquillement ce que font les autres ; car le technicien, s’il conserve logiquement le point de vue indiqué par Fechner, se verra même forcé d’avouer, que son travail sera peut-être un jour aussi bon, pour ne pas dire meilleur, exécuté d’après d’autres principes. Maiscette possibilité ne le préoccupe pas, à moins qu’il ne surgisse, dans sa marche victorieuse, un obstacle qui le force, par une nécessité objective, de prendre une autre direction.

Mais Fechner lui-même s’arrête-t-il, dans son atomistique, au point de vue du physicien ? Nullement. Le passage cité plus haut est emprunté à la première partie de son écrit, dans lequel il expose l’atomistique des physiciens absolument comme le font les ouvrages qui traitent des sciences exactes. Quant à sa propre opinion sur les atomes « simples », il la classe lui-même dans l’atomistique « philosophique ». Il ne voit la supériorité de son point de vue qu’en ceci l’atomistique des physiciens, suivant lui, s’élève, pour ainsi dire, au niveau d’une philosophie et conserve, dans ses conséquences extrêmes, un caractère philosophique, tandis que l’opinion des « philosophes » qu’il combat se met en contradiction avec les recherches empiriques. Nous avons donc ici, absolument comme chez Buchner, une conception du monde née sur le terrain des recherches scientifiques, laquelle déclare la guerre à la « philosophie » tout entière, en même temps qu’elle se donne elle-même pour une philosophie. On trouve la solution de l’énigme, si l’on admet que c’est ici la philosophie du professeur de physique qui s’insurge contre celle du professeur de métaphysique, — polémique qui ne peut nous intéresser en rien, attendu que nous ne reconnaissons pas une philosophie de cette espèceet que nous sommes forcé de lui refuser toute valeur scientifique, quand, pour le moment, elle prétend en posséder une.

Le philosophe Fechner s’arrange très-simplement avec le physicien Fechner, quand celui-ci a besoin de corpuscules d’une certaine étendue ces corpuscules sont’alors, comme les molécules des chimistes, à leur tour, des corps composés. Il y a effectivement, en physique comme en chimie, encore des raisons empiriques, qui ne permettent pas de ramener directement, sans intermédiaires, les corps visibles à des centres de force dénués d’étendue. Redtenbacher, à qui la théorie mathématique des mouvements moléculaires doit beaucoup, construit ses molécules avec des « dynamides ». Il entend, par ce mot, des atomes matériels, étendus, doués de pesanteur, entourés d’une atmosphère de particules éthérées, distinctes, jouissant d’une force révulsive. Comparativement à ces dernières, l’atome matériel doit être représenté non-seulement comme ayant de l’étendue mais encore comme étant d’un volume extraordinaire. Le motif qui détermine Redtenbacher à rejeter les points-atomes de Cauchy se trouve dans la nécessité d’admettre pour les vibrations, des atomes matériels, dans des directions différentes, une différence d’élasticité des atomes.

Comme nous supposons un système de dynamites avec des axes d’élasticité, nous devons nécessairement considérer les atomes comme de petits corpuscules d’une forme déterminée, quoique inconnue ; car c’est seulement quand les atomes ont la forme d’un axe et qu’ils ne sont pas de simples points ou globules, qu’il peut exister, à l’état d’équilibre, des inégalités d’élasticité dans des directions différentes. Cauchydonne pour base à ses recherches un milieu composé de points matériels ; il admet cependant qu’autour de chacun de ces points l’élasticité diffère suivant la différence des directions. C’est là une contradiction, une impossibilité et, par conséquent, un côté faible de la théorie de Cauchy. » (24)

Mais si l’on veut à présent éviter l’hypothèse, peu satisfaisante pour notre intellect, de corps qui, relativement à d’autres (les particules éthérées), sont infiniment grands et pourtant tout à fait indivisibles, il ne s’offre qu’une seule issue l’atome matériel, qui forme le noyau de la dynamide, doit être considéré comme n’étant indivisible que relativement, à savoir indivisible en tant que notre expérience et nos calculs le réclament. Cela ne l’empêchera pas d’avoir la forme d’un axe et d’être composé d’une quantité infinie de sous-atomes, de forme semblable, infiniment plus petits. Cette hypothèse peut, sans exiger de changement notable, passer par tous les calculs qu’a établis Redtenbacher. Une métaphysique aussi inoffensive ne peut ni provoquer ni empêcher une découverte. Et si, pour satisfaire le physicien, on consent à regarder comme absolument vide l’espace relativement vide, comme absolument indivisible le corps relativement indivisible, il n’y a rien de changé à ce qui existait auparavant. Du moins cela ne peut exciter les scrupules du mathématicien, habitué à négliger, dans ses calculs, les puissances supérieures d’une grandeur infiniment petite.

Il faut cependant en finir, dit le sens commun. Très-bien mais c’est ici le cas de tout ce qui est infini. La science nous conduit à l’idée de l’infini, contre laquelle le sentiment naturel se révolte. Sur quoi se fonde cette révolte ? Il serait difficile de le dire. Kant l’attribuait aux tendances unitaires de la raison (Vernunft), qui tombent en désaccord avec l’entendement (Verstand). Mais ce ne sont là que des noms pour un fait inexpliqué. L’homme n’a pas deux organes différents, l’entendement et la raison, qui se comportent comme l’œil et l’oreille. Maisil est certain que le jugement et le raisonnement nous conduisent toujours d’un membre à un autre et, en dernier lieu, à l’infini, tandis que nous éprouvons le besoin de nous arrêter ; mais ce besoin contredit les déductions dont la série est infinie.

Büchner, dans son écrit sur la Nature et l’Esprit, fait défendre par son philosophique Guillaume — qui est naturellement un nigaud l’idée de la divisibilité à l’infini. Mais Auguste, qui a quelque teinture des sciences de la nature, prend un, ton d’oracle pour lui répondre :

« Tu te tourmentes de difficultés qui sont fondées sur la spéculation plutôt que sur les faits. (Il s’agit d’une conversation qui est entièrement spéculative.) Encore que nous soyons hors d’état de nous transporter en pensée à la dernière place, où la matière n’est plus divisible, il faut pourtant que, n’importe où, la division ait un terme. » Rien ne vaut, en réalité, une foi robuste « Admettre une divisibilité infinie est une absurdité ; cela équivaut à ne rien admettre du tout et à révoquer en doute l’existence de la matière en général, — existence que finalement aucun homme sans préjugé ne pourra nier avec succès. »

Ce ne peut être notre tâche de défendre Ampère contre Büchner, ce dernier déclarant lui-même, dans Force et Matière, que l’atome n’est qu’une simple expression, et admettant l’infinité dans l’ordre de la petitesse. Nous devons bien plutôt nous demander comment il se fait qu’à la lumière de la physique actuelle, puisse encore exister une idée de la matière, telle que l’Auguste de Büchner la regarde comme nécessaire. Un physicien de profession, même quand il admet des atomes étendus, ne s’avisera guère de faire dépendre l’existence de ce que nous appelons matière, dans la vie ordinaire et dans la science, de l’existence de corpuscules étendus infiniment petits. Redtenbacher, par exemple, ne défend contre Cauchy que ses axes d’élasticité, mais non la réalité de la matière. D’un autre côté, nous ne pouvons nous dissimuler que l’Auguste de Büchner, probablement d’après le plan conçu par l’auteur, émet l’opinion de presque tous les profanes qui se sont plus ou moins occupés de ces questions. Le motif est probablement que l’on ne peut s’affranchir suffisamment de la représentation sensible de corps composés et compactes en apparence, tels que notre toucher et nos yeux nous les font connaître. Le physicien de profession, du moins le physicien mathématicien, ne peut pas faire le moindre progrès dans sa science, s’il ne s’affranchit de ces représentations. Tout ce qu’il rencontre dans ses travaux est la résultante de forces pour lesquelles la matière forme un sujet entièrement vide en soi et pour soi. Or la force ne saurait être représentée sensiblement d’une manière adéquate on se sert d’images, comme les lignes des figures dans les théorèmes de géométrie, mais sans jamais confondre ces figures avec l’idée de force. Cette habitude continuelle d’associer à l’idée de force une conception intellectuelle et abstraite de la force est aisément transportée par le savant à l’idée de matière ; c’est ce que nous montrera l’exemple d’un physicien, dont le nom fait honneur à la science allemande.

W. Weber s’exprime ainsi dans une lettre à Fechner (25) : « Il importe, dans les causes de mouvement, d’éliminer une partie constante, telle que le reste soit variable, mais qu’on puisse se figurer ses changements comme dépendant uniquement de rapports mesurâmes de temps et d’espace. Par cette voie, on arrive à une idée de masse, à laquelle ne s’attache pas du tout nécessairement la représentation d’étendue dans l’espace. Alors aussi, par conséquent, la grandeur des atomes n’est point mesurée, dans la conception atomistique, d’après leur étendue dans l’espace, mais d’après leur masse, c’est-à-dire d’après le rapport constant, pour chaque atome, de la force avec l’accélération de la vitesse. L’idée de masse (ainsi que d’atomes) est, d’après cela, tout aussi peu grossière, aussi peu matérialiste que l’idée de force ; mais toutes deux sont complètement égales l’une à l’autre, pour la finesse et la clarté intellectuelles. »

Une opposition frappante existe, il est vrai, entre ces spéculations, qui volatilisent l’essence de la masse et de l’atome au point d’en faire une abstraction réalisée, et les théories les plus récentes de la chimie, qui ont remporté un succès si décisif. On ne saurait a priori accorder une faible valeur à ces théories, si l’on songe qu’il n’est pas ici question d’une affaire de mode scientifique, mais que la chimie, par ses conceptions aujourd’hui dominantes, est pour la première fois mise à même de prédire l’existence de corps qui n’ont pas encore été cherchés d’après les principes de la théorie, et par conséquent de procéder déductivement jusqu’à un certain degré (26). L’idée décisive de cette nouvelle théorie est l’idée de la valeur ou de la « quantivalence » des atomes.

Le développement de la théorie des types et les remarques sur les combinaisons des éléments, d’après des portions de volume à l’état gazéiforme, ont révélé qu’il existe une classe d’éléments dont les atomes ne se combinent qu’avec un atome d’un autre élément (type acide chlorhydrique) ; une autre classe, dont les atomes peuvent se combiner avec deux atomes d’un autre corps (type eau) ; une troisième (type ammoniaque), dont les atomes enchaînent à eux trois autres atomes (27). On appela les atomes en question, d’après cette propriété, atomes à une, deux et trois atomicités, et l’on posséda, dans cette classification, un point d’appui très-important pour les recherches, l’expérience ayant appris que les substitutions, c’est-à-dire le remplacement d’un atome, dans une molécule, par un autre ou par une combinaison d’autres, qui peut être regardée comme achevée, se laissaient classer d’après le principe de la quantivalence et déterminer a priori. De simples combinaisons on pouvait ainsi déduire régulièrement des combinaisons de plus en plus complexes, et l’on a trouvé quantité de substances organiques d’une structure très-compliquée, en se dirigeant, dans les essais, d’après la loi de la quantivalence et de l’enchaînement des atomes qui en résulte.

Tout d’abord le fait de l’isomérie avait force d’admettre que les propriétés des corps ne dépendent pas seulement de la quantité et du caractère des éléments qu’ils renferment, mais qu’un arrangement différent des atomes doit exercer de l’influence ; aujourd’hui, le mode d’après lequel les atomes se combinent dans les molécules est devenu le principe capital des recherches et de l’explication des faits, surtout depuis que l’on a trouvé en outre dans le carbone un étément d’atomes à quatre atomicités (type gaz des mines), auquel s’ajoutèrent bientôt, du moins hypothétiquement, des atomes à cinq et à six atomicités.

Ici la méthode et la théorie de la connaissance ont intérêt à étudier t’étrang’e indécision des chimistes entre une conception sensible concrète et une conception abstraite dû l’atomicité. D’un côté, on craint de transporter sur ce terrain obscur des conceptions imaginaires dont l’accord avec la réalité pourrait à peine être regardé comme problématique d’un autre côté, on est guidé par le désir très-juste de ne rien admettre qui ne puisse — d’une ou de plusieurs manières différentes — être représenté sensiblement, du moins avec netteté ; on parle donc des « points d’affinité » des atomes, de leurs « adhérences » mutuelles, des points « occupés » et des points encore libres, comme si l’on distinguait sur le corps étendu et cristallisé de l’atome, des points tels, par exemple, que les pôles d’une force exerçant une action magnétique ; mais, en même temps, on fait ses réserves contre la signification de ces représentations sensibles, et l’on déclare que les points d’affinité ne sont qu’un mot résumant les faits. Kekulé a même essayé, en sacrifiant complètement les points d’affinité, de ramener l’atomicité des atomes « au nombre relatif des chocs qu’un atome, dans l’unité de temps, éprouve de la part des autres atomes. » (28)

Jusqu’ici cette hypothèse n’a pas eu d’écho, ce qui n’empêche pas les atomes d’éprouver des chocs. Ici la nouvelle théorie de la chaleur, en chimie, est venue, d’une façon surprenante, au secours de cette hypothèse. D’après Clausius (29), les molécules des gaz subissent un mouvement rectiligne dont la force vive est proportionnelle à la température. Quand les corps sont à l’état liquide, le mouvement moléculaire croit en raison de la température ; ce mouvement est assez fort pour vaincre l’attraction de deux molécules voisines, mais non pour détruire l’attraction de la masse entière ; enfin, à l’état solide ; l’attraction des molécules voisines les unes des autres neutralise l’influence de la chaleur, de telle sorte que les molécules ne peuvent modifier leurs positions relatives que dans d’étroites limites. Cette théorie, née de celle de la transformation de la chaleur en force vive et vice versa, n’a plus besoin de l’éther pour résoudre d’une manière satisfaisante tous les problèmes ayant rapport à la théorie de la chaleur. Elle explique de la façon la plus simple les modifications de l’état d’agrégation sous l’influence de la chaleur ; mais elle laisse l’état des corps solides dans une assez grande obscurité, répand une demi lumière sur l’état des liquides, et ne fournit que sur celui des gaz parfaits des explications dont la clarté semble laisser peu à désirer.

Les théories les plus récentes des chimistes et des physiciens s’accordent donc pour reconnaître l’état gazeux comme le plus facile à comprendre ; aussi essaye-t-on d’en faire le point de départ pour aller plus loin (30). Mais ici, à propos des gaz parfaits, l’ancienne mécanique du choc a reparu en quelque sorte avec un nouvel éclat. L’attraction générale de la matière et les autres forces moléculaires, n’agissant qu’a très-courte distance, sont considérées comme nulles par rapport au mouvement rectiligne de la chaleur, lequel continue jusqu’à ce que les molécules se heurtent contre d’autres molécules ou contre des parois solides. On fait en même temps régner les lois du choc élastique ; et, pour simplifier, les molécules sont considérées comme sphériques, ce qui, a vrai dire, ne semble pas être en parfait accord avec les exigences de la chimie.

Nous passons sous silence les nombreux avantages que présente la nouvelle théorie, laquelle donne, par exemple, une solution naturelle pour les irrégularités de la loi de Mariotte, pour les apparentes exceptions de la règle d’Avogadro et pour nombre de difficultés analogues. Il s’agit avant tout, pour nous, d’examiner de plus près, au point de vue de la force et de la matière, le principe qui revient ici, du choc mécanique des molécules et des atomes.

Ici en effet semble reparaître l’évidence sensible qui, depuis Newton, avait disparu de la mécanique, et l’on pourrait en tout cas, s’il y avait grand avantage, concevoir l’audacieuse espérance que tôt ou tard disparaîtront les actions à distance, encore aujourd’hui conservées par la théorie, et qu’elles pourront être ramenées au choc sensible et évident, comme cela est arrivé pour l’action de la chaleur. Sans doute, le choc élastique peut seul répondre aux exigences de la physique, mais il y a bien des réserves à faire relativement à ce choc. On ne peut, il est vrai, nier que même les anciens atomistes, pour leur théorie du choc des atomes, durent principalement être Inspirés par l’image des corps élastiques ; mais les conditions en vertu desquelles ceux-ci se communiquent le mouvement les uns aux autres ne leur étaient pas connues, et l’antiquité ignora toujours la différence qui existe entre le choc des corps élastiques et celui ses corps mous. Ses atomes, regardés comme absolument invariables, ne pouvaient pas être élastiques, de sorte que la vraie physique rencontrait une contradiction sur le seuil même du système. Il est vrai que cette contradiction n’était pas aussi flagrante qu’elle pourrait nous le sembler aujourd’hui ; car, encore au XVIIe siècle, des physiciens éminents faisaient sérieusement des expériences pour s’assurer si une boule élastique éprouvait, lors d’un choc, un aplatissement et, par conséquent, une compression (31).

Aujourd’hui nous savons qu’aucune élasticité n’est imaginable sans déplacement relatif des molécules du corps élastique. Or il résulte incontestablement de ce fait que tout corps non-seulement est variable, mais encore se compose de parties distinctes. On pourrait contester ce dernier point tout au plus à l’aide des arguments avec lesquels on a coutume de combattre l’atomistique en général. Les mêmes motifs qui, dans l’origine, ont conduit à résoudre les corps en atomes, doivent aussi faire que les atomes, quand ils sont élastiques, se composent à leur tour de parties distinctes ou de sous-atomes. Et ces sous-atomes ? Ou bien ils se résolvent en simples centres de force, ou bien si, chez eux, le choc élastique doit jouer un rôle quelconque, il faut qu’eux aussi se composent de sous-atomes, et nous aurons de nouveau ce processus se perdant dans une série infinie, avec laquelle l’esprit ne peut pas se tranquilliser et qu’il ne peut pas cependant éviter.

Ainsi se trouve déjà dans l’atomistique elle-même, alors qu’elle semble fonder le matérialisme, le principe qui dissout toute matière et retire même au matérialisme le fondement sur lequel il repose.

Nos matérialistes, il est vrai, ont essayé de garantir à la matière son rang et sa dignité, en s’efforçant de subordonner strictement l’idée de force à celle de matière ; mais en réfléchissants cet essai, on ne tarde pas à voir combien peu on a gagné en faveur de la substantialité absolue de la matière.

Dans la Circulation de la vie, de Moleschott, un assez long chapitre est intitulé « Force et matière ». Ce chapitre renferme une polémique contre l’idée aristotélique de force, contre la téléologie, contre l’hypothèse d’une force vitale suprasensible et d’autres belles choses ; mais pas une syllabe sur les rapports d’une simple force attractive ou révulsive entre deux atomes, aux atomes eux-mêmes que l’on se figure comme agents de cette force. Nous apprenons que la force n’est pas un dieu donnant l’impulsion ; mais nous n’apprenons pas comment elle agit pour aller, d’une particule de matière, à travers le vide, provoquer un mouvement dans une autre particule. Au fond, nous recevons simplement mythe pour mythe.

« C’est précisément celle des propriétés de la matière, qui rend son mouvement possible, que nous appelons force. — Les éléments ne manifestent leurs propriétés que dans leurs rapports avec d’autres éléments. Si ces derniers ne sont pas aussi rapprochés qu’ils doivent l’être, et si les circonstances ne sont pas favorables, les éléments ne manifestent ni répulsion ni attraction. Évidemment ici la force ne fait pas défaut ; mais elle se dérobe à nos sens parce qu’elle ne trouve pas l’occasion de provoquer le mouvement. Quelque part que puisse se trouver l’oxygène, il a de l’affinité pour le potassium. »

Ici nous trouvons Moleschott plongé dans la scolastique ; son « affinité » est la plus belle qualitas occulta que l’on puisse désirer. Elle réside dans l’oxygène, pareille à un homme qui peut user de ses mains. Si le potassium s’approche, il est empoigné ; s’il ne vient pas, du moins les mains sont là avec l’envie de saisir le potassium. — Ô ravages de l’idée de possibilité !

Büchner s’étend moins encore que Moleschott sur le rapport de la force et de la matière, bien qu’il ait donné ce titre à son ouvrage le plus connu. Citons seulement, en passant, cette assertion : « Une force qui ne se manifeste pas ne peut pas exister. » Voilà du moins une conception saine comparativement à la personnification, faite par Moleschott, d’une abstraction humaine. Ce que Moleschott dit de meilleur sur la force et la matière est un passage assez long de la préface de Du Bois-Reymond à ses Recherches sur l’électricité animale ; mais Moleschott a omis précisément le paragraphe le plus clair et le plus important.

À propos d’une analyse approfondie des idées obscures touchant ce qu’on appelle force vitale, Du Bois-Reymond se demande ce que nous nous représentons en général par le mot « force ». Il trouve qu’au fond il n’y a ni force ni matière ce ne sont que des abstractions des choses étudiées à différents points de vue.

« La force (en tant qu’elle est regardée comme cause du mouvement) n’est qu’un produit plus dissimulé de l’irrésistible penchant à la personnification, qui nous est inné ; c’est pour ainsi dire une habileté oratoire de notre cerveau, qui a recours au langage figuré, parce que la représentation lui fait défaut pour l’expression pure de la clarté. Avec les idées de force et de matière, nous voyons revenir le même dualisme, qui se produit dans les idées de Dieu et du monde, de l’âme et du corps. Ce n’est, avec des raffinements, que le besoin qui poussa jadis les hommes à peupler de créatures de leur imagination les forêts, les sources, les rochers, l’air et la mer. Que gagne-t-on à dire que deux molécules se rapprochent l’une de l’autre, en vertu de leur force d’attraction réciproque ? Pas même l’ombre d’une intuition de l’essence du phénomène. Mais, chose étrange, il y a pour notre désir inné de rechercher les causes une espèce de satisfaction dans l’image d’une main qui se dessine involontairement devant notre œil intérieur, d’une main qui pousse doucement devant elle la matière inerte, ou dans l’image de bras invisibles de polypes, au moyen desquels les molécules de matière s’étreignent, cherchent à s’attirer les unes les autres, et finalement s’entrelacent en un peloton. » (32)

Quoique ce passage renferme bien des ventes, l’auteur a pourtant, oublié que les progrès des sciences nous ont conduits à mettre de plus en plus des forces à la place de la matière, et que l’exactitude croissante de l’observation résout de plus en plus la matière en forces. Par conséquent, les deux idées ne sont pas simplement juxtaposées comme abstractions ; mais l’une se résout dans l’autre, à l’aide de l’abstraction et de la science, de telle sorte néanmoins qu’il en reste toujours un reliquat. Si l’on fait abstraction du mouvement d’un aérolithe, il reste à observer le corps lui-même qui se mouvait. Je peux lui ôter sa forme en supprimant la force de cohésion de ses parties alors j’ai encore la matière. Je puis décomposer cette matière en ses éléments, si j’oppose force a force. Finalement je puis par la pensée décomposer les matières élémentaires en leurs atomes ; ceuxci sont alors l’unique matière, tout le reste est une force. Si maintenant, avec Ampère, on réduit l’atome à ne plus être qu’un point sans étendue, avec des forces groupées autour de lui, ce point, le « néant », sera la matière. Si je ne vais pas aussi loin dans l’abstraction, la matière est alors pour moi simplement un certain tout, qui m’apparaît généralement comme une combinaison de parties matérielles opérée par des forces innombrables. En un mot, le résidu incompris ou incompréhensible de notre analyse est toujours la matière, quelque loin que nous nous avancions. Ce que nous avons compris de l’essence d’un corps, nous le nommons propriétés de la matière, et ces propriétés, nous les ramenons à des « forces ». Il suit de là que la matière est toujours ce que nous ne pouvons ou ne voulons plus résoudre en forces. Notre penchant pour la personnification » ou, si nous voulons employer les mots de Kant, ce qui revient au même, la catégorie de la substance nous force toujours à concevoir l’une de ces idées comme sujet et l’autre comme attribut. Quand nous dissolvons un objet, degré par degré, le reste non encore dissous, la matière, demeure toujours pour nous le vrai représentant de la chose. Nous lui attribuons donc. les propriétés découvertes. Ainsi se révèle la grande vérité Point de matière sans force, point de forcé sans matière », comme une simple conséquence de la proposition : « Pas de sujet sans attribut, pas d’attribut sans sujet » ; en d’autres termes nous ne pouvons voir autrement que notre œil ne le permet ni parler autrement que la conformation de notre bouche ne nous met à même de le faire ; nous ne pouvons comprendre autrement que les idées fondamentales de notre entendement ne s’y prêtent.

Bien que, d’après ce qui précède, la véritable personnification réside dans l’idée de matière, la force est toujours personnifiée simultanément, attendu qu’on se la figure comme une émanation et pour ainsi dire comme un instrument de la matière. Assurément personne, dans une recherche de physique, ne se représente sérieusement la force comme une main planant en l’air ; on pourrait plutôt la comparer aux bras de polypes, avec lesquels une molécule de matière en enlacerait une autre. Ce qui, dans l’idée de force, est anthropomorphe, appartient, en réalité, encore à l’idée de matière, sur laquelle, comme sur chaque sujet, on reporte une portion de son moi. « L’existence des forces, dit Redtenbacher (p. 12), nous la reconnaissons par les effets qu’elles produisent et, en particulier, par le sentiment et la conscience que nous avons de nos propres forces. » Grâce à cette conscience, nous ne donnons pourtant à la connaissance simplement mathématique que la teinte du sentiment, et nous courons en même temps le dangerde faire de la force quelque chose qu’elle n’est pas. Précisément cette hypothèse de « force suprasensible », que les matérialistes veulent combattre de préférence, aboutit toujours à ce que, auprès des matières, qui agissent les unes sur les autres, l’on se figure, à la place de la force, une personne invisible, c’est-à-dire un agent imaginaire. Or ce n’est là jamais la conséquence d’une pensée trop abstraite, mais bien plutôt d’une pensée trop sensible. Le suprasensible du mathématicien est juste le contraire du suprasensible de l’homme à l’état de nature. Là où ce dernier admet des forces suprasensibles, il pense à un dieu, à un fantôme ou à un être personnel quelconque, c’est-à-dire en réalité aussi sensible qu’on peut se le figurer. La matière personnifiée est déjà beaucoup trop abstraite pour l’homme à l’état de nature ; voilà pourquoi son imagination se représente à côté encore une personne « suprasensible ». Le mathématicien pourra bien aussi, avant de poser son équation, se représenter les forces comme assez semblables à des forces humaines, mais il ne courra jamais le danger de faire entrer dans ses calculs un facteur faux. Une fois l’équation posée, toute image sensible cesse de jouer un rôle quelconque. La force n’est plus la cause du mouvement et la matière n’est plus la cause de la force ; il n’y a plus alors qu’un corps en mouvement et la force est une fonction du mouvement.

On peut ainsi mettre du moins de l’ordre dans ces idées et en obtenir une vue d’ensemble, sans parvenir toutefois à une explication complète de la force et de la matière. Qu’il nous suffise de pouvoir démontrer que nos catégories doivent y jouer un rôle. Nul ne doit avoir la prétention de voir sa propre rétine !

Il est donc facile de comprendre pourquoi Du Bois-Reymond ne dépasse pas l’opposition entre la forceet la matière ; nous allons citer en conséquence le passage omis par Moleschott comme un spécimen de l’habileté avec laquelle le célèbre investigateur s’éloigne de la suffisance dogmatique des matérialistes :

« Si l’on se demande ce qui reste donc, lorsque ni les forces ni la matière ne possèdent la réalité, voici ce que répondent ceux qui se placent au même point de vue que moi. Il n’est pas donné, une fois pour toutes, à l’esprit humain de franchir, dans ces questions, une contradiction finale. Au lieu par conséquent de tourner dans un cercle de stériles spéculation son de trancher avec le glaive de l’illusion ce nœud gordien, nous aimons mieux nous en tenir à l’intuition des choses telles qu’elles sont et nous contenter, pour parler comme le poëte, du « miracle qui est devant nous ». Car, une explication satisfaisante nous étant refusée dans une voie, nous ne pouvons nous résoudre à fermer les yeux sur les défectuosités d’une autre voie, par l’unique motif qu’une troisième semble impossible ; et nous avons assez de résignation pour admettre la pensée que finalement le but de toute science pourrait bien être, non de comprendre l’essence des choses, mais de faire comprendre que cette essence est incompréhensible. Ainsi la conclusion finale de la mathématique a été, non de trouver la quadrature du cercle, mais de démontrer qu’il est impossible de la trouver ; de la mécanique, non de réaliser le mouvement perpétuel, mais de prouver qu’il est impossible de le réaliser. » Nous ajouterons « de la philosophie, non de recueillir des notions de métaphysique, mais de montrer que nous ne pouvons sortir de la sphère de l’expérience ».

Ainsi, par le progrès de la science, nous acquérons toujours une connaissance plus sûre des rapports des choses entre elles et une connaissance de plus en plus incertaine du sujet de ces rapports. Tout reste clair et intelligible, tant que nous pouvons nous en tenir aux corps, tels qu’ils apparaissent immédiatement à nos sens ou tant que nous pouvons nous représenter leurs éléments hypothétiques, d’après l’analogie de ce qui tombe sous les sens ; mais la théorie dépasse toujours cette limite, et, tout en donnant une explication scientifique de ce que nous avons devant nous, tout en poussant notre intuition de l’enchaînement des choses assez loin pour pouvoir prédire les phénomènes, nous nous laissons engager dans la voie d’une analyse, qui conduit à l’infini, non moins bien que le font nos représentations de temps et d’espace.

Nous ne devons donc pas nous étonner si nos physiciens et nos chimistes connaissent de mieux en mieux les molécules et de moins en moins les atomes, car les molécules sont encore une réunion d’atomes hypothétiques, réunion que, sans aucun inconvénient, on peut se figurer tout à fait d’après le mode des choses sensibles. Si la science qui, sur ce point, semble réellement nous fournir une connaissance objective, pouvait un jour se développer assez pour rapprocher de nous les éléments des molécules autant qu’elle fait les molécules elles-mêmes, alors ces éléments auraient bientôt cessé d’être des atomes ; ils deviendraient quelque chose de composé et de variable, comme déjà on les conçoit très-souvent.

Quant aux molécules des gaz, on connaît aujourd’hui en partie avec assez de certitude, en partie avec une grande probabilité, la vitesse, avec laquelle elles se meuvent ; l’espace moyen qu’elles parcourent entre deux chocs ; le nombre des chocs éprouvés en une seconde ; enfin leur diamètre et leur poids absolu (33). Ces résultats, sauf maintes rectifications ultérieures, ne sont pas de vaines conjectures ; ce qui le prouve, c’est que Maxwella réussi, au moyen des formules sur lesquelles reposent ces appréciations, à tirer des conséquences sur la propriété conductrice de la chaleur de différents corps, conséquences que l’expérimentation a brillamment confirmées (34). Les molécules sont donc de petites masses de matière, que nous pouvons nous représenter d’après leur analogie avec les corps visibles et dont nous avons déjà appris partiellement à connaître les propriétés par la voie des recherches exactes. Elles sont ainsi, sans plus de façon, tirées de cette obscurité, dans laquelle se cachent les véritables éléments des choses. On peut affirmer que « l’atomistique » est démontrée, si l’on ne voit en elle qu’une explication scientifique de la nature, qui présuppose réellement des parcelles de masses discrètes, lesquelles parcelles se meuvent dans un espace vide, du moins comparativement. Mais, dans cette conception, toutes les questions philosophiques sur la constitution de la matière sont, non pas résolues, mais simplement écartées.

Et pourtant, même la division de la matière en parcelles et en masses discrètes n’est encore nullement démontrée autant qu’on pourrait le croire à la suite de ces triomphes de la science ; car c’est parce qu’elle est présupposée dans toutes ces théories qu’elle se retrouve naturellement dans les résultats. La confirmation de l’atomistique, en ce sens restreint, peut tout au plus être mise au niveau de la confirmation de la théorie de Newton par la découverte de Neptune. Or on a considéré à bon droit cette découverte de Neptune, fondée sur un calcul conforme aux principes de Newton, comme un fait très-important, péremptoire même sous plus d’un rapport ; cependant personne ne s’avisera de soutenir que cette confirmation du système a aussi tranché la question de savoir si l’attraction est une action à distance ou une action médiate. La découverte de Neptune ne touche même pas à la question de savoir si la loi de Newton est absolue ou valable seulement dans de certaines limites, si elle n’est pas modifiée par exemple quand les molécules sont extrêmement rapprochées ou quand les distances sont énormes. On a assayé récemment de faire de la loi de Newton un cas spécial de la formule bien plus compréhensive de Weber relative à l’attraction électrique ; Neptune ne nous dit rien à propos de cela. La gravitation agit-elle instantanément ou a-t-elle besoin d’un laps de temps presque imperceptible, pour étendre son action d’un corps céleste à un autre, voilà encore une question que ne résout pas une confirmation aussi brillante que celle de Neptune. Or au fond de toutes ces questions se retrouve le problème relatif à la nature véritable de la gravitation ; et la supposition dominante que cette propriété constitue une loi de la nature, absolue, rigoureusement liée à la formule, agissant instantanément à toutes les distances, est une hypothèse qui, examinée à la lumière de la science actuelle, ne paraît pas même probable.

C’est ainsi qu’à parler strictement on n’a pu démontrer que des relations dans la théorie chimico-physique actuelle sur les gaz, mais pas la position primitive. D’après les principes de la méthode hypothétique-déductive, on peut dire avec Clausius et Maxwell : Si la matière est composée de particules distinctes, il faut que celles-ci aient les propriétés suivantes. Mais si la conséquence, qui résulte de la théorie, est confirmée par les faits, la présupposition n’est encore nullement prouvée, d’après les lois de la logique. On conclut dans le modus ponens de la condition à la chose déterminée, mais non vice versa. Car, dans le second cas, reste toujours la possibilité que les mêmes conséquences résultent de présuppositions toutes différentes. La théorie, qui explique avec précision les faits et qui va même jusqu’à les prédire, peut, il est vrai, acquérir de la sorte tellement de vraisemblance que, pour notre conviction subjective, elle approche entièrement de ta certitude ; mais toujours sous la réserve qu’il ne puisse exister d’autre théorie donnant le même résultat.

Or, dans la théorie mécanique de la chaleur, cela ne se comprend nullement de soi, en tant qu’il s’agit des molécules, comme l’a très-bien senti Clausius, lorsqu’il déclare formellement, dans la préface de ses célèbres dissertations, que les bases essentielles de sa théorie mathématique sont indépendantes des idées qu’il s’est formées sur les mouvements moléculaires.

Helmholtz va encore plus loin dans son Éloge funèbre de Gustave Magnus (Berlin 1871). Il s’exprime ainsi (p. 12) À propos des atomes, en fait de physique théorique, sir W. Thomson dit avec beaucoup de justesse qu’en les admettant on ne peut expliquer aucune propriété des corps, que l’on n’ait attribuée auparavant aux atomes eux-mêmes. » (Cela s’applique naturellement aussi aux molécules !) « En approuvant cette proposition, je n’entends nullement me déclarer contre l’existence des atomes, mais seulement contre la tendance qui voudrait faire dériver les principes de la physique théorique de conjectures purement hypothétiques sur l’ordonnance des atomes dans les corps de la nature. Nous savons aujourd’hui que plusieurs de ces hypothèses, favorablement accueillies lors de leur naissance, étaient fortt éloignées de la vérité. Laphysique mathématique a également pris un autre caractère entre les mains de Gauss, F. E. Neumann et de leurs élèves en Allemagne, ainsi que des mathématiciens anglais Stokes, W. Thomson et Cl. Maxwell, qui se rattachent à Faraday. On a compris que la physique mathématique est aussi une science purement expérimentale et qu’elle n’a d’autres principes à suivre que ceux de la physique expérimentale. Dans l’expérience immédiate, nous ne rencontrons que des corps ayant de l’étendue, offrant des formes variées et des combinaisons diverses ; c’est seulement sur de semblables corps que nous pouvons faire des observations et expérimenter. Leur action se compose de l’action que toutes leurs parties apportent à l’ensemble ; si donc nous voulons apprendre à connaître les lois d’action réciproque les plus simples et les plus générales des masses et matières répandues dans la nature si notamment nous voulons débarrasser ces lois des accidents de la forme, de la grandeur et de la position des corps agissant concurremment, il faut que nous remontions aux lois d’action des plus petites portions de volume ou, suivant l’expression des mathématiciens, des éléments de volume. Toutefois ceux-ci ne sont pas, comme les atomes, disparates et hétérogènes, mais constants et homogènes. »

Nous n’examinerons pas si ce processus, abstraction faite de l’emploi de la mathématique, auquel il doit se prêter mieux que l’atomistique, d’après les principes des calculs différentiel et intégral, sera aussi ou même plus utile, pour l’orientation de l’esprit dans le monde des phénomènes, que ne pourrait l’être l’atomistique. Celle-ci doit ses succès à la clarté sensible de ses hypothèses, et, bien loin de la mépriser pour cette raison, nous serions porté à nous demander si l’on ne pourrait pas déduire la nécessité d’une conception atomistique des principes de la théorie de Kant sur la connaissance, ce qui n’empêcherait pas les mathématiciens, qui se plaisent tant aujourd’hui à entrer dans des voies transcendantes, de tenter de nouvelles routes. Nous sommes fort peu touché de ce que Kant, au contraire, passe pour le père du dynamisme », mot par lequel on entend, pour abréger, le dynamisme de la théorie de la continuité ; car, malgré l’emphase avec laquelle ses successeurs ont vanté cette théorie de la continuité, sa nécessité, au point de vue de la philosophie critique, est très-peu évidente ; et l’on pourrait presque, comme nous l’avons dit, suivre plus fructueusement la voie inverse ; car le mode, dont la catégorie opère, dans sa fusion avec l’intuition sensible, a toujours pour but la synthèse dans un objet abstrait, c’est-à-dire débarrassé, dans notre représentation, des liens infinis de tout enchaînement. Si l’on envisageait l’atomistique sous ce point de vue, l’isolement mutuel des masses parcellaires apparaîtrait comme une conception physique nécessaire, dont la portée s’étendrait à l’enchaînement total du monde des phénomènes, tandis qu’elle ne constituerait que le reflet de notre organisation ; l’atome serait une création du moi, mais deviendrait ainsi précisément la base nécessaire de toute science de la nature.

Nous avons fait observer ci-dessus qu’au point de vue physico-chimique, l’atome devient d’autant plus obscur que la molécule est plus inondée de lumière. Naturellement cela ne s’applique qu’à l’atome dans le sens étroit de ce mot, à la dernière fraction que l’on puisse se figurer de la matière. Ces atomes deviennent d’autant plus insaisissables qu’on en approche davantage la lumière de l’analyse scientifique. Ainsi par exemple Lothaire Meyer nous montre que le nombre des atomes contenus dans une molécule est inconnu jusqu’à un certain point, mais ne doit pas être évalué trop haut ; les dimensions des atomes comparés aux molécules ne doivent pas non plus être considérées comme imperceptibles. Les atomes exécutent des mouvements vifs dans l’intérieur des molécules, etc. — Cependant à côté de ce crépuscule d’une connaissance se trouve immédiatement la réflexion que ces atomes sont probablement « des parcelles de masse d’un ordre supérieur à celui des molécules, mais ne constituent pas encore les parcelles finales et les plus petites de la masse.

» Il paraît plus probable que, de même que les masses d’une étendue plus grande et plus appréciable pour nos sens se composent de molécules, les molécules ou parcelles de masses de premier ordre se composent d’atomes ou de parcelles de masses de deuxième ordre, de même aussi les atomes à leur tour se composent de groupes de parcelles de masses d’un troisième ordre plus élevé.

» Nous sommes amenés à cette conception par la pensée que, si les atomes étaient des grandeurs immuables, indivisibles, nous serions obligés d’admettre autant d’espèces différentes de matières élémentaires que nous connaissons d’éléments chimiques. Or il est peu vraisemblable en soi qu’il existe une soixantaine ou plus de matières primitives, essentiellement distinctes. Cette existence devient encore plus invraisemblable par la connaissance que nous avons de certaines propriétés des atomes, parmi lesquelles il faut remarquer surtout les rapports réciproques que présentent entre eux les poids atomiques d’éléments différents (35). »

Il est fortement à présumer que les atomes de troisième ordre aussi, tout en étant les atomes de la matière primitive et unique, pourraient, examinés de plus près, se résoudre à leur tour en atomes de quatrième ordre. Tous ces processus, qui s’étendent à l’infini, montrent que, dans ces questions, nous n’avons affaire qu’aux conditions nécessaires de notre connaissance, non pas à ce que peuvent être les choses en soi, quand elles n’ont aucune relation avec notre connaissance.

Si l’on substitue, n’importe où, à cette série infinie les centres de force dépourvus d’étendue, on renonce au principe de la clarté sensible (36). C’est une conception transcendante, comme l’action à distance, et la question de savoir si et comment ces conceptions sont admissibles ne peut plus guère être vidée par un renvoi pur et simple aux principes de la théorie de la connaissance, de Kant, aujourd’hui que ces conceptions nous assaillent en masse. Il faut laisser faire ceux qui ont besoin de semblables conceptions, et voir ce qui en résultera. Si jamais, comme le physicien Mach (37) le croit possible, de l’hypothèse d’un espace ayant plus de trois dimensions devait résulter une explication claire et décisive d’un phénomène réel, ou si, avec Zœllner (38), de l’obscurité du ciel et d’autres phénomènes dûment constatés, il fallait conclure que notre espace est non euclidien, il serait absolument nécessaire de soumettre à une révision complète toute la théorie de la connaissance. Jusqu’à présent, il n’y a aucun motif obligatoire pour procéder à cette révision ; mais la théorie de la connaissance non plus ne peut devenir dogmatique. Ici, par conséquent, toutes les opinions sont permises. Celui qui tient à la clarté sensible tombe dans la voie de la division à l’infini ; celui qui n’y tient pas quitte le terrain solide sur lequel jusqu’ici nos sciences ont accompli tous leurs progrès. Il est difficile de découvrir un sentier sur entre ces Charybde et Scylla.

La loi, aujourd’hui regardée comme si importante, de la conservation de la force, exerce une influence considérable sur notre appréciation des rapports entre la force et la matière. On peut l’entendre de différentes manières. Ainsi d’abord l’on peut admettre que les éléments chimiques ont certaines propriétés invariables, avec lesquelles le mécanisme général des atomes coopère pour provoquer la naissance des phénomènes ; ensuite on peut aussi supposer que les propriétés elles-mêmes des éléments chimiques ne sont que des formes déterminées, revenant d’une manière régulière dans les mêmes circonstances, du mouvement général et essentiellement uniforme de la matière. Pour peu que l’on regarde par exemple les éléments chimiques comme de simples modifications d’une matière primitive, homogène, cette dernière hypothèse se comprend sans peine. Il est vrai que la loi de la conservation de la force, dans cette théorie la plus stricte et la plus logique, n’est rien moinsque démontrée. Ce n’est qu’un « idéal de la raison » ; mais, comme cet idéal est le but suprême de toute recherche empirique, nous ne pouvons guère nous en passer. On peut même affirmer que, dans le sens le plus large, cette loi serait en droit de revendiquer la valeur d’un axiome. Ainsi tomberait le dernier reste de l’indépendance et de la domination de la matière.

Pourquoi, dans ce sens, la loi de la conservation de la force a-t-elle une bien plus grande importance que la loi de la conservation de la matière, que déjà Démocrite posait comme axiome et qui, sous le nom « d’immortalité de la matière », joue encore un rôle si considérable chez les matérialistes actuels ?

La réponse à cette question est que, dans l’état actuel des sciences physiques et naturelles, la matière est partout l’inconnu ; la force, partout le connu. Si, au lieu de force, on aime mieux dire « propriété de la matière » qu’on prenne garde de tourner dans un cercle vicieux ! Une chose nous est connue par ses propriétés ; un sujet est déterminé par ses attributs. Or la « chose » n’est, en réalité, que le point de repos désiré par notre pensée. Nous ne connaissons que les propriétés et leur réunion dans un inconnu, dont l’hypothèse est une fiction de notre esprit, mais à ce qu’il semble une fiction nécessaire et impérieusement exigée par notre organisation.

La célèbre « particule de fer » de Dubois, laquelle est incontestablement la même « chose », soit qu’elle parcoure l’univers comme portion de météorite, soit qu’elle roule sur les rails comme partie d’une roue de locomotive, soit que, dans la cellule sanguine, elle circule dans les tempes d’un poëte, est « la même chose dans tous les cas, mais seulement parce que nous faisons abstraction de sa position spéciale par rapport à d’autres molécules et des actions réciproques qui en résultent, et qu’en revanche nous regardons comme constants d’autres phénomènes, que pourtant nous avons appris à connaître uniquement comme des forces de la molécule de fer, et quenous savons pouvoir toujours, d’après des lois déterminées, provoquer à nouveau. Que l’on commence par nous résoudre le problème du parallélogramme des forces, si l’on veut nous faire croire à la persistance de la chose. Ou bien une force, qui agit avec l’intensité x, dans la direction ab, est-elle aussi incontestablement la même chose, lorsque son action s’est fondue avec une autre force en une résultante de l’intensité y et de la direction ad ? Oui certes, la force primitive est encore contenue dans la résultante, et elle continue de se conserver, quand même, dans l’éternel tourbillon de l’action et de la réaction mécanique, l’intensité primitive x et la direction ab ne reparaîtraient jamais. De la résultante je puis, pour ainsi dire, extraire de nouveau la force primitive, si je supprime la deuxième force composante par une force égale, d’une direction opposée. Ici donc je sais parfaitement ce que je dois entendre ou non par conservation de la force. Je sais, et il faut que je sache, que l’idée de conservation n’est qu’une conception commode. Tout se conserve et rien ne se conserve, suivant le point de vue auquel je me place dans la contemplation des phénomènes. La vérité gît uniquement dans les équivalents de la force que j’obtiens par le calcul et l’observation. Les équivalents sont aussi, comme nous l’avons vu, les seules réalités de la chimie ils sont exprimés, trouvés, calculés par des poids, c’est-à-dire par des forces.

Nos matérialistes actuels n’aiment pas à s’occuper de la loi de la conservation de la iorce. Elle vient d’un côté vers lequel leur attention s’est rarement portée. Bien que le public allemand, lors de l’explosion de la polémique matérialiste, fût, depuis de longues années, familiarisé avec cette importante théorie, les brochures les plus influentes lui accordèrent à peine une syllabe. Si, plus tard, Büchner s’empara chaleureusement de la loi de la conservation de la force et lui consacra un chapitre spécial de la cinquième édition de son écrit Force et Matière, c’est là seulement une nouvelle preuve de la dévorante et multiforme activité de cet auteur ; mais on cherchera en vain chez lui une entière clarté sur la portée de cette loi et sur les rapports qu’elle a avec la théorie de l’immortalité de la matière. Aux matérialistes dogmatiques qui, du reste, à notre époque, sont partout et nulle part, la théorie de la conservation de la force dérobe le sol sur lequel ils marchent.

Ce qu’il y a de vrai dans le matérialisme — l’exclusion du merveilleux et du capricieux hors de la nature des choses — est prouvé, par cette loi, d’une manière plus relevée et plus générale que les matérialistes ne peuvent le faire, en restant placés à leur point de vue ; ce qu’il y a de faux dans le matérialisme — l’élévation de la matière à la dignité de principe de tout ce qui existe — elle l’élimine complètement et, semble-t-il, définitivement.

Il ne faut donc pas s’étonner, ni complètement approuver non plus en voyant l’un des principaux élaborateurs de la théorie de la conservation de la force revenir presque à l’idée aristotélique de la matière. Voici littéralement ce que dit Helmholtz dans sa dissertation sur la Conservation de la force :

« La science considère les objets du monde extérieur d’après deux abstractions différentes d’abord suivant leur simple existence, sans se préoccuper de leur action sur d’autres objets ou sur les organes de nos sens : comme tels, elle les désigne sous le nom de matière. L’existence de la matière en soi est donc pour nous calme et inactive nous distinguons en elle la division dans l’espace et la quantité ou masse, que l’on admet comme éternellement immuable. Nous ne pouvons attribuer à la matière en soi de différences qualitatives ; car, si nous parlons de matières hétérogènes, nous ne plaçons jamais leurs différences que dans les différences de leur action, c’est-à-dire dans leurs forces. Aussi la matière en soi ne peut-elle subir d’autre changement que dans l’espace, c’est-à-dire le mouvement. Mais les objets de la nature ne sont pas inactifs ; nous ne pouvons même les connaître que par l’action qu’ils produisent sur les organes de nos sens ; alors, d’après l’action, nous concluons à l’existence de ce qui la produit. Si donc nous voulons réellement employer l’idée de matière, nous ne pouvons le faire qu’en ajoutant par une deuxième abstraction » (ou plutôt par une fiction nécessaire, par une personnification apparaissant en vertu d’une contrainte psychique), « qu’en ajoutant à la matière ce dont nous voulions faire abstraction auparavant, savoir la faculté d’agir, c’est-à-dire que nous lui attribuons des forces. Il est évident que les idées de matière et de force, appliquées à la nature, ne peuvent jamais être séparées. Une matière pure serait indifférente pour le reste de la nature, parce qu’elle ne pourrait jamais déterminer un changement ni dans cette nature ni dans les organes de nos sens ; une force pure serait quelque chose qui devrait exister quelque part et pourtant ne pas exister, parce que nous appelons matière ce qui existe quelque part. C’est encore se tromper que de déclarer la matière quelque chose de réel, tandis que la force ne serait qu’une simple idée, à laquelle rien de réel ne correspondrait ; toutes deux sont plutôt des abstractions de la réalité, formées d’une manière identique ; nous ne pouvons en effet percevoir la matière que par ses forces, jamais en elle-même » (39).

Ueberweg, qui aimait à faire connaître ses opinions divergentes par des notes marginales, a écrit avec beaucoup de justesse sur la marge de mon exemplaire de cette dissertation, à propos des mots « parce que nous appelons matière ce qui existe quelque part », « non, mais plutôt substance ». En réalité, la cause qui nous empêche d’admettre une force pure, ne doit être cherchée que dans la nécessité psychique, qui nous fait apparaître les objets de nos observations sous la catégorie de la substance. Nous ne remarquons que des forces, mais nous réclamons un sujet permanent de ces phénomènes variés, une substance. Les matérialistes regardent naïvement la matière inconnue comme la substance unique ; Helmholtz, au contraire, est persuadé qu’il ne s’agit ici que d’une hypothèse, réclamée par la nature de notre intellect, sans avoir pour cela une véritable réalité. Peu importe, par conséquent, que, dans cette hypothèse, il mette cette même matière à la place de la substance, qu’il vient cependant de regarder comme dépourvue de qualités ; son point de vue est, à tout prendre, celui de Kant. Quant à la nature passive et inerte de la matière, en tant que nous faisons abstraction des forces, il faudrait, à l’aide de l’hypothèse d’une idée relative de la matière, éviter de retomber dans la définition d’Aristote. Nous avons besoin aussi pour cela d’une idée relative de la force et nous pouvons bien nous permettre, comme conclusion de ces recherches, de proposer ici une triade de définitions dépendant les unes des autres.

Nous appelons chose un groupe de phénomènes connexes, que nous concevons d’une manière unitaire, abstraction faite d’agrégations ultérieures et de modifications internes.

Nous nommons forces les propriétés de la chose, que nous avons reconnues par leurs effets déterminés sur d’autres choses.

Nous nommons matière ce que, dans une chose, nous ne pouvons ou ne voulons plus résoudre en force, et ce que nous supposons être la base et l’agent des forces reconnues.

Mais, en admettant ces définitions, ne sommes-nous pas tombés dans un cercle vicieux ? Les forces sont des propriétés, non d’une matière existant en soi, mais « de la chose », par conséquent, d’une abstraction. N’attribuons-nous pas à ce qu’il y a de plus concret en apparence, à la matière, quelque chose qui n’est que l’abstraction d’une abstraction ? Puis, si nous entendons la force dans le sens strictement physique de ce mot, n’est-elle pas alors une fonction de la masse, c’est-à-dire, encore une fois, une fonction de la matière ?

À cela on peut répondre, d’abord, que l’idée de masse, dans la physique mathématique, n’est qu’un nombre. Si j’exprime en kilogrammètres le travail d’une force, le coefficient qui détermine le degré d’élévation est joint à un coefficient qui indique le poids. Mais le poids est-il autre chose que l’effet de la force de pesanteur ? On se figure le poids du corps entier décomposé en pesanteurs d’un nombre de points hypothétiques, et la somme de ces points constitue la masse. Rien de plus ne se rattache et ne peut se rattacher à cette idée. Nous avons donc simplement ramené la force donnée à une somme de forces hypothétiques, aux agents desquelles s’applique tout ce que nous avons dit, plus haut, des atomes. En admettant ces agents, dont nous ne pouvons nous passer et qu’il est impossible de comprendre, nous sommes précisément arrivés à la limite de la connaissance de la nature, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.

Fechner (40) a tenté de donner à la matière une valeur indépendante de la force en la définissant ce qui se fait sentir au tact, « ce qui est palpable ». On lui objecte naturellement que cette palpabilité ne repose que sur la force de résistance (force que l’on peut désigner dans un sens strictement mécanique comme un travail fonctionnel) ; il répond que cette résistance n’est inférée que des rapports de la sensation du tact et d’autres sensations ; qu’elle n’est point, par conséquent, une base expérimentale de l’idée de matière ( c’est-à-dire que cette base n’est point fournie par l’expérience immédiate). Mais dans cette expérience immédiate de la sensation d’un : seul organe, qui sert de point de départ à Fechner, l’idée de matière, telle que l’exige la science de la nature, n’est pas encore contenue. Nous n’avons que le côté subjectif de la sensation, qui est une simple modification de notre état, et le côté objectif, que nous pouvons désigner généralement comme un rapport avec un objet. Or cet « objet » devient tout d’abord une chose dans le développement psychique naturel, et c’est seulement avec la réflexion sur les propriétés, variables en apparence, d’une seule et même chose que peut surgir l’idée d’une matière persistant dans toutes ses modifications. Mais le même processus développe aussi avec nécessité l’idée des forces de cette matière. Ainsi l’on ne peut jeter l’ancre en toute sécurité, pas même dans la genèse psychologique de l’idée de matière, sans compter que la décision de la question ne gît nullement ici, mais dans la recherche de ce qui reste encore des idées traditionnelles, quand elles sont analysées avec les moyens les plus précis de la pensée scientifique.

Mieux fondée est l’attaque dirigée par Fechner contre l’idée de force. Il démontre que la physique n’a pour objet que ce qui est visible et palpable dans l’espace et les lois de son mouvement. « La force n’est en général, dans la physique, qu’un terme auxiliaire pour l’exposé des lois de l’équilibre et du mouvement, et toute conception claire de la force physique ramène à cette définition. Nous parlons de lois de la force ; mais, si nous y regardons de plus près, ce ne sont que les lois de l’équilibre et du mouvement qui opèrent quand la matière se trouve en face de la matière. » Si à matière nous substituons ici choses, il n’y a pas d’objection sérieuse à soulever. En effet, l’idée ne nous vient aucunement de personnifier la force elle-même, au lieu de la matière, ni de hasarder la conclusion suivante : puisque tout ce que nous connaissons des choses peut s’exprimer par des forces et que la matière n’est en définitive qu’un résidu d’analyse rempli de contradictions, nous supposons que les forces existent par elles-mêmes. Il nous suffit de savoir que le mot force est un « terme auxiliaire » d’un emploi incessant, devant lequel, aussi loin que s’étend notre analyse, le « terme auxiliaire » de la matière recule dans l’infini ou l’inaccessible.

Si l’on veut définir la force par la « cause du mouvement » on ne fait qu’employer un terme auxiliaire à la place d’un autre terme auxiliaire. Il n’y a pas de « cause » de mouvement en dehors des équivalents de la force vive et des forces de tension, et ces équivalents désignent un simple rapport des phénomènes. D’après Fechner, la cause des mouvements gît dans la loi ; mais la loi aussi n’est-elle pas, en fin de compte, un « terme auxiliaire » pour l’ensemble des relations dans un groupe de phénomènes ?

L’idée de matière non-seulement peut, jusqu’au résidu insaisissable du « quelque chose », être ramenée à l’idée de force, mais il faut encore qu’elle renaisse synthétiquement de ces éléments ; c’est de quoi Zœllner nous fournit une preuve intéressante. Il s’agit de savoir si l’on ne pourrait pas déduire une modification des lois du mouvement de Newton, dans le sens de la loi de l’électricité de Weber, de l’hypothèse que les actions s’étendent d’un point à un autre, non pas instantanément, mais après un certain laps de temps, et l’on fait observer que déjà Gauss avait cherché, sans pouvoir la trouver, une « représentation constructible » d’une semblable propagation de la force à travers l’espace. Tout récemment, le mathématicien C. Neumann a essayé de résoudre ce problème, uniquement en faisant mouvoir dans l’espace les valeurs potentielles, c’est-à-dire l’expression mathématique pour de simples grandeurs de forces. Ici évidemment le nœud gordien de la « constructibilité » de la représentation est tranché avec le glaive. Nous obtenons une force additionnelle, dont l’agent n’est plus la matière, mais seulement la formule de force ; c’est comme si l’on disait que le mouvement est ce qui se meut dans l’espace. Mais Zœllner prouve avec une grande justesse que le simple fait de la personnification de cette valeur potentielle, à mouvement spontané, équivaut à faire mouvoir des molécules matérielles d’un corps à un autre. En réalité, si l’on ne peut attribuer une existence indépendante qu’aux idées abstraites de la force et du mouvement, on fait d’elles des substances et, dans ce cas, la substance coïncide complètement avec la matière » dans la conception inspirée par la connaissance scientifique de la nature (41).

On ne saurait désirer de preuve établissant plus clairement que tout le problème de la force et de la matière aboutit à un problème de la théorie de la connaissance, et que, pour les sciences physiques et naturelles, le terrain le plus solide est celui des relations des phénomènes ; on peut toujours, d’après, cela, introduire hypothétiquement certains agents de ces relations, comme par exemple les atomeset les traiter comme des choses réelles. Il y a cependant une restriction à faire, c’est de ne pas convertir ces « réalités » en dogmes, et de laisser les problèmes inexpliqués de la spéculation là où ils sont et comme ils sont, c’est-à-dire comme problèmes de la théorie de la connaissance.



12. Büchner, Natur und Geist, p. 102 : « Les atomes des anciens étaient des catégories ou inventions philosophiques ; ceux des modernes sont des découvertes résultant de l’étude de la nature. »

13. Kopp[1] attribue à tort une théorie de « l’attraction » des atomes à Boyle. « Ce chimiste, dit-il,[2] admettait déjà que tous les corps se composent de molécules très-petites, de l’attraction réciproque desquelles dépendent les phénomènes de combinaison et de désagrégation. Plus deux corps ont d’affinité l’un pour l’autre, plus leurs très-petites molécules s’attirent avec force, plus elles se rapprochent les unes des autres lors de la combinaison. » Les derniers mots de cet exposé sont, au fond, seuls exacts. D’ailleurs, dans l’exemple cité par Kopp, il n’est question ni d’affinité ni d’attraction. Les expressions « coalition » et « associate », entre autres, doivent toujours s’appliquer à la combinaison par le contact. L’opinion réelle de Boyle se révèle très-clairement dans le chapitre De génératione, corruptione et alteratione, p. 21-30 de l’ouvrage intitulé : De origine qualitatum et formarum Genève, 1688. Il y est question, partout, d’une adhérence et d’une séparation violente des atomes, etc., et la cause du changement est (§ 4) « motus, quacumque ortus » c’est-à-dire ce mouvement précipité et continu des atomes déjà admis par les anciens, mouvement dont ils attribuaient d’origine à la chute générale et éternelle. Boyle naturellement ne pouvait utiliser cette déduction ; toutefois il est loin de la remplacer par l’attraction et la répulsion, concepts qui ne se développèrent qu’une trentaine d’années plus tard par l’effet de la théorie de Newton sur la gravitation. Boyle, au contraire, quand il procède spéculativement, attribue l’origine des mouvements des atomes à l’activité de Dieu ; mais, dans l’observation habituelle de la nature, il se contente de laisser cette origine dans l’ombre et se borne à admettre l’existence de ce mouvement.

14. Dalton, New system of chemical philosophy, I, 2. ed. ; London, 1842, p. 141 et suiv. et 143 et suiv. — Voir Kopp, Geschichte der Wissenschaften in Deutschland : Entwickelung der Chemie, München 1873, p. 286, où, cependant, l’auteur ne fait pas assez attention que, pour la partie moyenne du plus long passage, c’est-à-dire pour l’affirmation de l’égalité des atomes dans les corps homogènes, la remarque que cela est admis généralement ainsi n’a aucune valeur. — Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, p. 7, dit que l’idée de l’égalité des atomes dans le même corps et de leur diversité dans des corps différents, qui paraît devoir être attribuée au baron d’Holbach, remonte pourtant jusqu’à’Ànaxagore ; mais en réalité d’Holbach ne s’accorde pas assez avec Anaxagore, ni Dalton avec d’Holbach, pour qu’il soit possible de reconnaître ici le fil de la tradition.

15. Kopp, Geschichte der Chemie, II, p. 286 et suiv., réfute l’opinion d’après laquelle le mot « affinitas » n’aurait été introduit dans la chimie qu’en 1696 par Barchusen. Il prouve que cette expression se rencontre chez des écrivains antérieurs, à partir de 1648 (Glauber), et déjà même chez Albert le Grand, dans son traité De rebus metallicis, imprimé en 1518. Disons encore que le mot « affinis » se trouve, dans le sens chimique, déjà en 1630, dans l’Encyclopædie, p. 2276, ainsi que, sans doute, dans les sources utilisées par ce compilateur. Quant à l’origine alchimique du concept, elle est incontestable.

16. Nous pouvons ici rappeler l’exemple de Boyle qui, dans ses écrits antérieurs, tels que le Chemica scepticus, emploie encore le concept d’affinité[3], tandis que dans l’écrit mentionné plus haut (note 13), De origine qualitatum et formarum, où il s’est approprié la théorie de Gassendi[4], il évite de se servir de cette expression.

17. Geschichte der Chemie, II, p. 290.

18. Kopp entre dans des détails sur Richter et ses découvertes, Entwickelung der Chemie, in der Geschichte der Wissenschaften in Deutschland, München, 1873, p. 252 et suiv.

19. Voir, sur l’hypothèse d’Avogadro, Lothaire Meyer : Die modernen Theorieen der Chemie und ihre Bedeutung für chemische Statik, zweite Auflage. Breslau, 1872, p. 20 et suiv. — De plus : Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, Mainz, 1872, p. 8 et suiv.

20. Kopp, Entwickelung der Chemie, p. 597.

21. Fechner, Atomlehre, zweite Auflage, Leipzig, 1864, p. 229 et suiv.

22. Fechner, Atomlehre, zweite Auflage, p. 231 et suiv.

23. Atomlehre, zweite Auflage, p. 76 et 77.

24. Redtenbacher, Das Dynamidensystem, Grundzüge einer mechanischen Physik, Mannheim, 1857 (4.), p. 95 et suiv.

25. Fechner, Atomlehre, zweite Auflage, p. 88 et suiv.

26. Du principe de la substitution d’un atome de méthyle à un atome d’hydrogène, Kolbe déduisit l’existence et l’action chimique de combinaisons qui n’avaient pas encore été découvertes, et ses prédictions furent brillamment constatées par des recherches qui eurent lieu plus tard[5]. Peu importe que Kolbe fût alors très-hostile à la théorie des types, puisque sa théorie de la substitution se fondit plus tard avec la théorie perfectionnée des types. — Lothaire Meyer parle[6] entre autres de spéculations importantes sur l’existence et les propriétés d’éléments non encore découverts, et vers la fin de sa 2e éd. (particulièrement p. 360 et suiv.), il indique la possibilité, mais aussi les inconvénients, d’une méthode déductive appliquée à la chimie.

27. Voir l’explication lumineuse, intelligible même pour le profane, de ce que nous n’avons pu indiquer ici que brièvement, dans Hofmann’s Einleitung in die moderne Chemie, fünfte Auflage, Braunschweig, 1871.

28. Voir Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, p. 38 et suiv.

29. Clausius, Abhandlungen über die mechanische Wärmetheorie (publiées primitivement dans les Annales de Poggendorf), Braunschweig, 1854 et (2. Abtheilung) 1867 ; Abhandlung XIV. (II, p. 229 et suiv.) : Ueber die Art der Bewegung, welche wir Wärme nennen. Clausius y nomme, comme son prédécesseur immédiat, Krœnig, qui, dans ses Grundzüge einer Theorie der Gase, était parti de conceptions très-analogues aux siennes. Mais, dans une note, il fait remonter l’idée générale du mouvement progressif des molécules de gaz par Daniel Bernoulli et Lesage jusqu’à Boyle, Gassendi et Lucrèce. Clausius lui-même est arrivé à son idée sans y avoir été conduit par l’étude de l’histoire ; au reste, la coopération de la tradition dans cette série d’idées est incontestable.

30. L’essai le plus remarquable fait pour transformer, sur cette voie, la chimie en mécanique des atomes, se trouve dans Naumann[7]. On rencontre, dans cet opuscule écrit avec une grande clarté, les thèses principales de la théorie de Clausius exposées simplement, sans l’aide de la haute mathématique.

31. Huyghens parle, dans sa dissertation De lumine[8], de la nécessité du temps exigé pour la transmission du mouvement d’un corps élastique à un autre ; il ajoute : « Nam inveni, quod ubi impuleram gtobum ex vitro vel achate in frustum aliquod densum et grande ejusdem materiæ, cujus superficies plana esset et hatitu meo aut alio modo obscurata paululum, quædam maculæ rotundæ supererant, majores aut minores, prout major aut minor ictus fuerat, unde manifestum est, corpora illa pauxillum cedere, deindeque se restituere ; cui tempus impendant necesse est. — (Car j’ai trouvé que, lorsque j’avais poussé une boule en verre ou en agate contre un morceau dense et grand, de la même matière, dont la surface était plane et quelque peu ternie soit par mon haleine, soit par quelque autre cause, on y remarquait des taches rondes, plus ou moins grandes, suivant le degré de force du coup, ce qui prouve que ces corps cèdent un peu, puis reprennent leur premier état ; or, pour cela, il faut nécessairement du temps.) » — La dissertation De lumine de l’année 1690, tandis que Huyghens possédait, dès l’année 1668, les fondements des lois, par lui découvertes, du choc élastique[9]. Il est donc assez probable que Huyghens déduisit de principes généraux photonomiques ses lois du choc, avant même d’instituer les expériences que nous avons mentionnées. Cela concorde entièrement avec la détermination des lois du choc (décrite par Dühring, ibid.), qui est fondée, non sur l’expérimentation, mais sur des considérations générales.

32. Du Bois-Reymond, Untersuchungen über thierische Electricität, tome I, Berlin 1848. Préface, p. XL et suiv.

33. Voir les renseignements contenus dans un exposé du physicien anglais Maxwell, publié par le journal Der Naturforscher, 6e année, 1873, 45, où il se trouve (p. 421) un tableau donnant les indications numériques pour quatre gaz différents.

34. Voir l’exposé précité de Maxwell et Viertelsjahrs-Revue der Fortschritte der Naturwissenschaften Il. Band, Kœln und Leipzig, 1874, p. 119 et suiv.

35. Lothaire Meyer, Die modernen Theorieen der Chemie, zweite Auflage, §§ 154 et 155.

36. De toute nullité est, par contre, l’objection de l’Auguste de Büchner[10], qu’il est impossible de comprendre comment des éléments incorporels, non existants dans l’espace, peuvent donner naissance à une matière et à des corps qui remplissent l’espace, ou comment la force peut devenir de la matière. Il n’est certes nullement nécessaire que la matière naisse, pourvu que la force soit capable de produire sur nos sens, ou plutôt sur les centres de forces qui doivent finalement recevoir nos impressions sensorielles, un effet tel que la représentation des corps en résulte. Cette représentation diffère d’ailleurs de sa cause, et c’est seulement dans cette représentation que nous pouvons avoir des corps étendus et homogènes, de l’aveu même de l’atomiste, qui réduit le corps à des atomes nullement renfermés dans l’image que nous nous faisons des corps. — Fechner cherche à montrer[11] que les corps peuvent aussi être formés, pour soi, de simples atomes, indépendamment de notre représentation. Mais ici, comme dans toute la conception de Fechner, et même, au fond, déjà chez Démocrite, se présente un principe nouveau qui fait naître d’abord des atomes les choses et leurs propriétés ce principe est celui de la constellation en un tout. Mais c’est précisément ce principe qu’une critique plus profonde doit, de toute nécessité, concevoir comme étant fondé immédiatement et exclusivement sur le sujet.

37. Voir Mach, Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit, Prag, 1872. Il y est dit, p. 30 : « Pourquoi n’a-t-on pas réussi jusqu’à présent à établir une théorie satisfaisante de l’électricité ? C’est peut-être parce que l’on a voulu expliquer les phénomènes électriques par des faits moléculaires dans un espace à trois dimensions. » Et ibid., p. 55 : « Mes expériences, faites en vue d’expliquer mécaniquement les spectres des éléments chimiques et le désaccord de la théorie avec l’expérimentation me confirmèrent dans l’opinion qu’il ne faut pas se représenter les éléments chimiques dans un espace à trois dimensions. »

38. Zöllner, Die Natur der Kometen, zweite Auflage, Leipzig, 1872, p. 299 et suiv.

39. Helmholtz, Ueber die Erhaltung der Kraft[12], dissertation physique, lue le 23 juillet 1847, dans la séance de la Société de physique de Berlin. Cette dissertation strictement scientifique, qui, après les travaux de Mayer, traita, la première en Allemagne, du principe de la conservation de la force, ne doit pas être confondue avec l’article populaire publié sous le même titre dans le 2e fascicule des conférences populaires scientifiques de Helmholtz. — Le passage cité se trouve, à l’endroit indiqué, p. 3 et 4,.

40. Voir. Atomlehre, zweite Auflage, chap. XV et XVI, particulièrement p. 105 et suiv., et, relativement au concept de force, p. 120.

41. Zöllner, Die Natur der Kometen, zweite Auflage, p. 334-337.

  1. Geschichte der Chemie, II, p. 307 et suiv.
  2. Loc. cit.
  3. Voir Kopp, Geschichte der Chemie, Il, p. 288.
  4. Histoire du Matérialisme, tome Ier, p. 271, et les notes afférentes.
  5. Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, p. 44.
  6. Die modernen Theorie der Chemie, zweite Auflage, 1872, §§ 181 et 182.
  7. Grundriss der Thermochemie, Braunschweig, 1869.
  8. Opera ; Amstelodami. 1728, I, p. 10 et suiv.
  9. Voir Dühring, Principien der Mechanik, p. 163.
  10. Natur und Geist, p. 86.
  11. Atomenlehre, zweite Auflage, p. 153.
  12. Mémoire sur a conservation de la force, précédé d’un exposé élémentaire de la transformation des forces naturelles, par H. Helmholtz, traduit par Louis Pérard ; Paris, Victor Masson, 1869. [N. d. t.]