Histoire et description du Japon/Livre X

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LIVRE X.


Hommage que le directeur du commerce hollandais va rendre chaque année à l’empereur. — Son départ. — Son voyage. — Cérémonies observées lors de ses audiences. — Son retour à Nangazaqui. — Rapports des Japonnais avec les Chinois. — Position pénible des Hollandais à Désima. — Préposés chargés de les surveiller. — Investigations continuelles et minutieuses auxquelles ils sont soumis. — Quelles traces de christianisme restaient au Japon en 1692. — Cérémonie sacrilège du Jesumi. — Dévouement de M. l’abbé Sidotti. — Il pénètre dans l’empire du Japon. — Deux autres missionnaires se font débarquer aux îles Nicobar. — Leur martyre. — Conclusion.


Nous avons vu que, depuis la révolution qui a mis sur le trône des Cubos-Samas une famille nouvelle, il n’y a pas un prince ou seigneur qui ne soit obligé d’aller une fois l’année à Yedo, non-seulement au commencement de l’année, comme cela s’est pratiqué de tout temps, à l’égard des souverains et même à l’égard des princes particuliers chacun dans leur État, mais encore au jour marqué par le monarque pour lui faire ses soumissions. Le directeur des Hollandais a été mis sur le même pied. Ainsi, c’est un véritable hommage que ce directeur va rendre au CuboSama au nom de la Hollande ; au moins paraît-il certain que l’empereur l’entend ainsi. Le jour du départ de ce fonctionnaire est fixé au 15 du premier mois de l’année japonnaise, époque qui correspond à peu près au 20 de février, immédiatement après le départ de son successeur. Quoiqu’il porte alors le titre d’ambassadeur et qu’il ait un équipage conforme à ce caractère, à la manière dont on le conduit à Yedo, on le prendrait plutôt pour un prisonnier d’État dont on veut s’assurer, que pour le ministre d’une puissance souveraine. Il semble même que cette pompe extérieure ne lui soit permise que pour l’engager dans de plus grandes dépenses.

Lorsque tout est prêt pour le départ, le directeur va avec tout son cortège rendre visite aux deux gouverneurs résidant à Nangazaqui, pour prendre congé d’eux et leur recommander le peu de Hollandais qui doivent demeurer à Désima. Le lendemain de cette visite, chacun fait son paquet, sur lequel il doit marquer tout ce qu’il contient, et avant de le fermer, il doit le faire visiter. Les présents qui doivent être faits sur la route à Ozaca et à Méaco ; ceux qui sont destinés à l’empereur, aux ministres et aux amis de la Compagnie des Indes ; les vivres et les autres provisions qui sont nécessaires pour le voyage par mer ; le gros bagage et la grosse batterie de cuisine sont embarqués quelques semaines auparavant sur un petit bâtiment qu’on nomme berge, et qui doit aller sans s’arrêter jusqu’au port de Ximonoseki, dans le Naugato. Enfin le jour du départ, tous les officiers de Désima et généralement tous ceux qui ont quelque intérêt dans ce qui concerne les Hollandais se rendent chez le directeur de grand matin, avec ceux qui doivent l’accompagner. Les gouverneurs, suivis de tous les officiers et subalternes et de leur nombreuse cour, y viennent peu de temps après pour lui souhaiter un heureux voyage et le féliciter de l’honneur qu’il doit avoir d’être admis à l’audience d’un aussi grand prince que l’empereur du Japon. La coutume est de leur offrir un festin et de les reconduire ensuite jusque hors de l’île.

Tout cela est fini vers neuf heures du matin, et le directeur se met aussitôt en marche. Le bugio ou commandant du cortège et le directeur ont chacun un norimon ou litière. Le chef des interprètes, s’il est trop âgé pour supporter l’exercice du cheval, est porté dans un cangos, autre espèce de litière moins ornée ; tous les autres personnages sont à cheval, et les valets à pied. Les officiers japonnais de Désima et les amis des Hollandais les accompagnent jusqu’à la première hôtellerie, mais le train du directeur n’est pas le même dans les trois parties du chemin qu’il a à faire. Tant qu’il est dans le Ximo, il a toujours environ cent quarante personnes, en y comprenant les gentilshommes que les seigneurs des provinces par où il passe lui envoient pour le complimenter et pour lui faire cortège tandis qu’il est sur leurs terres. Dans le trajet qu’il fait par mer, son train n’est pas moins nombreux, mais il est moins noble ; les valets et les matelots en font la plus grande partie. Depuis Ozaca jusqu’à Yedo, le cortège est au moins de cent cinquante personnes, à cause des présents et des autres effets qui sont venus par mer jusqu’à Ozaca et qu’il faut alors porter par terre ; mais on a soin de faire précéder le gros bagage de quelques heures, afin que la marche soit moins embarrassée et pour avertir les maîtres des hôtelleries où l’on doit loger de se tenir prêts. Au reste, c’est le bugio qui donne tous les ordres ; le directeur ne se mêle de rien. On voyage à grandes journées, on part de grand matin, on arrive souvent fort tard, on ne s’arrête qu’une heure pour le dîner, et l’on fait environ treize lieues par jour.

Le directeur reçoit plus d’honneur dans le Ximo que dans la grande île Nipon, et partout il est beaucoup mieux traité par les Japonnais qu’il rencontre que par ceux qui l’escortent et qui mangent, pour ainsi dire, son pain. Les seigneurs et les princes du Ximo lui font à peu près les mêmes civilités qu’à leurs égaux ; nulle part on ne manque de balayer et nettoyer les chemins devant lui, et dans les villages on jette de l’eau pour abattre la poussière ; les habitants des villages le regardent passer avec un grand respect et dans un profond silence ; les petites gens lui tournent le dos, comme ne se croyant pas dignes de le regarder, usage assez commun dans toute l’Asie. Toutefois ces distinctions semblent s’adresser bien plus-au bugio qui représente les gouverneurs de Nangazaqui qu’à l’ambassadeur hollandais.

Les Hollandais trouvent du reste, pour leur argent, sur cette route, toutes les commodités qu’ils peuvent désirer ; mais on observe à leur égard une surveillance des plus incommodes. Si quelqu’un est obligé de descendre de cheval pour un besoin quelconque, tout le monde s’arrête, et le bugio, accompagné de deux espèces de sergents, met pied à terre. On ne laisse jamais un Hollandais seul un instant, pour quelque motif que ce soit. Les maîtres des auberges où le directeur doit descendre viennent à sa rencontre pour le saluer, puis ils retournent en toute hâte chez eux, où ils saluent encore les norimons en touchant la terre des mains et presque du front. Les Hollandais sont conduits à l’appartement qui leur est destiné, et ils n’y sont pas plutôt entrés que toutes les avenues, les portes, les fenêtres et toutes les autres ouvertures sont fermées et clouées ; les gardes et les valets du cortége peuvent seuls les approcher pour les servir. Au moment de partir, le directeur paie la dépense en espèces d’or qu’il met sur une petite table ; l’hôtellier va les prendre en se traînant sur les mains et sur les pieds.

Le directeur s’arrête ordinairement quelques jours à Méaco, où il rend une visite de cérémonie au gouverneur, qui le reçoit toujours avec grand appareil et à qui il doit faire des présents. La même chose se pratique à Ozaca, qui n’est qu’à une bonne journée de cette ancienne capitale. Mais, dans la première de ces deux villes, la première visite et les plus riches présents doivent être pour le président du tribunal de la justice qui est la troisième personne de l’empire. Depuis Ozaca jusqu’à Yedo, le directeur ne séjourne nulle part ; il entre dans cette dernière ville par le long faubourg de Sinagawa, où, après avoir marché pendant trois quarts de lieue, il se repose dans une petite hôtellerie qui se trouve au milieu de ce faubourg. On jouit de là du plus beau point de vue qu’il soit possible d’imaginer : c’est la ville même qu’on voit en plein, avec ses grands et vastes bâtiments et sa rade ordinairement couverte de navires et de bateaux de toutes grandeurs et de toutes figures.

Le jour marqué pour avoir audience de l’empereur, les présents destinés pour sa majesté impériale sont envoyés de bonne heure au palais pour être rangés dans la salle des Cent-Nattes, où l’empereur les doit examiner. La marche commence peu de temps après, elle n’a rien de magnifique. Quelques Hollandais à cheval précèdent le norimon du directeur, lequel est suivi d’un premier interprète porté dans un cangos ; tout le reste des officiers et des domestiques suit à pied. On arrive ainsi au premier enclos du palais, lequel est bien fortifié de murs et de remparts, et d’abord on passe sur un grand pont bordé d’une très-belle balustrade ornée de boules de cuivre de distance en distance. La rivière qui coule sous ce pont est large, et l’on y voit presque en tout temps un grand nombre de barques et de bateaux. On passe ensuite par deux portes fortifiées, entre lesquelles il y a une petite garde, puis dans une plus grande place où il y en a une beaucoup plus nombreuse. La salle des gardes est au-dessous de cette place ; elle est tapissée de drap, et une forêt de piques plantées en terre en marque l’entrée : le dedans est orné d’armes dorées, de fusils, de lances, de boucliers, d’arcs et de flèches rangés avec beaucoup de goût. Les soldats y sont assis par terre, les jambes croisées, habillés de soie noire, chacun avec deux sabres.

On entre ensuite dans le second enclos, qui est fortifié à peu près de la même manière ; mais le pont, les portes et le palais y ont plus de magnificence. Le directeur laisse son norimon en y entrant, et les Hollandais leurs chevaux ; les valets ne vont pas plus loin. Ceux qui ont le droit d’être présentés au prince sont ensuite conduits à son palais, qui est dans le troisième enclos. On y entre par un pont de pierre fort long, et, après avoir passé au travers d’un double bastion et de deux portes fortifiées, on continue de marcher dans une rue irrégulière, disposée suivant le terrain et fermée des deux côtés de murailles fort hautes. Elle aboutit à la grande garde qui est de cent hommes, et qui se tient à l’extrémité de la rue, en dehors de la dernière porte qui mène aux appartements de l’empereur.

On fait arrêter le directeur en cet endroit, et le capitaine de la garde lui présente du thé et à fumer. Les commissaires chargés des affaires étrangères, avec une assez nombreuse suite de gentilshommes le viennent complimenter. Au bout d’environ trois quarts d’heure pendant lesquels le conseil d’État s’assemble, le directeur, après avoir passé plusieurs portes et monté quelques escaliers, se trouve dans une salle obscure et très-richement ornée, où on le fait attendre encore plus d’une heure. Enfin les commissaires dont nous venons de parler conduisent le directeur seul dans la salle d’audience. L’empereur y est assis à la façon des Orientaux, sur des tapis et des nattes, qui lui font une espèce d’estrade assez élevée. Dès qu’il est entré, un des commissaires crie à haute voix : Hollanda capitain, et à ce signal, le directeur approche en se traînant avec les mains et les genoux jusqu’à un endroit qui lui est marqué, et qui le met précisément à égale distance entre le monarque et les présents de la Compagnie. Alors il se dresse sur les genoux, puis se courbe jusqu’à loucher la terre du front ; ensuite il se retire en se traînant comme il est venu, mais à reculons, et l’audience finit sans qu’il se dise un seul mot.

On appelle la salle d’audience, salle des Cent-Nattes, parce qu’elle est véritablement couverte de cent nattes, toutes de la même grandeur, c’est-à-dire d’une toise de long et d’une toise de large. L’empereur est dans une chambre assez obscure qui donne dans cette salle ; il est environné des princes, des grands officiers de la couronne et d’un grand nombre de seigneurs qui forment une double haie et sont assis en ordre et dans leurs habits de cérémonie. Il règne en ce lieu un profond silence qui augmente beaucoup le respect qu’inspire la présence d’un souverain aussi puissant et aussi redouté.

Cette première audience, pendant laquelle il est presque impossible de voir le prince, est suivie presque immédiatement d’une seconde audience qui a lieu dans l’intérieur du palais, et cette nouvelle entrevue ne semble ménagée que pour satisfaire la curiosité du monarque et pour donner à l’impératrice et aux dames le plaisir de voir des étrangers. L’empereur et les femmes y sont derrière des jalousies d’où ils peuvent voir sans être vus. Les conseillers d’État et les autres grands sont en dehors, aussi bien que les Hollandais ; mais ceux-ci sont plus bas parce qu’ils sont assis à terre, et les autres sur des nattes plus ou moins élevées suivant leur rang.

Après le cérémonial qui est assez court, l’audience se tourne en conversation, et dégénère ensuite en une espèce de comédie que l’on fait donner aux Hollandais, bien malgré eux. On leur adresse quantité de questions, la plupart ridicules ; on les oblige de se mettre dans toutes sortes de situations, à ôter leurs habits ou leurs manteaux, et à les remettre. On veut qu’ils parlent hollandais et japonnais ; on les fait peindre, danser, chanter, lire en leur langue : le directeur seul est exempt de prendre part à cette espèce de représentation donnée pour le divertissement de la cour.

Le soir, il faut qu’il visite les ministres et les conseillers d’État, et le lendemain les principaux officiers de la couronne, ainsi que celui des gouverneurs de Nangazaqui résidant en ce moment à la cour. Toutes ces visites doivent être accompagnées de présents, et ces présents sont réglés. L’audience de congé n’a presque rien qui diffère de la première ; mais après que le directeur a fait les prosternements accoutumés, on l’oblige à entendre la lecture des ordres de l’empereur, lesquels consistent en cinq articles, presque tous concernant le commerce des Portugais. Au sortir de cette audience, les présents de Sa Majesté sont portés chez le directeur : ils consistent en robes du Japon très-riches : tous les seigneurs à qui l’on a fait des cadeaux envoient aussi des robes, mais moins magnifiques que celles données par l’empereur.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans le retour du directeur à Nangazaqui, c’est qu’en repassant à Méaco, on l’oblige, ainsi que les Hollandais de sa suite, à visiter les temples qui sont aux environs de cette grande ville. Ce sont les édifices religieux les plus grands et les plus riches de l’empire ; ils sont placés avec beaucoup d’art sur le penchant des collines qui entourent cette capitale. L’habitude d’y conduire les Hollandais a pris force de loi, de telle sorte qu’il ne faut pas dire qu’on leur permet de voir ces temples, mais bien plutôt qu’on les y conduit, qu’ils veuillent les voir ou qu’ils ne veuillent pas.

En 1673, les Anglais avaient essayé de renouer leur ancien commerce avec le Japon, mais ils n’y purent parvenir, et leur vaisseau fut obligé de s’en retourner sans avoir pu descendre un homme à terre et sans qu’il lui eut été permis de faire aucun commerce.

Les Japonnais se montrent aussi défiants à l’égard de leurs voisins qu’à l’égard des chrétiens ; les Chinois ne peuvent apporter au Japon qu’une certaine quantité de marchandise qui est fixée au double de la quantité accordée aux Hollandais ; ces marchandises doivent être chargées sur un nombre fixe de jonques, qui ne peuvent aborder que dans le port de Nangazaqui.

Un petit bâtiment japonnais, allant de Iedo dans l’île de Xicoco, avait été jeté par la tempête dans le port de Macao, où il s’était brisé. Les Portugais s’empressèrent de recueillir les naufragés et d’équiper le meilleur bâtiment du port pour les reconduire à Nangazaqui, espérant, par cet acte de courtoisie, renouer leurs rapports avec le Japon ; mais les gouverneurs du port, après les avoir civilement remerciés, les avertirent de ne pas se donner une autre fois la peine de reconduire les Japonnais, si pareil accident se renouvelait. Une tentative que fit à cette époque M. Colbert, pour faire pénétrer le commerce français au Japon ne fut pas plus heureuse[1]. Pour revenir aux Hollandais, il ne paraît pas que la position de leur commerce se soit améliorée depuis les derniers règlements dont nous avons parlé. Du plus loin qu’un navire est aperçu faisant voile pour entrer dans le havre de Nangazaqui, si on le juge hollandais, on l’envoie sur-le-champ reconnaître par quelqu’un des négociants de cette nation resté à Désima, et qui a ordre de s’informer de son état et de sa cargaison. La Compagnie des Indes entretient pour ce sujet deux barques ; un grand nombre de Japonnais y entrent avec le Hollandais, qui doit leur servir un beau repas dans une île nommée Ivaragasima. À voir la manière aimable et gracieuse avec laquelle les Japonnais reçoivent les Hollandais, les compliments, les civilités et les présents qu’ils leur font, les nouveaux venus pourraient être tentés de croire qu’ils n’auront que de l’agrément avec des gens si polis et si affables ; mais ils ne sont pas longtemps dans cette erreur et reconnaissent bientôt qu’ils n’ont ni l’amitié ni l’estime de ces fiers insulaires. Aussitôt qu’un navire hollandais a jeté l’ancre dans le port, on le visite avec la dernière exactitude. Il faut avoir été témoin de ce qui se passe alors pour imaginer jusqu’où les Japonnais portent en cela le scrupule ; ils vont jusqu’à sonder les planches qui forment les caisses, dans la crainte qu’on n’ait caché quelque chose dans leur épaisseur. On fait ensuite l’inventaire des marchandises, après quoi l’équipage a la liberté de descendre à terre, et il y peut demeurer jusqu’au départ des vaisseaux, c’est-à-dire trois mois au plus. Ils sont sans cesse entourés d’une multitude de surveillants et d’officiers de toute espèce qui se défient les uns des autres, qui s’espionnent mutuellement, et qui se tiennent en garde contre les Hollandais comme contre les plus grands malfaiteurs du monde.

La première garde et la principale de toutes s’appelle le Monban ou garde de la porte. Elle se lient à la porte du pont par où l’on entre dans la ville, et qui est le seul passage pour les hommes et pour les marchandises. On tient là un journal où l’on écrit tout ce qui se passe d’heure en heure, les personnes qui entrent et qui sortent, ce qui se porte dans l’île et ce qu’on transporte ailleurs ; ce journal est remis aux gouverneurs, qui ne manquent jamais de le lire. Rien ne passe sur le pont sans permission, et, pour plus de sûreté, il y a trois inspecteurs jurés dont l’un se tient toujours auprès de la porte pour fouiller tout le monde, à l’exception des interprètes et de ceux de leurs fils à qui l’on permet de traiter avec les Hollandais, pour apprendre leur langue. De plus, tout le temps que les vaisseaux sont dans le port ou dans le havre, quatre hommes doivent être entretenus dans le Monban aux dépens de la ville, et quatre autres aux dépens des marchands de soie, pour renforcer ce poste.

La seconde garde est le Mauariban ; c’est le guet ou la ronde composée de six habitants, gens de travail. Ils vont et viennent les uns à la rencontre des autres toute la nuit, dont ils marquent les heures en frappant deux rouleaux de bois l’un contre l’autre. Leur principal emploi est de découvrir les voleurs et de prévenir les accidents du feu. Enfin les Hollandais font de leur côté une espèce de patrouille pendant la nuit, pour se précautionner contre leurs propres gardes, qui, sans cela, ne manqueraient pas de les voler.

C’est aux dépens de la Compagnie hollandaise que sont payés tous les officiers préposés à la surveillance de l’île, ou plutôt on destine à cette dépense une partie des marchandises apportées par les Européens. Les Hollandais considèrent ces officiers comme leurs ennemis jurés, attentifs à leur rendre tous les mauvais offices qu’ils peuvent, et d’autant plus à craindre, qu’ils cachent leur mauvaise volonté sous une apparence spécieuse d’amitié.

Les propriétaires de l’île ne passent guère de jours pendant la vente sans paraître dans les maisons, tantôt pour aider à faire une liste des marchandises, meubles, denrées et autres choses ; tantôt pour avoir l’œil sur les locataires et pour examiner leur conduite dont ils sont responsables selon les lois de l’empire. Les interprètes sont au nombre d’environ cent cinquante. Le gouvernement a voulu par là rendre inutile aux Hollandais la connaissance de la langue du pays, et par ce moyen leur cacher son état présent, ses forces et ce qui peut y arriver journellement. D’ailleurs c’était la manière de procurer à plusieurs habitants de Nangazaqui les moyens de subsister honnêtement aux dépens des étrangers. Ce sont de nouveaux surveillants qui épient les Hollandais, et qui ne les épargnent point, quoiqu’ils soient à leurs gages.

Le corps des commissaires des vivres se compose d’environ dix-sept chefs de famille ; leur emploi est de fournir à Désima les vivres, la boisson, les meubles et tous les ustensiles dont on peut y avoir besoin. Ils en ont le privilège exclusif, aussi les vendent-ils le double et même le triple de ce que ces objets se vendent au marché. Les Hollandais sont encore obligés de payer à un très-haut prix une compagnie de cuisiniers, de valets de cuisine, d’apprentis et de porteurs d’eau. On leur permet d’avoir quelques domestiques, et cet emploi est très-recherché par le peuple de Nangazaqui ; mais ils ne peuvent servir qu’un mois ; après quoi ils cèdent leur place à d’autres qui sont envoyés à tour de rôle par chaque rue de la ville. On craindrait qu’un long séjour avec les Hollandais ne les familiarisât trop avec eux, et ne les attachât insensiblement à leurs intérêts.

Enfin il n’y a pas jusqu’aux ouvriers et aux artisans à qui il ne faille une permission spéciale pour travailler dans l’île, chaque fois que l’on y a besoin d’eux ; et il faut les payer grassement, par la raison qu’ils sont obligés de partager leurs profits avec les autres membres de leurs compagnies, et que, pour se conserver les bonnes grâces de l’Ottona et des premiers interprètes, ils doivent leur faire chaque année un présent.

Toutes ces précautions n’ont point encore paru suffisantes aux monarques japonnais ; ils ont encore voulu lier leurs agents par la religion et par la crainte, les deux plus puissants motifs pour faire agir les hommes et pour les retenir dans le devoir. Ils ont donc en premier lieu exigé un serment de tous ceux généralement qui ont la moindre communication avec les Hollandais ; on y atteste les dieux suprêmes, on se soumet à toute leur colère et à celle des souverains et des magistrats, et on livre au même anathème sa famille, ses plus proches parents, ses amis et ses domestiques, au cas que l’on transgresse le moindre des règlements faits pour l’emploi que l’on doit exercer. On signe ensuite ces règlements et on les scelle de son cachet trempé dans de l’encre noire où l’on a versé quelques gouttes de son sang. Ces serments varient selon les personnes, les emplois et l’étendue du pouvoir dont on est revêtu.

Les marchands qui vont à Désima pour acheter ou pour vendre ne prêtent point de serment, mais il faut qu’ils aient des passeports de l’Ottona, qui ne les leur délivre qu’après les avoir fait fouiller. Ces passeports sont écrits sur de petites planches de deux pouces de long et de deux de large. D’un côté est le nom de l’Ottona, celui de la rue où demeure le marchand et le sceau de ce premier officier. De l’autre est sa marque particulière, ou si l’on veut ses armes ou son chiffre. Les ordres du gouvernement qui regardent les Hollandais sont lus en partie au directeur de leur commerce dans le palais de l’empereur à Yedo, et en partie communiqués par les gouverneurs de Nangazaqui ou par leurs lieutenants.

Dès qu’un navire est arrivé, le premier interprète se rend à bord et recommande à l’équipage l’observation de ces règlements, et surtout d’éviter de donner aucune marque de christianisme en présence des naturels du pays. Enfin, on ne peut guère porter plus loin la gêne où l’on retient ces marchands. Si on leur permet de temps en temps de sortir de leur île, ce n’est jamais que pour aller rendre leurs devoirs à quelque grand, ou pour d’autres affaires qui intéressent autant les Japonnais qu’eux-mêmes. D’ailleurs, ils n’ont pas plus de liberté dans ces sorties que dans leur prison, car ils sont toujours au milieu d’une troupe de gardes et d’inspecteurs qui les conduisent comme on ferait des prisonniers d’État.

Ceux qui restent à Désima après le départ des navires ont, une ou deux fois l’année, la liberté de se promener dans la campagne : on l’accorde pourtant un peu plus souvent aux médecins et aux chirurgiens, qu’on suppose chercher des plantes médicinales ; mais cette liberté coûte cher aux Hollandais. Ces promenades se font en nombreuse compagnie ; l’Ottona y assiste en personne avec les interprètes ordinaires et tous les autres préposés qui sont à leur service, et il faut donner un grand dîner à toute cette troupe dans un temple dont les ministres perçoivent aussi un droit sur les visiteurs étrangers.

Ce ne sont pas les Hollandais qui chargent et déchargent leurs navires ; il y faut employer des Japonnais qui ne le font point gratuitement. De plus, si l’on a besoin de vingt personnes, il en faut louer quarante et payer la journée entière, quelquefois pour une ou deux heures de travail.

Rien ne montre mieux l’aversion ou plutôt le mépris des Japonnais pour les Hollandais que les difficultés presque insurmontables que ceux-ci rencontrent quand il est question d’obtenir justice dans les causes où leur droit est le plus manifeste. En voici un exemple bien marqué : un fameux pirate chinois, nommé Coxenga, s’était rendu maître de l’île Formose et du fort que les Hollandais y avaient. Ceux-ci crurent pouvoir user de représailles, et un de leurs bâtiments, ayant rencontré une jonque qui appartenait au pirate, et sur laquelle il y avait trois cents hommes, l’attaqua et la maltraita si fort, qu’il n’y resta que treize hommes en vie, mais il ne put la prendre, parce qu’elle se réfugia dans le port de Nangazaqui. Les Chinois portèrent leur plainte aux gouverneurs de cette ville d’une hostilité commise à leur vue, et ceux-ci condamnèrent les Hollandais à un dédommagement considérable qui fut pris sur leur trésor. Douze ans après, le Kinlembourg, navire hollandais, échoua par malheur sur les côtes de Formose ; l’équipage fut massacré et la cargaison pillée par les Chinois sujets de Coxenga : la Compagnie hollandaise s’adressa au même tribunal pour en avoir justice, mais ce fut inutilement.

On n’a rien appris des chrétiens du Japon depuis l’année 1692. Alors, si nous en croyons Kœmpfer, écrivain hollandais qui se trouvait à Nangazaqui, il y en avait environ cinquante de tout âge et de tout sexe dans les prisons de cette ville, et ils y avaient été amenés du royaume de Bungo. C’étaient des gens de la plus basse classe du peuple ; et ils étaient fort ignorants. On se contentait de les tenir enfermés, sans aucune espérance de recouvrer la liberté autrement que par l’apostasie. Tous les deux mois on les faisait venir chez les gouverneurs qui ne négligeaient rien pour les obliger à déclarer les autres chrétiens ; mais ces instances étaient toujours inutiles. Du reste, on ne les maltraitait point ; on leur permettait même de se promener six fois l’année dans un grand enclos qui est hors de l’enceinte de la prison. Ils passaient leur temps à filer de la laine et du chanvre pour ourler les nattes, ils cousaient leurs habits avec des aiguilles de bambou, n’ayant pas la permission d’avoir aucun outil de fer. Quelques-uns travaillaient à d’autres métiers. L’argent qu’ils gagnaient par leur travail était à eux, et ils pouvaient en acheter des rafraîchissements dont ils faisaient part à leurs femmes et à leurs enfants, qui étaient renfermés comme eux, mais séparément, en sorte qu’il ne leur était pas possible d’avoir entre eux la moindre communication. Des restes du riz qu’on leur accordait pour leur subsistance, ils faisaient du sacki, ce qui était pour eux une grande douceur. On les sollicitait souvent de se tirer d’une si dure captivité en renonçant au culte de Jésus-Christ, sans qu’ils se montrassent moins fermes à confesser Jésus-Christ.

Mais, de toutes les inventions que l’enfer a suggérées aux empereurs du Japon pour abolir la religion chrétienne parmi leurs sujets, on peut bien juger qu’il n’en est pas de plus efficace que l’horrible et sacrilège cérémonie qui se nomme le jesumi. Voici en quoi elle consiste : vers la fin de l’année, on fait à Nangazaqui, dans le district d’Omura et dans la province de Bungo, les seuls endroits où l’on soupçonne qu’il y ait encore aujourd’hui des chrétiens, une liste exacte de tous les habitants de tout sexe et de tout âge ; le second jour du premier mois de l’année suivante, les Ottonas, accompagnés de leurs lieutenants, du greffier et des trésoriers de chaque rue, vont de maison en maison, faisant porter par deux hommes du guet deux images, l’une de Notre-Seigneur attaché sur la croix, et l’autre de sa sainte Mère ou de tout autre saint. Tous les habitants de la maison sont appelés les uns après les autres par le greffier à qui on en a donné la liste ; et, à mesure qu’on les nomme, on leur fait mettre le pied sur les images qu’on a posées sur le plancher. On n’en excepte pas les plus petits enfants, que leurs mères ou leurs nourrices soutiennent par les bras. Ensuite, le chef de famille met son sceau sur la liste qui est portée aux gouverneurs. Quand on a ainsi parcouru tous les quartiers, les officiers eux-mêmes font le jesumi, se servent mutuellement de témoins, puis apposent leur sceau sur le procès-verbal.

(1709) Une si grande obstination dans ce peuple aveugle et une aversion si marquée du christianisme dans ceux qui le gouvernaient, devaient, ce semble, persuader les missionnaires que cette nation, ayant mis le comble à son endurcissement, s’était absolument fermé le retour aux miséricordes du Seigneur. Mais un cœur apostolique ne sait pas désespérer du salut des âmes que le fils de Dieu a rachetées de son sang, et croyant pouvoir dire à ce divin Sauveur ce que lui-même représenta à son Père en priant pour ses bourreaux, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font, il attend toujours le moment de la grâce. Tout ce que nous venons de rapporter n’a donc point empêché que plusieurs ouvriers évangéliques n’aient fait de temps en temps de grands efforts pour réparer les ruines d’une si belle Église. Le secret que demandaient ces tentatives n’a pas permis que nous en ayons été bien instruits, et la seule dont nous ayons appris quelques détails est celle de M. l’abbé Sidotti, ecclésiastique sicilien, d’une naissance distinguée, et un de ces hommes à qui rien ne coûte et que rien ne rebute quand il s’agit des intérêts du ciel.

Il partit d’Italie en 1702 avec monseigneur de Tournon, patriarche d’Antioche, que le pape Clément XI envoyait à la Chine avec les pouvoirs de légat à latere. Arrivé en 1707 à Manille, il y resta deux ans à étudier la langue japonnaise. Enfin, en 1709, il trouva, grâce à l’appui du gouverneur des Philippines, un capitaine qui se chargea de le débarquer sur les terres du Japon. Près des côtes on trouva une barque de pêcheurs, et un Japonnais, qui s’était chargé de conduire M. Sidotti en sûreté dans l’intérieur du pays, se mit en rapport avec ceux qui la montaient. À son retour à bord, cet homme déclara que le missionnaire ne pouvait songer à mettre le pied au Japon, qu’il serait infailliblement arrêté, et qu’il mourrait dans les plus horribles supplices. Malgré cet avis, le saint homme, après avoir consulté le Seigneur, persista dans la ferme volonté d’accomplir son généreux projet. Vainement le capitaine l’engagea à choisir au moins une autre partie de la côte où il serait moins en danger d’être saisi, rien ne put ébranler la courageuse résolution de M. Sidotti.

Le capitaine vit bien qu’il était inutile de faire de nouvelles résistances ; il consentit, quoique malgré lui, à ce que souhaitait le courageux ecclésiastique, et se disposa à le débarquer à la faveur des ténèbres de la nuit. M. Sidotti, au comble de ses vœux, alla aussitôt écrire quelques lettres, puis il vint réciter le chapelet avec l’équipage, auquel il fit ensuite une courte mais vive exhortation. En la finissant, il se mit à genoux, demanda publiquement pardon des mauvais exemples qu’il avait, disait-il, donnés à tout le monde depuis qu’il était à bord. Il pria en particulier les enfants de lui pardonner sa négligence à les instruire, et il termina une action si sainte par un exercice d’humilité qui fut d’une grande édification : il baisa les pieds, non-seulement aux officiers, aux matelots, aux enfants, mais aux esclaves mêmes ; après quoi il alla s’enfermer pour traiter avec Dieu de la grande affaire qu’il était sur le point d’entreprendre.

Vers le minuit, il descendit dans la chaloupe avec le capitaine et sept autres Espagnols, qui voulurent l’accompagner jusqu’à terre. Il fut en oraison pendant tout le trajet, le temps était beau et la mer calme ; toutefois on ne laissa pas d’avoir beaucoup de peine à aborder, parce que la côte se trouva fort haute et presque sans rivage. Au sortir de la chaloupe, l’homme apostolique baisa la terre et remercia Dieu de l’avoir si heureusement conduit dans un pays qui faisait depuis si longtemps l’objet de ses vœux. Il s’avança ensuite dans les terres, marchant à grands pas et suivi de ses compagnons. Il fallut enfin se séparer, et les Espagnols prirent congé de M. Sidotti. Don Miguel appareilla aussitôt par un très-bon vent, et le 18 octobre il rentrait dans le port de Manille.

On a su tout ce détail par le P. Pierre Faure, jésuite français, qui arriva aux Philippines peu de temps après le départ du capitaine, et qui, au commencement de l’année 1711, se fit débarquer avec le P. Bonnet par un navire malais sur les îles de Nicobar, de la même manière que M. Sidotti l’avait été sur les côtes du Japon deux ans auparavant. Le sort des deux Jésuites n’a pas été longtemps inconnu : on a su qu’ils avaient fait plusieurs chrétiens parmi les insulaires de Nicobar, qui jusque-là n’avaient point encore entendu parler de Jésus-Christ ; mais qu’au bout de deux ou trois ans ils avaient été assommés par quelques-uns de ces barbares.

Pour M. Sidotti, il a couru des bruits bien variés sur sa destinée, et tous n’avaient que bien peu de fondement. Ce qu’on a pu recueillir de plus vraisemblable de divers renseignements qu’on a eus à la Chine sur lui, c’est que sa mort a été violente. On a même cru assez généralement qu’il avait été enfermé entre quatre murailles si rapprochées les unes des autres, qu’à peine pouvait-il s’y remuer, et qu’on l’y avait laissé mourir de faim.

Dieu seul, dont les secrets sont impénétrables, mais dont les miséricordes sont infinies, sait si une terre cultivée avec tant de fatigues, qui a produit tant de saints et tant de héros, que tant d’hommes apostoliques ont arrosée de leurs sueurs et tant de martyrs de leur sang, ne recouvrera point un jour sa première fécondité : si la voix de ces généreux confesseurs, qui demandent à Dieu, non la vengeance, mais le fruit de leur précieuse mort, ne touchera point le cœur du souverain pasteur des âmes, et si les vœux de tant de fervents missionnaires, qui ne souhaitent rien tant au monde que de se consacrer au salut d’un peuple si propre au royaume de Dieu, ne seront point enfin favorablement écoutés.


FIN.

  1. Les Russes ont vainement essayé récemment de lier des relations commerciales avec le Japon. Ce fut en 1804 qu’une expédition officielle autorisée par le czar arriva à Nangazaqui. Le vaisseau russe fut mis aussitôt en séquestre, sans qu’aucun officier pût obtenir l’autorisation d’aller à terre. Ce ne fut qu’après bien des sollicitations que l’ambassadeur, M. Rosanoff, malade et ayant besoin de séjourner à terre, put être débarqué dans la petite île de Mégazaki, ou il fut parqué dans un enclos qui entourait sa maison et se prolongeait jusques assez avant dans la mer. Ainsi emprisonné et soumis à la plus intolérable surveillance, M. Rosanoff attendit pendant cinq mois la décision que l’empereur prendrait à son égard. Enfin un délégué de l’empereur arriva à Nangazaqui, muni de pleins pouvoirs pour traiter avec les Russes. Il était chargé de remettre à l’ambassadeur européen une note diplomatique, dans laquelle on lui rappelait les ordonnances des anciens empereurs qui avaient défendu aux Japonnais de sortir de l’empire et qui leur avaient interdit le négoce avec aucune autre nation que les Hollandais ; la pièce officielle, après s’être étendue sur ces préliminaires, se terminait par la déclaration formelle que les Japonnais ne se départiraient pas de ces règles qu’ils s’étaient imposées et dont ils se trouvaient bien. Quelques efforts que fît M. Rosanoff, il ne put rien obtenir de plus ; il se rembarqua donc au mois d’avril 1805, fort désappointé et très-peu satisfait, tant des Japonnais que des Hollandais, qui, sans doute, l’avaient desservi dans cette affaire.