Histoire générale de la civilisation en Europe/07

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SEPTIÈME LEÇON.

Objet de la leçon. — Tableau comparatif de l’état des Communes au XIIe et au XVIIIe siècle. — Double question. — 1° De l’affranchissement des Communes. — État des villes du Ve au Xe siècle. — Leur décadence et leur renaissance. — Insurrection communale. — Chartes. — Effets sociaux et moraux de l’affranchissement des Communes. — 2° Du Gouvernement intérieur des Communes. — Assemblée du peuple. — Magistrats. — Haute et basse bourgeoisie. — Diversité de l’état des Communes dans les divers pays de l’Europe.



Messieurs,

Nous avons conduit jusqu’au douzième siècle l’histoire des deux premiers grands éléments de la civilisation moderne, le régime féodal et l’Église. C’est du troisième de ces éléments fondamentaux, je veux dire des communes, que nous avons à nous occuper aujourd’hui, également jusqu’au douzième siècle, en nous renfermant dans la limite où, pour les deux autres, nous nous sommes arrêtés.

Nous nous trouvons à l’égard des communes dans une situation différente de celle où nous étions pour l’Église ou pour le régime féodal. Du cinquième au douzième siècle, le régime féodal et l’Église, bien qu’ils aient pris plus tard de nouveaux développements, se sont montrés à nous à peu près complets, dans un état définitif, nous les avons vu naître, grandir, atteindre à leur maturité. Il n’en est pas de même pour les communes. C’est seulement à la fin de l’époque dont nous nous sommes occupés, dans les onzième et douzième siècles, qu’elles ont pris place dans l’histoire ; non qu’elles n’aient eu auparavant une histoire qui mérite d’être étudiée ; non qu’il n’y ait, bien avant cette époque, des traces de leur existence ; mais c’est seulement au onzième siècle qu’elles apparaissent clairement sur la grande scène du monde, et comme un élément important de la civilisation moderne. Ainsi pour le régime féodal de l’Église, du cinquième au douzième siècle, nous avons vu les effets se développer, naître des causes : toutes les fois que par voie d’induction de conjecture, nous avons déduit des principes certains résultats, nous avons pu les vérifier par l’examen des faits mêmes. Pour les communes, cette facilité nous manque ; nous assistons à leur berceau ; je ne puis guère aujourd’hui vous entretenir que des causes, des origines. Ce que je dirai sur les effets de l’existence des communes, sur leur influence dans le cours de la civilisation européenne, je le dirai en quelque sorte par voie de prédiction. Je ne pourrai invoquer le témoignage de faits contemporains et connus. C’est plus tard, du douzième au quinzième siècle, que nous verrons les communes prendre leur développement, l’institution porter tous ses fruits, et l’histoire prouver nos assertions. J’insiste, Messieurs, sur cette différence de situation, pour vous prévenir moi-même contre ce qu’il pourra y avoir d’incomplet et de prématuré dans le tableau que je vais vous offrir.

Je suppose, Messieurs, qu’en 1789, au moment où commençait la terrible régénération de la France, un bourgeois du douzième siècle eût soudainement reparu au milieu de nous ; qu’on lui eût donné à lire, car il faut qu’il sût lire, un de ces pamphlets qui agitaient si puissamment les esprits, par exemple le pamphlet de M. Sieyès : Qu’est-ce que le tiers ? Ses yeux tombent sur cette phrase, qui est le fond du pamphlet : « Le tiers-état, c’est la nation française, moins la noblesse et le clergé. » Je vous le demande, Messieurs, quelle impression produira une telle phrase sur l’esprit d’un tel homme ? Croyez-vous qu’il la comprenne ? Non, il ne comprendra pas ces mots, la nation française, car ils ne lui représentent aucun des faits à lui connus, aucun des faits de son temps ; et s’il comprenait la phrase, s’il y voyait clairement cette souveraineté attribuée au tiers-état sur la société tout entière, à coup sûr cela lui paraîtrait une proposition presque folle et impie, tant elle serait en contradiction avec ce qu’il aurait vu, avec l’ensemble de ses idées et de ses sentiments.

Maintenant, Messieurs, demandez à ce bourgeois étonné de vous suivre ; conduisez-le dans quelqu’une des communes de France, à cette époque, à Reims, à Beauvais, à Laon, à Noyon ; un bien autre étonnement s’emparera de lui : il entre dans la ville ; il n’aperçoit ni tours, ni remparts, ni milice bourgeoise, aucun moyen de défense ; tout est ouvert, tout est livré au premier venu, au premier occupant. Le bourgeois s’inquiète de la sûreté de cette commune, il la trouve bien faible, bien mal garantie. Il pénètre dans l’intérieur, il s’enquiert de ce qui s’y passe, de la manière dont elle est gouvernée, du sort des habitants. On lui dit qu’il y a hors des murs un pouvoir qui les taxe comme il lui plaît, sans leur consentement ; qui convoque leur milice et l’envoie à la guerre, aussi sans leur aveu. On lui parle des magistrats, du maire, des échevins, et il entend dire que les bourgeois ne les nomment pas. Il apprend que les affaires de la commune ne se décident pas dans la commune même ; un homme du roi, un intendant les administre seul et de loin. Bien plus, on lui dit que les habitants n’ont nul droit de s’assembler, de délibérer en commun sur ce qui les touche, que la cloche de leur église ne les appelle point sur la place publique. Le bourgeois du douzième siècle demeure confondu. Tout à l’heure il était stupéfait, épouvanté de la grandeur, de l’importance que la nation communale, que le tiers-état s’attribuait ; et voilà qu’il la trouve, au sein de ses propres foyers, dans un état de servitude, de faiblesse, de nullité bien pire que tout ce qu’il connaît de plus fâcheux. Il passe d’un spectacle au spectacle contraire, de la vue d’une bourgeoisie souveraine à la vue d’une bourgeoisie impuissante : comment voulez-vous qu’il comprenne, qu’il concilie, que son esprit ne soit pas bouleversé ?

Messieurs, retournons à notre tour dans le douzième siècle, nous bourgeois du dix-neuvième ; nous assisterons, en sens contraire, à un double spectacle absolument pareil. Toutes les fois que nous regarderons aux affaires générales, à l’État, au gouvernement du pays, à l’ensemble de la société, nous ne verrons point de bourgeois, nous n’en entendrons pas parler ; ils ne sont de rien, ils n’ont aucune importance ; et non seulement ils n’ont dans l’État aucune importance ; mais si nous voulons savoir ce qu’ils en pensent eux-mêmes, comment ils en parlent, quelle est à leurs propres yeux leur situation dans leurs rapports avec le gouvernement de la France en général, nous trouverons leur langage d’une timidité, d’une humilité extraordinaires. Leurs anciens maîtres, les seigneurs, auxquels ils ont arraché leurs franchises, les traitent, de paroles du moins, avec une hauteur qui nous confond ; ils ne s’en étonnent, ils ne s’en irritent point.

Entrons dans la commune même, voyons ce qui s’y passe : la scène change ; nous sommes dans une espèce de place forte défendue par des bourgeois armés ; ces bourgeois se taxent, élisent leurs magistrats, jugent, punissent, s’assemblent pour délibérer sur leurs affaires ; tous viennent à ces assemblées ; ils font la guerre pour leur compte, contre leur seigneur ; ils ont une milice. En un mot, ils se gouvernent ; ils sont souverains.

C’est le même contraste qui, dans la France du dix-huitième siècle, avait tant étonné le bourgeois du douzième ; seulement les rôles sont déplacés. Ici, la nation bourgeoise est tout, la commune rien ; là, la nation bourgeoise n’est rien, la commune tout.

Certes, Messieurs, il faut qu’entre le douzième et le dix-huitième siècle il se soit passé bien des choses, bien des événements extraordinaires, qu’il se soit accompli bien des révolutions pour amener dans l’existence d’une classe sociale un changement si immense. Malgré ce changement, nul doute que le tiers-état de 1789 ne fût, politiquement parlant, le descendant et l’héritier des communes du douzième siècle. Cette nation française si hautaine, si ambitieuse, qui élève ses prétentions si haut, qui proclame sa souveraineté avec tant d’éclat, qui prétend non-seulement se régénérer, se gouverner elle-même, mais gouverner et régénérer le monde, descend incontestablement de ces communes qui se révoltaient au douzième siècle, assez obscurément, quoiqu’avec beaucoup de courage, dans l’unique but d’échapper, dans quelques coins du territoire, à l’obscure tyrannie de quelques seigneurs.

A coup sûr, Messieurs, ce n’est pas dans l’état des communes au douzième siècle que nous trouverons l’explication d’une telle métamorphose ; elle s’est accomplie, elle a ses causes dans les événements qui se sont succédés du douzième au dix-huitième siècle ; c’est là que nous les rencontrerons en avançant. Cependant, Messieurs, l’origine du tiers-état a joué un grand rôle dans son histoire ; quoique nous n’y devions pas apprendre tout le secret de sa destinée, nous y en reconnaîtrons du moins le germe ; ce qu’il a été d’abord se retrouve dans ce qu’il est devenu, beaucoup plus même peut-être que ne le feraient présumer les apparences. Un tableau, même incomplet, de l’état des communes au douzième siècle vous en laissera, je crois, convaincus.

Pour bien connaître cet état, il faut considérer les communes sous deux points de vue principaux. Il y a là deux grandes questions à résoudre : la première, celle de l’affranchissement même des communes, la question de savoir comment la révolution s’est opérée, par quelles causes, quel changement elle a apporté dans la situation des bourgeois, ce qu’elle en a fait dans la société en général, au milieu des autres classes, dans l’État. La seconde question est relative au gouvernement même des communes, à l’état intérieur des villes affranchies, aux rapports des bourgeois entre eux, aux principes, aux formes, aux mœurs qui dominaient dans les cités.

C’est de ces deux sources, d’une part du changement apporté dans la situation sociale des bourgeois, et de l’autre de leur gouvernement intérieur, de leur état communal, qu’a découlé toute leur influence sur la civilisation moderne. Il n’y a aucun des faits que cette influence a produits qui ne doive être rapporté à l’une ou à l’autre de ces deux causes. Quand donc nous nous en serons bien rendu compte, quand nous comprendrons bien l’affranchissement des communes d’une part, et le gouvernement des communes de l’autre, nous serons en possession, pour ainsi dire, des deux clefs de leur histoire.

Enfin je dirai un mot de la diversité de l’état des communes en Europe. Les faits que je vais mettre sous vos yeux ne s’appliquent point indifféremment à toutes les communes du douzième siècle, aux communes d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, de France. Il y en a bien un certain nombre qui conviennent à toutes ; mais les différences sont grandes et importantes. Je les indiquerai en passant ; nous les retrouverons plus tard dans le cours de la civilisation, et nous les étudierons alors de plus près.

Pour se rendre compte de l’affranchissement même des communes, il faut se rappeler quel a été l’état des villes du cinquième au onzième siècle, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’au moment où la révolution communale a commencé. Ici, je le répète, les diversités sont très grandes ; l’état des villes a prodigieusement varié dans les différents pays de l’Europe ; cependant il y a des faits généraux qu’on peut affirmer à peu près de toutes les villes ; et je m’appliquerai à m’y renfermer. Quand j’en sortirai, ce que je dirai de plus spécial s’appliquera aux communes de la France, et surtout aux communes du nord de la France, au-dessus du Rhône et de la Loire : celles-là seront en saillie dans le tableau que j’essaierai de tracer.

Après la chute de l’Empire romain, Messieurs, du cinquième au dixième siècle, l’état des villes ne fut un état ni de servitude ni de liberté. On court dans l’emploi des mots la même chance d’erreur que je vous faisais remarquer l’autre jour dans la peinture des hommes et des événements. Quand une société a duré longtemps, et sa langue aussi, les mots prennent un sens complet, déterminé, précis, un sens légal, officiel en quelque sorte. Le temps a fait entrer dans le sens de chaque terme une multitude d’idées qui se réveillent dès qu’on le prononce, et qui, ne portant pas toutes la même date, ne conviennent pas toutes au même temps. Les mots servitude et liberté, par exemple, appellent aujourd’hui dans notre esprit des idées infiniment plus précises, plus complètes que les faits correspondants des huitième, neuvième ou dixième siècles. Si nous disons que les villes étaient au huitième siècle dans un état de liberté, nous disons beaucoup trop ; nous attachons aujourd’hui au mot liberté un sens qui ne représente point le fait du huitième siècle. Nous tomberons dans la même erreur, si nous disons que les villes étaient dans la servitude, car ce mot implique tout autre chose que les faits municipaux de ce temps-là. Je le répète : les villes n’étaient alors dans un état ni de servitude ni de liberté ; on y souffrait tous les maux qui accompagnent la faiblesse ; on y était en proie aux violences, aux déprédations continuelles des forts ; et pourtant, malgré tant et de si effroyables désordres, malgré leur appauvrissement, leur dépopulation, les villes avaient conservé et conservaient une certaine importance : dans la plupart, il y avait un clergé, un évêque qui exerçait un grand pouvoir, qui avait influence sur la population, servait de lien entre elle et les vainqueurs, maintenait ainsi la ville dans une sorte d’indépendance, et la couvrait du bouclier de la religion. Il restait de plus dans les villes de grands débris des institutions romaines. On rencontre à cette époque, et les faits de ce genre ont été recueillis par MM. de Savigny, Hullmann, Mlle de Lézardière, etc., on rencontre souvent la convocation du sénat, de la curie ; il est question d’assemblées publiques, de magistrats municipaux. Les affaires de l’ordre civil, les testaments, les donations, une multitude d’actes de la vie civile, se consomment dans la curie, par ses magistrats, comme cela se passait dans la municipalité romaine. Les restes d’activité et de liberté urbaine disparaissent, il est vrai, de plus en plus. La barbarie, le désordre, le malheur toujours croissant, accélèrent la dépopulation. L’établissement des maîtres du pays dans les campagnes, et la prépondérance naissante de la vie agricole, devinrent pour les villes une nouvelle cause de décadence. Les évêques eux-mêmes, quand ils furent entrés dans le cadre féodal, mirent à leur existence municipale moins d’importance. Enfin, quand la féodalité eut complètement triomphé, les villes, sans tomber dans la servitude des colons, se trouvèrent toutes sous la main d’un seigneur, enclavées dans quelque fief, et perdirent encore à ce titre quelque chose de l’indépendance qui leur était restée, même dans des temps plus barbares, dans les premiers siècles de l’invasion. En sorte que, du cinquième siècle jusqu’au moment de l’organisation complète de la féodalité, l’état des villes alla toujours en empirant.

Quand une fois la féodalité fut bien établie, quand chaque homme eut pris sa place, se fut fixé sur une terre, quand la vie errante eut cessé, au bout d’un certain temps, les villes recommencèrent à acquérir quelque importance ; il s’y déploya de nouveau quelque activité. Il en est, vous le savez, de l’activité humaine comme de la fécondité de la terre ; dès que le bouleversement cesse, elle reparaît, elle fait tout germer et fleurir. Qu’il y ait la moindre lueur d’ordre et de paix, l’homme reprend à l’espérance, et avec l’espérance au travail. C’est ce qui arriva dans les villes ; dès que le régime féodal se fut un peu assis, il se forma parmi les possesseurs de fiefs de nouveaux besoins, un certain goût de progrès, d’amélioration ; pour y satisfaire, un peu de commerce et d’industrie reparut dans les villes de leurs domaines ; la richesse, la population, y revenaient, lentement, il est vrai, cependant elles y revenaient. Parmi les circonstances qui ont pu y contribuer, il y en a une, à mon avis, trop peu remarquée, c’est le droit d’asile des églises. Avant que les communes se fussent constituées, avant que par leur force, leurs remparts, elles pussent offrir un asile à la population désolée des campagnes, quand il n’y avait encore de sûreté que dans l’église, cela suffisait pour attirer dans les villes beaucoup de malheureux, de fugitifs. Ils venaient se réfugier soit dans l’église même, soit autour de l’église ; et c’étaient non seulement des hommes de la classe inférieure, des serfs, des colons, qui cherchaient un peu de sûreté, mais souvent des hommes considérables, des proscrits riches. Les chroniques du temps sont pleines de tels exemples. On voit des hommes, naguère puissants, poursuivis par un voisin plus puissant, ou par le roi lui-même, qui abandonnent leurs domaines, emportent tout ce qu’ils peuvent emporter, et vont s’enfermer dans une ville, et se mettre sous la protection d’une église ; ils deviennent des bourgeois. Les réfugiés de cette sorte n’ont pas été, je crois, sans influence sur le progrès des villes ; ils y ont introduit quelque richesse et quelques éléments d’une population supérieure à la masse de leurs habitants. Qui ne sait d’ailleurs que quand une fois un rassemblement un peu considérable s’est formé quelque part, les hommes y affluent, soit parce qu’ils y trouvent plus de sûreté, soit par le seul effet de cette sociabilité qui ne les abandonne jamais ?

Par le concours de toutes ces causes, dès que le régime féodal se fut un peu régularisé, les villes reprirent un peu de force. Cependant la sécurité n’y revenait pas dans la même proportion. La vie errante avait cessé, il est vrai ; mais la vie errante était pour les vainqueurs, pour les nouveaux propriétaires du sol, un grand moyen de satisfaire leurs passions. Quand ils avaient besoin de piller, ils faisaient une course, ils allaient au loin chercher une autre fortune, un autre domaine. Quand chacun se fut à peu près établi, quand il fallut renoncer au vagabondage conquérant, l’avidité ne cessa point pour cela, ni les besoins grossiers, ni la violence des désirs. Leur poids retomba sur les gens qui se trouvaient là, sous la main, pour ainsi dire, des puissants du monde, sur les villes. Au lieu d’aller piller au loin, on pilla auprès. Les extorsions des seigneurs sur les bourgeois redoublent à partir du dixième siècle. Toutes les fois que le propriétaire du domaine où une ville se trouvait enclavée avait quelque accès d’avidité à satisfaire, c’était sur les bourgeois que s’exerçait sa violence. C’est surtout à cette époque qu’éclatent les plaintes de la bourgeoisie contre le défaut absolu de sécurité du commerce. Les marchands, après avoir fait leur tournée, ne pouvaient rentrer en paix dans leur ville ; les routes, les avenues étaient sans cesse assiégées par le seigneur et ses hommes. Le moment où l’industrie recommençait était précisément celui où la sécurité manquait le plus. Rien n’irrite plus l’homme que d’être ainsi troublé dans son travail, et dépouillé des fruits qu’il s’en était promis. Il s’en offense, il s’en courrouce beaucoup plus que lorsqu’on le fait souffrir dans une existence depuis longtemps fixe et monotone, lorsqu’on lui enlève ce qui n’a pas été le résultat de sa propre activité, ce qui n’a pas suscité en lui toutes les joies de l’espérance. Il y a, dans le mouvement progressif qui élève vers une fortune nouvelle un homme ou une population, un principe de résistance contre l’iniquité et la violence beaucoup plus énergique que dans toute autre situation.

Voici donc, Messieurs, où en étaient les villes dans le cours du dixième siècle ; elles avaient plus de force, plus d’importance, plus de richesses, plus d’intérêts à défendre. Il leur était en même temps plus nécessaire que jamais de les défendre, car ces intérêts, cette force, ces richesses, devenaient un objet d’envie pour les seigneurs. Le danger et le mal croissaient avec les moyens d’y résister. De plus, le régime féodal donnait à tous ceux qui y assistaient l’exemple continuel de la résistance ; il ne présentait nullement aux esprits l’idée d’un gouvernement organisé, imposant, capable de tout régler, de tout dompter par sa seule intervention. C’était au contraire le continuel spectacle de la volonté individuelle refusant de se soumettre. Tel était l’état de la plupart des possesseurs de fiefs vis-à-vis de leurs suzerains, des petits seigneurs envers les grands ; en sorte qu’au moment où les villes étaient opprimées, tourmentées, au moment où elles avaient de nouveaux et plus grands intérêts à soutenir, au même moment elles avaient sous les yeux une leçon continuelle d’insurrection. Le régime féodal a rendu ce service à l’humanité de montrer sans cesse aux hommes la volonté individuelle se déployant dans toute son énergie. La leçon prospéra ; malgré leur faiblesse, malgré la prodigieuse inégalité de condition qu’il y avait entre elles et leurs seigneurs, les villes s’insurgèrent de toutes parts.

Il est difficile d’assigner une date précise à l’événement. On dit en général que l’affranchissement des communes a commencé au onzième siècle ; mais dans tous les grands événements, que d’efforts inconnus et malheureux avant l’effort qui réussit ! En toutes choses, pour accomplir ses desseins, la Providence prodigue le courage, les vertus, les sacrifices, l’homme enfin, et c’est seulement après un nombre inconnu de travaux ignorés ou perdus en apparence, après qu’une foule de nobles cœurs ont succombé dans le découragement, convaincus que leur cause était perdue, c’est alors seulement que la cause triomphe. Il en est sans doute arrivé ainsi pour les communes. Nul doute que dans les huitième, neuvième et dixième siècles, il y eut beaucoup de tentatives de résistance, d’élans vers l’affranchissement, qui non seulement ne réussirent pas, mais dont la mémoire est restée sans gloire comme sans succès. A coup sûr cependant ces tentatives ont influé sur les événements postérieurs ; elles ont ranimé, entretenu l’esprit de liberté ; elles ont préparé la grande insurrection du onzième siècle.

Je dis insurrection, Messieurs, et à dessein. L’affranchissement des communes au onzième siècle a été le fruit d’une véritable insurrection, d’une véritable guerre, guerre déclarée par la population des villes à ses seigneurs. Le premier fait qu’on rencontre toujours dans de telles histoires, c’est la levée des bourgeois qui s’arment de tout ce qui se trouve sous leur main ; c’est l’expulsion des gens du seigneur qui venaient exercer quelque extorsion, c’est une entreprise contre le château ; toujours les caractères de la guerre. Si l’insurrection échoue, que fait à l’instant le vainqueur ? Il ordonne la destruction des fortifications élevées par les bourgeois, non-seulement autour de leur ville, mais autour de chaque maison. On voit qu’au moment de la confédération, après s’être promis d’agir en commun, après avoir juré ensemble la commune, le premier acte de chaque bourgeois était de se mettre chez lui en état de résistance. Des communes dont le nom est aujourd’hui tout-à-fait obscur, par exemple la petite commune de Vézelai dans le Nivernais, soutiennent contre leur seigneur une lutte très-longue et très-énergique. La victoire échoit à l’abbé de Vézelai ; sur-le-champ il enjoint la démolition des fortifications des maisons des bourgeois ; on a conservé les noms de plusieurs de ceux dont les maisons fortifiées furent ainsi immédiatement détruites.

Entrons dans l’intérieur même de ces habitations de nos aïeux ; étudions le mode de construction et le genre de vie qu’il révèle ; tout est voué à la guerre, tout a le caractère de la guerre.

Voici quelle était la construction d’une maison de bourgeois au douzième siècle, autant qu’on peut aujourd’hui s’en rendre compte : trois étages d’ordinaire, une seule pièce à chaque étage ; la pièce du rez-de-chaussée servait de salle basse, la famille y mangeait ; le premier étage était très élevé, comme moyen de sûreté ; c’est la circonstance la plus remarquable de la construction. À cet étage, une pièce dans laquelle le bourgeois, le maître de la maison habitait avec sa femme. La maison était presque toujours flanquée d’une tour à l’angle, carrée le plus souvent ; encore un symptôme de guerre, un moyen de défense. Au second étage, une pièce dont l’emploi est incertain, mais qui servait probablement pour les enfants et le reste de la famille. Au-dessus, très souvent, une petite plate-forme, destinée évidemment à servir d’observatoire. Toute la construction de la maison rappelle la guerre. C’est le caractère évident, le véritable nom du mouvement qui a produit l’affranchissement des communes.

Quand la guerre a duré un certain temps, quelles que soient les puissances belligérantes, elle amène nécessairement la paix. Les traités de paix des communes et de leurs adversaires, ce sont les chartes. Les chartes communales, Messieurs, sont de purs traités de paix entre les bourgeois et leur seigneur.

L’insurrection fut générale. Quand je dis générale, ce n’est pas à dire qu’il y eut concert, coalition entre tous les bourgeois d’un pays ; pas le moins du monde. La situation des communes était partout à peu près la même ; elles se trouvaient à peu près toutes en proie au même danger, atteintes du même mal. Ayant acquis à peu près les mêmes moyens de résistance et de défense, elles les employèrent à peu près à la même époque. Ils se peut aussi que l’exemple y ait été pour quelque chose, que le succès d’une ou deux communes ait été contagieux. Les chartes paraissent quelquefois taillées sur le même patron ; celle de Noyon, par exemple, a servi le modèle à celles de Beauvais, de Saint-Quentin, etc. Je doute cependant que l’exemple ait agi autant qu’on le suppose communément. Les communications étaient difficiles, rares, les ouï-dire vagues et passagers ; il y a lieu de croire que l’insurrection fut plutôt le résultat d’une même situation, et d’un mouvement spontané, général. Quand je dis général, je veux dire qu’il eut lieu presque partout, car ce ne fut point, je le répète, un mouvement unanime et concerté ; tout était particulier, local : chaque commune s’insurgeait pour son compte contre son seigneur ; tout se passait dans les localités.

Les vicissitudes de la lutte furent grandes. Non-seulement les succès étaient alternatifs ; mais même après que la paix semblait faite, après que la charte avait été jurée de part et d’autre, on la violait, on l’éludait de toutes façons. Les rois ont joué un grand rôle dans les alternatives de cette lutte. J’en parlerai avec détail quand je traiterai de la royauté elle-même. On a tantôt prôné, et peut-être trop haut, tantôt contesté, et je crois trop rabaissé, son influence dans le mouvement d’affranchissement communal. Je me borne à dire aujourd’hui qu’elle y est souvent intervenue, invoquée tantôt par les communes, tantôt par les seigneurs ; qu’elle a très souvent joué les rôles contraires ; qu’elle a agi tantôt d’après un principe, tantôt d’après un autre ; qu’elle a changé sans cesse d’intentions, de desseins, de conduite ; mais qu’à tout prendre, elle a beaucoup agi, et avec plus de bons que de mauvais effets.

Malgré toutes ces vicissitudes, malgré la continuelle violation des chartes, dans le douzième siècle, l’affranchissement des communes fut consommé. L’Europe, et particulièrement la France, qui avait été pendant un siècle couverte d’insurrection, fut couverte de chartes ; elles étaient plus ou moins favorables ; les communes en jouissaient avec plus ou moins de sécurité ; mais enfin elles en jouissaient. Le fait prévalait et le droit était reconnu.

Essayons maintenant, Messieurs, de reconnaître les résultats immédiats de ce grand fait, et quels changements il apporta dans la situation des bourgeois au milieu de la société.

Et d’abord il ne changea rien, en commençant du moins, aux relations des bourgeois avec le gouvernement général du pays, avec ce que nous appelons aujourd’hui l’État ; ils n’y intervinrent pas plus qu’auparavant : tout demeura local, renfermé dans les limites du fief.

Une circonstance pourtant doit faire modifier cette assertion : un lien commença alors à s’établir entre les bourgeois et le roi. Tantôt les bourgeois avaient invoqué l’appui du roi contre leur seigneur, ou la garantie du roi, quand la charte était promise ou jurée. Tantôt les seigneurs avaient invoqué le jugement du roi, entre eux et les bourgeois. À la demande de l’une ou de l’autre des parties, par une multitude de causes différentes, la royauté était intervenue dans la querelle ; de là résulta une relation assez fréquente, quelquefois assez étroite, des bourgeois avec le roi. C’est par cette relation que la bourgeoisie s’est rapprochée du centre de l’État, qu’elle a commencé à avoir des rapports avec le gouvernement général.

Quoique tout demeurât local, il se créa pourtant, par l’affranchissement, une classe générale et nouvelle. Nulle coalition n’avait existé entre les bourgeois ; ils n’avaient, comme classe, aucune existence publique et commune. Mais le pays était couvert d’hommes engagés dans la même situation, ayant les mêmes intérêts, les mêmes mœurs, entre lesquels ne pouvait manquer de naître peu à peu un certain lien, une certaine unité qui devait enfanter la bourgeoisie. La formation d’une grande classe sociale, de la bourgeoisie, était le résultat nécessaire de l’affranchissement local des bourgeois.

Il ne faut pas croire que cette classe fût alors ce qu’elle est devenue depuis. Non seulement sa situation a beaucoup changé, mais les éléments en étaient tout autres ; au douzième siècle elle ne se composait guère que de marchands, de négociants faisant un petit commerce, et de petits propriétaires, soit de maisons, soit de terres, qui avaient pris dans la ville leur habitation. Trois siècles après, la bourgeoisie comprenait en outre des avocats, des médecins, des lettrés de tous genres, tous les magistrats locaux. La bourgeoisie s’est formée successivement, et d’éléments très-divers : on n’a pas tenu compte en général, dans son histoire, ni de la succession, ni de la diversité. Toutes les fois qu’on a parlé de la bourgeoisie, on a paru la supposer, à toutes les époques, composée des mêmes éléments. Supposition absurde. C’est peut-être dans la diversité de sa composition aux diverses époques de l’histoire qu’il faut chercher le secret de sa destinée. Tant qu’elle n’a compté ni magistrats ni lettrés, tant qu’elle n’a pas été ce qu’elle est devenue au seizième siècle, elle n’a eu dans l’État ni le même caractère, ni la même importance. Il faut voir naître successivement dans son sein de nouvelles professions, de nouvelles situations morales, un nouvel état intellectuel, pour comprendre les vicissitudes de sa fortune et de son pouvoir. Au douzième siècle elle ne se composait, je le répète, que de petits marchands qui se retiraient dans les villes après avoir fait leurs achats et leurs ventes ; et de propriétaires de maisons ou de petits domaines qui y avaient fixé leur résidence. Voilà la classe bourgeoise européenne dans ses premiers éléments.

Le troisième grand résultat de l’affranchissement des communes, c’est la lutte des classes, lutte qui constitue le fait même, et remplit l’histoire moderne. L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société. Ailleurs, Messieurs, et je l’ai déjà fait pressentir, cette lutte a amené des résultats bien différents : en Asie, par exemple, une classe a complètement triomphé, et le régime des castes a succédé à celui des classes, et la société est tombée dans l’immobilité. Rien de tel, grâce à Dieu, n’est arrivé en Europe. Aucune des classes n’a pu vaincre ni assujettir les autres ; la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour-à-tour ; la variété de leurs intérêts, de leurs passions, le besoin de se vaincre, sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut-être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne. Les classes ont lutté constamment ; elles se sont détestées ; une profonde diversité de situation, d’intérêts, de mœurs, a produit entre elles une profonde hostilité morale ; et cependant elles se sont progressivement rapprochées, assimilées, entendues ; chaque pays de l’Europe a vu naître et se développer dans son sein un certain esprit général, une certaine communauté d’intérêts, d’idées, de sentiments qui ont triomphé de la diversité et de la guerre. En France, par exemple, dans les dix-septième et dix-huitième siècles, la séparation sociale et morale des classes était encore très-profonde ; nul doute cependant que la fusion ne fût dès-lors très-avancée, qu’il n’y eût dès-lors une véritable nation française qui n’était pas telle classe exclusivement, mais qui les comprenait toutes, et toutes animées d’un certain sentiment commun, ayant une existence sociale commune, fortement empreintes enfin de nationalité.

Ainsi, du sein de la variété, de l’inimitié, de la guerre, est sortie dans l’Europe moderne l’unité nationale devenue aujourd’hui si éclatante, et qui tend à se développer, à s’épurer de jour en jour avec un éclat encore bien supérieur.

Tels sont, Messieurs, les grands effets extérieurs, apparents, sociaux, de la révolution qui nous occupe. Cherchons quels furent ses effets moraux, quels changements s’accomplirent dans l’âme des bourgeois eux-mêmes, ce qu’ils devinrent, ce qu’ils devaient devenir moralement dans leur nouvelle situation.

Il y a un fait dont il est impossible de n’être pas frappé quand on étudie les rapports de la bourgeoisie, non seulement au douzième siècle, mais dans les siècles postérieurs, avec l’État, en général, avec le gouvernement de l’État, les intérêts généraux du pays ; je veux parler de la prodigieuse timidité d’esprit des bourgeois, de leur humilité, de l’excessive modestie de leurs prétentions quant au gouvernement de leur pays, de la facilité avec laquelle ils se contentent. Rien ne révèle en eux cet esprit vraiment politique qui aspire à influer, à réformer, à gouverner ; rien n’atteste la hardiesse des pensées, la grandeur de l’ambition : on dirait de sages et honnêtes affranchis.

Il n’y a guère, Messieurs, que deux sources d’où puissent découler, dans la sphère politique, la grandeur de l’ambition et la fermeté de la pensée. Il faut avoir ou le sentiment d’une grande importance, d’un grand pouvoir exercé sur la destinée des autres, et dans un vaste horizon ; ou bien il faut porter en soi un sentiment énergique d’une complète indépendance individuelle, la certitude de sa propre liberté, la conscience d’une destinée étrangère à toute autre volonté que celle de l’homme lui-même. À l’une ou à l’autre de ces deux conditions semblent attachés la hardiesse de l’esprit, la hauteur de l’ambition, le besoin d’agir dans une grande sphère, et d’obtenir de grands résultats.

Ni l’une ni l’autre de ces conditions ne s’est rencontrée dans la situation des bourgeois du moyen-âge. Ils n’étaient, vous venez de le voir, importants que pour eux-mêmes ; ils n’exerçaient, hors de leur ville et sur l’État en général, aucune grande influence. Ils ne pouvaient avoir non plus un grand sentiment d’indépendance individuelle. En vain ils avaient vaincu, en vain ils avaient obtenu une charte. Le bourgeois d’une ville, se comparant au petit seigneur qui habitait près de lui, et qui venait d’être vaincu, n’en sentait pas moins son extrême infériorité ; il ne connaissait pas ce fier sentiment d’indépendance qui animait le propriétaire de fief ; il tenait sa part de liberté non de lui seul, mais de son association avec d’autres, secours difficile et précaire. De là ce caractère de réserve, de timidité d’esprit, de modestie craintive, d’humilité dans le langage, même au milieu d’une conduite ferme, qui est si profondément empreint dans la vie non-seulement des bourgeois du douzième siècle, mais de leurs plus lointains descendants. Ils n’ont point le goût des grandes entreprises ; quand le sort les y jette, ils en sont inquiets et embarrassés ; la responsabilité les trouble ; ils se sentent hors de leur sphère ; ils aspirent à y rentrer ; ils traiteront à bon marché. Aussi, dans le cours de l’histoire de l’Europe, de la France surtout, voit-on la bourgeoisie estimée, considérée, ménagée, respectée même, mais rarement redoutée ; elle a rarement produit sur ses adversaires l’impression d’une grande et fière puissance, d’une puissance vraiment politique. Il n’y a point à s’étonner de cette faiblesse de la bourgeoisie moderne ; la principale cause en est dans son origine même, dans ces circonstances de son affranchissement que je viens de mettre sous vos yeux. La hauteur de l’ambition, indépendamment des conditions sociales, l’étendue et la fermeté de la pensée politique, le besoin d’intervenir dans les affaires du pays, la pleine conscience enfin de la grandeur de l’homme, en tant qu’homme, et du pouvoir qui lui appartient, s’il est capable de l’exercer, ce sont là, Messieurs, en Europe, des sentiments, des dispositions toutes modernes, issues de la civilisation moderne, fruit de cette glorieuse et puissante généralité qui la caractérise, et qui ne saurait, manquer d’assurer au public, dans le gouvernement du pays, une influence, un poids, qui ont constamment manqué et dû manquer aux bourgeois nos aïeux. (Applaudissements.)

En revanche, ils acquirent et déployèrent, dans la lutte d’intérêts locaux qu’ils eurent à soutenir, sous cet étroit horizon, un degré d’énergie, de dévouement, de persévérance, de patience, qui n’a jamais été surpassé. La difficulté de l’entreprise était telle, ils avaient à lutter contre de tels périls, qu’il y fallut un déploiement de courage sans exemple. On se fait aujourd’hui une très-fausse idée de la vie des bourgeois des douzième et treizième siècles. Vous avez lu dans l’un des romans de Walter Scott, Quentin Durward, la peinture qu’il a faite du bourgmestre de Liége : il en a fait un vrai bourgeois de comédie, gras, mou, sans expérience, sans audace, uniquement occupé de mener sa vie commodément. Les bourgeois de ce temps, Messieurs, avaient toujours la cotte de mailles sur la poitrine, la pique à la main ; leur vie était presque aussi orageuse, aussi guerrière, aussi dure que celle des seigneurs qu’ils combattaient. C’est dans ces continuels périls, en luttant, contre toutes les difficultés de la vie pratique, qu’ils avaient acquis ce mâle caractère, cette énergie obstinée, qui se sont un peu perdus dans la molle activité des temps modernes.

Messieurs, aucun de ces effets sociaux ou moraux de l’affranchissement des communes n’avait pris au douzième siècle tout son développement ; c’est dans les siècles suivants qu’ils ont clairement apparu, et qu’on a pu les discerner. Il est certain cependant que le germe en était déposé dans la situation originaire des communes, dans le mode de leur affranchissement et la place que prirent alors les bourgeois dans la société. J’ai donc été en droit de les faire pressentir dès aujourd’hui. Pénétrons maintenant dans l’intérieur même de la commune du douzième siècle ; voyons comment elle était gouvernée, quels principes et quels faits dominaient dans les rapports des bourgeois entre eux.

Vous vous rappelez, Messieurs, qu’en parlant du régime municipal légué par l’Empire romain au monde moderne, j’ai eu l’honneur de vous dire que le monde romain avait été une grande coalition des municipalités, municipalités autrefois souveraines comme Rome elle-même. Chacune de ces villes avait eu d’abord la même existence que Rome, avait été une petite république indépendante, faisant la paix, la guerre, se gouvernant à son gré. À mesure qu’elles s’incorporèrent dans le monde romain, les droits qui constituent la souveraineté, le droit de paix et de guerre, le droit de législation, le droit de taxe, etc., sortirent de chaque ville et allèrent se concentrer à Rome. Il ne resta qu’une municipalité souveraine, Rome, régnant sur un grand nombre de municipalités qui n’avaient plus qu’une existence civile. Le régime municipal changea de caractère ; et au lieu d’être un gouvernement politique, un régime de souveraineté, il devint un mode d’administration. C’est la grande révolution qui s’est consommée sous l’Empire romain. Le régime municipal, devenu un mode d’administration, fut réduit au gouvernement des affaires locales, des intérêts civils de la cité. C’est dans cet état que la chute de l’Empire romain laissa les villes et leurs institutions. Au milieu du chaos de la barbarie, toutes les idées se brouillèrent, comme tous les faits ; toutes les attributions de la souveraineté et de l’administration se confondirent. Il ne fut plus question d’aucune de ces distinctions. Les affaires furent livrées au cours de la nécessité. On fut souverain ou administrateur dans chaque lieu, suivant le besoin. Quand les villes s’insurgèrent, pour reprendre quelque sécurité, elles prirent la souveraineté. Ce ne fut pas du tout pour obéir à une théorie politique, ni par un sentiment de leur dignité ; ce fut pour avoir les moyens de résister aux seigneurs contre lesquels elles s’insurgeaient, qu’elles s’approprièrent le droit de lever des milices, de se taxer pour faire la guerre, de nommer elles-mêmes leurs chefs et leurs magistrats, en un mot, de se gouverner elles-mêmes. Le gouvernement dans l’intérieur des villes, c’était la condition de la défense, le moyen de sécurité. La souveraineté rentra ainsi dans le régime municipal dont elle était sortie par les conquêtes de Rome. Les communes redevinrent souveraines. C’est là le caractère politique de leur affranchissement.

Ce n’est pas à dire que cette souveraineté fût complète. Il resta toujours quelque trace d’une souveraineté extérieure ; tantôt le seigneur conserva le droit d’envoyer un magistrat dans la ville, lequel prenait pour assesseurs les magistrats municipaux ; tantôt il eut droit de percevoir certains revenus ; ailleurs un tribut lui fut assuré. Quelquefois la souveraineté extérieure de la commune passa par les mains du Roi.

Les communes elles-mêmes, entrées à leur tour dans les cadres de la féodalité, eurent des vassaux, devinrent suzeraines, et à ce titre elles possédèrent la part de souveraineté qui était inhérente à la suzeraineté. Il se fit une confusion entre les droits qu’elles tenaient de leur position féodale, et ceux qu’elles avaient conquis par leur insurrection ; et à ce double titre la souveraineté leur appartint.

Voici, autant qu’on en peut juger par des monuments forts incomplets, comment se passait, au moins dans les premiers temps, le gouvernement dans l’intérieur d’une commune. La totalité des habitants formait l’assemblée de la commune ; tous ceux qui avaient juré la commune, et quiconque habitait dans ses murs étaient obligés de la jurer, étaient convoqués au son de la cloche en assemblée générale. Là on nommait les magistrats. Le nombre et la forme des magistratures étaient très variables. Les magistrats une fois nommés, l’assemblée se dissolvait ; et les magistrats gouvernaient à peu près seuls assez arbitrairement, sans autre responsabilité que les élections nouvelles, ou bien les émeutes populaires, qui étaient le grand mode de responsabilité du temps.

Vous voyez que l’organisation intérieure des communes se réduisait à deux éléments fort simples, l’assemblée générale des habitants, et un gouvernement investi d’un pouvoir à peu près arbitraire, sous la responsabilité de l’insurrection, des émeutes. Il fut impossible, surtout par l’état des mœurs, d’établir un gouvernement régulier, de véritables garanties d’ordre et de durée. La plus grande partie de la population des communes était à un degré d’ignorance, de brutalité, de férocité, tel qu’elle était très difficile à gouverner. Au bout de très peu de temps, il y eut, dans l’intérieur de la commune, presque aussi peu de sécurité qu’il y en avait auparavant dans les relations des bourgeois avec le seigneur. Il s’y forma cependant assez vite une bourgeoisie supérieure. Vous en comprenez sans peine les causes. L’état des idées et des relations sociales amena l’établissement des professions industrielles légalement constituées, des corporations. Le régime du privilège s’introduisit dans l’intérieur des communes, et à sa suite une grande inégalité. Il y eut bientôt partout un certain nombre de bourgeois considérables, riches, et une population ouvrière plus ou moins nombreuse, qui, malgré son infériorité, avait une grande part d’influence dans les affaires de la commune. Les communes se trouvèrent donc divisées en une haute bourgeoisie, et une population sujette à toutes les erreurs, tous les vices d’une populace. La bourgeoisie supérieure se vit pressée entre la prodigieuse difficulté de gouverner cette population inférieure, et les tentatives continuelles de l’ancien maître de la commune qui cherchait à ressaisir son pouvoir. Telle a été cette situation, non-seulement en France, mais en Europe, jusqu’au seizième siècle. C’est là peut-être la principale cause qui a empêché les communes de prendre, dans plusieurs des pays de l’Europe, et spécialement en France, toute l’importance politique qu’elles auraient pu avoir. Deux esprits s’y combattaient sans cesse : dans la population inférieure, un esprit démocratique aveugle, effréné, féroce ; et par contre-coup, dans la population supérieure, un esprit de timidité, de transaction, une excessive facilité à s’arranger, soit avec le roi, soit avec les anciens seigneurs, afin de rétablir dans l’intérieur de la commune quelque ordre, quelque paix. Ni l’un ni l’autre de ces esprits ne pouvait faire prendre aux communes une grande place dans l’État.

Tous ces effets n’avaient pas éclaté au douzième siècle ; cependant on pouvait les pressentir dans le caractère même de l’insurrection, dans la manière dont elle avait commencé, dans l’état des divers éléments de la population communale.

Tels sont, Messieurs, si je ne m’abuse, les principaux caractères, les résultats généraux et de l’affranchissement des communes et de leur gouvernement intérieur. J’ai eu l’honneur de vous prévenir que ces faits n’avaient pas été aussi uniformes, aussi universels que je les ai exposés. Il y a de grandes diversités dans l’histoire des communes d’Europe. Par exemple, en Italie, dans le midi de la France, le régime municipal romain domina ; la population n’était pas à beaucoup près aussi divisée, aussi inégale que dans le nord. Aussi l’organisation communale fut beaucoup meilleure, soit à cause des traditions romaines, soit à cause du meilleur état de la population. Au nord, c’est le régime féodal qui prévaut dans l’existence communale. Là tout semble subordonné à la lutte contre les seigneurs. Les communes du midi se montrent beaucoup plus occupées de leur organisation intérieure, d’améliorations, de progrès. On sent qu’elles deviendront des républiques indépendantes. La destinée des communes du nord, en France surtout, s’annonce plus rude, plus incomplète, destinée à de moins beaux développements. Si nous parcourrions les communes d’Allemagne, d’Espagne, d’Angleterre, nous y reconnaîtrions bien d’autres différences. Je ne saurais entrer dans ces détails ; nous en remarquerons quelques-uns à mesure que nous avancerons dans l’histoire de la civilisation. À leur origine, Messieurs, toutes choses sont à peu près confondues dans une même physionomie ; ce n’est que par le développement successif que la variété se prononce. Puis commence un développement nouveau qui pousse les sociétés vers cette unité haute et libre, but glorieux des efforts et des vœux du genre humain.

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