Histoire et description du Japon/Livre VII

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LIVRE VII.


Le Cubo-Sama se déclare hautement contre le christianisme. — Persécution dans le royaume d’Arima. — Fermeté des chrétiens. — Huit seigneurs sont condamnés au feu. — Leur marche triomphante au lieu du supplice. — Leur martyre. — Mort de l’évêque du Japon. — Schisme qui s’élève à cette occasion. — Nouvel édit contre les chrétiens. — Supplices inventés contre eux. — Plusieurs familles sont exilées dans le nord du Japon. — Banissement de beaucoup d’autres chrétiens. — Mort d’Ucondono à Manille. — Le Cubo-Sama assiège l’empereur dans Ozaca. — Fide-Jori est vaincu dans une bataille générale. — Mort du Cubo-Sama. — Nouvelle persécution. — Nombre prodigieux des martyrs. — Mort du roi d’Arima. — Apostasie de quelques chrétiens. — Cinquante personnes sont condamnées au feu par l’empereur. — Deux princes d’Omura meurent apostats.


(1613) Le Cubo-Sama ne tarda pas à exécuter les funestes desseins qu’il avait conçus contre le christianisme. Il fit d’abord venir devant lui quatorze seigneurs chrétiens de sa cour, et les somma d’abandonner une religion qu’il réprouvait. Surpris de la fermeté de leur réponse et voulant essayer des voies de rigueur, il les fit dépouiller de leurs titres et de leurs richesses, et les exila, eux et leurs familles, en défendant à tous ses sujets de les recevoir ni de leur rendre aucun bon office. Réduits à errer dans les bois et dans les déserts sans autres ressources que cette même Providence qui nourrit les oiseaux du ciel, ces infortunés firent assez voir au prince, par la manière dont ils soutinrent ce renversement de fortune, qu’il n’avait pas bien connu les chrétiens. Le sexe le plus faible triompha même de tous ses efforts. Jamais l’ambition ni les autres passions ne firent jouer plus de ressorts que les dames chrétiennes n’en mirent en œuvre pour mériter d’être martyres de Jésus-Christ. Le Cubo-Sama s’étant lui-même attaché à en poursuivre trois des plus remarquables par leur piété, il ne put pas même obtenir d’elles qu’elles dissimulassent leurs sentiments. L’une d’elles, qui était Coréenne, se nommait Julie Ota ; après avoir résisté aux plus rudes assauts, elle fut remise entre les mains d’une compagnie de soldats qui la laissèrent dans une île où il ny avait que quelques misérables pêcheurs logés dans des cabanes. Elle y vécut quarante ans sans aucune consolation de la part des hommes, mais comblée des faveurs célestes qui lui firent trouver un véritable paradis dans ce désert.

Après ce premier éclat, le Cubo-Sama sembla fermer les yeux sur ce qui regardait les chrétiens ; mais le feu de la persécution, qui avaitété allumé dans le royaume d’Arima parle cruel Suchendono, ne s’éteignit pas si vite. On poursuivait tous ceux dont la vertu et le mérite donnaient plus d’ombrage ou reprochaient plus vivement au roi son apostasie. La princesse Lucie, que le roi avait répudiée, fut condamnée à l’exil comme chrétienne. Elle y passa le reste de ses jours, manquant souvent du nécessaire, mais dans un contentement qu’elle n’avait pas goûté à la cour.

Sasioye, gouverneur de Nangazaqui, excitait de tout son pouvoir Suchendono à commettre tous ces forfaits, lui promenant pour récompense la faveur du Cubo-Sama ; il devait encore l’entraîner dans un nouveau crime qui le renaît l’objet de l’exécration des païens mêmes. Le feu roi d’Arima avait eu, de son second mariage avec la reine Juste, deux enfants qui étaient restés auprès de leur frère ; l’aîné avait huit ans, et le second deux ans de moins. Ces deux enfants professaient la religion chrétienne avec un zèle et une fermeté au-dessus de leur âge. Le perfide Sasioye persuada au malheureux Suchendono que les chrétiens fondaient de grandes espérances sur ces deux enfants, qu’ils regardaient comme le sang le plus pur de leurs rois, et qu’ils mettraient quelque jour sur le trône à sa place ; il l’assura en outre que le sacrifice de ces deux enfants serait trèsagréable à l’empereur. Il fit tant enfin que le roi envoya au gouverneur d’Arima l’ordre de faire mourir les jeunes princes. Ils furent enfermés pendant quelque temps, et leur tendre piété, leur douceur, leur constance auraient touché des tigres ; enfin on les poignarda tous les deux pendant leur sommeil.

Le roi d’Arima avait appelé d’Ozaca un célèbre bonze, nommé Banzui, sur le talent duquel il comptait beaucoup pour ramener ses sujets au culte des idoles ; mais il vit bientôt qu’il n’avait pas assez tenu compte de la constance des chrétiens. La reine elle-même ne put jamais, par ses prières, encore moins par ses menaces, déterminer aucune personne de sa maison à communiquer avec ce faux prêtre. Une de ses filles d’honneur, ayant rejeté au ministre des faux dieux une espèce de chapelet qu’il lui avait mis entre les mains, fut enfermée dans une prison où elle resta douze jours sans recevoir aucune nourriture. Elle résista à tous les tourments, à toutes les séductions, et, ce qui étonna le plus la cour, elle sortit de prison après une si excessive abstinence, sans que son extérieur et sa santé en eussent reçu la moindre atteinte.

Le royaume de Figen eut aussi ses martyrs, qui furent les premiers que l’on fit périr par le feu. La persécution devenait peu à peu générale, et cependant la ville de Nangazaqui, gouvernée par le plus grand ennemi du nom chrétien, n’y avait encore que peu de part. Il paraît que Sasioye recevait en secret du Cubo-Sama des ordres qui retenaient sa fureur. Il s’en vengeait en excitant sans cesse le roi d’Arima à montrer plus de rigueur contre les fidèles. Ce fut encore lui qui détermina Suchendono à faire périr trois seigneurs de la cour qui avaient répondu par un refus formel à la demande que leur faisait le roi de dissimuler au moins leur foi religieuse. Ils furent d’abord mis en prison avec leurs femmes et leurs enfants, ce qui formait huit personnes. Au bruit de la mort qui les menaçait, les chrétiens des campagnes environnantes, au nombre de vingt mille personnes, accoururent, jaloux de partager leur sort. Ce concours extraordinaire donna d’abord quelque inquiétude au roi, mais ayant appris qu’ils étaient sans armes, il les laissa en paix. Cette foule campa aux portes de la ville, et les chrétiens d’Arima pourvurent à sa subsistance, car ils n’avaient avec eux aucune provision.

Les confesseurs de Jésus-Christ apprirent que l’arrêt de leur condamnation était prononcé, et ils eurent le bonheur de recevoir la visite de deux Jésuites qui, s’étant introduits dans leur prison, leur distribuèrent le pain des forts. Enfin le moment du sacrifice était arrivé, et l’on vit commencer une espèce de triomphe qui n’avait point eu d’exemple peut-être depuis la naissance de l’Église. Les vingt mille chrétiens de la campagne entrèrent dans la ville en bel ordre, la tête couronnée de guirlandes et tenant leur chapelet à la main. Ceux de la ville, dont le nombre était aussi grand, couronnés aussi de guirlandes et ayant un cierge à la main, les attendaient, et au moment où les confesseurs parurent, tous se mirent en marche dans le rang qui avait été marqué à chacun. Les huit martyrs étaient au milieu ; ils n’étaient point liés, mais leurs bourreaux les suivaient avec une compagnie de soldats, faible défense contre quarante mille hommes, mais inutile précaution contre quarante mille chrétiens dont l’unique regret était de ne pouvoir mourir avec ceux qu’ils accompagnaient au lieu de leur supplice.

L’exécution eut lieu sur une grande esplanade, sous les fenêtres du palais ; chaque martyr fut attaché à une colonne placée au milieu d’un bûcher ; aucun d’eux ne marqua la moindre faiblesse. Les liens qui retenaient un de ces martyrs, encore enfant, ayant été brûlés, on le vit courir au milieu des flammes et des brasiers. On crut qu’il cherchait à s’échapper, mais on le vit bientôt joindre sa mère qui était attachée à un autre poteau, et se précipiter dans ses bras pour y mourir. Cette sainte dame sembla se ranimer pour exhorter son fils à consommer courageusement son sacrifice. La fille de cette héroïne, restée debout et les yeux fixés vers le ciel, semblait insensible à ses douleurs, lorsqu’on la vit ramasser des charbons allumés, les porter sur sa tête et s’en former une couronne, comme si elle avait voulu séparer pour aller au-devant de son céleste époux. Les chrétiens s’emparèrent des corps de ces martyrs, qui furent trouvés entiers et sans odeur.

Pendant ce temps, le P. Sotelo, Franciscain, qui remportait de grands avantages sur le paganisme dans le nord du Japon, avait déterminé le prince d’Oxa à envoyer une ambassade solennelle au souverain pontife et au roi catholique, et il partait avec les ambassadeurs et de grands présents adressés au pape et au roi d’Espagne. Nous parlerons en son temps du succès de cette ambassade, dont les suites ne répondirent pas à la manière dont elle fut reçue dans les États du roi catholique et à Rome, ni aux espérances qu’elle avait fait concevoir au P. Sotelo.

(1614) Jamais l’Église du Japon n’avait eu en même temps un aussi grand nombre de missionnaires d’un mérite distingué. Il ne leur manquait qu’un peu plus de concert et de subordination de la part des religieux mendiants, qu’on ne put jamais engager à reconnaître la juridiction de l’ordinaire. Ce fut dans ces circonstances que cette chrétienté perdit dom Louis Serqueyra, son vénérable pasteur. Cette mort fut l’occasion malheureuse de nouvelles divisions : la cour de Rome avait prévu ce cas, et, pour ne pas laisser la Mission sans supérieur, pendant une vacance qui ne pouvait manquer d’être longue, le P. Carvaglio, provincial des Jésuites, avait été muni d’un bref apostolique en vertu duquel, dès que l’évêque eut expiré, il se porta pour vicaire-général et administrateur de l’évêché. Mais le P. Baptiste, commissaire des Pères de Saint-François, élevait la même prétention. Ce qu’il y eut de plus fâcheux, c’est qu’on voulut rendre le public juge de ce démêlé, et qu’on vit bientôt courir des placards contre le P. Carvaglio. Enfin, le clergé séculier, composé de sept prêtres, et qui d’abord s’était uni au provincial des Jésuites, se crut autorisé de faire un mandement qui déclarait le P. Baptiste seul vicaire-général. Ce débat était loin d’édifier les fidèles, et il est facile de penser qu’en voulant partager le troupeau, on affaiblissait beaucoup le lien qui le tenait attaché à Jésus-Christ. L’archevêque de Goa mit fin à ce schisme en déclarant le provincial des Jésuites, seul administrateur de l’évêché du Japon, et sa sentence fut depuis confirmée par un bref de Paul V.

(1615) Cependant les Anglais et les Hollandais ne cessaient d’effrayer le Cubo-Sama de l’ambition effrénée des Espagnols et des Portugais ; d’un autre côté, le gouverneur de Nangazaqui ne cessait de calomnier les chrétiens, disant qu’un des principaux dogmes de leur religion leur faisait un devoir d’adorer les criminels condamnés au plus ignominieux supplice. Enfin le Cubo-Sama, circonvenu de tous les côtés, rendit un édit qui enjoignait à tous les prêtres et religieux qui suivaient la croyance des Portugais, de sortir incessamment de toutes les terres de l’empire, et à tous les Japonnais qui avaient embrassé leur doctrine d’y renoncer au plus tôt, sous peine de mort.

Jamais volonté souveraine ne fut plus promptement exécutée : des officiers furent envoyés de toutes parts pour renverser ce qui restait d’églises sur pied, et tout ce qu’on put découvrir de missionnaires fut conduit à Nangazaqui pour y être embarqué sur les premiers navires qui sortiraient du port. Mais les chrétiens ne montraient pas moins de constance que leurs persécuteurs avaient de fureur. À Méaco, le crieur public ayant proclamé dans les rues que les chrétiens allaient être brûlés vifs et qu’ils eussent à préparer leurs poteaux, il y en avait le lendemain de plantés devant toutes les portes des chrétiens, et en nombre suffisant pour les fidèles de la maison. On se saisit des principaux, hommes et femmes ; on les renferma dans des sacs faits d’un tissu de paille, dont tous les bouts étaient en dedans ; on les laissa des jours entiers sans nourriture ; on les faisait en même temps solliciter par leurs parents et par les bonzes ; mais rien ne put vaincre la courageuse résolution qui les faisait souffrir avec joie pour leur foi. À Ozaca, le même officier, voulant saper le christianisme dans ce qui devait le perpétuer, fit renfermer tous les enfants qui professaient cette doctrine et les fit fouetter cruellement ; mais tous les mauvais traitements qu’on essaya n’en ébranlèrent pas un seul.

Se flattant de réduire les chrétiens en éloignant leurs chefs, le Cubo-Sama rendit une sentence en vertu de laquelle un grand nombre des plus considérables familles chrétiennes de Méaco, de Sacai et d’Ozaca devaient être transportées dans les provinces du nord. Ce fut pour tout l’empire un douloureux spectacle que la vue de tant de personnes illustres menées comme une chaîne de galériens, de ville en ville, et condamnées à n’avoir plus d’autre demeure que les bois et les montagnes, ni d’autre compagnie que les bêtes sauvages. Dans la suite, le nombre des bannis augmenta considérablement, et tout un canton, nommé Tsugaru, jusqu’alors entièrement désert, en fut peuplé. Ils y seraient morts de besoin, si les fidèles n’avaient trouvé moyen, de temps en temps, de leur faire parvenir quelques provisions.

Enfin, un nouvel édit de la cour de Suranga priva l’Église du Japon de tout ce qui lui restait de fidèles d’une haute noblesse. Juste Ucondono, l’ancien roi de Tamba, Jean Naytadono, le prince Thomas, son fils, la princesse Julie, sa sœur, et un grand nombre d’autres personnes du premier rang devaient être conduits à Nangazaqui pour être ensuite embarqués et transportés hors des terres du Japon. Ces illustres bannis se réunirent et firent ensemble le trajet, marchant à pied, malgré la rigueur de la saison et la neige qui couvrait la terre. Ils furent reçus à Nangazaqui avec toute la magnificence que les fidèles purent déployer, car la religion était encore soufferte dans cette ville, à cause du commerce dont elle était le siège.

Suchendono, roi d’Arima, continuait la persécution avec plus de fureur que jamais ; mais enfin, après avoir fait mourir les plus illustres de ses sujets, et dépouillé de leurs biens les plus riches de sa cour qui ne voulurent pas imiter son apostasie, il désespéra de pouvoir tenir au Cubo-Sama la parole qu’il lui avait donnée de faire changer de religion à tout son royaume. Alors Dieu permit qu’il commençât lui-même à se faire justice de tant d’excès, où la passion de régner l’avait fait tomber. Il écrivit à ce prince qu’il ne pouvait plus se résoudre à vivre parmi les irréconciliables ennemis des dieux tutélaires de l’empire, et qu’il le priait de lui confier un autre royaume. Il ne doutait point que son alliance avec la famille de ce prince et son zèle pour les sectes du Japon ne lui fissent obtenir quelque chose de meilleur que ce qu’il quittait ; mais il fut trompé dans son attente. Le royaume d’Arima fut donné à Safioye, qui y aspirait depuis longtemps, et le malheureux Suchendono fut obligé de se contenter du petit royaume de Fiunga, beaucoup moins considérable que celui qu’il perdait. Ce prince reconnut, dit-on, la main qui le frappait si justement, surtout lorsque, s’étant embarqué avec tous ses trésors pour se rendre dans son nouveau domaine, il eut perdu dans un naufrage la plus grande partie de ses richesses ; mais on n’ajoute point qu’il ait profité de ce rayon de lumière pour rentrer dans la voie du salut.

Le Cubo-Sama et tous les grands qui partageaient sa haine des chrétiens attendaient impatiemment le départ des missionnaires, persuadés que la fermeté des fidèles était l’effet de la présence des prédicateurs de l’Évangile ; aussi hâtaient-ils de tous leurs vœux la venue de quelque navire européen. Quatre-vingt-huit Jésuites avaient été conduits à Facunda, où le gouverneur aimait mieux les garder qu’à Nangazaqui même, au milieu de cinquante mille chrétiens. Cependant vingt-huit de ces religieux avaient échappé aux recherches des commissaires et étaient répartis en différents lieux. Enfin, on contraignit tous les bannis de s’embarquer sur trois jonques chinoises assez mal équipées. Ucondono, le roi et le prince de Tamba, avec leurs familles, tous les religieux de Saint-Augustin, de Saint-Dominique et de Saint-François, avec vingt-trois Jésuites, prirent, sur un de ces bâtiments, la route des Philippines. Soixante-treize Jésuites et quantité de Japonnais de toute condition tournèrent sur deux autres du côté de Macao, et y arrivèrent en peu de jours.

Il s’en fallut bien que le premier bâtiment eût le vent aussi favorable et la mer aussi calme : il fut presque toujours en danger de périr, et quatre Jésuites moururent dans la traversée. Enfin, ils parurent en vue de Manille ; le gouverneur envoya à leur rencontre un officier de marque sur une galère magnifiquement ornée, et les reçut avec un grand appareil, à la tête de toutes ses troupes et aux décharges de tous les canons de la place et des navires qui étaient dans le port. On logea les princes et les autres personnes de marque dans des maisons qui avaient été meublées pour eux, et on leur fit, de la part de Sa Majesté catholique, les offres les plus généreuses, mais ils répondirent unanimement qu’ils ne voulaient pas être dédommagés sur la terre de ce qu’ils avaient perdu pour la cause de Dieu. On leur assigna cependant des pensions sur le trésor royal.

(1615) Il n’y avait guère qu’un mois que les bannis étaient à Manille lorsque la joie publique fut tout à coup troublée par la maladie d’Ucondono. Ce grand homme fut d’abord attaqué d’une fièvre continue qui en peu de jours fit désespérer de sa vie. Dès qu’il sut le danger où il était, il fit appeler son confesseur, et après lui avoir témoigné le plaisir qu’il ressentait de mourir exilé pour Jésus-Christ, il ajouta : « Je ne recommande ma famille à personne ; ils ont l’honneur, aussi bien que moi, d’être proscrits pour la religion ; cela leur doit tenir lieu de tout. » Il parla sur le même ton à sa femme et à ses enfants, et mourut dans ces sentiments, après avoir reçu les sacrements de l’Église avec une dévotion et dans des transports de ferveur dignes d’un héros chrétien et d’un confesseur de Jésus-Christ. Sa mort, qui fut annoncée par le son des cloches de toute la ville, mit également en deuil les Japonnais et les Espagnols. Il fut exposé sur un lit de parade où tout le peuple vint lui baiser les pieds, et les honneurs funèbres lui furent rendus avec la plus grande magnificence.

L’éloignement de ces illustres bannis n’avait pas apaisé la fureur des ennemis du nom chrétien au Japon ; ce fut surtout le royaume d’Arima qui fut ravagé par le feu de la persécution. Des corps armés parcouraient ce pays en tous sens ; des tribunaux étaient dressés au milieu des places publiques dans un enclos palissade ; les chrétiens appelés dans cette enceinte étaient saisis par les oreilles avec des pinces de fer, traînés par les cheveux, foulés aux pieds ; on leur fracassait les jambes entre des pièces de bois ; mais toutes ces tortures étaient sans effet. On faisait enfin mourir les plus intrépides : leurs têtes exposées sur les palissades et leurs corps hachés en pièces étaient laissés sur place pour servir de pâture aux oiseaux et aux animaux carnassiers. Le roi, s’étant rendu à Cochinotzo pour faire exécuter les édits, trouva sur la place un grand nombre de chrétiens qui s’y étaient réunis d’eux-mêmes pour venir chercher les supplices, et qui avaient eux-mêmes apporté des cordes dans la crainte que les bourreaux n’en manquassent. Outré de colère, Safioye ordonna qu’on leur fît souffrir les plus cruels tourments. Il est impossible de décrire tout ce que l’imagination des bourreaux inventa d’atroces cruautés. On leur lia les mains derrière le dos, et, après les avoir enlevés par les bras, ainsi placés à une grande hauteur, on les laissait tomber à terre de tout leur poids augmenté par des pierres dont on les chargeait. Après un moment de relâche, on les liait de nouveau, on les brûlait, on les piquait par tout le corps ; on leur coupait les doigts des pieds les uns après les autres, on leur brisait les dents à grands coups de cailloux ; on leur crevait les yeux ; mais ce qui portait jusqu’à la rage la fureur des bourreaux, c’était de ne jamais entendre ces malheureux pousser une plainte et de les voir publier, au milieu des souffrances, les louanges du Dieu qu’on voulait les empêcher d’adorer.

De tant de courageux athlètes qui triomphèrent en cette occasion de la fureur des tyrans, il n’y en a aucun dont on ne pût raconter des choses édifiantes, mais l’espace nous manque pour retracer tant de glorieux martyres. Les procès-verbaux envoyés à Rome prouvent que le nombre de ceux qui signalèrent leur courage dans cette occasion est incroyable, et pas un de ceux qui parurent devant les tribunaux ne témoigna la moindre faiblesse.

(1615) Le roi d’Arima et les fidèles eux-mêmes ne regardaient ce que nous venons d’exposer que comme le prélude de la persécution, lorsque les événemenis politiques rappelèrent ce prince auprès du Cubo-Sama, qui voyait son autorité menacée par une guerre civile. Malgré l’autorité absolue dont il jouissait sur tout le Japon, le Cubo-Sama n’était pas sans inquiétude sur la solidité de son pouvoir : il redoutait toujours en secret les droits légitimes qu’avait au trône impérial le fils de son ancien maître. Plusieurs fois il avait essayé de s’emparer de la personne de Fide-Jori, mais ses plans avaient tous échoué contre la prudence de l’impératrice-mère ; il résolut alors d’agir à force ouverte, et rassembla une armée de deux cent mille hommes. Le jeune empereur, averti à temps, se renferma dans la forteresse d’Ozaca, qui était très-bien approvisionnée, et s’y défendit avec tant d’avantage, que le Cubo-Sama fut obligé de proposer la paix que les deux princes signèrent de leur sang et jurèrent d’observer sur tout ce qu’ils croyaient de plus respectable dans la religion de l’empire.

Cependant cette trêve ne fut pas de longue durée ; le Cubo-Sama faisait d’immenses préparatifs dont il ne pouvait dissimuler le but, et la guerre fut déclarée dans les formes. Tout le Japon s’agita pour cette grande querelle ; les deux princes s’étaient mis en campagne, et leurs armées se trouvèrent en présence à peu de distance d’Ozaca. L’armée du Cubo-Sama avait un immense désavantage, et déjà la victoire et la couronne semblaient assurées à Fide-Jori, lorsque tout à coup Ozaca parut tout en flammes, le feu y étant mis par des gens que le Cubo-Sama avait gagnés. Le jeune prince abandonna aussitôt le champ de bataille pour aller mettre en sûreté sa famille et ses trésors ; son armée, sur le point de remporter la victoire, s’arrêta indécise ; une partie des troupes avait suivi l’empereur à Ozaca ; le reste, étonné et privé de chef, fut facilement mis en déroute par le Cubo-Sama, qui sut habilement profiter d’un événement sur lequel il comptait. Ce fut alors une horrible boucherie, et l’on dit que plus de cent mille hommes restèrent sur le terrain. Ce massacre se renouvela à Ozaca, où vainqueurs et vaincus étaient entrés en même temps ; le carnage et le pillage remplissaient toute la ville ; bientôt l’incendie, que personne n’avait combattu, vint ajouter de nouvelles horreurs et de nouveaux dangers à cette scène de destruction. Un grand nombre de femmes, de blessés, d’enfants et de vieillards périrent au milieu des flammes. Le P. de Torrez, qui se trouvait dans la ville, se sauva avec une peine infinie ; étant tombé dans un parti ennemi, il fut entièrement dépouillé de ses vêtements, et, s’étant encore échappé, il fit deux lieues en cet état, marchant toujours sur des corps morts, et entendant de toutes parts des gens qui criaient qu’on l’arrêtât. L’empereur n’était pas tombé aux mains de son ennemi, mais la précaution que prit le Cubo-Sama de démanteler tous les châteaux et toutes les places qui pouvaient lui servir d’asile, força ce malheureux prince à s’expatrier, et l’on croit qu’il finit ses jours dans quelque coin obscur de la Chine.

(1616) L’empereur était retourné à Suranga, où il s’occupait à satisfaire sa passion dominante, celle de thésauriser. Ce fut là qu’il mourut, vers le commencement de juin. Sa haine contre les chrétiens s’était encore augmentée, parce qu’il en avait vu un grand nombre dans l’armée de FideJori ; aussi ne recommanda-t-il rien plus vivement à son fils, en mourant, que d’arracher de ses États jusqu’à la racine de la religion chrétienne, et surtout de veiller à ce qu’il n’y restât aucun docteur européen. Ce prince, qui voulait être adoré comme un dieu après sa mort, indiqua, pour le lieu de sa sépulture, la cime d’une montagne ; son fils lui fit bâtir un temple magnifique, et n’oublia rien pour rendre auguste la cérémonie de son apothéose.

Si le Cubo-Sama jouit peu du fruit de la victoire qu’il avait remportée sur Fide-Jori, il eut du moins, en mourant, la consolation de laisser le trône impérial aussi assuré à sa famille, que s’il l’eût reçu par la succession légitime d’une longue suite d’aïeux ; c’était encore cette même famille qui l’occupait à la fin du dix-septième siècle, lorsque le Japon s’interdit toute communication avec les Européens.

Ce fut à cette époque que l’empereur fixa le siège de sa cour à Yedo, capitale du royaume de Musasi, qui est devenue la plus opulente cité du Japon. Cette ville est située dans une plaine agréable, au fond d’une baie peu profonde. Elle est entourée de fossés, et fermée par des portes qui peuvent résister à un coup de main ; les maisons des particuliers ne sont ni plus hautes ni plus grandes qu’ailleurs ; elles ont toutes à leur sommet une cuve pleine d’eau, précaution qui n’a pas empêché de grands incendies de détruire souvent des quartiers considérables. Le nombre des temples et des palais est immense, et l’on trouve dans la ville plusieurs canaux dont les bords sont agréablement plantés d’arbres.

Le château est presque au milieu de la ville ; sa figure forme un cercle irrégulier d’environ quatre lieues de circuit. Il est composé de trois enceintes, dont le palais impérial occupe le centre, et est flanqué de deux châteaux, défendus aussi par trois rangs de fossés et de murailles. C’est dans la première enceinte, défendue par de larges fossés et des portes bien fortifiées, que la plupart des princes de la famille royale ont leurs hôtels : on y trouve d’immenses jardins parfaitement soignés ; la seconde est occupée par les conseillers d’État, les grands officiers de la couronne, et généralement par tous ceux que leurs emplois rapprochent de la personne du monarque. Tout ce qui compose le château impérial est d’une solidité extraordinaire, bâti de pierres énormes posées les unes sur les autres sans ciment, ce qui les met plus en état de résister aux tremblements de terre. Il y a dans le centre une tour d’une hauteur surprenante, et dont chaque étage a son toit suivant la coutume de ce pays. Tous les bâtiments ont aussi leurs toits recourbés avec des dragons dorés à tous les angles, ce qui produit un très-bel effet. Le palais n’a qu’un étage, ce qui ne l’empêche pas d’être assez haut ; on y voit de longues galeries et des chambres spacieuses ; les plafonds, les solives, les piliers sont de bois de cèdre, de camphre, ou de ce beau bois de Jescry, dont les veines forment des fleurs ou des figures variées ; le tout est très-bien verni et ciselé avec art. Le plancher est partout couvert de belles nattes blanches, avec un bord ou une frange d’or.

On prétend qu’il y a sous ce palais des appartements souterrains dont le plafond soutient un grand réservoir d’eau, et où l’empereur se réfugie quand il tonne. On assure que le bruit de l’orage n’y pénètre pas, et on croit y être à l’abri des effets de la foudre. On a ménagé dans les mêmes lieux des chambres où se trouvent les trésors du monarque et où des portes de fer les mettent à l’abri des voleurs et du feu.

C’est là que les derniers mémoires placent encore le siège du gouvernement japonnais ; la politique des souverains oblige tous les rois particuliers à laisser à Yedo leurs familles et leurs trésors, qui servent comme d’otages de leur fidélité, eux-mêmes ne peuvent s’absenter plus de la moitié de l’année de cette capitale, où la présence de tant de princes puissants entretient un immense commerce et une population innombrable.

Les chrétiens, qui avaient respiré pendant la durée de la guerre civile, espéraient qu’à la mort du Cubo-Sama, Fide-Jori reparaîtrait, et qu’il se formerait facilement un parti suffisant pour renverser Xogun-Sama ; on espérait aussi que ce prince se montrerait reconnaissant du dévouement que les chrétiens lui avaient témoigné. Mais toutes ces idées flatteuses s’évanouirent ; Fide-Jori ne se montra pas, le nouvel empereur s’empara du pouvoir sans obstacle, et la tranquillité de l’État produisit le renouvellement d’une persécution qui n’a fini que par l’extinction du christianisme dans l’empire.

(1617) Il y avait alors au Japon trente-trois Jésuites, seize religieux d’autres ordres et sept prêtres séculiers, avec un grand nombre d’excellents catéchistes, qui rendaient les plus grands services. Ils avaient échappé à toutes les recherches sous différents déguisements ; ceux qui demeuraient à Nangazaqui portaient l’habit des marchands portugais qui continuaient d’y être reçus ; ceux qui demeuraient dans l’intérieur étaient vêtus comme les Japonnais. Ils obtinrent encore de grands succès, mais le calme qu’ils devaient à leurs précautions fit oublier à quelques-uns les mesures de la prudence ; ils reprirent les habits de leur ordre, et prêchèrent en public. Cette malheureuse tentative amena de nouveaux édits plus formels que les précédents, qui ne furent que trop ponctuellement exécutés. Le P. Pierre de l’Ascension, Franciscain espagnol, et le P. Tavora, Jésuite portugais, ayant été arrêtés, furent conduits à Omura, où ils eurent la tête tranchée sur la place publique. À la nouvelle de cette exécution, les PP. Navarette et Joseph, le premier Dominicain et le second Augustin, résolurent de braver la fureur des tyrans ; ils revêtirent donc leurs habits et se mirent à parcourir le pays, suivis d’une foule immense qu’ils remplissaient de leur ferveur. Mais ces succès n’eurent pas une longue durée ; ils furent saisis et conduits dans une île, où ils furent aussi décapités. Peu après, le commissaire-général des PP. de Saint-François eut le même sort, ainsi que plusieurs chrétiens de Nangazaqui, que l’on accusait d’avoir reçu chez eux des missionnaires. On cachait aux fidèles le lieu de la sépulture de ces martyrs, de peur qu’ils n’enlevassent leurs corps pour en garder les reliques. (1618) L’année suivante, le P. Jean de Sainte-Marthe, qui avait été commissaire des PP. de Saint-François, fut décapité à Méaco, coupé par morceaux et jeté à la voirie. Ce vertueux confesseur fit beaucoup de conversions dans sa prison et refusa les propositions du gouverneur, qui lui offrait les moyens de sortir du Japon. Le cruel Safioye avait déjà reçu le juste châtiment de tous les maux qu’il avait faits à l’Église. Il était mort à Sacai, et sa fin fut digne d’un tyran ; son sang se corrompit et le rendit infect à tel point que personne ne pouvait plus approcher de lui.

Le canton de Tsugaru, où nous avons vu qu’on avait exilé un grand nombre de personnes de distinction, se peuplait encore de jour en jour de chrétiens de tout âge et de tout sexe, qu’on y envoyait de toutes les provinces de l’empire, et leur ferveur croissait à mesure qu’ils se multipliaient. Trois PP. Jésuites, qui ont été tous trois martyrs, les secouraient spirituellement, au milieu de dangers et de fatigues incroyables. Presque tous ceux qui faisaient partie de cette glorieuse troupe finirent par signer leur foi de leur sang. À Nangazaqui, le feu de la persécution était attisé par deux apostats, nommés Antoine Toan et Jean Feizo. Ils firent brûler tout vifs un nombre considérable des chrétiens les plus distingués, ce qui ne leur porta pas bonheur, car le premier fut exilé, et peu après condamné à mort, sous l’accusation d’infidélité envers l’empereur. Un prêtre japonnais, nommé Antoine Toan, qui avait fait ses études à Rome, ayant été mis en prison, ne put résister à la terreur des supplices ; il apostasia aussi, et ses dénonciations devinrent fatales à plusieurs missionnaires et à un grand nombre de chrétiens.

(1619) On avait arrêté à Firoxima deux hommes qu’on ne connaissait point pour ce qu’ils étaient, et que peu de gens de cette contrée savaient être deux des plus illustres ouvriers qu’eût alors la chrétienté du Japon. C’étaient le P. Antoine Iscida Pinto et Léonard Kimura, tous deux Jésuites japonnais. Ils ne furent pas plutôt arrêtés, qu’ils déclarèrent qui ils étaient. Ils eurent bientôt converti leur prison en maison de prières, et y firent un grand nombre de conversions. Le premier fut brûlé vif à Firoxima, et le second fut décapité à Nangazaqui.

L’empereur, étant venu à Méaco, apprit qu’il y avait cinquante chrétiens dans les prisons ; il ordonna sur-le-champ que, sans aucune distinction d’âge ni de sexe, ils fussent tous brûlés, et il ne voulut pas même différer le supplice d’une dame de qualité qui était près d’accoucher. On fit monter tous les confesseurs dans les charrettes qui parcoururent la ville au milieu d’un silence qui n’était troublé que par les sanglots de quelques-uns des assistants et par les cantiques des confesseurs. En arrivant sur une place, les condamnés trouvèrent des croix dressées au milieu de grands amas de bois. Leur joie augmenta à cette vue, et bientôt, le feu ayant été mis de tous les côtés, on les vit au milieu de cette fournaise ardente où ils semblaient goûter d’avance les délices du paradis.

(1620) Cependant le malheureux Sanche, prince d’Omura, était mort sans donner le moindre signe de repentir. Le prince Barthélemi, son fils et son successeur, donna bientôt une nouvelle preuve qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois : le désir de se concilier les bonnes grâces de l’empereur le détermina à abjurer publiquement le christianisme. Il unit ensuite ses efforts à ceux de tous les princes qui persécutaient sans pitié et sans relâche les chrétiens. Il avait encore les mains teintes de leur sang lorsqu’il fut cité au tribunal du souverain juge, car il mourut cette même année. Avec lui s’éteignit la race du premier prince chrétien du Japon, race dont les chefs avaient bien dégénéré de la vertu de l’illustre Sumitanda.