Histoire et philosophie de l’art/03b

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DON JUAN.

À L’OPÉRA.


Mozart, qui parlait de lui-même avec franchise et sévérité, a dit souvent qu’il préférait à tous ses ouvrages dramatiques Idomeneo et Don Giovanni ; quelques personnes assurent que Beethowen avait une prédilection marquée pour la Flûte enchantée. Ces deux jugemens, prononcés par deux génies du premier ordre, ont à coup sûr une valeur sérieuse ; mais si l’on ne peut se dispenser de les enregistrer, on n’est pas forcé d’y souscrire. Le consentement unanime des intelligences les plus délicates et les plus fines place Don Juan bien au-dessus d’Idomeneo et de la Flûte enchantée. Don Juan résume toutes les qualités éclatantes et solides qui, dans les autres ouvrages de Mozart, ne se révèlent qu’isolément. On retrouve dans Don Juan toute la gravité d’Idoménée, toute la grace de l’Enlèvement au sérail, toutes les ressources instrumentales de la Flûte enchantée. Étudier Don Juan, c’est étudier Mozart.

L’avènement et la haute fortune de la musique italienne en France depuis une vingtaine d’années, la réaction exercée contre la musique dramatique, telle que la concevaient Grétry et Dalayrac, qui ont fait pendant si long-temps l’admiration et la joie de la société française, l’anathème prononcé par les symphonistes contre le drame musical, nous amènent naturellement à poser cette question : Quelles sont les conditions de la musique dramatique ?

Si Don Juan est un drame, et si Mozart diffère absolument, par sa manière et ses intentions, de la déclamation française et de la mélodie italienne, il doit y avoir au fond de Don Juan un secret de la plus haute importance, ignoré ou méconnu par la plupart des musiciens de France et d’Italie. Je pense, en effet, que les compositeurs français de la fin du xviiie siècle ont reculé inconsidérément les limites de l’expression musicale, tandis que les compositeurs italiens du xixe ont souvent attribué à la musique une puissance trop exclusivement sensuelle.

Vouloir trouver dans la musique les moyens de traduire successivement, une à une, individuellement, les passions humaines ; vouloir exprimer par les sons, non-seulement les mouvemens tumultueux de l’ame dans leur généralité la plus saisissante, mais encore les détails, et je dirai volontiers les curiosités de ces mouvemens, ce n’est rien moins, à mon avis, qu’ignorer ou trahir la mission de l’art musical.

D’autre part, ne voir dans la musique qu’une distraction plus ou moins vive, une occupation pour l’oreille et non pour le cerveau, exclure la passion de l’orchestre et de la voix, ne voir, dans la combinaison des sons, qu’un artifice ingénieux destiné à produire certaines impressions quelquefois excitantes jusqu’à l’ivresse, quelquefois voluptueuses et nonchalantes jusqu’à la somnolence, ce n’est pas une erreur moins grave.

Aujourd’hui la lutte insensée de la musique et de la poésie n’est plus possible ; c’est une hallucination maladive qu’il faut aller chercher dans les livres des encyclopédistes. Personne ne croit plus que la flûte ou le violon doivent chercher à modeler leur expression sur Virgile et Euripide, et cependant le xviiie siècle n’allait pas à moins. Il n’y a pas cinquante ans, on rencontrait dans les salons de Paris des gens fort graves qui s’extasiaient à loisir sur un récitatif ou un grand air où ils trouvaient notées et scandées toutes les arguties amoureuses de Marivaux et de Dorat. À cette époque, l’expression musicale était d’autant plus savante qu’elle était plus complexe. On s’inquiétait moins de la vérité que du détail. On n’aimait pas la musique pour elle-même, on l’estimait d’après sa parenté avec la poésie. Mais cette alliance violente était un mensonge ; la poésie et la musique se paralysaient en s’étreignant. Nous le savons aujourd’hui, et cette lutte désastreuse de la forme poétique et de la forme musicale aurait grand’peine à recommencer.

Mais la musique dramatique, qui, loin de se prendre à la poésie et de lui servir d’organe et d’accompagnement, se propose pour modèle et pour but, comme terme dernier de ses efforts et de sa puissance, les masses instrumentales de la symphonie, moins l’unité progressive et logique, mérite-t-elle vraiment le nom de musique dramatique ? Une symphonie, découpée en chœurs, en trios, en cavatines, peut-elle devenir un opéra ? Les parties de hautbois ou de clarinette, exécutées par le gosier humain, peuvent-elles servir à la construction d’un drame musical ? Ces questions, qui sembleront oiseuses au plus grand nombre, ont pourtant une réelle importance.

Si la symphonie, comme je n’en doute pas, est de toutes les formes musicales la plus exquise, la plus achevée, la plus puissante, est-ce à dire que les lois de la composition symphonique sont identiquement les mêmes que celles de la musique dramatique ? En admettant, comme j’incline à le faire, que la forme dramatique ne soit qu’une forme secondaire dans la musique, en faudra-t-il conclure que le drame musical n’ait pas à remplir de conditions individuelles et propres ? Si ce dernier problème n’est pas encore résolu aussi nettement que celui de la musique déclamée, si l’opinion populaire ne s’est pas encore prononcée, au moins est-il permis de la pressentir en consultant les esprits éclairés et progressifs qui dominent et dirigent l’avis du plus grand nombre.

Si le drame musical ne relève directement ni de la poésie ni de la symphonie, s’il se condamne à la médiocrité dans le premier cas ; si, dans le second, il n’est que l’image effacée d’une figure plus splendide et plus complète, que doit-il donc se proposer ? Sans nul doute, la passion est de son domaine, puisque la passion est l’élément primitif du drame. Toute la difficulté se réduit à savoir comment, à quel moment la passion peut se traduire sous la forme musicale.

À mon avis, la musique doit prendre la passion de première main, c’est-à-dire à son origine. Loin de confier au poète le développement et le détail du sentiment qu’elle veut exprimer, elle ne doit demander au librettiste qu’un canevas d’une trame large et flexible, qu’elle puisse broder à son gré, sans jamais craindre que la solidité du tissu fasse obstacle aux caprices de son travail. De cette sorte, on le comprend, le musicien ne doit jamais se mettre au service du poète ; il doit le prendre comme un ami docile et dévoué, qui trace la route et n’y marche pas, qui désigne le sol où se bâtira le palais, choisisse le terrain où s’asseoiront les fondemens, mais ne pose pas une seule pierre de l’édifice. La musique, il ne faut pas l’oublier, est par elle-même un organe aussi complet pour la pensée que la poésie, non pas qu’elle puisse prétendre à lutter de précision et de souplesse avec la parole, lorsqu’il s’agit d’une idée à expliquer ; mais je veux dire seulement qu’étant donné un sentiment à exprimer, le poète et le musicien, en choisissant chacun le côté qui convient le mieux aux ressources de leur art, pourront atteindre à la même puissance et au même succès.

Je ne conseillerais pas à un musicien d’essayer l’expression de sentimens limités et précis, comme l’ambition ou la jalousie, par exemple ; et si, de nos jours, il s’est rencontré quelques esprits enthousiastes et inexpérimentés qui ont voulu écrire dans l’orchestre le journal de leurs impressions, il faut les plaindre et les blâmer, mais ne pas suivre la route aventureuse où ils se sont égarés.

Je crois que le musicien doit choisir dans les mouvemens de l’ame les plus généraux et les plus vagues, les plus constans et les plus vifs, tels que la joie, la colère, la tendresse, et ne jamais se hasarder dans les routes plus étroites où le pied seul du poète peut marquer son empreinte sans trébucher.

Mozart me paraît avoir admirablement compris les limites de la musique dramatique. Il a écrit dans sa vie plusieurs symphonies, et beaucoup d’admirables. Il a composé pour les instrumens à cordes et les instrumens à vent des morceaux d’une facture spéciale, mais il s’est profondément pénétré des ressources et des convenances de la scène, et on n’a pas à lui reprocher, comme à Spohr ou à Beethowen dans Faust et Fidelio, d’avoir attribué à la voix humaine le rôle de l’instrumentiste et de l’orchestre.

Don Juan était un sujet difficile qui admettait et demandait l’expression de sentimens variés et distincts. Ce sujet traité selon la manière des musiciens français du xviiie siècle, ou des compositeurs italiens du xixe, n’aurait pas eu le caractère musical que nous lui connaissons. Nous aurions eu une déclamation obscure ou une orgie bruyante, un récitatif morcelé ou bien une assourdissante bacchanale. Mozart n’a rien fait de tout cela. Il a mieux fait. Voyons pourquoi.

Et d’abord que signifie le caractère de don Juan ? Molière, Byron et Hoffman l’ont compris diversement : lequel des trois a raison ? Dans Molière, don Juan est un gentilhomme libertin, vantard, fanfaron, ivrogne, endetté. On a dit que le dernier trait était de trop. Je ne suis pas de cet avis. On peut mener une vie joyeuse, magnifique et dissolue, et dormir entre les bras des courtisanes dans un somptueux palais, tandis que les créanciers grelottent à la porte. Il n’y a rien de mesquin ni d’absurde, poétiquement parlant, à dévorer, dans une couche embaumée, les châteaux et les prairies que l’on n’a plus, à boire dans une coupe savoureuse une fortune engagée trois fois à des usuriers imbéciles. Cet embarras, très grave pour les économistes, n’a rien de sérieux pour un libertin effréné. Si la carrière de débauche en devient plus courte et plus étroite, elle n’est pas pour cela moins folle et moins rapide. Un homme à qui personne, je l’espère, ne voudra contester son titre de gentilhomme, et qui mettait l’âge de son blason bien au-dessus de sa gloire personnelle, l’auteur de Lara, avant de dire adieu à la pruderie hypocrite de l’Angleterre, et d’aller distraire son égoïsme blasé parmi les filles ardentes de Cadiz et de Lisbonne, a souvent vu l’usure à son chevet. L’opulence débauchée s’accommode très bien du désordre et du dénuement. Celui qui calcule et qui épie l’épuisement de sa fortune n’aurait pas grand’chose à faire pour calculer du même œil l’envahissement de la satiété et l’épuisement de ses plaisirs. Un libertin rangé n’est pas un libertin. Le vice réfléchi n’est qu’une monstruosité misérable, digne de mépris plutôt que de pitié, c’est un vieillard tremblant qui achète au bazar la pudeur affamée.

Tout en reconnaissant que le don Juan de Molière manque de grandeur et de poésie, je crois qu’il faut admettre la vérité du personnage tel qu’il l’a conçu ; il a saisi le côté réel et bourgeois plutôt que le côté idéal et poétique, mais il a traduit à merveille la part qu’il avait choisie. Une seule fois, dans Alceste, il lui est arrivé de s’élever au-dessus de la comédie, mais sa pénétration moqueuse s’arrangeait mal de l’invention des rôles énergiques. C’est pourquoi le don Juan de Molière, quoique vrai, n’a qu’une vérité partielle et incomplète.

Byron, en prenant pour sujet de son dernier poème le héros de Molière, l’a transformé selon ses goûts, l’a façonné selon le caractère particulier de son esprit. Molière avait fait don Juan joyeux et comique, Byron l’a fait satirique, insouciant, aventurier, sceptique, contempteur de Dieu et des hommes. Le don Juan de Byron est-il plus complet que celui de Molière ? Ne manque-t-il rien à ce page égrillard qui passe du lit de Julia au lit d’Haïdée, de Gulleyaz à Catherine, et qui vient enfin éteindre et assombrir sa verve railleuse parmi les bas-bleus de Londres ? La satire peut-elle, plus que la comédie, suppléer le drame ? Je ne le crois pas. Qu’on y prenne garde, le poème de Byron ne s’attaque pas seulement aux hommes, il s’attaque à la poésie elle-même ; c’est un livre prodigieux, mais une perpétuelle négation. Quand il arrive à Byron d’écrire deux ou trois stances d’idéale rêverie ou de passion sincère, c’est toujours avec l’arrière-pensée de couvrir de boue la statue qu’il vient de ciseler, de semer dans la fange les ruines du palais qu’il vient de bâtir. Il fait si bien par ses mordantes épigrammes et ses impitoyables sarcasmes, que le doute ne s’arrête pas aux lèvres de don Juan ; ce n’est pas la vertu seule qu’il met en lambeaux, ce n’est pas les seules croyances qu’il réduit en cendres. Quand il a déchiré et jeté au vent les lois des sociétés humaines, il ne s’arrête pas, il fait de son héros ce qu’il a fait de la vertu, des croyances et des lois : le doute s’attaque à don Juan lui-même ; c’est à peine si l’on y croit.

Dans le don Juan de Byron, il y a autant de Luther et d’Érasme que de Buckingham et de Rochester. Le scepticisme dialectique glace bien souvent le libertinage effréné. Avec un personnage ainsi fait quel drame serait possible ? L’action, l’entraînement, se peuvent-ils concilier avec ce perpétuel retour sur soi-même qui concentre la meilleure partie de la vie dans le domaine de la conscience ? Quand le don Juan anglais sort des bras d’une femme, ce n’est point pour se plaindre de n’avoir pas trouvé le bonheur qu’il espérait, c’est pour railler le dénouement de l’aventure. Il ne brise pas le miroir où il a vu l’image de son impuissance ; il se contente de le ternir du souffle de son ironie. C’est pourquoi le don Juan de Byron n’est pas celui de Mozart.

Hoffman a vu plus avant que Molière et Byron dans l’ame de don Juan ; il a donné de ce type poétique une interprétation savante et neuve ; le premier il a vu, dans la vie aventureuse de ce libertin grand seigneur, la lutte de la vie morale et de la vie matérielle. Dans les quelques pages qu’il a écrites sur le chef-d’œuvre de Mozart, il explique nettement pourquoi don Juan n’est pas un débauché vulgaire. L’inconstance, loin d’être une violation avilissante des engagemens les plus sacrés, n’est que la perpétuelle poursuite d’un idéal irréalisable. Si don Juan flétrit dona Elvira, dona Anna et Zerlina, ce n’est pas seulement pour le plaisir d’une heure, c’est pour atteindre un bonheur qu’il a rêvé et qu’il ne doit pas connaître. Chaque fois qu’il renonce à ses amours de la veille, c’est qu’il espère trouver dans ses amours du lendemain une ivresse plus durable où noyer le souvenir des jours déjà dévorés. La lutte qu’il a commencée contre les hommes et les choses n’est pas seulement la lutte de l’athéisme et du mépris contre la croyance et le dévouement, c’est le combat de l’espérance défaillante contre la réalité, du cœur inapaisable rassasié des plaisirs qui tarissent et cherchant les plaisirs qui ne tariront pas. C’est le duel de l’homme qui veut être Dieu contre la création jalouse qui limite sa puissance et se raille de ses efforts, c’est le siège d’une cité imprenable dont il a vu les murs blanchir à l’horizon, mais qui s’évanouit à mesure qu’il tente de l’escalader.

La débauche ainsi interprétée est une folie, mais une folie digne de compassion, une folie poétique. Le vice, et les flétrissures qu’il inflige à ses victimes, ne sont que les mouvemens tumultueux d’une ame ambitieuse qui s’est trompée de route. Elvire, Anna, Zerline ne sont plus sacrifiées seulement aux désirs d’un libertin ; leurs bras qui s’ouvrent pour l’embrasser et qui essaient vainement de le retenir, n’ont pas à regretter leurs caresses, car il était sincère dans son amour comme il est sincère dans son abandon ; il croyait pouvoir demeurer, et il ne le peut ; il espérait étancher ses lèvres ardentes dans leurs baisers, mais sa lèvre s’est desséchée, et il a cherché des amours nouvelles. Son mépris n’est pas une injure, c’est une colère qui fait pitié, mais qui n’avilit pas.

Le don Juan d’Hoffman est très grand, c’est un type hardi, plein de douleur et de vérité, une élégie poignante et qui fait saigner le cœur ; c’est une lamentation désolée sur la misère des affections humaines qui se prétendent divines, durables et heureuses ; c’est un poème magnifique, semé d’austères leçons et de lugubres avertissemens. Mais avec cette donnée le drame est-il possible, et le châtiment providentiel est-il intelligible ?

Il me semble qu’Hoffman, en faisant une large part à la douleur désespérée de don Juan, fait une part trop mesquine et trop pauvre à son orgueil obstiné. On ne comprend pas assez pourquoi don Juan insulte à Dieu dans chacune de ses débauches, pourquoi il accuse le ciel de son sang attiédi et de ses désirs renaissans. Sans l’orgueil, en effet, la débauche impie de don Juan n’a pas de caractère dramatique. La douleur, la satiété, l’espérance indomptable du libertin, sont un élément d’intérêt, mais d’intérêt purement personnel. L’intérêt dramatique doit naître de l’orgueil qui persévère dans le vice, parce que l’orgueil ainsi conçu est un élément d’action et appelle la vengeance.

Voici donc comme je conçois le drame de don Juan. Après avoir peuplé sa liste homicide de plusieurs milliers de noms oubliés du jour où ils sont inscrits, don Juan, pour la première fois, songe à se fixer ; l’œil fatigué de suivre incessamment le sillage du navire, il pense à jeter l’ancre ; il choisit la beauté d’Elvire comme un port où il espère trouver le repos et le bonheur. Mais à peine a-t-il pris pied, qu’il se dégoûte de l’inaction et de la paix. Il veut repartir.

Dona Anna, plus belle, plus idéale, moins crédule et moins confiante, plus difficile à conquérir, lui semble une proie digne de lui ; il veut l’avoir, il l’aura ; pour l’obtenir, il ne reculera, ni devant l’adultère, puisqu’Elvire est sa femme, ni devant le meurtre, car il mettra l’épée à la main, si le père de dona Anna vient redemander sa fille. Le commandeur n’entre en scène que pour tomber mort aux pieds de don Juan.

La seconde maîtresse a le sort de la première : désirée, elle était sans prix ; possédée, elle ne vaut plus un regard. C’est le tour de Zerline. Une jeune fiancée, pleine d’innocence et de candeur, réveille une dernière fois le cœur blasé de don Juan. Cette nouvelle ambition, d’autant plus vive qu’elle est plus singulière et plus neuve, doit se réaliser comme les autres. L’énergique volonté du libertin désespéré aura bon marché de cette vertu ignorante qui ne sait pas se défendre contre l’étonnement. L’heure de la vengeance arrive. Dona Elvire et dona Anna arrachent don Juan aux bras de Zerline.

La mesure est comblée ; les hommes ne suffisent plus au châtiment de don Juan, c’est le ciel qui doit s’en charger. Don Juan répond aux solennelles menaces de la statue du commandeur par un défi hautain. Il l’invite à sa table.

La partie est perdue, mais don Juan ne veut pas lâcher pied ; il s’enivre joyeusement en attendant son convive de pierre ; on frappe à la porte ; entre le commandeur. Don Juan veut lui serrer la main. Il se sent pris dans un étau inexorable. Plus de fuite possible, la terre s’ouvre, don Juan s’abîme, l’enfer l’engloutit. Dona Elvire, dona Anna et Zerline sont vengées.

Ainsi le désespoir et l’orgueil, l’élégie et le drame, se marient dans le type de don Juan. La comédie ne suffisait pas, l’ironie n’était qu’une interprétation incomplète, la douleur de la rêverie en présence de la réalité laissait encore dans l’ombre une partie de cette ame prodigieuse. L’orgueil achève le tableau et justifie le châtiment.

C’est, je crois, le type que Mozart avait dans sa pensée, lorsqu’il a écrit la partition de Don Giovanni.

On le voit, le libretto de Don Giovanni offre au musicien un sujet riche et varié. La diversité des passions, les péripéties qu’elle enfante, les personnalités distinctes qu’elle crée, offrent à l’invention une matière abondante. En même temps, les épisodes de l’action, en groupant à de certains momens la masse des acteurs, permettent à l’harmonie de déployer toutes ses ressources. Or, à l’époque où Mozart vivait, il avait devant lui deux routes, il se trouvait placé entre l’impression ineffaçable des premières études de son enfance et les impressions non moins vives qu’il avait rapportées de ses voyages d’Italie. La lecture et la pratique assidue des chefs-d’œuvre de Sébastien Bach et de Haydn lui inspiraient naturellement une prédilection marquée pour les maîtres de l’Allemagne ; mais cette prédilection devait être ébranlée par les ravissantes mélodies qu’il avait entendues à Rome, à Naples et à Milan. Dans les ouvrages d’imagination, je ne suis pas grand partisan des méthodes conciliatoires ; je ne puis que sourire de pitié quand j’entends regretter sérieusement que Pascal n’ait pas écrit les Mémoires du Coadjuteur, Racine les comédies de Molière, ou que la couleur éclatante de Rubens n’ait pas été distribuée sur les contours divins de Raphaël. Il faut laisser ces empathiques niaiseries aux salons oisifs et aux académies caduques. Je n’ai pas une haute estime pour les dessins, très habiles d’ailleurs, où Ligorio essayait de tempérer la fantaisie inventive de Brunelleschi par la sévérité des monumens antiques. Et lorsque, de nos jours, on a fait grand bruit d’une prétendue fusion entre l’harmonie allemande et la mélodie italienne ; lorsque, renchérissant sur ce nouveau miracle, on a voulu trouver dans une partition le génie de deux nations corrigé par la sagacité d’une troisième ; lorsque, pour élever une statue au nouvel artiste, dont personne plus que moi n’admire la persévérance et l’heureuse industrie, on a voulu reconnaître dans ses inspirations des idées écloses dans trois patries diverses, je n’ai vu, dans cette exagération, qu’un aveuglement inexcusable. Je ne crois pas à l’existence de ces génies hybrides. Si l’on venait me dire qu’un statuaire a trouvé moyen d’allier les lignes savantes et pures du Laocoon, la grace harmonieuse de Ghiberti avec la musculature accentuée du Milon, je n’accueillerais cet évangile que par l’incrédulité.

Il ne faut donc pas croire que Mozart ait réalisé ce qui est impossible : la fusion de deux génies séparés l’un de l’autre par une nationalité profonde. Il n’a pas réconcilié, comme on le dit, l’Allemagne avec l’Italie ; il a laissé aux deux peuples qu’il avait sérieusement étudiés les traits distinctifs qui les caractérisent. Dire que Mozart est Italien, c’est dire que Rubens appartient à l’école vénitienne. N’est-il pas plus simple et plus vrai de voir dans l’artiste allemand un homme nouveau qui ne relève de personne, mais qui a mis à profit ses lectures et ses méditations, qui a pris, dans les écoles musicales de deux pays, ce qui convenait aux instincts de sa nature, qui a dérobé, par un travail patient, les richesses enfouies dans ces deux mines si diversement colorées, mais qui, dans ses voyages intellectuels, a toujours conservé l’inaltérable personnalité de sa pensée. Si Mozart avait opéré la fusion qu’on lui attribue, il ne mériterait qu’une estime médiocre ; ce serait un homme habile, et rien de plus. Mais il n’en a rien fait, comme il est facile de s’en convaincre ; il a mis la science au service de la fantaisie, il a fait, sous une autre forme, ce que faisait Michel-Ange lorsqu’il témoignait de ses études anatomiques dans le carton de la guerre des Pisans. Au lieu de mettre l’orchestre sur le théâtre, comme l’ont tenté quelques harmonistes maladroits, il n’a vu dans l’instrumentation qu’un moyen de traduire, sous une forme plus complète et plus puissante, l’idée mélodique qui préexiste chez lui à toutes les phrases de son orchestre.

La manière dont il a conçu tous les accompagnemens de ses chants sera pour les musiciens de tous les temps un sujet éternel d’admiration et d’étude. Ses parties instrumentales, sans jamais s’atténuer jusqu’à la maigreur, sont toujours subordonnées à la partie vocale, et l’enrichissent constamment sans jamais la couvrir au point de l’effacer.

J’admire autant que personne ce qu’on a justement appelé le dialogue de l’orchestre ; c’est une belle chose, et très savante, que de livrer alternativement aux flûtes et aux violons un thème, qui, en se transformant, s’explique et révèle à l’auditoire des secrets inattendus ; oui, mais cette habileté devient puérile, lorsqu’elle s’isole du premier devoir de l’artiste, lorsqu’au lieu d’obéir, elle domine, lorsqu’au lieu de concourir à l’unité poétique du drame musical, elle crée dans l’œuvre une œuvre nouvelle qui a sa valeur, son importance, son charme, et distrait l’attention, au lieu de la concentrer.

La gloire de Mozart n’est pas seulement d’avoir excellé dans la mélodie, d’avoir maintenu sévèrement l’obéissance de son orchestre ; cette tâche difficile à remplir n’avait pas épuisé les forces de son génie ; il a voulu davantage ; il a trouvé pour chacun des rôles de son chef-d’œuvre une couleur individuelle et constante ; il n’a voulu que ce qu’il pouvait, il n’a voulu que dans les limites de son art, et sa volonté s’est accomplie. Ainsi, les mélodies qu’il met dans la bouche de Zerline sont coquettes, gracieuses, légères, simples, parfois même enfantines ; et ce caractère musical, une fois trouvé, ne se dément jamais. Ainsi, dona Elvira se lamente, accuse l’inconstance de son époux, lui reproche de l’avoir délaissée, mais elle ne s’élève pas jusqu’à la menace ; elle mêle toujours à ses plaintes et à ses regrets les accens d’un amour méconnu qui ne renonce pas encore à un avenir meilleur. Il y a dans sa tristesse, qui s’exhale en soupirs et en gémissemens, une sorte de résignation pieuse, qui semble demander à Dieu de ramener don Juan plutôt que de le punir. Dona Anna, plus énergique, plus hardie, porte dans sa colère toute la vivacité qu’elle aurait mise dans son amour. Elle a son honneur et son père à venger. Si elle invoque le ciel, c’est pour appeler la foudre sur don Juan. Ces trois physionomies si diverses, Mozart les a si nettement dessinées, qu’il est impossible de les confondre. Sans faire acception du ton dans lequel ces différens rôles sont écrits, si l’on place par la pensée un air de dona Anna dans la bouche de dona Elvira, ou un air de dona Elvira dans la bouche de Zerlina, on s’aperçoit bien vite que Mozart a mis bon ordre à ces caprices de transposition. L’individualité des thèmes qu’il a développés pour chacune de ces trois femmes, est si profondément empreinte dans le style de sa musique, il y a dans le rhythme et la mélodie un caractère si net et si tranché, qu’on ne peut impunément faire chanter à la fille du commandeur les notes qui appartiennent à la fiancée de Mazetto.

Cette même individualité n’est pas gravée en traits moins purs dans les rôles de don Juan, de Leporello, de Mazetto et d’Ottavio. Le chant de don Juan se colore successivement de toutes les impressions qu’il reçoit dans le cours de son rôle, et se modifie selon le caractère des antagonistes qu’il doit combattre. Il est rapide, animé, insolent, quand il met l’épée à la main pour tuer le commandeur. Quand il répond aux apostrophes de dona Anna, il est grave, fier, mais pourtant respectueux ; il ne la traite pas en femme vulgaire ; il veut lui imposer par son courage et sa contenance ; il vient de jouer sa vie pour payer l’insulte qu’il lui a faite, et l’émotion de sa voix témoigne assez de la partie mortelle qu’il vient de soutenir. En présence de dona Elvira, il est dédaigneux ; on sent qu’il a hâte de se débarrasser de ses pleurs dont il n’a que faire. Avec Zerlina, c’est autre chose ; il veut la séduire et l’enjôler, il se fait mignard et précieux, il veut l’éblouir par ses complimens et ses promesses ; sa voix devient douce et lente pour le mensonge et la trahison, comme tout à l’heure elle était hautaine avec le commandeur.

Don Ottavio, efféminé, amoureux de lui-même, ayant à venger une maîtresse qui vaut mieux que lui, une femme qu’il aime, mais qu’il ne comprend pas, témoigne de sa faiblesse par la manière dont il exprime son dévouement. Il veut punir celui qui a souillé sa fiancée, mais on sent à sa voix tremblante qu’il espère plus en Dieu qu’en son bras.

Mazetto, par sa franche rudesse, par sa colère bourgeoise, révèle dans le musicien une richesse de simplicité qui contraste heureusement avec les rôles précédens. — Quant à Leporello, sa verve railleuse, ses craintes pour son maître, et son mépris pour les femmes que don Juan a trahies, son étonnement respectueux pour les aventures qu’il raconte, et sa superstition tremblante quand vient l’heure du châtiment, Mozart n’a rien épargné pour les exprimer. Leporello est le digne confident du maître qui le traîne à sa suite.

Ce n’est pas tout, outre la précision des couleurs, Mozart possède aussi une remarquable précision de style. Quand sa phrase s’arrête, c’est qu’elle ne peut aller plus loin. Il évite avec un soin égal la sécheresse et la redondance ; il exprime d’une idée tout ce qu’elle contient, mais il ne l’épuise pas ; il ne franchit jamais les limites nécessaires du développement ; il renonce délibérément aux effets qu’il pourrait encore produire pour assurer le succès de ceux qu’il a produits, et en cela il est supérieur à ceux qui, ayant la même richesse, n’ont pas la même avarice. Quand il achève l’explication de son idée, on sent qu’il garde encore en lui-même bien des trésors qu’il pourrait montrer ; mais on lui sait bon gré de sa parcimonie : il est magnifique, mais il n’est pas prodigue.

Il faut remercier M. Véron d’avoir pensé à naturaliser sur la scène française le chef-d’œuvre de Mozart. Puisque, malgré son habileté que personne ne conteste, il n’a pas pu trouver un opéra pour la saison, puisque l’auteur de Guillaume Tell ne se décide pas à écrire pour nous une partition nouvelle qui grossisse la liste déjà si glorieuse de ses inventions, c’est une heureuse idée d’avoir songé à rajeunir par la pompe des décorations, par la richesse des costumes, un drame musical du premier ordre qui s’en passerait bien, mais qui n’a rien à y perdre. Les magnificences que M. Véron a déployées lundi dernier sur notre scène lyrique serviront à populariser la gloire de Mozart. Le public français, si renommé dans toutes les capitales de l’Europe pour la finesse de son goût et la sagacité de ses jugemens, ne renonce pas volontiers au plaisir des yeux : il n’en est pas encore venu à aimer la musique pour elle-même. M. Véron le sait bien, et il s’est prêté de bonne grâce aux caprices de l’hôte qu’il avait invité. Paris n’est pas encore à la hauteur de Naples ou de Berlin, il juge la musique plus sévèrement que l’Allemagne et l’Italie, mais il se défie de lui-même et se consulte long-temps avant de se prononcer. Il faut donc n’épargner rien pour le circonvenir et l’attirer.

L’ouverture a été bien rendue. Le final du second acte a été exécuté avec une vigueur et une précision qui ne laissent rien à désirer. Les masses vocales étaient bien conduites et chantaient comme une seule voix.

Levasseur, Adolphe Nourrit et Mlle Falcon ont très bien compris la difficulté de la tâche qu’ils avaient acceptée. Levasseur, moins vif, moins comique que Santini, a été, selon moi, plus fidèle à l’esprit de son rôle. Dès son entrée en scène, il s’est posé d’une façon grave. Il y avait dans sa raillerie, dans sa gaîté bruyante, quelque chose de satanique. Quant à l’exécution vocale, il a été parfait. Adolphe Nourrit, avec la chaleur d’ame et la pureté de chant qu’on lui connaît, a su imprimer au caractère de don Juan une physionomie pleine de verve et d’animation. Il a très bien dit son air avec Zerline, et n’a pas un seul instant manqué de l’élégance et de la grâce si nécessaires à son rôle. Mademoiselle Falcon, dans le rôle le plus difficile de la pièce, où tant de cantatrices ont échoué, a fait preuve d’un talent remarquable. Dans son grand air du premier acte elle a trouvé des accens déchirans. Elle fera mieux encore, j’en suis sûr, aux représentations suivantes, et nous aurons enfin un don Juan digne de l’opéra.

Gustave Planche.