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Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 36

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CHAPITRE XXXVI.

HENRI IV ASSASSINÉ PAR JEAN CHÂTEL. JÉSUITES CHASSÉS. LE ROI MAUDIT À ROME, ET PUIS ABSOUS.

Le roi était maître de sa capitale, il était prêt de l’être de Rouen ; mais la moitié de la France était encore à la Ligue et à l’Espagne : il était reconnu par le parlement de Paris, mais non pas par les moines ; la plupart des curés de Paris refusaient de prier pour lui. Dès qu’il entra dans la ville, il eut la bonté de faire garder la maison du cardinal légat, de peur qu’elle ne fût pillée ; il pria ce ministre de venir le voir : le légat refusa de lui rendre ce devoir ; il ne regardait Henri ni comme roi ni comme catholique, et sa raison était que ce prince n’avait point été absous par le pape. Ce préjugé était enraciné chez tous les prêtres, excepté dans le petit nombre de ceux qui se souvenaient qu’ils étaient Français avant d’être ecclésiastiques.

S’il ne suffit pas de se repentir pour obtenir de Dieu miséricorde, s’il est nécessaire qu’un homme soit absous par un autre homme, Henri IV l’avait été par l’archevêque de Bourges. On ne voit pas ce que l’absolution d’un Italien pouvait ajouter à celle d’un Français, à moins que cet Italien ne fût le maître de toutes les consciences de l’univers. Ou l’archevêque de Bourges avait le droit d’ouvrir le ciel à Henri IV, ou le pape ne l’avait pas ; et quand ni l’un ni l’autre n’auraient eu cette puissance, Henri IV n’était pas moins roi par sa naissance et par sa valeur. C’était bien là le cas d’en appeler comme d’abus. Henri IV, affermi sur le trône, n’aurait pas eu besoin de la cour de Rome, et tous les parlements l’auraient déclaré roi légitime et bon catholique sans consulter le pape ; mais on a déjà vu ce que peuvent les préjugés.

Henri IV fut réduit à demander pardon à l’évêque de Rome, Aldobrandin, nommé Clément VIII, de s’être fait absoudre par l’évêque de Bourges, alléguant qu’il n’avait commis cette faute que pressé par la nécessité et par le temps, le suppliant de le recevoir au nombre de ses enfants. Ce fut par le duc de Nevers, son ambassadeur, qu’il fit porter ces paroles ; mais le pape ne voulut point recevoir le duc de Nevers comme ambassadeur de Henri IV ; il l’admit à lui baiser les pieds comme un particulier. Aldobrandin, par cette dureté, faisait valoir son autorité pontificale, et montrait en même temps sa faiblesse. On voyait dans toutes ses démarches sa crainte de déplaire à Philippe II, autant que la fierté d’un pape. Le duc de Nevers ne recevait de réponse à ses mémoires que par le jésuite Tolet, depuis peu promu au cardinalat.

Il n’est pas inutile d’observer les raisons que ce jésuite cardinal alléguait au duc de Nevers : « Jésus-Christ, lui disait-il, n’est pas obligé de remettre les errants dans le bon chemin ; il leur a commandé de s’adresser à ses disciples : c’est ainsi que saint André en usa avec les Gentils[1]. »

Le bonhomme Tolet ne savait ce qu’il disait, il prenait André pour Philippe ; lequel Philippe ayant rencontré l’eunuque de Candace, reine d’Éthiopie, lisant dans son chariot un chapitre d’Isaïe, apparemment traduit en éthiopien, et n’y entendant rien du tout, Philippe, qui sans doute était savant, lui expliqua le passage, le convertit, le baptisa ; après quoi il fut enlevé par l’esprit[2].

Mais quel rapport de cet eunuque à Henri IV, et de Philippe au pape Clément VIII ? et pourquoi Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, ne pouvait-il pas ressembler au Juif Philippe aussi bien que Clément ? C’était se jouer étrangement de la religion que de vouloir soutenir par de telles allégories la conduite de l’évêque souverain de Rome, qui exposait la France à retomber dans les horreurs des guerres civiles. Le duc de Nevers sortit de Rome en colère, et tandis que du Perron et d’Ossal allaient renouveler cette singulière négociation, le même esprit qui avait dicté les refus de Clément VIII aiguisait les poignards levés sur Henri IV.

Un jeune insensé, nommé Jean Châtel, fils d’un gros marchand de drap de Paris, et assez bien apparenté dans la ville, où la famille de sa femme est encore assez nombreuse, ayant étudié aux jésuites, avait été admis dans une de leurs congrégations, et à certains exercices spirituels qu’on faisait dans une chambre appelée la chambre des méditations. Les murailles étaient couvertes de représentations affreuses de l’enfer, et de diables tourmentant des damnés. Ces images, dont l’horreur était encore augmentée par la lueur d’une torche allumée, avaient troublé son imagination, il était tombé dans des excès monstrueux, il se croyait déjà une victime de l’enfer. On prétend qu’un jésuite lui dit, dans la confession, qu’il ne pouvait échapper aux châtiments éternels qu’en délivrant la France d’un roi toujours hérétique. Ce malheureux, âgé de dix-neuf ans, se persuada que du moins s’il assassinait Henri IV il rachèterait une partie des peines que l’enfer lui préparait. « Je sais bien que je serai damné, disait-il, mais j’ai mieux aimé l’être comme quatre que comme huit. » Il y a toujours de la démence dans les grands crimes : il voulait mourir ; l’excès de sa fureur alla au point que, de son aveu même, il avait résolu de commettre en public le crime de bestialité, s’imaginant que sur-le-champ on le ferait mourir dans les supplices. Ensuite, ayant changé d’idée, et détestant toujours la vie, il reprit le dessein d’assassiner le roi.

Il se mêla dans la foule des courtisans[3] dans le moment que le roi embrassait le sieur de Montigny : il portait le coup au cœur ; mais le roi, s’étant beaucoup baissé, le reçut dans les lèvres. La violence du coup était si forte qu’elle lui cassa une dent, et le roi fut sauvé pour cette fois[4].

On trouva dans la poche de Jean Châtel un écrit contenant sa confession. Il était bien horrible qu’une institution aussi ancienne, établie pour expier ou pour prévenir les crimes, servît si souvent à les faire commettre. C’est un malheur attaché à la confession auriculaire.

Le grand-prévôt se saisit d’abord de ce misérable ; mais Auguste de Thou, l’historien, obtint que le parlement fût son juge. Le coupable ayant avoué dans son interrogatoire qu’il avait étudié chez les jésuites, qu’il se confessait à eux, qu’il était de leur congrégation, le parlement fit saisir et examiner leurs papiers. On trouva dans ceux du jésuite Jean Guignard ces paroles : « On a fait une grande faute à la Saint-Barthélemy de ne point saigner la veine basilique ; » basilique veut dire royale, et cela signifiait qu’on aurait dû exterminer Henri et le prince de Condé. Ensuite ou trouvait ces mots : « Faut-il donner le nom de roi de France à un Sardanapale, à un Néron, à un renard de Béarn ? L’acte de Jacques Clément est héroïque. Si on peut faire la guerre au Béarnais, il faut le guerroyer ; sinon, qu’on l’assassine. »

Châtel fut écartelé, le jésuite Guignard fut pendu ; et ce qui est bien étrange, Jouvency, dans son Histoire des Jésuites, le regarde comme un martyr et le compare à Jésus-Christ. Le régent de Châtel, nommé Guéret, et un autre jésuite, nommé Hay, ne furent condamnés qu’à un bannissement perpétuel.

Les jésuites avaient dans ce temps-là même un grand procès au parlement contre la Sorbonne, qui avait conclu à les chasser du royaume[5]. Le parlement les chassa en effet par un arrêt solennel qui fut exécuté dans tout le ressort de Paris, et dans celui de Rouen et de Dijon. Cette exécution ne devait pas plaire au pape, que du Perron et d’Ossat sollicitaient alors de donner au roi cette absolution si longtemps refusée ; mais ce prince remportait tous les jours de si grands avantages, et commençait à réunir avec tant de prudence les membres de la France déchirée, que le pape ne pouvait plus être inflexible. D’Ossat lui mandait : « Faites bien vos affaires de par-delà, et je vous réponds de celles de par-deçà. » Henri IV suivait parfaitement ce conseil. Clément VIII pourtant mettait d’abord, à la prétendue grâce qu’il faisait, des conditions qu’il était impossible d’accepter. Il voulait que le roi fît serment de renoncer à tous ses droits à la couronne, si jamais il retombait dans l’erreur, et de faire la guerre aux Turcs au lieu de la faire à Philippe II. Ces deux propositions extravagantes furent rejetées, et enfin le pape se borna à exiger qu’il réciterait son chapelet tous les jours, les litanies le mercredi, et le rosaire de la vierge Marie le samedi.

Clément prétendit encore insérer dans sa bulle que « le roi, en vertu de l’absolution papale, était réhabilité dans ses droits au royaume ». Cette clause qu’on glissait adroitement dans l’acte était plus sérieuse que l’injonction de réciter le rosaire.

D’Ossat, qui ne manqua pas de s’en apercevoir, fit réformer la bulle : mais ni lui ni du Perron ne purent se soustraire à la cérémonie de s’étendre le ventre à terre, et de recevoir des coups de baguettes sur le dos au nom du roi, pendant qu’on chantait le Miserere. La fatalité des événements avait mis aux pieds d’un autre pape un autre Henri IV, il y avait plus de cinq cents ans.

L’empereur Henri IV, ressemblant en beaucoup de choses au roi de France, valeureux, galant, entreprenant, et sachant plier comme lui, s’était vu dans une posture encore plus humiliante : il s’était prosterné, pieds nus et couvert d’un cilice, aux genoux de Grégoire VII[6]. L’un et l’autre prince furent la victime de la superstition, et moururent de la manière la plus déplorable.

  1. De Thou, livre CVIII. (Note de Voltaire.)
  2. Actes des apôtres, chapitre VIII, versets 27-39.
  3. 1594, 27 décembre, à six heures du soir. (Note de Voltaire.)
  4. D’Aubigné, protestant fanatique, écrivit à Henri IV : « Vous avez renié Dieu de bouche, et il a frappé votre bouche ; prenez garde à le jamais renier de cœur. » (K. )
  5. Il faut lire avec beaucoup de défiance tout ce qui regarde les jésuites, dans les remarques de l’abbé de L’Écluse sur les Mémoires de Sully. Non-seulement L’Écluse a falsifié les Mémoires de Sully en plusieurs endroits ; mais comme il imprimait en 1740, et que les jésuites étaient alors fort puissants, il les flattait lâchement. Il cite toujours mal à propos, en fait de finances, le Testament attribué au cardinal de Richelieu, ouvrage d’un faussaire ignorant qui ne savait pas même l’arithmétique. (Note de Voltaire.) — Cette dernière petite phrase est une de celles qui, selon Diderot, démasquaient Voltaire déguisé en abbé Big.... (G. A.) — La première édition des Mémoires de Sully, arrangés par L’Écluse, est de 1745, 3 volumes in-4°, ou 8 volumes in-12. Ce n’est pas l’ouvrage de Sully. L’Écluse a mis à la troisième personne le récit qui était à la seconde, et dont la lecture, il faut l’avouer, est très-fatigante. On ne réimprime plus que le travail de L’Écluse, qui a changé le fond tout aussi bien que la forme ; mais pour juger le travail de Sully, c’est dans sa forme primitive qu’il faut le lire ; ces éditions sont intitulées Mémoires des sages et royalles œconomies d’Estat. (B.)
  6. Voyez, tome XIII, les Annales de l’Empire, année 1077.