Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 38
L’article des finances jeta quelquefois de l’ombrage entre le roi et le parlement. Ce prince, comme on l’a dit, n’avait pas regagné tout son royaume par l’épée, il s’en fallait beaucoup. Les chefs de la Ligue lui en avaient vendu la moitié, Sully commençait à peine à débrouiller le chaos des revenus de l’État ; le roi faisait la guerre à Philippe II, lorsqu’un accident imprévu mit la France dans le plus grand danger.
L’archiduc Ernest, gouverneur des Pays-Bas pour le roi Philippe II, s’empara de la ville d’Amiens, avec des sacs de noix, par une surprise peu honorable pour les habitants. Les troupes espagnoles pouvaient faire des courses depuis Amiens jusqu’aux portes de Paris. Il était d’une nécessité absolue de reprendre par un long siége ce que l’archiduc avait pris en un moment.
L’argent, qui est toujours ce qui manque dans de telles occasions, était le premier ressort qu’il fallait employer. Sully, en qui le roi commençait à prendre une grande confiance, fit en hâte un plan qui produisit les deniers nécessaires. Lui seul mit le roi en état d’avoir promptement une armée et une artillerie formidable ; lui seul établit un hôpital beaucoup mieux servi que ne l’a jamais été celui de Paris, et ce fut peut-être pour la première fois qu’une armée française se trouva dans l’abondance. Mais pour fournir tout l’argent destiné à cette entreprise, Sully fut obligé d’ajouter aux ressources de son génie quelques impôts et quelques créations de charges qui exigeaient des édits ; et ces édits demandaient un enregistrement au parlement.
Le roi, avant de partir pour Amiens, écrivit au premier président de Harlai « qu’on devait nourrir ceux qui défendent l’État. Qu’on me donne une armée, et je donnerai gaiement ma vie pour vous sauver et pour relever la France ». Les édits furent rejetés ; il n’eut d’abord au lieu d’argent que des remontrances. Le premier président, avec plusieurs députés, vint lui représenter les besoins de l’État. « Le plus grand besoin, lui répondit le roi, est de chasser les ennemis de l’État ; vous êtes comme ces fous d’Amiens, qui, m’ayant refusé deux mille écus, en ont perdu un million. Je vais à l’armée me faire donner quelques coups de pistolet à la tête, et vous verrez ce que c’est que d’avoir perdu votre roi. » Harlai lui répliqua : « Nous sommes obligés d’écouter la justice, Dieu nous l’a baillée en main. — C’est à moi, dit le roi, que Dieu l’a baillée, et non à vous. » Il fut obligé d’envoyer plusieurs lettres de jussion, et d’aller lui-même au parlement faire enregistrer ses édits.
Avant d’aller au parlement, il avait cru devoir faire sortir de la ville le président Séguier et le conseiller La Rivière, les plus opposés à la vérification ; mais ce bon prince révoqua l’ordre immédiatement après l’avoir donné. Il tint son lit de justice avec la hauteur d’un roi, et avec la bonté d’un père. On vit le vainqueur de Coutras, d’Arques, d’Ivry, d’Aumale, de Fontaine-Française, au milieu de son parlement comme s’il eût été dans sa famille, parlant familièrement à ces mêmes magistrats qui, trop occupés de la forme, s’étaient trop opposés à un fond dont le salut public dépendait ; louant ceux qui avaient les intentions droites, réprimandant doucement les jeunes conseillers des enquêtes, et leur disant : « Jeunes gens, apprenez de ces bons vieillards à modérer votre fougue. »
On peut connaître l’extrême besoin où il était par un seul trait. Il fut obligé, en partant pour le camp d’Amiens, d’emprunter quatre mille écus de sa maîtresse Gabrielle d’Estrées, qu’il fit duchesse de Beaufort, et que le sot peuple appela la duchesse d’ordure. Tout l’argent qu’on lui donnait était pour ses officiers et pour ses soldats ; il ne lui resta rien pour sa personne. Les commissaires de ses finances, qui étaient au camp, le laissaient manquer du nécessaire. On sait qu’il mandait au duc de Sully que « sa marmite était renversée, ses pourpoints percés par le coude, ses chemises trouées » ; et c’était le plus grand roi de l’Europe qui écrivait ainsi !