Histoire financière de la France/Chapitre II

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CHAPITRE II.
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Règnes de Hugues Capet, de Henri Ier, de Philippe Ier, de Louis-le-Gros, de Louis-le-Jeune, de Philippe-Auguste, de Louis VIII, de Saint-Louis et de Philippe-le-Hardi.


987 - 1285.


sommaire


Fiefs devenus patrimoniaux. - Secours pécuniaires ou aides accordés la couronne par les barons, et répartis par forme de taille sur les habitants. - Croisades. - Trève du seigneur. - Chartes de communes concédées par les seigneurs et ratifiées par les rois moyennant finances - Bourgeoisie et impositions municipales. - Subvention générale. - Dîme saladine. - Usure. - Premier exemple d’un revenu public affecté à la solde des gens de guerre. - Établissements de Saint-Louis. - Taille féodale ou aux quatre cas. - Taille royale répartie par les prud’hommes ou élus des paroisses. - Possesseurs des péages tenus d’entretenir les routes et de veiller à la sûreté des voyageurs. - Association dans les arts et métiers. - Chambre des comptes. - Droit d’amortissement et droit d’indemnité dus par le clergé. - Commerce maritime. - Grands parlements. - Anoblissement des roturiers.


987.- Au commencement de la troisième race, la couronne, dépouillée de ses biens, s’enrichit par la réunion au domaine des grands fiefs qui avaient fait de Hugues Capet le plus puissant des vassaux. Ces fiefs comprenaient le duché de Bourgogne, la ville et le comté de Paris, une partie de la Picardie, la Champagne, l’Orléanais, le pays Chartrain, le Perche, le comté de Blois, la Touraine, le Maine et l’Anjou. Porté au trône par des seigneurs et des évêques, et ayant pour compétiteur Charles, duc de Lorraine, le nouveau roi dut se ménager par des faveurs l'affection des grands au royaume : des terres nobles leur furent distribuées; et ces nouveaux bénéfices, de même que ceux qui existaient précédemment, furent rendus patrimoniaux, mais toujours avec réserve de foi et hommage de la part des possesseurs, et à la charge par eux de servir le roi à la guerre avec leurs hommes d’armes. Après ce sacrifice fait à la politique, Hugues Capet, éclairé par l’expérience sur les causes qui avaient produit l'affaiblissement et la chute de la seconde race, rendit une loi prononçant l’abolition des partages entre les fils du roi, et la défense d’aliéner le domaine. Nonobstant cette sage disposition, l’usage conservé pendant plusieurs siècles encore d’apanager les fils puînés des rois avec des possessions territoriales dont ils acquéraient, la propriété absolue, et le maintien d’un système de libéralité funeste, portèrent une seconde atteinte au nouveau patrimoine des rois, malgré l’intérêt qu’ils avaient à conserver ce domaine, dont les revenus et les droits devaient fournir en temps de paix aux dépenses qu’exigeait la dignité de la couronne[1].

1000.— Sous les premiers rois de la nouvelle dynastie, forcés de subir le joug du régime féodal, le droit de lever des impôts sur les sujets des seigneurs était interdit au monarque; mais, dans les besoins de l'état, il convoquait les barons[2], qui étaient plus particulièrement chargés des deniers d’imposition, pour les faire consentir à la levée des sommes nécessaires. Lorsque le montant du secours pécuniaire ou de l'aide était déterminé, les barons se concertaient pour le paiement; leurs officiers faisaient le rôle de répartition ou la taille entre les vassaux, qui devaient acquitter le montant de la taxe assignée à chacun d’eux aussitôt qu’elle leur était dénoncée. Les seigneurs prélevaient la somme demandée pour le roi, et ils pouvaient retenir le surplus. « Il n'y avait d’excepté de la subvention que les nobles sans fraude, puissants de servir en armes et en chevaux, et les pupilles en faveur du bas âge. » Quelquefois cependant le service militaire était converti les argent pour les nobles qui voulaient s’en exempter.

Les seigneurs avaient encore obtenu de Hugues Capet d’être confirmés dans l’exercice de la justice haute, moyenne et basse, sur leurs hommes et sujets, sauf le droit d’appel du parlouer du roi, ou parlement. On désignait alors sous ce nom une cour ambulante composée de barons, de pairs du royaume, ecclésiastiques et séculiers, qui suivaient le prince dans ses voyages.

1080.— Les rois et les peuples ne commencèrent à sortir de l’état de dépendance et de servitude où les avait placés l’influence féodale que vers la fin du XIe siècle, sous le règne de Philippe Ier. A cette époque, l’enthousiasme pour les guerres saintes, nommées croisades, entraîna la noblesse vers l’Orient. Afin de se procurer les sommes qu’exigeaient les frais d’une aussi longue expédition, les seigneurs eurent recours à divers moyens. Leurs vassaux obtinrent des prérogatives nouvelles; des immunités furent accordées aux villes et aux bourgs, en échange de sommes d’argent; et les sujets ecclésiastiques ou laïcs qui ne prenaient point part à l’expédition durent payer une subvention. Les commerçants étrangers, surtout les juifs, furent taxés à de fortes sommes. Le produit de ces différentes ressources étant encore insuffisant, la plupart des seigneurs croisés engagèrent ou aliénèrent à vil prix tout ou partie de leurs domaines. Aucun des différents souverains de l'Europe, comme l'a remarqué l’historien Robertson, ne s’était engagé dans la première croisade, et tous saisirent avec empressement une occasion si favorable pour réunir à leur couronne un assez grand nombre de fiefs.

1100. — L'influence de l’enthousiasme religieux qui continuait de diriger l’ardeur guerrière vers la Terre Sainte ne s’étendit pas d’abord jusqu’au soulagement des classes laborieuses; et les seigneurs ne cessaient d’accabler leurs sujets de toutes les exigences et des vexations que suggérait le caprice ou l'avidité. Mais les sentiments d’humanité inspirés par la religion donnèrent à l’activité physique naturelle à l’homme une direction nouvelle qui préparait un grand changement dans les conditions. Cette activité, qui s’était longtemps manifestée par les combats, perdit peu à peu de ce caractère, et alors on éprouve le besoin de mettre un terme aux brigandages qui désolaient l’état et l’Église. La soif du sang s’éteignit. On convint que, pendant certains jours de la semaine, personne n'attaquerait son ennemi, moine ou clerc, marchand, artisan ou laboureur, et que, pendant certains temps de l’année, il ne serait permis d’attaquer, ni de blesser, ni de tuer ou de voler personne, sous peine d’anathème et d'excommunication. On donna à ce traité le nom de trêve du seigneur; et une confrérie de Dieu se forma pour poursuivre ceux qui en violeraient les dispositions. A la faveur de cette police, le commerce intérieur fut moins exposé; l’industrie s’étendit, et les cités se peuplèrent de marchands et d’artisans utiles. Bientôt l’aisance produite par le développement de cette activité pacifique, et le prix que les hommes laborieux mettaient à la conservation du fruit de leurs travaux leur rendirent insupportables les exigences de la force militaire dont abusaient envers eux les seigneurs sous la domination desquels ils vivaient. Les villes les plus opprimées ou les plus puissantes se soulevèrent contre ce joug intolérable. Les habitants formèrent entre eux; sous le nom de commune, des confédérations dont le but était d’opposer la résistance à la tyrannie des oppresseurs. Un petit nombre de villes durent leur émancipation à l’humanité ou à la piété des seigneurs; la plupart des autres l’arrachèrent à la suite de combats et de massacres qui ensanglantèrent les premières années du XIIe siècle. Toutes achetèrent à deniers comptant, et par des redevances annuelles, le consentement des seigneurs immédiats, celui des nobles qui intervenaient au traité, et les lettres de ratification par lesquelles le souverain confirmait et garantissait la charte de commune. Louis-le-Gros. dont la maxime était « qu’un roi ne doit avoir d’autre favori que son peuple, » accorda La première concession de communes, pour délivrer les faibles de l’oppression excessive sous laquelle ils gémissaient à titre de traités de réconciliation entre les seigneurs et les habitants des villes. Car l’objet de la formation des communautés d’habitants n’était pas de dépouiller les seigneurs de leurs droits, mais seulement d’en prévenir l’abus, en mettant un frein à leur exigence. Cette institution nouvelle procurait aux villes de précieux avantages[3].

Au lieu de serfs, elles avaient des citoyens unis en corps par une confédération jurée, soutenue d’une concession expresse et authentique du souverain, et dont l’acte exprimait le serment de se prêter un secours mutuel contre toute prétention injuste des seigneurs immédiats. Elles obtenaient, par la rédaction des coutumes, c’est-à-dire des lois municipales anciennes ou nouvelles, confirmées ou adoptées, une législation fixe et des magistrats à leur choix, qui étaient chargés de faire respecter ces lois contre les entreprises de l’aristocratie féodale. Elles faisaient fixer les cens dus aux seigneurs et les redevances féodales à ce qui pouvait être exigé légitimement, et s’affranchissaient des tailles, des prises et des prêts forcés, de toutes impositions arbitraires, et de certaines exigences manuelles plus intolérables encore que les exactions pécuniaires.

Indépendamment de redevances annuelles envers le roi et les seigneurs, qui devenaient le prix de la concession des franchises et privilèges, et en outre de la contribution aux subsides généraux, les habitants des lieux érigés en communes étaient encore obligés à des frais et à des services pour le bien de la communauté. Tels étaient la garde de la ville, à l'entretien et les réparations des murs, des rues, des ponts et des fontaines. De là résultait la faculté d’imposer et de répartir des taxes municipales pour subvenir à ces dépenses. Chaque ville était tenue en outre d’exercer ses milices, qui devaient marcher au service du souverain à sa première réquisition[4].

La nécessité porta les grands vassaux à imiter l’exemple que leur donnaient les seigneurs, et que les rois encourageaient. Epuisés par les expéditions en Orient, et ne trouvant plus dans leurs sujets la même docilité, ils saisirent avec empressement un nouveau moyen de se procurer de l’argent en vendant des chartes des communes aux villes et bourgs de leurs dépendances, mais toujours sous l'approbation du monarque. Cette révolution, favorable à la cause des peuples et à l’intérêt du trône, jetait la base de la puissance monarchique sur les débris de l'aristocratie féodale; donnait naissance à une classe de citoyens, sous le nom de bourgeois, qui distingua les habitants des cités; elle préparait pour les campagnes l’affranchissement de la servitude dont le poids les accablait encore pour l’état la source d'un revenu annuel[5], et pour la couronne des auxiliaires que les successeurs de Louis-le-Gros opposèrent avec succès dans la suite à la valeur inquiète et à l’ambition des feudataires.

Mais avant d’arriver à ces grands changements, l’embarras des circonstances, les vices de l’administration ou la série des guerres malheureuses, réduisirent souvent la couronne à l’emploi de moyens variés pour obtenir des tributs temporaires.

1149. — Louis-le-Jeune, à l’occasion d’une désastreuse expédition à la Terre-Sainte, « hasarda ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé faire, » en demandant sou pour livre, ou vingtième des revenus de tous ses sujets, impôt inconnu jusque alors, dont la nouveauté excita de grands murmures. Cependant l’entreprise réussit en faveur de la sainteté du motif, et le vingtième fut payé même sur les biens de l’Église[6].

1152. — Un événement bien plus considérable du règne de ce prince par ses funestes conséquences fut son divorce avec Éléonore d’Aquitaine. Cette princesse avait apporté en dot la Guienne et l’Anjou : par un second mariage, elle porta ces riches provinces à Henri Plantagenet, déjà duc de Normandie, et qui devint peu après roi d’Angleterre. De là le germe d’une longue rivalité et de guerres opiniâtres qui furent le motif de nouveaux tributs pour la nation.

1188-1189. - Lorsque Philippe-Auguste forma le projet d’aller délivrer Jérusalem, prise par Saladin, soudan d’Egypte, il fut résolu, dans un grand parlement ou concile, composé des évêques, et des barons assemblés par les ordres du roi, que, tant que durerait l’expédition, on lèverait la dixième partie des biens meubles et immeubles de tous ceux qui ne portaient pas la croix, ecclésiastiques ou séculiers, nobles ou roturiers, à l’exception seulement des léproseries et des abbayes de Citeaux, des Chartreux et de Fontevrault. Cette subvention eut le nom de dîme saladine[7]. Les vexations des commissaires chargés d’en faire la levée furent telles et produisirent un si grand mécontentement parmi la noblesse, que le roi fut contraint l’année suivante d’en défendre la perception, au lieu de la maintenir jusqu'à son retour de la Terre-Sainte. Il est à présumer qu’à défaut de la dîme, Philippe eut recours à une taille générale; et il chercha à écarter par sa prévoyance les obstacles que la perception de cet impôt pourrait rencontrer par la levée des tailles seigneuriales.

1190. — Dans un testament ou acte concernant le gouvernement du royaume, qui fut signé des grands officiers de la couronne avant le départ du roi, il avait ordonné que, tant que durerait son absence, ou s’il venait à mourir durant la minorité de son fils, il ne serait point levé de tailles par les seigneurs laïcs ou ecclésiastiques dans leurs terres[8].

1191. - A son retour, de nouveaux subsides devinrent nécessaires à Philippe-Auguste pour l’entretien des troupes que, le premier de nos rois, il eut il à solde pendant les longues guerres de la France contre les rois d’Angleterre Richard et Jean Sans-Terre, contre l’empereur Othon, et dans la croisade contre les Albigeois. Aux tailles, dont les terres des croisés n’étaient pas exemptes, se réunirent des taxes de tous genres sur les nobles, les bourgeois et les marchands. Vainement le clergé invoque ses immunités pour se dispenser de contribue : aux dépenses publiques : le roi, tantôt abandonnant aux insultes des seigneurs laïcs les terres des couvents qui ne lui offraient que l’assistance de leurs prières, ou privant des fiefs qu’ils tenaient de la couronne les évêques qui abandonnaient l’armée sans congé avec leurs vassaux; tantôt défendant contre l’oppression ceux qui l’aidaient d’une portion de leurs revenus, apprit aux ecclésiastiques qu’ils devaient subvenir aux besoins de l’état, pour obtenir la protection du trône[9].

1198.— Les confiscations faites sur les juifs bannis précédemment du royaume, nonobstant l'appui des seigneurs avec lesquels ils partageaient leurs profits, avaient augmenté les revenus du fisc ; Les juifs obtinrent leur retour pour de l'argent : avec eux reparurent une foule d'exactions dont ils devinrent encore une fois les inventeurs et les fermiers, ainsi que l'usure, fléau inséparable des temps d'ignorance. A cette époque, en effet, les Français étaient étrangers aux différents genres de spéculations et d’industrie que commerce autorise ou entretient. C’était à l’aide des Vénitiens, des Génois, des Pisans, dont la navigation embrassait toutes les parties du globe alors connues, que les croisés parvenaient en Orient. Dans l'intérieur du royaume, les Lombards continuaient d'être en possession de vendre les marchandises et les denrées ; et le commerce de l’argent se trouvait dans les mains des juifs, que n'intimidaient point les canons de l’Église, par lesquels le prêt à intérêt était défendu. Plus que d’autres, les juifs avaient des fonds disponibles, puisqu’ils ne pouvaient posséder que des richesses mobiles ; mais, n’étant pas protégés dans leurs transactions, et leurs avances courant par conséquent de grands risques, ils devaient mettre un prix élevé à leurs capitaux et exiger des gages en garantie. La nécessité forçait de souscrire à ces conditions onéreuses. Pendant longtemps encore on devait ignorer que le prix de l’argent doit être en raison de sa rareté et des dangers que court le prêteur, et que les lois sont impuissantes pour régler le taux de l’intérêt.

On évalue les revenus que forma Philippe-Auguste par ces divers moyens à trente-six mille marcs, ou soixante douze mille livres pesant d'argent. Durant une famine qui désola le royaume, il fit faire d'abondantes distributions en grains et en deniers. Le trésor, déposé dans le temple, était confié à la garde de sept bourgeois de Paris choisis par le roi, et un clerc du roi tenait registre des recettes et des dépenses. Par son testament, le prince disposa de plus de quatre-vingt-dix mille marcs d'argent en actes de piété et de bienfaisance, indépendamment d'une forte somme qu’il laissa à son fils Louis VIII, pour l'employer « à la défense du royaume et non à un autre usage. » De semblables dispositions, témoignages certains de l’ordre et d’une sage économie, sont loin de prouver le défaut d’avarice que des historiens ont reproché à Philippe-Auguste; elles attestent plutôt sa prévoyance : il savait « qu’un roi qui a de grands desseins ne doit pas consumer la substance de ses sujets en dépenses vaines et fastueuses. »

C’est, comme on voit, sous le règne de Philippe-Auguste que commence à se manifester la tendance de la royauté vers la création d'un revenu public formé en partie de contributions, sinon égales et régulièrement réparties, du moins portant sur les diverses classes de la société, et dont le produit recevait une destination naturelle et utile à tous dans la solde des troupes momentanément employées à la défense du territoire[10].

1214. — En soudoyant les gens de guerre au lieu de se servir uniquement du ban et de l’arrière-ban, c'est-à-dire de ceux qui étaient tenus de porter les armes à leurs frais et dépens suivant ce qui s’était pratiqué sous les rois ses prédécesseurs, Philippe-Auguste cessa d'être dans la dépendance des grands vassaux pendant la guerre que termina si glorieusement la bataille de Bouvines, où furent complètement défaits les princes confédérés, qui avaient arrêté le partage de la France. Cette victoire, en mettant le sceau aux conquêtes précédemment faites, replaça la Normandie sous l’obéissance de nos rois, assura la réunion à la couronne des provinces d’Anjou, du Maine, de Touraine et de Berri. Sous ce règne encore le royaume s’était agrandi de l’Artois, et la fermeté du monarque avait rétabli les droits de la couronne dans les provinces du midi, qui la méconnaissaient depuis Charlemagne.

Par la création des grands bailliages ou bailliages royaux, auxquels ressortissaient les justices seigneuriales, Philippe resserra l'union que les affranchissements avaient établie entre la royauté et les communes, en offrant aux peuples un appui contre l'abus que les seigneurs faisaient de leur puissance; et des lois fixèrent pour la premières fois les droits des possesseurs de fiefs, et les devoirs des vassaux, que des usages arbitraires avaient réglés jusque alors[11].

1226. — Louis IX, son petit-fils, prince non moins valeureux que sage, eut d’abord à lutter contre les grands vassaux conjurés, que soutenait le roi d’Angleterre. Vainqueur de ses ennemis à Taillebourg (1242) et à Saintes, après avoir, par ses armes, soumis les feudataires à l’autorité souveraine, il voulut, par des lois nouvelles, opposer une digue aux prétentions tyranniques du régime féodal. Un code publié sous le nom d’Etablissements fixa et modifia les anciennes coutumes; et la fermeté impartiale du roi dans ses jugements fit respecter la justice par les seigneurs et la rendit chère aux peuples. Ramenant à la couronne les droits que, lui avaient reconnus les Capitulaires, mais dont elle avait perdu l’exercice, Saint-Louis restreignit le privilège de battre monnaie. Il exigea que les espèces fussent fabriquées au titre et au poids qu’il avait fixé; et, dans une assemblée de parlement, il se fit attribuer par les grands la connaissance exclusive de tous les délits concernant la fabrication.[12]

A ce bienfait le roi joignit celui de ramener l’équité dans l’usage et dans la répartition des tailles. Cet impôt était, à la fois personnel et foncier. Nul ne devait en être exempt que les nobles et les ecclésiastiques; mais ceux-ci même y étaient sujets pour les biens qui leurvenaient, à quelque titre que ce fût, d’individus non privilégiés. D’un autre côté, la maison que le gentilhomme n’occupait pas, les biens ruraux et les autres propriétés foncières qu'il donnait à bail ou à loyer, s’y trouvaient soumis, mais dans une proportion différente des biens en roture, d’où résultait la distinction en taille d’exploitation et en taille d'occupation; du reste la taille devait être répartie proportionnellement aux possessions des taillables, Elle ne formait point à cette époque un impôt permanent, mais du moins était-il fréquent. Les coutumes avaient établi qu’elle était exigible particulièrement dans certaines occasions, au nombre de quatre, où le vassal devait aide à son seigneur. De là était venu le nom d’aide aux quatre cas : c’était 1° lorsque le seigneur armait son fils chevalier, mariait sa fille ou achetait une terre; 2° quand il était fait prisonnier; 3° lorsqu’il voulait aller contre les hérétiques, Sarrasins, ou autres ennemis de la foi; 4° pour la défense du pays[13].

On sent à combien d’injustices les taillables étaient exposés lorsque la faculté d’imposer était abandonnée, dans les fiefs, à l’arbitraire de seigneurs exigeants, ou que, dans les communes, la répartition se trouvait confiée à des magistrats sans intégrité.

1370. — l’autorité royale fêtait pas encore assez puissante pour abolir l’usage des subsides particuliers dans les seigneuries; mais Saint-Louis résolut de mettre un frein aux vexations dont ils fournissaient les moyens aux barons. Il leur fut ordonné de ne procéder à la répartition d’une taille qu’après avoir assigné un jour de réunion à leurs vassaux; et ceux qui étaient tenus de se faire accompagner par leurs tenanciers. Les vassaux qui ne se rendaient pas à la sommation n’en devaient pas moins payer le contingent qui leur avait été dévolu; mais le tenancier pouvait, s’il le trouvait bon, se dispenser de contribuer à l’aide que le vassal aurait accordée sans le prévenir de l'assignation des barons.

A l’égard des villes et des autres lieux qui relevaient directement de la couronne, un règlement intitulé Comment on doit asseoir la taille ordonna que cet impôt serait réparti par des prud'hommes élus sur un certain nombre d’individus désignés dans une assemblée de la communauté. Les élus devaient prêter le serment de ne suivre que la justice et leur conscience. Après qu'ils avaient fait la répartition de la somme demandée, ils étaient à leur tour taxés par quatre autres prud’hommes désignés à l'avance, mais dont les noms étaient tenus secrets jusqu'à ce moment.

L'agriculture était devenue tributaire des baillis et sénéchaux, tant royaux que seigneuriaux. Ces officiers, qui exerçaient alors toute police dans l’étendue de leur ressort, s’attribuaient le droit d’y permettre l’importation ou d’empêcher la sortie des grains, des vivres et autres comestibles; et, le plus souvent, les permissions ne s’accordaient qu’au plus offrant. De telles entraves ou occasionaient des disettes locales, ou forçaient le propriétaire à acheter par un sacrifice pécuniaire la liberté de vendre ses denrées. Saint-Louis mit fin à ces abus en ordonnant que le transport des grains d’une province à l’autre ne pourrait être défendu par les juges que dans le cas d’une nécessité bien reconnue, et que; quand une défense aurait été faite, elle serait sans aucune exception.

Dans l’impossibilité de supprimer les nombreux péages établis, au profit des seigneurs, dans les ports, sur les ponts, dans les passages, sur les chemins, et qui gênaient les communications et grevaient le commerce, le roi voulut en rendre le produit à sa destination première, qui avait été de pourvoir à l’entretien et à la sûreté des routes : en conséquence, les seigneurs furent obligés de faire réparer les chemins et de les faire garder depuis le soleil levant jusqu'à la fin du jour; et, pendant ce temps, ils étaient responsables des vols commis sur les voyageurs dans l’étendue de leur seigneurie. Le roi lui-même faisait rembourser la valeur des objets volés dans ses justices.

Saint-Louis s'occupa également du soin de donner quelques encouragements aux arts mécaniques et d’animer les travaux de l’industrie, qui avaient été étouffés par le tumulte de l'anarchie. Il établit des corporations ou espèces de confréries, dans lesquelles il attribua aux ouvriers les plus anciens ou les plus distingués par leur habileté une inspection sur les plus jeunes et sur ceux qui étaient encore, novices dans leur art. Il voulut que, pour se former ces derniers fussent tenus pendant quelques années sous les yeux des plus expérimentés, et fissent preuve de capacité avant d'être admis à exercer une profession. Les communautés d’ouvriers devinrent alors des espèces d’écoles publiques ouvertes à tous les hommes laborieux. Mais le sage monarque, qui bornait la puissance souveraine aux soins d'encourager et de protéger, n’attribua à ces différentes corporations aucun privilège exclusif, et ne les soumit à aucune des taxes que la fiscalité inventa dans la suite; seulement, dans la vue de mettre les consommateurs à l'abri des tromperies du commerce, il institua des visiteurs de poids et balances, auxquels furent attribués quelques droits, si modiques que la charge en était presque insensible, à l’industrie.

Des réformes et des améliorations d’un si grand prix pour les peuples, avaient été précédées de mesures prises dans la vue d’assurer à la couronne et aux villes la jouissance entière du revenu et du produit des impôts établis à leur profit. Ou trouve, en effet, sous Louis IX la première trace certaine de l’existence de la juridiction connue plus tard sous le nom de chambre des comptes. Par les ordres de ce prince, les gens du roi furent chargés de vérifier la gestion des préposés au recouvrement des deniers royaux et celle des maires qui recouvraient les cotisations volontaires au moyen desquelles les habitants des villes contribuaient aux dépenses de la communauté, avant l'établissement des taxes sur les consommations dont l’usage s'introduisit dans la suite[14].

Moyennant un droit domanial connu des cette époque sous le nom d'amortissement, les gens de mainmorte, tels que le clergé séculier, les maisons religieuses, obtenaient des rois la faculté de faire des acquisitions nouvelles de biens-fonds : ce droit avait été introduit comme un dédommagement de la perte que souffrait l’état en ce que, les corporations et les églises n’aliénant pas, et ne s'éteignant jamais, le domaine perdait les droits de mutation qu’il aurait reçus si les immeubles amortis fussent restés dans la circulation; mais les seigneurs ne participaient point à l’espèce de compensation que la couronne trouvait dans le droit d'amortissement, et chaque fois qu’un fief ou un immeuble censuel entrait dans les mains de l'église, soit par achat, soit par donation, l'amortissement leur enlevait pour toujours les droits casuels connus sous les dénominations de quint et de requint, de lods et ventes, de rachat, et autres, que toute mutation devait leur procurer. Ils représentèrent au roi le préjudice notable que leur portaient les acquisitions multipliées que faisait le clergé, et Saint-Louis prononça en leur faveur. Il voulut que les églises et les abbayes à qui des dons de terres avaient été faits traitassent avec le seigneur, ou, si elles n’étaient pas d'accord avec lui, qu’elles aliénassent dans l'année l'héritage acquis, sous peine de confiscation au profit du seigneur. Cette décision royale a donné naissance au droit d’indemnité, dû par les gens de mainmorte aux seigneurs, et que des lois ou des usages fixèrent, dans la suite, à quatre ou à trois années du revenu, ou du tiers au cinquième de la valeur des immeubles, suivant qu’ils étaient féodaux ou roturiers d’origine[15].

Saint-Louis, sage dispensateur des revenus de son domaine, ne se montra pas moins économe de la fortune de ses sujets que protecteur constant des communes, dont il favorisa l’affranchissement, et maintint les privilèges. Obligé, à l’occasion de la première croisade, de recourir à la décime sur les biens ecclésiastiques et laïcs, il seconde par ses défenses l’opposition formée par les barons à la levée en France des contributions que le pape Innocent IV imposait sur plusieurs états de l’Europe, pour payer les frais de la guerre contre l’empereur Frédéric, et défendit même aux évêques de prêter de l’argent à la cour de Rome[16]. Une autre décime fut imposée pour l'expédition de Tunis, qui priva la France d’un roi que ses sujets pleurèrent, et à qui la postérité décerna le beau titre de Prince de paix et de justice.

Rien de certain ne nous est parvenu sur les formalités qui précédèrent la levée de ces impositions; mais l’esprit de prudence et de modération qui caractérise le gouvernement de Saint-Louis, l’usage qu’il avait respecté de consulter les prélats et les barons, réunis en grand parlement, dans toutes les circonstances qui intéressaient l’état, tout porte à croire que les subsides étaient consentis dans ces assemblées. Une autre idée ne pourrait se concilier avec la recommandation que le sage monarque laissa à son fils dans son testament : « Garde-toi de trop grand convoitise, ne ne boute pas sus trop grandes tailles ne subsides à ton peuple, si ce n’est par trop grand nécessité pour ton royaume deffendre[17]. »

Par le traité qui fut conclu avec le roi de Tunis, après la mort de Saint-Louis, son fils avait obtenu que les ports de ce royaume seraient ouverts aux négociants français, et qu’ils y seraient exempts de taxes. Le commerce maritime, profitant des relations qui s’étaient établies par les croisades, sortit du néant où l'avait plongé la barbarie féodale, et s’ouvrit dans l’Orient les routes fréquentées depuis long-temps par les Génois, les Pisans et les Vénitiens. Cependant les arts industriels s’animaient; l’agriculture, le commerce intérieur, renaissaient sous la protection des lois. pendant un règne de quinze années, la tranquillité publique avait à peine été troublée par les projets d’une nouvelle croisade et par une guerre de courte durée en Arragon. Dans ces deux circonstances, le roi eut recours à l’imposition générale et temporaire de la décime, dont la levée se fit sans effort, parce que l’aisance se répandait dans les différentes classes de la société.

L'avènement de Philippe-le-Hardi au trône avait été marqué par la réunion à la couronne du comté de Toulouse, du Poitou et de l'Auvergne, dont une succession agrandit le royaume. Le règne de ce prince est encore signalé par l'anoblissement des roturiers, ce qui consistait à obtenir des titres de noblesse par lettres du roi. L’anoblissement fut d’abord accordé comme une récompense à ceux qui se distinguaient dans les arts : un célèbre orfèvre l’obtint le premier à ce titre. Mais à la distinction était attachée l’exemption des impôts; et ce qui devait être simplement honorifique devint ainsi un privilège abusif, onéreux à tous, et bientôt une ressource du fisc : on range en effet l'anoblissement des roturiers moyennant finance au nombre des inventions pécuniaires de Philippe-le-Bel, qui succéda à Philippe-le-Hardi.


  1. Préambule de l’édit de mai 1645.—Ordonn. du Louvre, t. 15, p. v et x.-Robertson, Hist. de Charles-Quint, t. 1, sect. 3 et note 39.
  2. Ordon. de Philippe-Auguste de 1214.
  3. Ordon. du Louvre, t. II, p. vj à xvij, 197, 240, 162, 278, 305, 308, et t. 13, p. xlj, 522 et suiv.
  4. Ordon. du Louvre, t. 11, préface, p. xxj et xxij, et p. 173, 177, 297, 308, etc., etc.
  5. On trouve sous le règne de Louis-le-Gros la trace d’une opération qui devait avoir pour but la répartition de l’impôt.Une ordonnance de ce prince commissionne des mesureurs et arpenteurs de terres dans le royaume, et accorde exemption de tous droits de péages, passages et autres semblables aux géomètres chargés de ce travail.
  6. Hist. de France, par le comte de Boulainvilliers. — Mézerai. — Dict. des finances, art. vingtième.
  7. Ordon. du Louvre, t.11, p. 255 et suiv., et note. - Le Guydon général des finances, édit. de 1644, p. 164. - Pasquier, t. 1, p. 616, C.
  8. Le texte du testament de Philippe-Auguste porte, art. 13 : « Prohibemus etiam universis prélatis ecclesiarum et hominibus nostris ne talliam vel toltam donent quamdiu in servitio Dei erimus.» M. Moreau de Beaumont et les éditeurs des ordonnances du Louvre traduisent ce passage par la défense de faire des remises sur les tailles. L’on a adopté de préférence la version de l’historien Mézerai, et de M. de Boulainvilliers, laquelle paraît la plus conforme aux intérêts de la couronne et de l’expédition, qui étaient que la levée du subside général établi par le roi ne fût pas arrêtée par des taxes arbitraires au profit des seigneurs. Les mots dare ou donare talliam, d’ailleurs, semblent exprimer plus naturellement donner un mandement de taille, délivrer une taille, que faire une remise sur la taille. Une remise accordée aux sujets ou serfs des seigneurs devait être un acte inconnu en code féodal.
  9. Ordon. du Louvre ; t. 1, p. 22 et suiv., et t. 16, p. 15. - Hist. de France, par le comte de Boulainvilliers, t. 2, p. 51 et 67.
  10. Mézerai, édition in-fol., t. I, p. 135.- Hist. de France, par le comte de Boulainviliiers, t. 2, p. 94. - Comptes de Mallet, premier commis de M. Desmarets, p. 401.
  11. Ordon. du Louvre, t. 1, p- 39.
  12. Traité des monnaies, par Abot de Bazinghen, t. 1, p. 108.
  13. Ordon. du Louvre, t. 1, p. 453, 534; t. 8, p. 65 et note; t. 12, p.527.
  14. Ordon. du Louvre, t. 1, p. 82 - Remontrances inédites de la chambre des comptes.
  15. Etablissements, liv. 1, ch. 125. - Ordon. du Louvre, t. 15, p. xij.
  16. Histoire de Saint-Louis, par M. de Ségur.
  17. États tenus à Tours, sous la minorité de Charles VIII. Paris, 1614. - Le Guydon des finances, édition de 1644, p. 166 et 167.