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Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 62

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CHAPITRE LXII.

DU PARLEMENT ET DE LA BULLE « UNIGENITUS », AU TEMPS DU MINISTÈRE DE DUBOIS, ARCHEVÊQUE DE CAMBRAI ET CARDINAL.

L’opposition constante du parlement aux brigandages du système de Lass n’était pas la seule cause de l’exil du parlement. Il combattait un système non moins absurde, celui de la fameuse bulle Unigenitus, qui fut si longtemps l’objet des railleries du public, des intrigues des jésuites, et des persécutions que les opposants essuyèrent.

On a déjà dit[1] que cette bulle, fabriquée à Paris par trois jésuites, envoyée à Rome par Louis XIV, avait été signée par le pape Clément XI, et avait soulevé tous les esprits. La plupart des propositions condamnées par cette bulle roulaient sur les questions métaphysiques du libre arbitre, que les jansénistes n’entendaient pas plus que les jésuites et le consistoire.

Les deux partis posaient pour fondement de leurs sentiments contraires un principe que la saine philosophie réprouve : c’est celui d’imaginer que l’Être éternel se conduit par des lois particulières. C’est de ce principe que sont sorties cent opinions sur la grâce, toutes également inintelligibles, parce qu’il faut être Dieu pour savoir comment Dieu agit.

Le duc d’Orléans se moquait également du fanatisme janséniste et de l’absurdité moliniste. Il avait, dans le commencement de sa régence, abandonné le parti jésuitique à l’indignation et au mépris de la nation. Il avait longtemps favorisé le cardinal de Noailles et ses adhérents, persécutés sous Louis XIV par le jésuite Le Tellier ; mais les temps changèrent lorsque, après une guerre de courte durée, il se réconcilia avec le roi d’Espagne Philippe V, et qu’il forma le dessein de marier le roi de France avec l’infante d’Espagne, et l’une de ses filles avec le prince des Asturies. Le roi d’Espagne Philippe V était gouverné par un jésuite, son confesseur, nommé Daubenton. Le général des jésuites exigea pour article préliminaire des deux contrats qu’on reçût la bulle en France comme un article de foi. C’était un ridicule digne des usages introduits dans une partie de l’Europe, que le mariage de deux grands princes dépendît d’une dispute sur la grâce efficace ; mais enfin on ne put obtenir le consentement du roi d’Espagne qu’à cette condition.

Celui qui ménagea toute cette nouvelle intrigue fut l’abbé Dubois, devenu archevêque de Cambrai. Il espérait la dignité de cardinal. C’était un homme d’un esprit ardent, mais fin et délié. Il avait été quelque temps précepteur du duc d’Orléans ; enfin de ministre de ses plaisirs il était devenu ministre d’État. Le duc de Noailles et le marquis de Canillac, en parlant de lui au régent, ne l’appelaient jamais que l’abbé Friponneau. Ses mœurs, ses débauches, ses maladies qui en étaient la suite, sa petite mine, et sa basse naissance[2], jetaient sur lui un ridicule ineffaçable ; mais il n’en devint pas moins le maître des affaires.

Il avait pour la bulle Unigenitus plus de mépris encore que les évêques appelants, et que tous les parlements du royaume ; mais il aurait essayé de faire recevoir l’Alcoran, pour peu que l’Alcoran eût contribué à son élévation.

C’était un de ces philosophes dégagés des préjugés, élevé dans sa jeunesse auprès de la fameuse Ninon de l’Enclos. Il y parut bien à sa mort, qui arriva deux ans après. Il avait toujours dit à ses amis qu’il trouverait le moyen de mourir sans les sacrements de l’Église, et il tint parole.

Voilà l’homme qui se mit en tête de faire ce que Louis XIV n’avait pu, d’obliger le cardinal de Noailles à rétracter son appel de la bulle, et de la faire enregistrer sans restriction au parlement de Paris.

Il y avait alors un évêque de Soissons, nommé Languet, qui passait pour bien écrire, parce qu’il faisait de longues phrases et qu’il citait les Pères de l’Église à tout propos. C’est le même qui fit depuis le livre de Marie à la Coque[3]. Dubois l’engagea à composer un corps de doctrine qui pût à la fois contenter les évêques adhérents au pape, et ne pas effaroucher le parti du cardinal de Noailles. Languet crut que son livre opérerait la paix de l’Église, et qu’il aurait le chapeau que Dubois prit pour lui-même.

Dubois flatta le cardinal de Noailles, et menaça le parlement de Paris de l’envoyer à Blois s’il refusait d’enregistrer. Il essuya de longs refus des deux côtés, mais il ne se rebuta point.

Il imagina d’abord que s’il faisait enregistrer la bulle à un autre tribunal qu’au parlement, ce corps craindrait qu’on ne s’accoutumât à se passer de lui, et en deviendrait plus docile. Il s’adressa donc au grand conseil ; il y trouva autant de résistance qu’au parlement de Paris, et il ne se rebuta pas encore. Ce tribunal n’étant composé que d’environ cinquante membres ordinaires, il ne s’agissait que d’y venir avec un nombre plus considérable de ceux qui avaient droit d’y prendre séance.

Le duc d’Orléans y amena tous les princes, tous les pairs, des conseillers d’État, des maîtres des requêtes ; et le chancelier d’Aguesseau oublia tous ses principes au point de se livrer à cette manœuvre ; il fut l’instrument du secrétaire d’État Dubois. On ne pouvait guère s’abaisser davantage. La bulle fut aisément enregistrée à la pluralité des voix, comme une loi de l’État et de l’Église. Le parlement, qui ne voulait point aller à Blois, et qui était fort las d’être à Pontoise, promit d’enregistrer, à condition qu’on ne s’adresserait plus au grand conseil. Il enregistra[4] donc la bulle qu’il avait déjà enregistrée sous Louis XIV, « conformément aux règles de l’Église, et aux maximes du royaume sur les appels au futur concile ».

Cet enregistrement, tout équivoque qu’il était, satisfit la cour. Le cardinal de Noailles se rétracta solennellement, Rome fut contente, le parlement revint à Paris : Dubois fut bientôt après cardinal et premier ministre ; et pendant son ministère tout fut ridicule et tranquille.

L’excès de ce ridicule fut porté au point que l’assemblée du clergé de 1721 donna publiquement à un savetier[5] une pension pour avoir crié dans son quartier en faveur de la bulle Unigenitus.

Il y a seulement à remarquer que lorsque Dubois fut cardinal et premier ministre, en 1722, le duc d’Orléans lui fit prendre la première place après les princes du sang au conseil du roi. Les cardinaux de Richelieu et de Mazarin avaient osé précéder les princes, mais ces exemples odieux n’étaient plus suivis ; et c’était beaucoup que les cardinaux, qui n’ont qu’une dignité étrangère, siégeassent avant les pairs du royaume, les maréchaux de France et le chancelier, qui appartiennent à la nation. Le jour que Dubois vint prendre séance[6], le duc de Noailles, les maréchaux de Villeroi et de Villars, sortirent, le chancelier d’Aguesseau s’absenta. On négocia selon la coutume ; chaque parti fit des mémoires. Le chancelier et le duc de Noailles tinrent ferme, D’Aguesseau soutint mieux les prérogatives de sa place contre Dubois, qu’il n’en avait maintenu la dignité lorsqu’il revint à Paris à la suite de l’Écossais Lass. Le résultat fut qu’on l’envoya une seconde fois à sa terre de Frêne ; et il eut alors si peu de considération qu’il ne fut pas même rappelé sous les ministères suivants, qu’il ne reparut à la cour que sous le cardinal de Fleury, et ne reprit les sceaux qu’en 1737, dix ans après son rappel.

Pour le duc de Noailles, le cardinal Dubois eut le plaisir de l’exiler pour quelque temps dans la petite ville ou bourg de Brive-la-Gaillarde en Limousin. Dubois était fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde. Le duc de Noailles ne l’avait épargné ni sur sa patrie ni sur sa naissance, et le cardinal lui rendit ses plaisanteries en le confinant auprès de la boutique de son père.

Après Dubois, qui mourut en philosophe[7], et qui était après tout un homme d’esprit, le duc d’Orléans, qui lui ressemblait par ces deux côtés, daigna être premier ministre lui-même. Il ne persécuta personne pour la bulle ; le parlement n’eut avec lui aucun démêlé.

Le duc de Bourbon-Condé succéda au duc régent dans le ministère ; mais l’abbé Fleury, ancien évêque de Fréjus, depuis cardinal, gouverna despotiquement les affaires ecclésiastiques. Il persécuta sourdement tant que le duc de Bourbon fut ministre ; mais dès qu’il fut venu à bout de le renvoyer, il persécuta hautement, quoiqu’il affectât de la douceur dans sa conduite.


  1. Page 53. Voyez l’article Bulle Unigenitus dans le Dictionnaire philosophique.
  2. Voyez page 70.
  3. Jean-Joseph Languet, évêque de Soissons, a donné, sous le titre de la Vie de la vénérable mère Marguerite-Marie, 1729, in-4°, l’histoire de Marie Alacoque. C’est par faute ou plaisanterie que Voltaire écrit à la Coque. Alacoque est le nom de famille, et non le surnom. (B.)
  4. 4 décembre 1720. (Note de Voltaire.)
  5. Il s’appelait Nutelet. (Note de Voltaire.)
  6. 22 février 1722. (Id.)
  7. C’est-à-dire sans les sacrements de l’Église ; voyez page 68.