Histoire et description du Japon/Livre V

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LIVRE V.


Préparatifs pour la guerre contre la Chine. — L’empereur associe son neveu au pouvoir, et prend le titre de Tayco-Sama. — Guerre de la Corée. — Victoires et désastres de l’armée japonnaise. — Le gouverneur des Philippines envoie quatre religieux de Saint-François an Japon. — Ils sont admis à l’audience de l’empereur, qui leur permet de demeurer au Japon. — Tayco-Sama se brouille avec son neveu. — Mort du jeune empereur. — Progrès de la foi en Corée. — Conduite peu mesurée des Pères de Saint-François. — Arrivée d’un évêque au Japon. — L’empereur de la Chine envoie une ambassade à Tayco-Sama. — Le fils de l’empereur est proclamé Cambacondono. — Phénomènes singuliers. — Un galion espagnol dans le port de Tosa. — Calomnies contre les Jésuites. — Arrestation de religieux et de chrétiens. — Leurs souffrances. — Leur martyre. — Proscription des missionnaires.


(1592) L’empereur continuait les préparatifs pour l’expédition contre la Chine, et, comme il devait la commander en personne, il voulut donner à l’empire un chef qui le remplaçât pendant son absence ; ce fut dans ce but qu’il associa Daïnangandono, son neveu, à la souveraine puissance. Pour célébrer cette solennité, il ordonna des fêtes magnifiques, parmi lesquelles on remarque une chasse merveilleuse, où plus de cent cinquante rois et princes assistèrent, chacun avec une suite brillante, et où il fut pris au moins trente mille oiseaux de toutes les espèces. Au retour de cette chasse, il rentra en triomphe à Méaco au milieu d’un cortège somptueux dont lui-même avait réglé la marche. Enfin l’empereur déclara Daïnangandono son collègue dans le pouvoir, et lui fit donner par le Dairy le titre de Cambacondono ; pour lui, il se fit nommer Tayco-Sama, titre qui veut dire très-haut et souverain seigneur, et c’est ainsi que nous le nommerons désormais. Ensuite il se rendit à Nangoya, rendez-vous de son armée.

Avant de rendre compte des événements de cette guerre, nous donnerons en quelques mots une idée du pays qui en fut le théâtre. La Corée est une péninsule qui tient par le nord au pays des Tartares Niuches ou Orientaux, et à celui des Orancays ; au nord-ouest, elle est séparée du continent par la rivière de Yalo. Les Coréens sont originaires de la Chine, dont ils ont conservé la langue, la manière d’écrire et la forme du gouvernement ; ils suivent la religion de Xaca et le culte des Foës, et s’appliquent beaucoup à l’étude de la philosophie et des sciences. Ils sont braves, et se sont souvent rendus redoutables aux Chinois. À cette époque, le roi de Corée ne laissait pénétrer dans ses États aucun étranger, à l’exception de quelques marchands de Zeuxima. La Corée fournit abondamment tout ce qui est nécessaire à la vie, on y trouve toutes sortes de légumes et de fruits ; on y voit des manufactures de diverses sortes, et l’on trouve des mines d’or et d’argent dans les montagnes.

Tayco-Sama ne voulut pas attaquer ce pays sans avoir au moins une raison spécieuse. Il envoya demander au roi passage sur ses terres pour envoyer des troupes contre la Chine ; sur son refus qui était bien prévu, le grand amiral reçut l’ordre de mettre à la voile avec le corps qu’il commandait. La flotte japonnaise prit terre auprès d’un fort nommé Fusancay, que Tsucamidono emporta d’assaut le lendemain. Deux jours après, il s’empara de même d’une autre forteresse nommée Foquinangi, qui était considérée comme le principal rempart du pays et défendue par vingt mille hommes. Après ce brillant avantage, le grand amiral se vit maître de plusieurs places qui lui ouvrirent leurs portes sans résistance ; il dissipa avec le même bonheur une armée de vingt mille hommes envoyée contre lui. De nouvelles victoires qu’il remporta effrayèrent tellement le roi de Corée, qu’il lit mettre le feu à son palais et à ses magasins, et s’enfuit avec ses trésors et sa famille à la Chine, où il jeta la consternation et l’effroi. En même temps, Tsucamidono se rendait maître, presque sans coup férir, de la ville de Sior, capitale du pays.

Tandis que l’empereur, qui s’était rendu à Nangoya, était au comble de la joie en apprenant les succès de ses armes, les chrétiens étaient plongés dans la plus grande affliction. En effet, Tayco-Sama, excité par un aventurier nommé Faranda, avait écrit au gouverneur des Philippines, pour le sommer de reconnaître la souveraineté de l’empereur du Japon sur ces îles. Le gouverneur, ne sachant trop comment résister a cet ordre sans irriter l’empereur et sans compromettre la dignité de l’Espagne, avait envoyé au Japon deux Espagnols chargés de demander à l’empereur si cette lettre était réellement émanée de lui. Ces envoyés, jaloux du commerce que les Portugais faisaient au Japon, se répandirent en calomnies contre les religieux de cette nation, et prétendirent que les missionnaires, restés au Japon malgré les ordres de l’empereur, étaient maîtres absolus à Nangazaqui. L’empereur prit feu à ce discours, et sur-le-champ il nomma un gouverneur de Nangazaqui, et lui ordonna de renverser l’église et la maison des Jésuites. Cet ordre fut exécuté, et les missionnaires durent se retirer dans l’hôpital de la Miséricorde. Le ciel se chargea de punir les auteurs de ces maux, car la mère de l’empereur mourut à Méaco le jour même que l’arrêt sacrilège était signé à Nangoya, et les Espagnols qui, par leur jalousie, avaient causé ces malheurs, se noyèrent en retournant aux Philippines. Le P. Valegnani, qui venait de convertir le roi d’Inga, partit la même année, emmenant avec lui le P. Froez à Macao.

On n’avait pas cessé de faire passer des troupes en Corée, et bientôt les généraux japonnais s’y virent à la tête de plus de deux cent mille hommes. L’empereur lui-même disait hautement qu’il allait s’y transporter, et il fit revenir la flotte sous ce prétexte, mais on pensa qu’il n’en avait pas l’intention. Cependant l’armée japonnaise se trouva bientôt dans la situation la plus critique au milieu d’un pays qu’il était plus facile de conquérir que de conserver. Les Coréens s’étaient retirés dans des lieux inaccessibles, et leurs ennemis, maîtres des villes au milieu d’un pays ruiné, se virent bientôt exposés à la plus grande disette. En les voyant ainsi affaiblis, les Coréens se rassurèrent, et, secondés par une puissante armée de Chinois et de Tartares, ils reprirent l’offensive. Le grand amiral supporia presque seul tout leur effort ; il fut plusieurs fois assiégé, il livra plusieurs batailles, et, quoiqu’il eût perdu la plus grande partie de ses troupes, il ne laissa pas de remporter quelques avantages, et ne fut jamais entamé. Les deux partis, fatigués enfin d’une lutte si pénible, convinrent d’une trêve pendant laquelle des ambassadeurs coréens allèrent trouver l’empereur japonnais et conclurent avec lui une convention d’après laquelle cinq provinces de la Corée étaient abandonnées au Japon ; l’empereur de Chine devait donner une de ses filles en mariage à Tayco-Sama ; le commerce entre les deux nations était rétabli, et l’empereur de Chine payait un tribut annuel au Japon. Le grand amiral fut nommé lieutenant-général des possessions japonnaises en Corée, et tous les chrétiens qui y étaient reçurent l’ordre d’y rester. Plus que jamais, on pensa que leur éloignement du Japon avait été le but principal et caché de l’expédition de Corée.

(1593) Le roi de Bungo, ayant été mandé à la cour, fut dépouillé de ses États pour avoir compromis l’armée par sa lâcheté, et toute sa famille, réduite presque à la mendicité, alla chercher un asile à Nangazaqui, où elle n’eut d’autre ressource que les soins des missionnaires et la charité des chrétiens. La désolation était grande aussi dans la principauté d’Omura et dans tous les lieux voisins de Nangoya, où le grand nombre d’officiers et de soldats qui s’y trouvaient réunis rendaient la mission des religieux très-périlleuse. L’empereur, excité contre les chrétiens du Ximo, ordonna qu’ils fussent tous désarmés ; malgré la délicatesse des Japonnais sur ce point, ils se soumirent avec une patience qui est peut-être la preuve la plus frappante de leur attachement à la religion. Le gouverneur que Tayco-Sama avait envoyé à Nangazaqui rendit bientôt quelques services aux chrétiens, car, ayant reconnu la fausseté des calomnies répandues contre les missionnaires, et ayant admiré la résignation avec laquelle ils s’étaient soumis aux ordres sévères de l’empereur, il obtint de lui que les Pères de la Compagnie restassent à Nangazaqui au nombre de douze, et qu’ils reconstruisissent leur maison et leur église. Un capitaine portugais et le P. Pasio vinrent le remercier de cet adoucissement à ses premiers ordres, et il les reçut de manière à les remplir d’espérance.

Cependant les gouverneurs que l’empereur avait envoyés dans le Bungo, et qui s’y conduisaient comme en pays conquis, accablaient les chrétiens de mauvais traitements ; les fidèles n’étaient pas plus heureux dans le Firando, où quatre missionnaires furent empoisonnés par les seigneurs de ce pays, malgré la protection de la princesse Mancie, fille de Sumitanda, dont le mari gouvernait cette contrée.

Pendant que l’empereur semblait revenir à des sentiments plus doux à l’égard des chrétiens, Faranda, cet intrigant dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, continuait aux Philippines le rôle qu’il avait déjà joué au Japon. Il publiait toute espèce de calomnies contre les Jésuites ; il affirmait que le christianisme était entièrement aboli au Japon, par suite de la retraite de ces missionnaires. Il alla trouver les Pères de Saint-François de la réforme de Saint-Pierre d’Alcantara, et leur dit que l’empereur, ayant eu connaissance de leurs vertus, désirait ardemment de voir dans ses États des religieux de l’ordre ; auprès du gouverneur, il étalait les avantages que les Portugais retireraient du commerce avec le Japon ; enfin il ut si bien, que, malgré le bref du pape et les ordres du roi d’Espagne, qui recommandaient de ne pas envoyer au Japon d’autres ouvriers apostoliques que les membres de la Compagnie de Jésus, le P. Baptiste, commissaire des Pères de Saint-François, accompagné de trois autres religieux de son ordre, de Faranda et d’un gentilhomme espagnol, partit pour le Japon, chargé d’une lettre du gouverneur. Ils débarquèrent heureusement à Firando, passèrent un mois à Nangazaqui, où les missionnaires leur firent l’accueil le plus cordial, et se rendirent enfin auprès de l’empereur. Celui-ci s’emporta d’abord quand il apprit que les Pères n’apportaient pas encore la soumission du gouverneur des Philippines, puis il s’apaisa sur les promesses que lui firent les interprètes qui ne rendaient pas exactement les paroles des religieux. Enfin il leur permit de séjourner à Méaco, tout en leur défendant de prêcher la foi chrétienne aux Japonnais. Les Pères se hâtèrent cependant d’apprendre la langue du pays et de commencer l'exercice de leur ministère ; heureusement pour eux, l’empereur, occupé par d’autres intérêts, ne surveillait plus leurs démarches.

Ce prince, que rien ne retenait plus à Nangoya, en partit au commencement de 1594 ; le vaisseau qu’il montait se brisa contre un écueil, tout l’équipage fut noyé, et lui seul se sauva à la nage au milieu des plus grands dangers. Il alla aussitôt faire terminer les magnifiques bâtiments qu’il avait commencés à Fucimi, et qui firent de cette ville une des plus grandes cités, et peut-être la plus belle du Japon. Pour l’embellir, il avait détourné des rivières, formé d’immenses montagnes factices, et construit des ponts dont les arches étaient tellement élevées, que les plus grands bateaux passaient dessous, voiles déployées.

La satisfaction d’amour-propre que lui fit éprouver le succès de ces grands travaux sembla rendre son caractère plus facile, et les chrétiens s’en ressentirent. Leur culte était toléré ; les princes chrétiens qui séjournaient en Corée y avaient appelé des missionnaires qui y faisaient de grandes conquêtes. Les religieux de Saint-François étaient assez bien dans l’esprit de l’empereur, et lui avaient demandé la permission de se bâtir une maison à Méaco. Cette requête leur ayant été accordée, ils gardèrent peu les règles de la prudence, car ils construisirent une église dont ils célébrèrent l’inauguration avec autant d’appareil qu’ils auraient pu le faire en Espagne ; et depuis ce jour, ils continuèrent à chanter en chœur, à prêcher publiquement dans leur église, et à accomplir toutes les fonctions du ministère avec une confiance qui alarmait les gens prudents.

Vers la fin de la même année, trois autres religieux franciscains arrivèrent à Méaco, chargés de nouveaux présents et d’une lettre du gouverneur des Philippines. Tayco-Sama reçut les présents, mais se montra fort irrité de la lettre qui ne parlait pas de l’hommage qu’il exigeait ; on l’apaisa encore en lui disant que le gouverneur attendait les ordres du roi d’Espagne. Le P. Baptiste fonda à Ozaca un couvent sous le nom de Bethléem, et personne ne s’opposa à cette nouvelle entreprise. Il envoya ensuite deux de ses religieux à Nangazaqui, où ils furent reçus avec de grands témoignages d’amitié par les Jésuites. Les deux nouveaux venus s’emparèrent d’une petite église où l’on ne célébrait plus le service divin depuis les derniers édits de Tayco-Sama, et y exercèrent le ministère aussi publiquement que leurs confrères le faisaient à Méaco et à Ozaca ; mais le gouverneur les força de sortir de l’étendue de sa juridiction, et ils retournèrent à Méaco.

(1595) Depuis longtemps on prévoyait une rupture entre l’empereur et son neveu ; elle éclata enfin, sans que l’on sut trop pourquoi ces deux princes s’étaient brouillés ; la véritable raison est sans doute que l’empereur, ayant eu un fils, se repentit l’avoir trop tôt associé son neveu à l’empire, Cambacondono était alors dans sa trente-unième année, beau, bien fait, d’un esprit vif et pénétrant, prudent, sobre, modeste et aimant les arts. Mais ces belles qualités étaient ternies par le plaisir que ce prince trouvait à répandre le sang humain, au point que sa plus grande distraction était de se faire amener les criminels condamnés à mort, et de leur faire souffrir de sa propre main tout ce que pouvait lui suggérer la plus capricieuse et la plus féroce barbarie.

Tayco-Sama, voulant cacher à son neveu ses dispositions hostiles, lui manda qu’il voulait lui abandonner le trône tout entier, et qu’en cette circonstance il voulait, suivant l’usage, lui faire une visite solennelle. Des préparatifs immenses furent faits pour cette cérémonie qui s’accomplit avec une pompe prodigieuse. Le jeune prince ne se dissimula pas cependant les dangers qui le menaçaient, et il chercha à s’assurer de la fidélité des seigneurs sur lesquels il croyait pouvoir compter. Ceux-ci allèrent le dénoncer à l’empereur, qui manda aussitôt son neveu auprès de lui. Cambacondono refusa d’obéir, mais son oncle ayant réuni promptement des forces imposantes, il fut obligé de se rendre dans un couvent qui lui avait été assigné pour lieu d’exil. Peu de jours après, il reçut un écrit signé de la main de son oncle, qui lui ordonnait, à lui et à ses pages, de se fendre le ventre. Celui qui était chargé de faire exécuter cette sentence avait ordre de couper la tête à tous, après qu’ils auraient expiré, et d’apporter ces tristes trophées à l’empereur ; un des pages de Cambacondono, âgé seulement de dix-neuf ans, rendit ce service à son maître et à ses compagnons, après quoi il se fendille ventre en croix, et l’envoyé lui coupa la tête avec un sabre que l’empereur lui avait mis en main pour cette exécution. Dans le désir de faire disparaître tout ce qui pouvait rappeler son neveu, Tayco-Sama fit décapiter les confidents de Cambacondono, ses femmes et ses enfants ; il fit, en outre, raser les palais et les autres édifices que ce prince avait fait bâtir à Méaco et ailleurs.

Ces sanglantes exécutions avaient rendu l’empereur farouche et irritable à l’excès ; cependant les missionnaires voyaient, grâce aux sages précautions qu’ils prenaient, le royaume de Jésus-Christ s’étendre tous les jours ; le gouverneur de Nangazaqui lui-même avait embrassé la vraie foi ; jamais le christianisme n’avait été plus florissant dans cette contrée. Tant d’heureux succès ne purent pourtant engager les Pères de Saint-François à imiter une conduite que Dieu bénissait si visiblement. Il y eut plus ; ils pensèrent et dirent que c’étaient les Jésuites qui les avaient fait exiler de Nangazaqui ; ce bruit commença à faire naître parmi les fidèles une espèce de schisme dont les suiies furent très-funestes. Le mal croissant tous l’s jours, on crut devoir signifier aux Pères de Saint-François la bulle de Grégoire XIII, qui jhargeail exclusivement les Jésuites d’exercer le ministère dans le Japon ; mais ils répondirent que cette bulle ne pouvait les regarder, eux qui étaient venus comme envoyés du gouverneur des Philippines, et qui résidaient à Méaco par l’autorisation de l’empereur. Ils ne voulurent pas même déférer à l’autorité de l’évêque du Japon, qui arriva sur ces entrefaites à Nangazaqui, revêtu de toute l’autorité du siège apostolique.

(1596) Le P. Martinez, provincial aux Indes, avait été nommé à cette dignité ; c’était le quatrième évêque nommé pour le Japon, mais les trois premiers étaient morts en s’y rendant. Ce prélat était chargé par don Mathias d’Albuquerque, vice-roi des Indes, d’une lettre et de présents pour l’empereur. Grâce à l’entremise du grand amiral Tsucamidono, il obtint une audience du Tayco-Sama, qui le reçut bien, mais lui montra des dispositions peu favorables au christianisme.

Depuis longtemps le grand amiral s’était aperçu que son maître souhaitait ardemment de recevoir une ambassade de la part de l’empereur de la Chine ; il sut si bien agir auprès de ce dernier, qu’il le détermina à une démarche qui étonna tout l’Orient, et devait couvrir Tayco-Sama de gloire, s’il avait su se modérer. Les préparatifs qui furent faits au Japon pour recevoir les ambassadeurs chinois, sont si prodigieux et d’une si grande splendeur, qu’on ne lit rien de semblable dans l’histoire d’aucune monarchie. En même temps, l’empereur songeait à assurer le trône à son fils, qui n’avait encore que trois ans et qui se nommait Fide-Jori ; il lui fit donner le titre de Cambacondono, au milieu des fêtes magnifiques qui furent célébrées à Méaco.

Tout prospérait alors à Tayco-Sama ; mais Dieu sembla vouloir lui faire sentir, au moment de sa plus grande puissance, qu’il avait un maître qui pouvait renverser en un jour ses ambitieux projets. Le 21 juillet, il tomba du ciel, à Fucimi et à Méaco, beaucoup de cendre, ce qui dura une demi-journée. En même temps, il plut du sable rouge à Ozaca et à Sacai, et, peu de temps après, une quantité d’une espèce de poils gris qui offraient l’apparence des cheveux grisonnants d’une personne âgée ; la terre parut toute couverte de ces espèces de cheveux. Trois semaines après, une comète vint effrayer les Japonnais, et le 30 août, on ressentit dans tout le pays un tremblement de terre qui causa de terribles ravages. Il se renouvela le 4 septembre, et fut tellement violent, surtout à Ozaca, qu’il renversa tous les palais que l’empereur avait fait construire. La ville de Fucimi fut aussi presque entièrement détruite, mais on remarqua que presque partout les maisons des chrétiens étaient restées debout au milieu des ruines qui les entouraient. Tayco-Sama s’était sauvé presque nu, portant son fils dans ses bras, et demeura longtemps sous une cabane de jonc qu’il faisait construire tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Le nombre des personnes qui périrent est incroyable ; mais ce qui causa les plus grands ravages, ce fut un débordement de la mer qui inonda tout le pays jusqu’à Méaco d’un côté, et de l’autre, jusqu’à l’extrémité du Bungo.

La protection évidente que le ciel avait accordée aux chrétiens au milieu de ces calamités aurait dû frapper Tayco-Sama ; mais Dieu avait endurci son cœur, et il ne vit pas plutôt la terre tranquille et la mer rentrée dans ses limites, qu’il fit rebâtir ses palais et se livra de nouveau à ses ambitieuses pensées. La réception des ambassadeurs chinois eut lieu à Ozaca, dans les bâtiments élevés à la hâte sur les débris des palais renversés. On déploya en cette occasion une grande magnificence ; les présents de l’empereur de la Chine étaient fort beaux : sa lettre était écrite sur une lame d’or, et accompagnée de deux couronnes du même métal, l’une pour Tayco-Sama, et l’antre pour son épouse. L’audience se passa en civilités réciproques ; le premier ambassadeur y fut assis à côté de l’empereur ; le monarque chinois se regardait comme fort au-dessus de l’empereur du Japon, et il avait prétendu l’honorer de la dignité royale en lui envoyant une couronne. Le P. Froez dit même que, dans sa lettre, l’empereur de la Chine commandait avec menaces à Tayco-Sama de laisser désormais la Corée en repos ; mais ce prince ignora le contenu de cette lettre, ou feignit de l’ignorer. Les ambassadeurs furent reconduits à Sacai dans des bâtiments où tout, jusqu’aux rames, était d’or moulu ; de là ils écrivirent à l’empereur pour lui demander de faire évacuer et raser les forts que ses troupes occupaient en Corée. À la lecture de cette lettre, Tayco-Sama, qui s’était flatté de partager la Corée avec l’empereur chinois, tomba dans un violent accès de colère ; il maltraita cruellement le grand amiral, et fit dire au gouverneur de Sacai que, si dans deux jours les ambassadeurs et tous les Chinois et les Coréens n’étaient embarqués, il lui en coûterait la vie. Il ordonna en même temps que la guerre recommençât en Corée et fût poussée à toute outrance ; les Coréens, surpris et épuisés par la guerre précédente, ne résistèrent sur aucun point, et les Japonnais se virent en peu de temps maîtres encore une fois de toute la presqu’île. (1596) Tandis que ces guerres occupaient l’empereur, les Pères de Saint-François continuaient à travailler au salut des Japonnais avec un zèle et des venus qui, dans d’autres temps, auraient pu convertir tout le Japon, mais qui ne convenaient pas à la situation de la religion dans cet empire. Le vice-roi de Méaco, les ayant inutilement avertis d’agir avec plus de réserve, informa l’empereur de tout ce qui se passait. Tayco-Sama entra à cette nouvelle dans une grande colère, qui fut encore augmentée par un autre événement qui arriva en même temps. Un galion espagnol ayant échoué dans le port de Tosa, le roi de ce pays confisqua, au nom de l’empereur, son chargement, montant à deux millions. Le capitaine envoya réclamer auprès de Tayco-Sama, et une parole imprudente prononcée par le pilote du vaisseau espagnol, pendant le cours de ces négociations, porta un coup terrible aux affaires de la religion. Comme on demandait à cet homme par quels moyens le roi d’Espagne avait pu acquérir de si grandes possessions dans les Indes, il répondit : « Nos rois commencent par envoyer, dans les pays qu’ils veulent conquérir, des religieux qui engagent les peuples à embrasser notre religion, et quand ils ont fait des progrès considérables, on envoie des troupes qui se joignent aux nouveaux chrétiens et n’ont pas beaucoup de peine à venir à bout du reste. » Les officiers qui entendirent ce langage en informèrent promptement l’empereur, sur l’esprit duquel cet imprudent discours produisit une profonde impression. Il fit aussitôt donner des gardes aux Pères Franciscains d’Ozaca, jurant qu’il ne laisserait pas un seul missionnaire en vie, et il répondit au capitaine du vaisseau espagnol qu’il le considérait comme un corsaire, et qu’il eut à sortir immédiatement de l’empire, s’il ne voulait être traité comme tel.

Le P. Gnecchi et les autres Jésuites s’empressèrent de pourvoir aux besoins des Espagnols, qui se trouvaient dans le plus complet dénuement et qui auraient péri de misère sans eux. Cette conduite généreuse n’empêcha pas les Castillans des Philippines, qui étaient jaloux du commerce des Portugais, de publier toute espèce de calomnies contre les Pères de la Compagnie ; ils les accusèrent d’avoir dénoncé le vaisseau comme un corsaire et d’avoir causé la saisie du chargement ; ils prétendaient, en outre, que les Jésuites faisaient au Japon, pour leur propre compte, un commerce fort lucratif, tandis qu’en réalité ces missionnaires n’auraient pu subsister avec le faible secours annuel que leur envoyaient les rois de Portugal, si la Providence ne leur avait envoyé de temps en temps quelques dons que leur faisaient les princes chrétiens ou les commerçants de Macao.

Le gouverneur d’Ozaca, qui avait reçu ordre de donner des gardes aux religieux de Saint-François, crut devoir prendre la même mesure à l’égard des Jésuites ; mais il ne s’en trouva à Ozaca qu’un seul, avec deux prosélytes. Ce Jésuite se nommait Paul Miki, les deux prosélytes étaient Jean Soan et Diégo ou Jacques Kisaï, tous trois Japonnais. Les Pères de Saint-François se rencontrèrent au nombre de six, dans les villes d’Ozaca et de Méaco ; savoir : trois prêtres, un clerc et deux laïques.

À la suite de ces arrestations, le bruit se répandit aussitôt qu’on allait faire main basse sur tous les chrétiens qu’on trouverait dans les églises ou avec un missionnaire, et cette nouvelle excita dans tous les cœurs des fidèles une joie et un désir du martyre qui causèrent de l’admiration, même aux idolâtres. Ucondono fut le premier qui donna, dans cette rencontre, à toute l’Église du Japon l’exemple de ce courage dont nous verrons tant de traits surprenants dans la suite de cet ouvrage ; il se rendit aussitôt auprès du P. Gnecchi, pour avoir la consolation de mourir avec ce religieux, dont il respectait fort la vertu. Cet exemple fut suivi par un nombre infini de chrétiens, et les fidèles de tout âge et de toute condition n étaient plus occupés qu’à chercher les moyens de se procurer l’honneur du martyre. L’empressement avec lequel on se faisait inscrire sur les listes des chrétiens embarrassait les officiers de Tayco-Sama eux-mêmes. Mais tout ce mouvement, qui avait donné lieu à un spectacle si glorieux à la religion, s’apaisa tout à coup ; la nouvelle se répandit qu’on ne ferait mourir que les religieux qui étaient actuellement arrêtés à Ozaca et à Méaco, avec quelques chrétiens qu’on avait trouvés chez eux. En effet, on était parvenu à adoucir l’empereur, surtout à l’égard des religieux portugais qui s’étaient toujours soumis à ses ordres et qui n’avaient cessé de prêcher l’obéissance aux princes ; il ordonna même d’écrire à l’évêque et au P. Gnecchi pour les rassurer.

On espérait qu’il se contenterait d’exiler les Pères de Saint-François ; mais, dans les derniers jours de décembre, il donna ordre à Xibunojo de prendre les prisonniers arrêtés à Ozaca et à Méaco, dont il lui remit une liste, de leur couper le nez et les oreilles, de les promener en cet état dans les rues de Méaco, d’Ozaca et de Sacai, en portant devant eux la sentence de mort qui les condamnait à être crucifiés à Nangazaqui. Les condamnés de Méaco étaient au nombre de dix-sept, cinq religieux de Saint-François et douze laïques, la plupart domestiques ou catéchistes de ces Pères. Comme on les appelait tous par leur nom, l’un d’eux, nommé Matthias, ne se trouva pas ; il était allé faire quelques emplettes pour le couvent, car on leur avait laissé la liberté sur parole. Alors un bon artisan du voisinage, qui portait le même nom, entendant appeler Matthias, s’approcha, déclara qu’il était chrétien et fort disposé à mourir pour son Dieu. Les gardes, voulant que leur liste fût complète, le joignirent, à sa grande joie, aux autres confesseurs de Jésus-Christ. On envoyait en même temps d’Ozaca à Méaco les sept chrétiens arrêtés dans cette ville ; il s’y trouvait les trois Jésuites dont nous avons parlé, un religieux de Saint-François et trois séculiers. Parmi les chrétiens condamnés à mourir, il y avait trois enfants ; l’un se nommait Louis, et n’avait que douze ans ; les deux autres, Antoine et Thomas, n’en avaient pas plus de quinze. Il n’eut tenu qu’à eux de ne pas être portés sur la liste fatale, mais ils firent tant par leurs larmes et leurs prières, qu’ils obtinrent cette satisfaction, et ils continuèrent jusqu’au dernier moment à étonner les infidèles par leur constance et leur ferveur. (1597) Le 3 janvier, les vingt-quatre prisonniers furent conduits sur une place de Méaco, où on leur coupa à chacun un bout de l’oreille gauche, Xibunojo n’ayant pu se résoudre à les faire défigurer, comme l’ordonnait l’arrêt. On les fit ensuite monter trois à trois dans des charrettes, et on les promena de rue en rue. Cette exposition, qui est pour les coupables un traitement ignominieux, fut pour les confesseurs de Jésus-Christ l’occasion d’un véritable triomphe. Le peuple criait à l’injustice, et les autres chrétiens les suivaient, en suppliant leurs gardes de leur faire partager le sort des martyrs. Le lendemain, on les fit partir pour Sacai, où ils furent traités de la même manière. On les fit ensuite partir par terre au milieu de l’hiver, quoique le voyage eût été beaucoup plus facile par mer ; deux fervents chrétiens, Cosaqui et Danto, qui les avaient suivis pour chercher à soulager leurs souffrances, furent joints aux autres prisonniers par le commandant de l’escorte, et ils en eurent une joie inexprimable. Les martyrs prêchaient Jésus-Christ avec beaucoup de zèle dans tous les lieux de leur passage, et ils firent encore en cette circonstance d’éclatantes conversions.

Deux Jésuites de Nangazaqui avaient été envoyés par révoque à la rencontre des prisonniers ; ils les embrassèrent tendrement, et le P. Baptiste, qui était comme le chef de cette troupe de martyrs, se plut à reconnaître en ce moment suprême que ses frères et lui avaient été indignement trompés, quand ils s’étaient laissé prévenir contre les missionnaires portugais.

Vingt-six croix avaient été élevées sur une montagne qui entoure presque entièrement Nangazaqui, et qui, depuis cette époque, fut appelée le Mont des Martyrs ou la sainte Montagne. Le P. Pasio et le P. Rodriguez attendaient les confesseurs à l’ermitage de Saint-Lazare, qui se trouvait sur leur passage ; ils les confessèrent et reçurent leurs vœux. Les martyrs se rendirent ensuite sur la colline, où on les attendait ; ils montraient une vive allégresse, et dès qu’ils aperçurent leurs croix ils coururent les embrasser.

Les croix du Japon ont vers le bas une pièce de bois en travers sur laquelle les patients ont les pieds posés, et au milieu une espèce de billot sur lequel ils sont assis. On les attache avec des cordes par les bras, par le milieu du corps, par les cuisses et par les pieds, qui sont un peu écartés. On ajouta aux martyrs un collier de fer. On élève ensuite la croix, et le bourreau perce le côté du patient d’un coup de lance ; il redouble ses coups

si le crucifié respire encore.
Martyre de vingt-six Chrétiens à Nangazaqui

Martyre de vingt-six Chrétiens à Nangazaqui
Presque tous étaient attachés à leurs croix et

près d’être frappés du coup mortel, lorsque le P. Baptiste, qui se trouvait placé au milieu de la troupe rangée sur une même ligne, entonna le cantique de Zacharie, que tous les autres achevèrent avec un courage et une piété qui transportèrent les fidèles et attendrirent les idolâtres. Quand il fut fini, le petit Antoine commença le psaume Laudate, pueri, Dominum ; mais ayant, quelques moments après, reçu le coup de la mort, il l’alla achever dans le ciel avec les anges. Le premier qui mourut fut Philippe de Jésus, et le P. Baptiste fut le dernier. Paul Miki prêcha de dessus sa croix avec une éloquence toute divine, et finit par une fervente prière pour ses bourreaux.

Dès qu’ils eurent tous expirés, les gardes ne furent plus les maîtres ; ils furent contraints de s’éloigner, et de laisser les chrétiens recueillir tout ce qu’ils purent du sang dont la terre était teinte. Le ciel fit connaître par quantité de signes sensibles la gloire dont il avait récompensé le courage de ces invincibles soldats de Jésus-Christ. Sur les témoignages juridiques de ces merveilles, le pape Urbain VIII, trente ans après, décerna aux vingt-six confesseurs de Jésus-Christ les honneurs des saints martyrs que l’Église révère. Le concours des fidèles de tout le Ximo qui venaient adorer les précieuses reliques des confesseurs fut si grand, que les officiers de l’empereur s’en alarmèrent et prirent des mesures sévères pour l’empêcher, ou du moins pour le diminuer.

Le martyre des vingt-six chrétiens n’avait fait que raviver le zèle dans les royaumes d’Arima, de Firando et de Bungo ; l’empereur en étant instruit, au moment où il allait se rendre à Nangoya pour activer par sa présence la guerre de Corée, ordonna de rassembler à Nangazaqui tous les missionnaires qui étaient répandus dans les environs et de les embarquer sur les premiers vaisseaux qui feraient voile pour la Chine ou pour les Indes. Il excepta de ses dispositions le P. Rodriguez, son interprète et quelques Jésuites, pour le service des Portugais. Pour adoucir Tayco-Sama par une apparente déférence, il fut décidé que l’évêque du Japon retournerait à Macao ; on abandonna le noviciat et le collège d’Amacusa ; quelques religieux se rendirent ostensiblement à Nangazaqui, pendant qu’un plus grand nombre se répandaient en cachette dans les provinces. L’évêque mourut sur mer d’une fièvre lente, et presque en même temps la religion perdait le P. Louis Froez. Cependant le gouverneur de Nangnzaqui avait fait partir tout ce qu’il avait pu découvrir de Franciscains, et il fut si bien servi, qu’il ne resta dans le Japon qu’un seul de ces religieux, nommé Jérôme de Jésus. Au moment du départ d’un navire pour les Indes, le P. Gomez fit déguiser en religieux un grand nombre de Portugais qui s’embarquèrent en plein jour, et cet innocent stratagème sauva la mission.

Dans ces circonstances, on vit arriver un envoyé du nouveau gouverneur des Philippines, qui, après s’être plaint de la confiscation du chargement du galion et du traitement fait aux Franciscains revêtus du caractère d’ambassadeurs, réclamait des sûretés pour les navires espagnols qui viendraient au Japon, et demandait la permission d’emporter les corps des martyrs. Tayco-Sama accueillit assez bien l’envoyé, lui accorda un sauf-conduit pour les vaisseaux de sa nation, et lui permit d’emporter les reliques ; mais on ne les retrouva pas toutes.

(1598) L’année suivante, on pressa de nouveau le P. Gomez de faire embarquer ses religieux, et il fut contraint d’en faire partir quelques-uns. Au même moment, un navire japonnais arriva des Philippines, portant deux religieux franciscains déguisés en Japonnais. Ceux qui les avaient amenés les ayant dénoncés, l’un d’eux fut immédiatement saisi et renvoyé à Manille ; mais l’autre, le P. Gomez de Saint-Louis, qui était déjà venu au Japon, échappa à toutes les recherches.