Histoire financière de la France/Chapitre premier

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HISTOIRE FINANCIÈRE


DE LA FRANCE.


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CHAPITRE PREMIER.


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Rois de la première et de la seconde races.


400. - 900.


SOMMAIRE.


Condition des Gaulois sous la domination romaine. - Invasion des Francs. - Assemblées de mars et de mai. - Formation du domaine royal et affectation des revenus domaniaux. — Fiefs ou terres du fisc données en bénéfices viagers et révocables. - Imposition, taxes, péages. - Placites généraux et placites provinciaux substitués aux anciennes assemblées. - Leur composition. - Lois capitulaires. - Envoyés royaux. — Origine des dîmes ; — Usurpation, par les feudataires, des domaines, droits, revenus, prérogatives de la couronne, et du droit de seigneuriage sur les monnaies. - Fiefs héréditaires. - Naissance des taxes, des péages et des servitudes féodales : champarts, taille à volonté, quint et requint, lods et ventes, banalité, etc. - Servage. - Abandon des assemblées ou placites, tant généraux que provinciaux.


Chez tous les peuples, l’établissement des impôts a été la conséquence immédiate de la réunion des hommes destinés destinés à former un corps de nation.

Suivant l’ordre naturel des choses, indiqué par la réflexion plus encore que par l’histoire, le premier soin des membres de toute société nouvelle a été de créer et de reconnaître un pouvoir supérieur, chargé de protéger et de défendre les intérêts généraux et privés. Mais ce pouvoir, placé au-dessus des volontés individuelles, ne pouvait ni se maintenir, ni être utile, s’il ne recevait les moyens d’assurer le respect et l’obéissance dus à l’autorité qui lui avait été déférée. Il devenait donc nécessaire de trouver ces moyens. Leur nécessité une fois reconnue par un peuple, il a été conduit à le s’obtenir de la réunion d’une partie des produits de la terre dans une proportion déterminée. Par la suite, les besoins augmentant avec les progrès de la civilisation, l’industrie, le commerce et les personnes ont été appelés à contribuer aussi, pour, une partie de leurs bénéfices, à l’accroissement de frais qui naissaient des développements de la société. Telle a été l’origine naturelle des divers tributs demandés demandés successivement aux peuples, origine bien légitime sans doute, puisqu’elle eut pour premier objet la conservation de l’état et le maintien de la sûreté individuelle.

Aucun peuple civilisé, ancien, ou moderne, n'a été exempt d’impôt : les habitants de l’ancienne Égypte y étaient sujets; et, sur le papyrus que renferment certaines momies, on a trouvé la quittance de droits payés à la mutation de propriétés. Les peuples de la Judée connaissaient les tributs publics; Cortez et Pizarre les ont trouvés établis dans les contrées du nouveau monde qu’ils ont conquises. Toutes les nations ont été soumises à la loi commune d’une contribution. en échange de la protection qui leur est due par le gouvernement.

Cet accord unanime des parties du globe les plus éloignées entre elles, dans l'établissement des tributs, est un aveu bien puissant de la légitimité des contributions publiques, et de la nécessité d’obtenir du concours de tous les citoyens les ressources indispensables au chef de tout gouvernement pour repousser les agressions étrangères et assurer la tranquillité intérieure. Ce principe conservateur des états a été de tout temps universellement reconnu; mais, chez les peuples anciens comme chez les peuples modernes, l’application n’en a pas toujours été réglée conformément aux lois de la prudence et de l’équité.

Les républiques de la Grèce et l’empire romain, dans l’ancien monde, et, dans le nouveau, l’empire du Mexique, fourniraient de nombreux exemples de l’excès et de l’inégalité dans les charges imposées aux peuples; mais, devant borner nos recherches au sol de la France, nous trouverons, dans le petit nombre de témoignages parvenus jusqu’à nous, des preuves suffisantes de la malheureuse condition où l’excès des tributs a réduit les habitants. de ces contrées dans les temps les plus éloignés.

A l’époque de la conquête des Gaules, César trouva la population divisée en trois classes : druides, chevaliers ou nobles, et peuple. Les premiers, dévouée au sacerdoce, ne payaient point d’impôts; ils étaient exempts de toutes charges publiques. La défense du pays était confiée aux nobles. Le peuple, réduit à un état voisin de la servitude, ne prenait part à aucune affaire et n’avait pas entrée dans les assemblées. Telle était la rigueur de sa condition, qu’un grand nombre de Gaulois, accablés de dettes et par l’énormité des taxes, ou opprimés par la violence, se donnaient aux nobles, qui les traitaient en esclaves[1].

Le sort des anciens habitants des Gaules éprouva d’abord quelques adoucissements sous les lois de leurs nouveaux maîtres; mais bientôt ils retombèrent dans l'état d’oppression d’où la conquête les avait tirés.

Rome introduisit dans les Gaules, les lois qui régissaient les autres provinces de l’empire, et son système fiscal y fut promptement établi.

Les citoyens romains, ou, parmi les peuples soumis, les habitants qui avaient acquis le droit de cité, jouissaient de l’exemption de certains tributs, attendu qu’ils étaient tenus du service personnel à la guerre. Les impôts que supportaient les autres classes se composaient principalement d’une capitation, ou imposition purement personnelle, et d'un impôt foncier réparti par arpent, que l'on nommait cens[2]. Il existait encore des droits à l’importation et à l’exportation des marchandises, des taxes sur la consommation, dont une partie tournait au profit des cités, et des droits sur le sel.

L'avidité des agents du fisc ne tarda pas à élever les charges des peuples au-dessus des sommes demandées par la métropole. Les tributs étaient augmentés d’exactions continuelles, lorsque, comme il arrivait trop souvent, un proconsul avide autorisait la cupidité des chevaliers romains, qui, pendant long-temps, furent en possession d’avoir la ferme des revenus de l’état. Alors le despotisme réglait la quotité de l’impôt; l’arbitraire en déterminait la répartition, et la milice du proconsul en poursuivait la rentrée par les moyens que donnait la violence des lois bursales.

« L’on vit Licinius, affranchi de César et intendant des Gaules, profitant des nouveaux noms donnés aux mois de juillet et d’août, dans la réforme du calendrier, composer l’année de quatorze mois et exiger en conséquence des Gaulois la contribution personnelle qui leur était imposée pour chaque mois. Accusé dans la suite de concussion, il fait voir à Auguste un monceau de matières précieuses : Prenez, lui dit-il, cet or et cet argent; je ne l’ai point destiné à d’autre usage qu'à passer en vos mains. Cette courte apologie lui servit de justification[3]. ». Sous les empereurs, la sphère des impositions s’agrandit.

Auguste obtint du sénat une taxe d’un vingtième sur les successions, les legs et toutes autres. donations à cause de mort, dont le produit fut destiné à la solde des troupes.

Les objets exposés en vente dans les foires et dans les places publiques furent aussi soumis à un droit fixé par Auguste à deux centièmes de la valeur de certaines marchandises, au cinquantième sur d’autres, et au cinquième sur les esclaves. Sous Caligula, les comestibles y furent assujettis.

Par la suite, le sénat romain, avili, accorda toutes les impositions qu’inventaient l’avarice et la fantaisie des empereurs.

On vit des taxes sur les courtisanes et leurs ministres, sur les immondices. Les mariages, les sépultures, les cheminées, les tuiles des maisons, étaient autant d’objets de taxes. Iles courtisanes et les portefaix furent soumis à un impôt proportionnel par Caligula, qui s’attribua encore le quarantième des sommes ou de la valeur des biens pour lesquels on plaidait ; et les transactions sur les objets en litige ne pouvaient avoir lieu sans payer ce droit.

Il existait en outre certaines taxes, appelées sordides, qui comprenaient nombre de petits droits dont les gens en place et les honorables étaient exempts.

Après la translation de l’empire en Orient, on inventa de nouveaux impôts : des péages furent établis sur les routes; les éléments même n’en furent pas exempts, et Nicéphore mit un impôt sur la fumée.

Si l’on ajoute que ceux qui ramassaient de l'or ou de l’argent dans les rivières devaient au trésor public le quart de la valeur de ce qu’ils avaient trouvé; que la construction de certains édifices publics donnait lieu à des prestations, soit en deniers, soit en nature, dont l’ordre des sénateurs était seul exempt; que l’imposition sur les biens-fonds ne dispensait pas les propriétaires de contribuer, suivant les circonstances, pour une certaine quantité de boissons, de comestibles et d’autres denrées, qui se distribuaient aux gens de guerre, auxquels il fallait quelquefois encore fournir du foin, de la paille et même des habits ; qu’enfin tous les actes rédigés par les officiers publics devaient être écrits sur des papiers revêtus d’une marque particulière équivalente à nos timbres, et dont sans doute l'apposition ne se faisait pas gratis; l’on verra, par cette énumération des tributs publics, que les Romains n’ont rien laissé à inventer en ce genre.

La rigueur des lois pour le recouvrement de l'impôt foncier était extrême. Le fisc ne connaissait les non-valeurs que dans le cas d'accidents qui détruisaient non pas les récoltes, mais la propriété elle-même, tels que le bouleversement, d'un territoire par une inondation, par un tremblement de terre, ou la destruction d’une ville par le feu. Toutes les impositions et contributions réparties par arpent emportaient l’hypothèque du fonds. La propriété dont le tribut et les autres charges n’étaient pas acquittés au bout de l’an pouvait être aussitôt vendue, et la responsabilité pécuniaire imposée aux gouverneurs des provinces et à leurs officiers ne leur laissait pas la faculté de surseoir à l’exécution de cette mesure. Le fisc avait encore le droit de poursuivre le recouvrement des contributions des années précédentes dont le paiement ne serait pas prouvé; et ces poursuites pouvaient remonter jusqu’à vingt ou trente années, ce qui ouvrait un vaste champ à la cupidité d’exacteurs infidèles.

400. - Ce système d’une fiscalité tyrannique régnait sur les Gaules, lorsqu’un peuple chasseur et guerrier, sorti des forêts de la Germanie, fonda par la conquête la puissance des Francs sur les débris de l’empire romain. Ici la trace certaine des institutions fiscales est perdue. Les vieilles chroniques, si abondantes en détails sur les guerres, les dissensions et les crimes des familles qui gouvernaient ou se disputaient le royaume, ne nous ont rien transmis de certain concernant la nature et l’ensemble des tributs, les formes observées pour leur établissement et leur administration sous les premiers rois de la France. Les plus savants publicistes ont cherché à remplir cette lacune de l’histoire; mais, réduits à interpréter quelques monuments épars, ils ne sont rapprochés d’opinions, quant au régime financier dans les premiers temps de la monarchie, qu'en ce qui concerne la nature des revenus attribués à la couronne.

Dans le partage que firent les guerriers francs d’une partie du territoire conquis, certains biens-fonds, dont la propriété était regardée comme publique et dont le revenu avait appartenu aux empereurs romains, formèrent le domaine royal[4]. Le produit de ces biens était destiné à l’entretien du prince et de sa maison. Suivant l’usage que les Francs tenaient des Germains leurs ancêtres, nos premiers rois recevaient encore les dons, purement volontaires dans l’origine, que leur accordaient les leudes ou fidèles, dans les assemblées annuelles, qui se tenaient au mois de mars d’abord, et qui furent remises au mois de mai, lorsque l’usage de la cavalerie commença à s’introduire parmi les Français[5]. Ces dons consistaient en troupeaux, en argent, en chevaux, en armes et autres objets précieux. On traitait dans ces assemblées générales de tout ce qui pouvait intéresser le gouvernement et la nation, de la paix et de la guerre, de la justice et des finances. Les affaires ordinaires étaient décidées par le prince, et les plus importantes par le peuple assemblé, devant lequel cependant on ne les portait qu’après qu’elles avaient été discutées dans le conseil des chefs[6].

Une autre branche considérable des revenus du prince consistait dans les confiscations et dans le fredum, ou portion des amendes, que les lois, ripuaires et la loi salique attribuaient aux rois mérovingiens. Dans ces temps de barbarie, non seulement les violences, le vol et d’autres délits étaient punis par des amendes, mais le meurtrier, l’assassin, l'incestueux, l'incendiaire, rachetait sa vie par une composition que la loi avait réglée en raison de la gravité du crime et de la condition des hommes, et dont profitait l'offensé ou ses représentants. Le frède, ou le tiers de cette composition, était attribué au juge fiscal ou, comte, qui en rendait la troisième partie au roi. Dans certains cas, indépendamment de la composition, les biens du coupable étaient acquis au fisc. Le fisc héritait des biens du serf qui avait été affranchi, lorsqu’il mourait sans postérité. L’homme ajourné devant la justice perdait tous ses biens s’il n’obéissait pas ; celui qui manquait à son serment envers le prince était puni de la même manière; il devait en outre composer pour sa vie; et une amende était infligée à ceux qui manquaient à l’appel ou au ban publié au nom du roi, soit pour aller contre l’ennemi, soit pour tout autre service[7].

Dans l’origine de la conquête, les guerriers francs obtinrent des terres du fisc, c’est-à-dire des fiefs. Moyennant ces concessions, ils étaient tenus à certains services personnels envers le roi, en paix et en guerre. Pendant ses voyages, ils devaient lui donner gîte.

Ces fiefs n'étaient alors que des bénéfices viagers donnés à la personne seulement, sujets même à révocation durant la vie du possesseur; et lorsque celui-ci manquait à ses obligations, les terres étaient confisquées, c'est-à-dire réunies au fisc[8].

Pour tout ce qui concerne les autres parties du système financier, les mêmes écrivains nous présentent deux opinions tout-à-fait contraires.

Suivant les uns, au nombre desquels paraissent MM. de Mably, de Boulainvilliers et l’auteur de l'Esprit des lois, il n'existait pas de tribut général et public : les impositions, les droits et taxes de tout genre, introduits par les Romains dans les Gaules, avaient disparu avec leur puissance. Ce qu’on appelait cens était un droit particulier ou une redevance que les serfs devaient à leurs maîtres; et si quelques péages intérieurs subsistaient encore, ce n’était qu’un droit légal établi par le possesseur d’une terre, pour l’entretien des chemins et la réparation des ponte.

D’après d’autres, au contraire, l’édifice bursal des Romains aurait été conservé dans tout son entier par les nouveaux maîtres des Gaules. L’un de ces écrivains va jusqu’à prétendre qu'à part certaines exceptions spécialement accordées, les guerriers francs eux-mêmes soumis au paiement des impôts généraux qui composaient précédemment le tribut annuel affecté au paiement des troupes, à l’acquittement des autres dépenses de l’état, et dont les rois de la première race avaient conservé l’usage.

L’opinion qui présente tous les habitants des pays enlevés aux Romains par les Francs comme soumis indistinctement aux tributs ne paraît point admissible. Elle est contraire aux anciens monuments historiques et aux idées fières des guerriers de la Germanie, dont certaines peuplades n’étaient pas dégradées par le joug des impôts[9]. Conservant les mêmes mœurs après la conquête, les Francs voulaient toujours que les dons faits par eux aux princes fussent accordés de leur libre volonté, des dons de bénévolence. Le plus ancien historien des Francs, Grégoire, évêque de Tours, qui vivait dans le sixième siècle, et les continuateurs de sa Chronique, témoignent, dans plusieurs passages, que cette prérogative se conserva sous les rois de la première race, et que les tentatives faites pour la violer furent repoussées comme un attentat, non au droit public, qui n’était point établi, mais aux coutumes germaniques que les vainqueurs avaient introduites avec eux. Childéric, père de Clovis, ne fut chassé que pour avoir voulu enfreindre ces coutumes; un Franc, nommé Bodillon, attenta à la vie de Childéric II, roi d’Austrasie, par l’ordre duquel il avait été attaché à un poteau et battu de verges pour lui avoir représenté qu’il n’avait pas le droit d’imposer des taxes au mépris des règlements qu’une assemblée venait de faire pour la réforme des abus; et l’un des crimes imputés à Brunehaut fut d’avoir grossi le fisc des biens des chefs des Francs[10].

Le juge Audon était l’un des instruments dont se servaient Chilpéric et Frédégonde pour établir leurs exactions. De concert avec le préfet Mummius, ce juge avait assujetti à des exigences plusieurs des Francs qui, du temps de Childebert l’Ancien, en étaient exempts en qualité d’hommes ingénus ou libres. Après la mort de Chilpéric, ceux qu’Audon avait opprimés se soulevèrent contre lui, et le dépouillèrent de tous ses biens. Ils mirent le feu à sa maison, et lui auraient ôté la vie, s’il ne se fût réfugié, avec la reine Frédégonde, dans une église où il se trouva à l’abri[11].

Cette même reine, dont les exactions multipliées furent les moindres crimes, voulait du moins persuader aux Francs qu’elle tenait de leur générosité une partie de ses richesses. À l’occasion du départ de Ragonthe, sa fille, qui devait épouser le fils du roi des Goths, Frédégonde avait ajouté aux dons que la princesse tenait de Chilpéric de grandes sommes en or, en argent et en présents magnifiques : cinquante chariots suffisaient à peine à porter ces richesses. Frédégonde, remarquant l’effet que leur vue produisait sur les Francs se tourna vers eux, et leur dit :

« Braves hommes, ne pensez pas que les présents remis par mon ordre à ma fille proviennent des biens que les anciens rois nos prédécesseurs avaient amassés : tout ce que vous voyez sur ces chariots, je le tiens de mes épargnes et des fréquentes largesses du roi, mon très glorieux seigneur. Mes soins ont aussi contribué à l’augmentation de mes propres richesses. Je puis même dire que la bonté de mon administration dans les terres qui m’ont été données a grossi considérablement mon trésor, ainsi que les superbes présents que vous m’avez faits vous-mêmes. Telles sont les sources des richesses données à ma fille : elles n’ont rien de commun avec le trésor public. »

De cette réunion de faits ne doit-on pas conclure que, sous la première race, les Francs, possesseurs de fiefs, ne rendaient à l’état que le service militaire ? Ils marchaient comme compagnons du comte, et ils exigeaient le même service des hommes libres francs, romains et gaulois, qui étaient obligés d’aller à la guerre à leurs dépens[12]. A cette obligation se joignait, pour les Romains et les Gaulois, celle de fournir des chevaux et des voitures aux envoyés du roi et aux ambassadeurs qui partaient de sa cour, ou qui s’y rendaient. Ils devaient encore loger et nourrir ces envoyés à leur passage. L’on peut donc croire, avec Montesquieu, M. de Boulainvilliers et M. de Mably, que, lorsque les Germains eurent conquis les Gaules, après une lutte sanglante, ils ne consentirent pas à recevoir un joug qu'ils regardaient comme une marque de servitude. Mais, par une conséquence naturelle de ce préjugé national, il est présumable que les vainqueurs voulurent établir une distinction entre eux et les vaincus libres, en les soumettant A des tributs dont eux-mêmes durent être exempts[13]; et que, s’ils ne conservèrent pas toutes les charges qui existaient avant la conquête, ils maintinrent du moins, pour les Romains et les Gaulois, certains droits dont l’existence put se concilier avec la nouvelle forme de gouvernement[14].

Cette conjecture n’a pas échappé aux écrivains qui ont fait du régime des impositions l’objet particulier de leurs études : on la retrouve dans les mémoires que Sully composait pour le grand roi dont il fut l'ami; elle est présentée par M. de Forbonnais dans ses Recherches et considérations sur les finances. Depuis, la collection des Ordonnances des rois des France, l’auteur des Mémoires concernant les impositions, et, d’après ces ouvrages, le Dictionnaire des finances et l’Encyclopédie, ont recueilli sur cette matière des documents qui s’accordent avec notre opinion, et que viennent fortifier plusieurs faits épars dans les anciennes chroniques. Ces citations se rattachent trop essentiellement à l’objet de nos recherches pour ne pas nous être permises.

L'usage des descriptions ou dénombrements que faisaient à Rome les censeurs paraît avoir été adopté sous les rois de la première race. A la sollicitation de l’évêque de Poitiers, Childebert, neveu de Gontran, roi d’Austrasie, donna commission de réformer la description ou le cadastre qui avait été fait sous le règne de Sigebert, son père, et qui était devenu défectueux. Grégoire de Tours parle ainsi de cette répartition :

« L’ancienne répartition était devenue tellement inégale par l’effet de la division des propriétés et des autres changements apportés par le temps dans l’état des contribuables, que les pauvres, les veuves, les orphelins et les gens sans appui supportaient le fardeau des tributs. Florentius, grand-maître de la maison du roi, et Romulfus, comte du palais, remédièrent à cet abus. D’après une recherche exacte des changements survenus, ils déchargèrent les contribuables qui étaient grevés, et assujettirent au cens public ceux qui devaient le supporter[15]

On peut suivre jusque sous les rois de la seconde race l’existence de cet impôt direct, et les preuves de l’exemption accordée à une partie de la population. Dans un édit donné au palais de Pistes, près Mantes, en 864, par Charles-le-Chauve, à la suite d’un concile, ou grand parlement, il est dite, au sujet du cens royal, que les Francs non exempts, qui sont tenus de payer un écu au roi, tant pour leur tête que pour leur case, ne pourront donner corps et biens aux églises, ni se rendre serfs. L’auteur de la vie de saint Sulpice, qui vivait sous le même roi, nous apprend que, de son temps, il y avait des asséeurs pour répartir avec égalité les impôts.

Avant le règne de Childebert, Chilpéric Ier, au nombre des exactions dont, à l’instigation de Frédégonde, il accablait sans distinction les serfs et les ingénus, avait exigé le tribut arbitraire d’une cruche de vin par demi-arpent de vigne[16]. Cette taxe ne fut que passagère, parce que les évêques, instruits de la misère des peuples par la révolte et les émigrations qui se manifestaient dans le royaume de Neustrie, persuadèrent au roi et à Frédégonde que la perte qu’ils avaient faite de leurs enfants était l’effet de la malédiction de Dieu, qui vengeait ainsi les opprimés. Chilpéric et la reine, effrayés, firent détruire les rôles, et rappeler les collecteurs des nouveaux impôts.

Probablement Chilpéric trouva des imitateurs dans les rois ses frères, qui avaient partagé avec lui la France. L'évêque Grégoire s’exprime en ces termes en parlant d’un Gaulois nommé Leudaste, que le roi Caribert venait de créer comte de Tours : « Leudaste est né dans une petite île du Poitou qui porte le nom de Cranne; son père se nommait Léocade et servait un fermier de l’impôt sur le vin. »

Dans un concile ou grand parlement, convoqué à Paris par Clotaire II, en 615, et d’après les délibérations des évêques, des grands du royaume et des fidèles qui composaient l'assemblée, ce prince rend un édit portant les dispositions suivantes au sujet des péages et des taxes arbitraires qui surchargeaient les peuples : « Dans tous les lieux, où, sans pitié, un nouveau cens aura été ajouté à l’ancien, lorsque le peuple réclamera, on prendra connaissance de la plainte pour réformer miséricordieusement l'injustice. »

Quant aux péages, ils seront acquittés dans les lieux et sur les objets qui y ont été soumis au temps des rois nos prédécesseurs, c’est-à-dire jusqu'à la mort des seigneurs nos parents, les rois Gontran, Chilpéric et Sigebert, de bonne mémoire. »

On sait que Dagobert Ier, qui réunit sur sa tête les couronnes d'Austrasie, de Neustrie, de Bourgogne et d'Aquitaine témoigne une grande vénération pour l’abbaye de Saint-Denys et l'enrichit par de nombreuses donations. Il ordonna[17] que, chaque année, sur les revenus qu’il tirait de la ville de Marseille, une somme de cent sous serait employée à l'achat de l’huile nécessaire au luminaire de la Basilique. Cette huile devait être transportée par six chariots. On sait encore, par des actes du règne de ce même prince, que les navires et les marchandises qui arrivaient par Fos, Valence, Lyon, ou par tout autre point, à destination de la foire de SaintDenys, de même que les huiles et les vins achetés pour la consommation de l’abbaye de ce nom, jouissaient de l’exemption de tous les droits et des taxes ou exactions quelconques que l'on était dans l’usage de percevoir tant pour le compte du roi que pour le compte des seigneurs, à l’entrée des villes et des châteaux, dans les ports et dans les marchés, sur les grandes routes et sur les fleuves du royaume, tant à la remonte qu’à la descente; Deux siècles plus tard, Louis-le-Débonnaire et Charles-le-Chauve, fils et petit-fils de Charlemagne, confirmaient ces immunités et d’autres du même genre, que leurs ancêtres avaient accordées au chapitre de la ville d'Angers[18].

Peut-on, d’après l’autorité de Grégoire de Tours, et les détails circonstanciés que nous a transmis cet écrivain, ne pas reconnaître, dans l’impôt que payaient les habitants des villes d’après un recensement, dans le cens royal dû par les Francs non exempts pour leur tête et leur maison, l’existence d'une redevance annuelle, à la fois personnelle et foncière, dont les possesseurs de bénéfices étaient exempts, comme le furent plus tard de la taille les nobles poursuivant armes ? La nature et la dénomination des taxes nombreuses dont la perception était suspendue en faveur des marchandises destinées à la foire de Saint-Denys et de plusieurs abbayes ne rappellent-elles pas de semblables droits que les Romains avaient introduits dans les Gaules ? Enfin ne trouve-t-on pas à la fois, dans l’expression de la volonté royale au sujet de certains de ces droits, la preuve qu’ils ne pouvaient être établis ni augmentés qu’en vertu d’une autorisation publiée par le chef de l’état; et les représentations faites à plusieurs rois, soit par les évêques, soit par les grands du royaume réunis dans les assemblées de mars, ne donnent-elles pas le témoignage d’une protection accordée aux peuples lorsque les exigences arbitraires étaient portées trop loin.

De ce qui précède il est donc permis de conclure que, sous les rois mérovingiens, les propriétés et les personnes étaient soumises à des tributs, dont l’immunité était attribuée aux fiefs et à leurs possesseurs; et qu’il existait des taxes et des péages qui atteignaient les objets destinés à la consommation, à leur arrivée dans les ports et pendant le cours de leur transport par terre ou par eau.

Que ces tributs, ces taxes, aient été uniformes ou variés, généraux ou de localité, commandés par l’utilité publique ou exigés par l’intérêt prisé, c’est ce qu’il serait difficile aujourd’hui de résoudre d’une manière absolue, dans l’absence de documents précis, et ce qu’il serait superflu même de discuter après les publicistes habiles dont les opinions opposées ont laissé la question indécise. Il suffit d’avoir rempli l’objet de nos recherches en démontrant que l’invasion des Gaules par les Francs ne délivra pas les peuples soumis de toutes les taxes que les empereurs avaient exigées, mais que les conquérants l’exemptèrent des redevances ou des obligations qui, dans leurs idées, devaient être le partage des vaincus.

Il ne paraît pas que l’exemption des impôts s’étendît aux bénéfices ecclésiastiques, ou si, dans l’origine, églises et des abbayes jouirent de l’immunité des tributs, elles le durent non à un droit reconnu, mais à la vénération accordée aux saints et à la crainte de les offenser. Grégoire de Tours loue la justice et la piété de Théodoric, premier roi d’Austrasie, qui régnait en 555, parce qu’il avait remis librement aux églises d’Auvergne le tribut qu’elles avaient accoutumé de porter dans son trésor.

Ces sentiments étaient entretenus -par les évêques. « Celui-là, disaient-ils, fait un outrage personnel aux saints qui leur prend le moindre chose, et la punition ne peut tarder à le frapper. » Tous les rois cependant n’adoptèrent pas cette opinion du siècle ; mais ceux qui s’affranchirent de la contrainte qu’elle leur imposait ne le firent pas sans opposition à leur volonté.

Clotaire et Childebert, fils de Clovis, avaient exigé le tiers des rentes et des autres revenus que possédait l’Église. Les évêques, dit Grégoire de Tours, consentirent malgré eux à cette taxe, et souscrivirent l’édit qui l’établissait, à l’exception d’Injuriosus, évêque de Tours qui seul osa s’y refuser, « Prince, dit-il à Clotaire avec une sainte indignation, si vous voulez enlever à Dieu ce qui lui appartient, Dieu ne tardera pas à vous priver de votre royaume. Vous devez nourrir les pauvres du blé de vos greniers. N’est-il pas souverainement injuste que vous les remplissiez de ce qui est destiné à la subsistance de ces infortunés ? » Le prélat irrité se retira sans prendre congé du roi. Clotaire se montra d’abord offensé mais il redoutait la puissance de saint Martin. Par cette raison, il envoya sur les pas de l’évêque, le priant d’accepter les présents qu’il lui faisait porter et de recevoir ses excuses. Il renonçait à son entreprise, la condamnait, et demandait au courageux prêtre d’intercéder pour lui auprès du bienheureux saint Martin[19].

Ainsi l’église de Tours jouit d’une immunité qui s’étendit non seulement à ses biens, mais à tous les habitants de cette cité. C’est ce que nous apprend encore l’historien Grégoire. Parvenu à l’épiscopat, il défendit avec succès, comme un droit acquis, ce qui n’avait été dans l'origine qu’une concession.

Après que les commissaires qui avaient été envoyés à Poitiers par Childebert eurent terminé dans cette ville la description dont il a été parlé précédemment, ils se rendirent à Tours dans la vue d’y faire une semblable opération. Ils disaient : « Nous possédons un registre par lequel il est prouvé que le peuple de cette ville a payé le tribut sous les rois précédents. » A quoi l'évêque Grégoire répondit : « Du temps du roi Clotaire, la ville de Tours fut marquée pour être assujettie aux tributs, et le registre fut porté au roi; mais il est aussi certain que le roi s’en repentit, parce qu’il redoutait la puissance du bienheureux saint Martin, et le registre fut brûlé. A la mort de Clotaire, ajouta le prélat, le peuple de cette ville se soumit au roi Charibert et lui engagea sa foi. De son côté, le prince jura de ne mettre aucune taxe sur les habitants, et de les laisser tels qu’ils étaient sous son père, protestant que jamais Tourangeau ne serait compris pris dans la contribution publique. Sigebert, qui, après, règne sur cette ville, et Childebert, qui est dans la quatorzième année de son règne, n’ont rien exigé de ce peuple. Voyez à présent si vous avez le pouvoir de faire plus qu’eux ; mais, en allant contre votre serment, craignez de vous faire tort à vous-même[20]. »

Les commissaires insistant par faire exécuter le rôle d’imposition qu’ils avaient entre les mains, l’évêque envoya vers le roi lui demander sa volonté. Sur-le-champ des lettres furent expédiées en faveur des habitants de Tours, portant la défense expresse de ne plus lui demander de subsides, par respect pour saint Martin.

Dans les autres diocèses, l’impôt établi per Clotaire continua d’être levé par des officiers appelés préposés royaux (actores regii) qui commirent beaucoup d’exactions. Ce ne fut que quarante années après que Childebert, qui avait confirmé les franchises de la ville de Tours, fit remise de tout tribut aux églises, aux monastères, et aux élèves attachés à ces églises. Mais bientôt les prétentions du fisc se renouvelèrent, et, à la fin du Vle siècle, on voit Grégoire-le-Grand se plaindre aux rois Thiery II et Théodobert II de ce que les biens des églises payaient un tribut. Plusieurs lettres de ce pape font connaître qu’il éprouvait des difficultés pour faire parvenir à Rome le revenu des biens-fonds qui dépendaient du patrimoine que saint Pierre possédait dans les Gaules[21].

À cette époque encore peu éloignée de l’établissement de la monarchie, dans plusieurs des contrées arrachées aux Romains, les conquérants, ou ceux auxquels ils livraient les terres, avaient maintenu l’usage de payer en nature le cens ou la redevance, dans une certaine proportion des fruits, particulièrement le dixième. Cet impôt ou cens laïc fut connu sous le nom de dîme militaire. Il paraît certain que, dans le VIe siêcle, les ecclésiastiques le payaient eux-mêmes, soit au fisc, soit au possesseur du fief, pour les terres qu’ils avaient ; ou si des exemptions existaient, c’étaient des concessions bénévoles dues à la piété du roi[22]. Mais, d’après les discussions de critiques éclairés, il est démontré qu’alors l’usage de la dîme payée à l’Église, ou dîme ecclésiastique, n’était point établi[23].

Dans les premiers siècles du christianisme, le clergé avait dû sa subsistance aux aumônes et aux offrandes volontaires. Ensuite, pour stimuler la charité, les pères de l’Église exhortèrent les fidèles à donner la dime, citant comme exemple, et non comme précepte, celle que les Juifs donnaient aux lévites, qui, étant consacrés à Dieu, n’avaient point été admis au partage de la terre promise. Ces exhortations n’eurent d’abord que peu de succès, et le sort des prêtres fut mal assuré. dans les GauIes jusqu’à la conversion de Clovis. A partir de cette époque, par l’effet de la munificence, de la politique ou de la piété de ce roi et de ses successeurs, les évêchés, les églises et les abbayes avaient été richement dotés en domaines, qu'augmentaient encore les donations des fidèles. Mais on a vu les fils même de Clovis assujettir à une forte redevance ces bénéfices ecclésiastiques. Charles Martel, duc des Francs et maire du palais sous Thierry II, soumit à des impositions les biens de l’Eglise; mais il n’imita pas envers elle la générosité des rois. Chef unique du gouvernement dans le royaume, lorsqu’il eut vaincu le maire Rainfroy, et voulant compléter la révolution qui devait assurer la couronne à ses descendants, ce conquérant paraît avoir eu pour but constant de fonder son autorité sur l’affection de ses guerriers et sur l’affaiblissement de l’influence épiscopale. Il écarta d’abord les évêques qui n’avaient pas embrassé sa cause contre son compétiteur, conférant leurs dignités à des Francs laïcs, et disposant des biens de l’épiscopat en faveur de ses guerriers. vainqueur ensuite des Saxons, des Bavarois et des Suèves, ce prince eut à réunir l'élite des Francs contre les Sarrasins, qui, déjà maîtres des provinces méridionales, menaçaient de subjuguer le royaume. Après sa victoire sur leur général Abdérame, qu’il défit entre Tours et Poitiers (732), Charles Martel dépouilla le clergé de ses riches possessions, et distribua les terres et les trésors des évêchés et des abbayes en récompense à ses fidèles et aux autres guerriers libérateurs de la chrétienté[24].

745. — Cette spoliation du clergé donna naissance à des dissensions entre les ecclésiastiques et les détenteurs de leurs biens. Carloman, frère de Pepin, avait tenté le grand ouvrage de la réconciliation par l’adoption des précaires[25]. C’était un traité par lequel, en laissant espérer aux ecclésiastiques qu’ils pourraient rentrer en jouissance à la mort des possesseurs actuels, on réglait qu'en considération des guerres dont le royaume était menacé de tous côtés, les terres qui avaient été enlevées si l’Église pour les besoins de l’armée resteraient aux guerriers, qui paieraient chaque année, une redevance modique ou cens en argent aux anciens bénéficiaires. Dans le ces cependant où la nécessité l’exigerait, ou si le prince l'ordonnait, le traité de précaire devait être renouvelé. Bien qu’elles eussent été consenties par les évêques dans une assemblée générale, des conditions aussi peu satisfaisantes pour le clergé, et qui cependant entretenaient ses prétentions, n’avaient fait que perpétuer les divisions. Elles étaient de nature à produire de grands désordres dans l’état. Pepin, fils de Charles Martel, s’occupa de les prévenir par de nouveaux arrangements plus favorables au clergé. Peu de temps après qu’il eut obtenu la couronne (756), il fut décidé dans une assemblée que les églises, les bâtiments des monastères et les évêchés seraient réparés aux frais des possesseurs des biens ecclésiastiques, qui paieraient les dîmes et les nones avec le cens annuel; et que ceux qui ne rempliraient pas ces obligations seraient privés des propriétés. Mais, nonobstant la menace qui terminait ces dispositions, bien des années devaient s’écouler avant que le clergé recueillît les dédommagements qui lui étaient annoncés. On trouve la preuve de l'éloignement que les détenteurs des biens ecclésiastiques avaient à se reconnaître les débiteurs de l’Église dans les lois et dans les autres moyens qui furent adoptés sous le règne de Charlemagne et après lui[26].

Au temps de ce prince, les assemblées générales de la nation avaient reçu une modification remarquable dans leur composition. Sous le nom de placite général, de synode ou de grand parlement, elles continuaient de se réunir chaque année pour régler la police intérieure du royaume, ou pour traiter des impôts. Le roi y recevait toujours de ses leudes ou vassaux les présents d’usage, qui déjà ni étaient plus simplement offerts au prince, mais réclamés par lui comme une dette envers la couronne. Mais, moins nombreuses que les anciennes assemblées de mars, celles-ci étaient composées des évêques, des abbés, des autres principaux de la nation et des comtes ou juges. Ces derniers y venaient accompagnés de leurs assesseurs, qui étaient nommés parmi les élus du peuple. Les ecclésiastiques y conduisaient pareillement les avoués ou intendants des églises, choisis aussi dans la classe populaire. Il était expressément recommandé à ceux qui devaient composer l’assemblée de s’y rendre aux époques fixées, et de fortes amendes punissaient les infractions à ce devoir. Les capitulaires, ou articles qui avaient été rédigés et signés par les assistants dans ces assemblées générales de la nation[27], devenaient lois du pays lorsqu’ils avaient été revêtus de la constitution du roi et publiés par ses ordres[28].

800. — Dans les capitulaires de Charlemagne, on réunit de la loi des ripuaires et de la loi salique les dispositions qui devaient être maintenues ; et ce que cette législation avait de vicieux ou d’imparfait se trouva complété ou rectifié par d’autres lois, qui devinrent communes à toutes les nations soumises à l’empire.

Ce nouveau code fixa à vingt-deux le nombre de sous qui devaient être taillés dans une livre d’argent ; il statua que les monnaies ne pourraient être frappées que dans le palais de l’empereur ; régla le prix attribué pour la fabrication ; défendit la circulation des fausses monnaies ; prononça des amendes contre ceux qui refuseraient les espèces ayant cours légal, et porta des peines plus graves contre les faux monnayeurs et leurs complices. Relativement aux impôts, les capitulaires ordonnaient la levée de ce qui était légitimement dû au prince pour le cens royal, tant sur les personnes que sur les biens, et pour les amendes. A l’égard des autres attributions de la couronne, l’empereur, qui portait la plus sévère attention sur la conservation et l’exploitation de ses domaines, donna lui-même l'exemple de la modération ; et, déclarant ne vouloir jouir que des droits qu’un long usage avait légitimés, il renonça à tous ceux qui s’étaient introduits sous le gouvernement arbitraire des maires du palais. De semblables réformes s'introduisirent dans tout ce qui, tenait aux obligations des peuples. Les hommes libres ne durent concourir au service militaire qu’en proportion des biens-fonds qu'ils possédaient; mais celui qui n’obéissait pas au ban était puni par une amende appelée hériban, qui était de soixante sous. Si le comte ou le seigneur autorisait l’absence d'un ou de plusieurs hommes, il était tenu de payer lui-même autant de héribans qu’il avait congédié de soldats. D’après cette règle, les juges fiscaux ou les grands vassaux ne furent plus les maîtres de trafiquer du choix et de l’exemption des citoyens appelés à défendre l’état. Il fut permis encore aux hommes libres de se refuser aux sièges devoirs ou aux travaux serviles que voudraient exiger d’eux les comtes; on adoucit les rigueurs de la servitude en réduisant les corvées que les seigneurs demandaient aux hommes de leurs terres; on pourvut à l’avenir en ordonnant que, partout où existerait le loi, son autorité devrait l’emporter sur la puissance des coutumes, et qu’en aucun cas la coutume ne pourrait être préférée à la loi. S’il ne fut pas possible d’anéantir tous les péages, ni toutes ces espèces de taxes que la force avait établies et qui gênaient le commerce, on abolit du moins de ces exactions celles qui n’étaient pas fondées sur l’utilité du public. Les vivres, les denrées, qui n’étaient point destinés au commerce, les approvisionnements envoyés à l'armée, furent affranchis de tous droits dans leur déplacement, et les pèlerins qui se rendaient à Rome jouirent de la même exemption. Le perception des taxes maintenues imposa à ceux qui en recueillaient les produits l’obligation de réparer et d’entretenir les chemins et les ponts, et de veiller à la sûreté des routes.

Ces lois protectrices des peuples assuraient une plus grande puissance à celui qui saurait les faire respecter : c’est ce que fit Charlemagne. Mais une tâche plus difficile s’était offerte à ce prince, celles d'assurer la tranquillité intérieure, que menaçaient de troubler les dissensions existantes entre le clergé et les possesseurs de ses biens; tranquillité sans laquelle les grands projets de conquête que méditait son génie ne pouvaient être mis à exécution.

Il s'occupa d'abord de rétablir la discipline ecclésiastique, et de rendre le clergé plus respectable en l’attachant tout entier aux devoirs de son état. Dans cette vue, une loi interdit à tous les serviteurs de Dieu de porter les armes et leur défendit d’aller à la guerre. Deux ou trois prêtres seulement, choisis par l’évêque, purent prêcher et donner la bénédiction dans les camps. Charlemagne combla d'honneurs le haut clergé, qu’il appela aux principaux emplois de l’état, et étendit les juridictions ecclésiastiques, renfermées jusque alors dans des limites assez étroites. On fit défense, sous peine de sacrilège, de porter atteinte aux privilèges et immunités des ecclésiastiques et des monastères; d'envahir, de dévaster ou de vendre leurs biens, qui furent déclarés inviolables et indivisibles pour l’avenir. On s’occupait en même temps d'assurer au clergé l'indemnité du revenu des biens qu’il avait perdus et dont la restitution était devenue impraticable[29].

Une assemblée générale confirme par de nouvelles dispositions ce qui avait été convenu du temps du roi Pepin. Tous les biens-fonds provenant de l’Église, et qui déjà payaient ou cens ou redevance, durent donner en même temps la dîme et la none; ceux qui précédemment n’avaient acquitté ni cens ni dîme durent payer l’un et l'autre. On fixa La rente qui serait payée pour les maisons. Enfin les contrats de précaire devaient être renouvelés où ils existaient, et souscrits partout où ils n’avaient pas encore été établis. La dîme consentie sur les biens de l’Église dont jouissaient des laïc n’était donc qu’une juste indemnité accordée au clergé qui avait été dépouillé. C’est à ce titre, et non comme restitution d’un droit acquis précédemment, que ces biens furent soumis à la redevance. Aussi l’assemblée étendit plus loin ses vues. Par un autre article du même capitulaire, il était recommandé ai chacun de donner sa dîme, dont l’évêque ordonnerait le partage. Cette disposition ne pouvait concerner que les propriétés autres que celles dont Charles Martel avait disposé en faveur de ses fidèles[30].

Dans des édits particuliers, Charlemagne adressa, à différentes époques, à ses vassaux détenteurs des biens ecclésiastiques, des recommandations pressantes, des ordres même de satisfaire à leurs obligations envers l’Église. Mais, après un demi-siècle, ni l’autorité de ce prince, ni la menace de dépossession, répétée dans des capitulaires publiés sous son règne et sous celui de son fils, n’avaient pu établir les dîmes dues à l’Église sur ses biens; et les laïcs ou ne les payaient qu’en partie, ou laissaient écouler bien des années sans les acquitter. D’autres s’y refusaient, et des églises, des monastères restaient sans réparations[31].

Charlemagne se conforma aux lois qui soumettaient les autres propriétés à la dîme, et il ordonnait qu’elle fût payée exactement aux églises situées dans ses domaines. Cet exemple ne fut pas généralement imité. Les propriétaires ne se montrèrent pas empressés de reconnaître la nouvelle charge qui leur était imposée; et, pendant longtemps, ils demandèrent de pouvoir se racheter des dîmes, à certaines conditions qu'un capitulaire défendit aux évêques d’accepter. La même loi autorisa l’emploi des contraintes, pour obtenir du peuple ce qu’il refusait de donner volontairement[32].

Ce que n’avaient pu établir les lois civiles fut obtenu par d’autres moyens que l’on mit en usage, et qui varièrent en raison des circonstances, et suivant le rang ou les facultés de ceux qui se trouvaient considérés indistinctement comme les tributaires de l’église.

Une famine avait désolé le royaume : c’était une punition suscitée par le diable, qui avait dévoré le grain dans les épis; et l’on ne pouvait prévenir le retour de cette calamité qu’en donnant la dîme[33]. Aux marchands, aux commerçants et aux cultivateurs, on prêchait le mépris des biens de la terre ; on leur présentait les aumônes et l’abandon de la dîme comme les moyens d’assurer leur salut. Ailleurs, en s'appuyant sur le texte des écritures, on annonçait que ceux qui négligeaient d'offrir à Dieu la dîme que lui-même avait établie s’exposaient par ce péché à se voir privés des choses nécessaires à la vie, parce que Dieu leur enlèverait les neufs autres parties du revenu. Ces exhortations menaçantes, consacrées par l’autorité des conciles et des papes, furent propagées par les frères prêcheurs, qui se répandirent dans les campagnes vers le commencement du XI° siècle[34]. A la voix de ces moines, toute puissante dans ces temps d'ignorance, l’habitant des campagnes, frappé de crainte, consentit au sacrifice d’une partie de ses travaux pour écarter de sa famille et de ses champs les malheurs et la stérilité qui devaient punir sa résistance. Ce qui n’avait été dans l’origine qu’une offrande volontaire due à la piété de quelques fidèles devint ainsi pour l’agriculture un impôt perpétuel, dont l’usage plus que la législation fit un droit; et la dîme, bornée d’abord aux fruits de la terre, s’étendit bientôt à la reproduction du bétail[35].

Fort envers les possesseurs des propriétés ecclésiastiques de la légitimité de sa cause et de l’autorité des lois basées sur l’équité, le clergé procédait plus directement à leur égard. Ceux qui ne remplissaient pas leurs obligations étaient cités devant les tribunaux; mais ils ne pouvaient être admis au serment dans la crainte de parjure. S’ils déclinaient la juridiction ou s’ils n’exécutaient pas le jugement qui les condamnait soit à une forte amende au profit du fisc, soit à la restitution du bénéfice, ils étaient livrés à la discipline ecclésiastique; et leur résistance aux exhortations réitérées des prêtres était suivie de l’excommunication. Cette arme, la seule qui restait au clergé, remplaçait puissamment pour lui les armes temporelles, dont l’usage lui avait été défendu. Insensiblement ainsi le clergé se trouva en possession d’une forte partie des dîmes militaires ou laïques. Celles qui furent conservées par des seigneurs qui les considéraient comme patrimoniales, et que l’on connut dans la suite sous le nom de dîmes inféodées, c’est-à-dire cédées en fief, continuèrent d’être revendiquées par l’Église, comme ayant été usurpées sur elle. De ces prétentions opposées naquirent des contestations dans lesquelles la couronne intervint en différents temps : elles n’étaient point encore terminées dans le XVIIIe siècle, et ne devaient finir qu’avec l’impôt qui en était la cause[36].

Au temps de Charlemagne, on trouve la trace certaine d’une institution qui annonce l’existence d’une haute surveillance exercée au nom de l’autorité royale pour la conservation de ses droits et de ses prérogatives, et pour la protection des peuples. Sous les derniers rois de la première race les ducs avaient des envoyés qui parcouraient la province soumise à leur gouvernement; Charlemagne attribua à la couronne le droit de nommer et de diriger dans leurs missions ces envoyés, qui reçurent le nom d'envoyés royaux. Ceux-ci, au nombre de quatre d’abord, étaient choisis parmi les archevêques, les évêques et les grands-officiers du palais; chacun d’eux se rendait dans l’arrondissement qui lui était assigné au mois de mai; ils convoquaient, sur un ou plusieurs points de leur légation, les évêques, les abbés, les comtes, leurs assesseurs, les centeniers, les avocats et les vassaux de la couronne. Après s’être occupés dans ces placites provinciaux des intérêts de la religion, les envoyés royaux s’enquéraient de toutes les parties de l’administration, de la publication et de l’exécution des lois, de l’aptitude ou de la probité des magistrats, et recueillaient les plaintes qui étaient portées contre eux. Pendant les chevauchées qu’ils faisaient à quatre époques de l’année, ces envoyés réformaient les sentences iniques, ou en appelaient au jugement du monarque; ils lui dénonçaient les comtes prévaricateurs; et, lorsque les assesseurs de ces juges étaient reconnus coupables, ils les remplaçaient parmi les élus du peuple. Dans le cours de leur mission, ils faisaient dresser ou compléter les terriers contenant la description des biens-fonds, et l’énumération des hommes que possédaient les vassaux de tous les degrés, ainsi que celle des biens appartenant à la couronne; ils faisaient entretenir et mettre, en valeur les domaines royaux, et recherchaient les bénéfices que des vassaux dénaturaient en les vendant comme des alleux ou biens propres. Ces envoyés royaux devaient encore surveiller les recouvrement du cens royal, des amendes attribuées au fisc, et le paiement des dîmes; faire détruire les péages illicites, réformer les coutumes abusives, et appeler la rigueur des lois sur les faux monnayeurs, sur les autres criminels et sur les usuriers[37]. Les instructions dont ces envoyés étaient porteurs appelaient encore leur attention sur les mœurs des membres du clergé et sur l'état des édifices consacrés au culte. Dans les églises et dans les abbayes ils s’assuraient si les vases sacrés, les pierres précieuses et les autres trésors n’avaient pas été vendus aux juifs qui faisaient ce trafic[38].

La puissance dont les ducs avaient abusé sous les descendants de Clovis se trouvait ainsi remplacée par des surveillants d’un ordre élevé, dont le principal ministère était de faire connaître et respecter les lois protectrices de tous les intérêts; par eux encore le prince et les placites généraux, promptement instruits des besoins du peuple, s’occupaient chaque année d’améliorer son sort. Les mœurs, non moins barbares, mais plus corrompues qu’à l’époque de la conquête, tendaient à s’adoucir sous l’influence de l’instruction, dont l’empereur s'occupait de répandre le goût par des établissements qu’il fondait sur différents points de ses vastes états. Mais la France n’était pas destinée à recueillir les fruits des sages institutions de Charlemagne. Ce prince, par la force et l'activité de son génie, avait, durant un règne de quarante-six années, occupé et contenu l’ambition des grands feudataires ; ses conquêtes avaient enrichi le domaine, et la crainte de ses armes garantissait la France de l’invasion des peuples du Nord, qui, de son temps déjà, se montraient sur les frontières maritimes du royaume.

Sous ses faibles descendants, les Normands, chargés de la dépouille des provinces qu’ils parcouraient en les ravageant, firent encore acheter de courtes trêves par d’énormes tributs en argent, en bestiaux et en grains, que toutes les classes de la population durent fournir, au moyen d’exactions qui atteignirent les propriétés et jusqu’aux marchandises des trafiquants, tant juifs que chrétiens[39], appât bien puissant pour de nouvelles hordes que le désir de prendre part au butin attira pendant un siècle en France. Louis-le-Débonnaire et ses successeurs, par des largesses inconsidérées en faveur du clergé, privèrent la couronne des biens qui faisaient sa richesse et sa principale force, en assurant son indépendance. Le mal s’accrut encore par l’usage, dont Charlemagne avait donné l’exemple, de partager entre les fils du monarque le pays qu’il avait gouverné. Les ducs, les comtes, profitant de ces fautes de la royauté, et des luttes sanglantes qui en résultaient, obtinrent de la faiblesse des rois la propriété héréditaire des terres et des prérogatives que, dans l’origine, la volonté du monarque avait conférées à vie. Ces donations s’obtinrent sous la condition de foi et hommage, et à la seule réserve de retour au domaine à défaut d'hoirs. Toutes les fonctions, qui avaient été purement personnelles dans l’origine, devinrent pareillement héréditaires. Les vassaux subordonnés aux grands feudataires, depuis les vicomtes jusqu’aux centeniers, ayant suivi l'exemple des ducs et des comtes, le royaume devint le partage d'une multitude de seigneurs hauts, moyens et bas-justiciers. Retranchés dans des tours et des châteaux situés sur des lieux élevés, et qui commandaient les défilés ou le passage des rivières, de tous côtés ces châtelains rançonnaient les voyageurs et tyrannisaient les campagnes; leurs justiciables devinrent leurs sujets ; ils ne permirent plus qu’il fût appelé de leurs arrêts à la justice royale, et méconnurent l’autorité des envoyés royaux. Tous regardèrent comme faisant partie de leurs domaines les taxes, les redevances et les amendes, qui autrefois avaient appartenu au fisc, et s’approprièrent les tributs dont ils ne devaient être que les receveurs pour le roi. La couronne, privée de ses revenus, dépouillée de ses prérogatives par les possesseurs de ses fiefs, se vit soumise au joug du gouvernement féodal[40].

900. — Les derniers rois de la deuxième race, réduits à un domaine très borné, étaient forcés de chercher dans les nouvelles taxes qu’ils imposaient sur les sujets de leurs possessions les moyens de lutter contre l’usurpation des grands vassaux. Ceux-ci, qui n’employaient qu'à satisfaire leurs vues d’ambition personnelle des armes et des revenus qu’ils devaient consacrer au service de l’état et du monarque, adoptaient avec empressement dans leurs terres les impositions qu’il avait introduites dans les siennes. Les dispositions protectrices des capitulaires disparurent sous l’empire de coutumes nouvelles : les péages, les corvées, les droits d’abord, d’escorte, d'entrée, se multiplièrent de toutes parts; au cens ou redevance légitime, aux dîmes que la terre payait à l’Église, l’exigence des seigneurs ajouta les champarts, autre impôt en nature qui n’était pas toujours la rente due au propriétaire du fonds; la taille à volonté, le fouage ou imposition par feu. Elle soumit les familles aux confiscations de la mainmorte, appliqua à la mutation des propriétés les droits de lods et ventes, de quint et de requint, de relief ou de rachat. L'obligation qui fut imposée aux habitants des domaines de porter leur vendange au pressoir, de cuir au four et de moudre au moulin du seigneur, donna naissance aux taxes et aux gênes de la banalité; elle s’étendit aux boucheries, au taureau et à d’autres animaux. Mais, de toutes ces banalités, la plus profitable pour la féodalité et la plus funeste à la population fut celle des moulins : leur établissement sur les cours d'eaux remplaça, dans le VIIIe siècle, la machine à bras dont se servaient les particuliers. Par la multiplicité de ces usines, la navigation devint impraticable sur la plupart rivières, ou, si un pertuis avait été aménagé dans le barrage construit pour élever les eaux, les bateliers n’en obtenaient le passage qu’en acquittant un péage arbitraire. A ces exigences se joignaient de toutes parts des devoirs et des prestations onéreux ou humiliants, qui, en écrasant la population des campagnes, eurent encore pour effet de ruiner l’agriculture et le commerce, d’anéantir l’industrie, d’interrompre les communications, et de plonger le royaume dans les ténèbres de l’ignorance.

Les feudataires usurpèrent encore le droit de battre monnaie, dont jouirent aussi des églises, des évêques et des monastères. Ce droit cependant n’était pas simplement honorifique : sous le nom. de seigneuriage, les rois trouvaient dans la fabrication des monnaies un bénéfice qui résultait de la différence entre la valeur intrinsèque d’un marc d’écus et la valeur nominale qui lui était donnée. Ce bénéfice avait été à cette époque et nous le verrons être dans la suite un des principaux revenus de la couronne, et l’une des causes de la misère des peuples.

Ainsi, au déclin de la seconde race, la France offrait le triste et singulier spectacle d’un état sans finances, de rois sans autorité, et d’un peuple sans protection contre les exigences arbitraires. Les conditions qui avaient distingué les habitants des campagnes en hommes libres, en vilains et en serfs, disparurent presque entièrement. L'oppression et le désespoir réduisaient les hommes libres à renoncer à leur liberté pour se soumettre à l’état de servage, espèce d’esclavage mitigé qui attacha à l’homme à la terre. Vers la fin du Xe siècle, la majeure partie de la classe inférieure du peuple était réduite à cette condition malheureuse. Elle n’était pas seulement le partage de ceux qui peuplaient les campagnes et cultivaient la terre pour leur seigneur : chaque ville, chaque village relevait de quelque baron ecclésiastique ou laïc, dont les habitants devaient acheter la protection, et qui exerçaient sur eux une puissance absolue. De grandes villes, en petit nombre, comme Reims et Lyon, qui avaient joui dans les temps les plus reculés de la juridiction municipale, échappèrent à l’oppression, et conservèrent, à la faveur de certains privilèges, tels que les affranchissements ou abonnements de redevances, la confirmation de leurs coutumes et le droit de bourgeoisie. Mais il n’existait pas cette époque de commune, c’est-à-dire d’associations d'habitants autorisés à s’entre-secourir, en vertu de concessions de l’autorité royale. Et la nation, assujettie à autant de maîtres qu’il existait de seigneurie, n’était plus représentée ni défendue dans les placites généraux ou grand parlements, ni dans les placites provinciaux. Ces assemblées ne se réunissaient plus depuis que l’anarchie féodale avait détruit la puissance publique.


  1. César (De bello Gallico, lib. 6).
  2. (a) « De cinq ans en cinq ans se faisoit le lustre par les censeurs, a qui contenait description tant du nombre des citoyens que des facultés de chacune maison : Le mot de cens dont nous usons encore est venu dé là. » (Questions et réponses sur les coutumes de France, par Guy Coquille, seigneur de Romenay, chap. 67.)
  3. (a) Un grand nombre de traits semblables se présentent dans l’administration financière de l’empire romain : c’est par les publicains et les proconsuls que furent enlevés les richesses et les chefs d'œuvre de la Grèce ; et l’éloquence de Cicéron nous a transmis le tableau des impudentes concussions de Verrès en Sicile. Sur d’autres points, on peut juger à quel excès était porté le mal par l’extrême reconnaissance des peuples envers ceux qui les protégeaient contre l'avidité des fermiers. Les habitants de Pergame instituèrent une fête annuelle en l'honneur du proconsul Q. Mucius Scévola, qui avait puni rigoureusement plusieurs chevaliers romains coupables d’exactions dans la perception de l'impôt; et les provinces d’Asie décernèrent cette épitaphe remarquable,
    AU PUBLICAIN HONNÊTE HOMME,

    à un fermier qui avait rempli sa mission avec probité.

  4. Ordonnances du Louvre, t. 15, préface, p. jv. - Annales des Francs et autres chroniques, trad. par Sauvigny, t. 5, p.62, 264, 267, 272, etc. - Montesquieu, Esprit des lois. - Robertson, Hist. de Charles-Quint, sect. 3, t. 1.
  5. Mos est civitatibus, ultro ac viritim, conferre principibus vel armentorum, vel frugum, quod pro honore acceptum, etiam necessitatibus subvenit. (Tacit. De moribus Germanorum, cap. 15.) Francorum regibus mos erat kalendis maï praesidere curam tota gente, salutare et salutari, obsequia et dona acçipere. (Aimoin.)
  6. De minoribus rebus principes consultant; de majoribus, omnes; ita tamen ut ea quoque quorum penes plebem arbitrium est apud principes pertractentur. (Tacit. De moribus Germanorum, Cap. 11.)
  7. Dagoberti regis capit. primum, ann. 630, art. 17, 53, 69, 89, etc. - Capit. Caroli magni, ann. 793, art. 5.
  8. Grégoire de Tours et Frédegaire, dans plus. chap. - Mably, Observations sur l’histoire de France, liv. 1, chap. 3, et Preuves, nomb. 2.
  9. Esprit des lois. — Hist. de France, parle comte de Boulainv. - Sully, Économies royales, t. 10, p. 179. - Mézerai. - Chronique d’Aimoin, moine de Fleury, trad. de Sauvigny, t. 5, p. 491.
  10. Nec tributis contemnuntur, nec publicanus atterit. Exempti oneribus et collationibus. (Tac. De morib. Germ., cap. ng.)
  11. Grég. de Tours, trad. de Sauviguy, t. 2, p. 315 et 355.
  12. On appelait hommes libres ceux qui, d'un côté, n’avaient pas de bénéfices ou fiefs, et qui, de l’autre, n’étaient point soumis à la servitude de la glèbe. Les terres qu’ils possédaient étaient ce qu’on appelait des terres allodiales. (Montesq., Esprit des lois.)
  13. Cette distinction humiliante ne se bornait pas aux tributs ; on la retrouve jusque dans la distribution des peines et dans les traitements qui étaient infligés aux coupables ; Parmi de nombreux exemples que l’on pourrait citer d’après les lois ripuaires, on n’en choisira qu’un : il est pris dans un décret du roi Childebert, donné en l'an 595, et qui est remarquable surtout en ce que certains crimes et délits dont précédemment on se rachetait par une composition en argent sont punis par la peine de mort. Cet acte publie le résultat des délibérations prises dans les réunions du mois de mars pendant plusieurs années précédentes; il porte : « Art. 8. Il a été pareillement convenu dans l'assemblée tenue à Cologne, aux calendes de mars, et nous publions : Lorsqu’un juge quelconque apprendra qu'un homme a commis un vol, il se rendra à la maison du voleur et le fera lier ; si le voleur se trouve être un Franc, il sera conduit devant nous, et s’il est une personne de condition inférieure, qu’il soit pendu sur le lieu même.» (Capitul. reg. francorum, édit. de 1780, t. 1, p. 18, et dans les Œuvres de Snuvigny, t. 10, p. 59.)
  14. Grégoire de Tours, dans plusieurs passages. - Chronique attribuée à Frédégaire, trad. de Sauvigny, ch. 2, t. 3, p. 349, et Chronique de Moissac, t. § , p. 569. - Esprit des lois, t. 3, liv. 30, chap. 13, etc. — Mably, Ohservat. sur l’hist. de France, liv. 2, chap. 2 ; et Preuves, nombre 2.
  15. Grégoire de Tours, trad. de Sauvigny, t. 1, chap. 12, et t. 3, liv. 9, ch. 21. - Le Guydon général des finances, édit. de 1644 p. 164.
  16. Environ la septième ou, huitième partie d’un muid, suivant l'historien Mézerai.
  17. Ordonn. du Louvre, t.15, p. 273, 146, 150, 344, 480, etc. - Gestes de Dagobert, trad, de Sauvigny.
  18. Voici la nomenclature de ces droits, extraits des acres de Louis-le-Débonnaire, de Charles-le-Chauve et de Charles-le-Simple, qui rappellent et confirment les franchises accordées par les rois leurs prédécesseurs.
    « Theloneum, vel barganaticum, vel rotaticum; portaticum, repraticum, sive pontaticum; exclusaticum, vel navaticum, vel rotaticum; cispitaticum, pulveraticum, salutaticum; mutaticum et aliæ exactiones quæ per diversa flumina imperii nostri iam ad surrectum quam ad discensum discurrunt. (Ordonnance du Louvre, t. 15, p. 480, etc.)
  19. Grégoire de Tours, trad. de Sauv., t. 2, liv. 4, ch. 1.
  20. Grégoire de Tours, trad. de Sauv., t. 1, ch. 12, et t.3, liv. 9, ch. ch. 21.
  21. Grégoire de Tours, trad. de Sauv., t. 3, liv. 10, ch.4 — Lettre du pape Grégoire-le-Grand, trad. de Sauv., t. 9.
  22. Agria, pascuaria, vel decimas porcorum eclesiæ, pro fidei nostra : devotione concedimus, ita ut actor aut decimator in rebus ecclesiæ nullus accedat. Ecclesiæ vel clerici nullam requirent agentes publici fonctionem qui avi vel genitoris aut germani nostri immunitatem meruerunt. (Constitution générale de Childebert, art, 11 dans les Capitulaires, t. 1, p. 7, édition de 1780.)
  23. Questions et réponses sur les coutumes de France, par Guy Coquille, édit. de 1611, chap. De l’inféodation des dîmes. — Art. Dîmes du Dictionnaire de jurisprudence.
  24. Grég. de T. liv. 6, chap. 46. — Mably, obs., liv. 1, ch. 4 et 6. — Ord. du Louvre, t. 15, p. 272. — Epistola episcopurum ad Ludovicum regem Germaniæ, capit., t. 2, p. 108. — Capit. imp. Caroli magni, ann. 803.
  25. Le précaire était un contrat de bail dont l'usage s’introduisit en France sous les rois de la première race, et probablement après Clovis. Ces sortes d'actes consistaient ordinairement dans une donation que des pêcheurs faisaient de leurs biens aux églises ou aux monastères ; en suite de quoi, par des lettres que l’on appelait precaritœ ou precatoriœ, ils obtenaient des donataires l’autorisation de posséder ces mêmes biens en usufruit, à titre de bénéfice et moyennant une redevance annuelle que l'on peut supposer avoir été du dixième des fruits. La durée de ce contrat était le plus habituellement de cinq années ; on en trouve qui sont à vie ; d'autres, en assez grand nombre, sont faits pour cinq, six, et même sept générations. (Capitula regum Francorum, édit. de 1780, t. 1, p. 347 ; t. 2, p. 32, 457 et 931. - Dict. de jurisprudence, au mot Précaire. - Mably, obs. sur l’hist. de France.)
  26. Karlomanni principia capit. secundum, ann. 743, art. 2. - Lettre du pape Zacharie écrite à Boniface, évêque de Poitiers, en l’an 745, dans la collect. de Sauvigny, t. 9, p. 295.
  27. Ut populus interrogetur de capitulis quæ in lege noviter addita sunt, et postquam omnes consenserint, subscriptiones et manufirmationes suas in ipsis capitulis faciant. (Cap. 3 anni 803, art. 19.)
    Lex consensu populi fit et constitutione regis. (Edictum pictense, cap. 6.).
    Le savant Baluze, éditeur des Capitulaires, fait observer avec raison que les mots omnes et populus ne signifient pas ici le peuple, la nation; mais qu’ils désignent seulement les personnes qui composaient les assemblées générales.
  28. Baluze, préface des Capitulaires, p. 5. — Mably, obs, , liv. 2, ch. 2, 4, et Preuves. — Robertson, Hist. de Charles-Quint, t. 1, section 3, note 38 — Capit. tertium, ann. 803, art. 3 et 14 ; secundum ann. 819, art. 2 ; 829, art. 2 et 3.
  29. Caroli magni. cap. prim. ann. 769, art. 1. - Edictum dominicum de honore et adjutorio episcopis præstando a comitibus et aliis judicibus, ann. 800. - 4 Capit. de immunitate episcoporum, etc., ann. 803. - Mably, obs, liv 1, ch. 5, et Preuves.
  30. Capit. ann. 779, art. 7, 13, etc.
  31. Edictum dominicum, etc., ann. 800.- Capit. octav. arm. 803. - Capit. ann. 794, art. 14; ann. 802, art. 19 ; 803, art. 2 ; 813, art. 24. - Ann. incert., t. 1, p. 519, art. 2 et 56, p. 749, art. 39, t. 2, p. 339, art. 37 et 340, art. 41. - Ann. 816, art. 14; 819, art. 5; 823; 829, etc.
  32. Capitul. de Villis, ann. 800, art. 6. - Capit, Wormatiense, ann. 829, art. 7.
  33. Il peut n’être pas inutile de citer ici le texte du Capitulaire : on trouvera dans ses expressions la preuve de la distinction qui existait entre les deux natures de dîmes.
    « Ut decimas et nonas solvant qui debent, et omnes decimas de sua pro prie tale donent.
    « Ut decimas et nonas, sive census, omnes generaliter donent qui dehitores sunt ex beneficiis et rebus ecclesiarum, secundum priorem capitularem (799) domini regis. Et omnis homo ex sua proprietate legitimum decimam ad ecclesiam conferat. Experimento enim didicimus in anno quo illa valida lames inrepsit (779) ebullire vacuas annonas a dæmonibus dévoratas, et voces exprobrationis auditas. » (Capitulare francofordiense datum in pleno synodo an. 794, art. 28.)
  34. « Urbain, deuxième pape, qui tint un concile à Clermont, auquel fut délibéré et entrepris le voyage des François pour la conqueste de Jérusalem, Alexandre Tiers, et Innocent Tiers, ès conciles célèbres de leurs tems, remirent en l’église la plupart des biens qui en avaient été aliénés, mesme y remirent les dixmes pour la plupart et non pas toutes. Ce qui ne fut pas par commandement et autorité précise, mais par exhortations et menaces du courroux de Dieu qui furent faictes par plusieurs bons et saincts religieux qui étoient en ce même tems.......; et se trouve une décrétale d’Innocent, quatrième pape, par laquelle il commande aux frères mineurs et prescheurs de prescher au peuple que les dixmes sont dues. »
    (Questions et responses sur les coutumes de France, par Guy Coquille, 1611, p. 162 et 165.)
  35. Capit. ann. 794, liv. 6, art. 299. - Capit. ann. 813, art. 7. - Pasquier édit. de 1723, t. 1, p. 814. B. - Esprit des lois. - Mably, t. 2, ch. 2, et Preuves.
  36. Capit. anni incert., art. 2. - Ann. 823, 829, et t. I, p. 749, 1288, t. 2, p. 339, 340. - Préambule de l’édit de 1708.
  37. (a)Dans le neuvième siècle, et plus tard encore, les lois civiles, d’accord avec les doctrines de l’Église et le droit canon, défendaient sous le nom d'usure tout prêt lucratif, sans distinguer l’intérêt licite de l’intérêt exagéré. C’est ce que prouve la définition du mot usure donnée par l'art. 12 du 5e Capit. de l’an 806 : « Usura est qua amplius requiritur quam datur : verbi gratia, si dederis solidos decem, et amplius requisieris; vel si dederis modium frumenti, et iterum super aliud exigeris. »
  38. Lex Almanorum, ann. 630, art. 30. Cap. prim. ann. 802, sive capitulæ datæ missis dominicis, ann. 803, 806, 812, 819, 829, et ann. 823, art. 25. et 26. - Guy Coquille, ch. 4.
  39. Exactio Nortmannis constitua, Cap. t. z, p. 258 et 806, 268 et 1286, 53, 56, 69, 151. - Ordon. du Louvre, p. iv et 151. - Traité des monnaies, par Abot de Bazinghen, p. 99, t. 2.
  40. Ordonn. du Louvre, t. II, p. vii. - Esprit de Lois. - Mably, obs. liv. 1, ch. 5 ; liv. 2, ch. 5, et Preuves. Mézerai. Robertson, Hist. de Charles-Quint, sect. 3.