Histoire générale de la civilisation en Europe/08
HUITIÈME LEÇON.
Je n’ai pas encore mis sous vos yeux le plan entier de mon cours. J’ai commencé par en indiquer l’objet, puis j’ai marché devant moi sans considérer dans son ensemble la civilisation européenne, sans vous indiquer à la fois le point de départ, la route et le but, le commencement, le milieu et la fin. Nous voici cependant arrivés à une époque où cette vue d’ensemble, cette esquisse générale du monde que nous parcourons, devient nécessaire. Les temps que nous avons étudiés jusqu’ici s’expliquent en quelque sorte par eux-mêmes, ou par des résultats prochains et clairs. Ceux où nous allons entrer ne sauraient être compris, ni même exciter un vif intérêt, si on ne les rattache à leurs conséquences les plus indirectes, les plus éloignées. Il arrive, dans une si vaste étude, un moment où l’on ne peut plus se résoudre à marcher en n’ayant devant soi que de l’inconnu, des ténèbres ; on veut savoir non seulement d’où l’on vient et où l’on est, mais où l’on va. C’est ce que nous sentons aujourd’hui. L’époque que nous abordons n’est intelligible, son importance n’est appréciable que par les rapports qui la lient aux temps modernes. Son vrai sens n’a été révélé que fort tard.
Nous sommes en possession de presque tous les éléments essentiels de la civilisation européenne. Je dis presque, car je ne vous ai pas encore entretenus de la royauté. La crise décisive du développement de la royauté n’a guère eu lieu qu’au douzième et même au treizième siècle ; c’est alors seulement que l’institution s’est vraiment constituée, et a commencé à prendre, dans la société moderne, sa place définitive. Voilà pourquoi je n’en ai pas traité plus tôt ; elle sera l’objet de ma prochaine leçon. Sauf celui-là, nous tenons, je le répète, tous les grands éléments de la civilisation européenne. Vous avez vu naître sous vos yeux l’aristocratie féodale, l’Église, les communes ; vous avez entrevu les institutions qui devaient correspondre à ces faits ; et non seulement les institutions, mais aussi les principes, les idées que les faits devaient susciter dans les esprits : ainsi, à propos de la féodalité, vous avez assisté au berceau de la famille moderne, aux foyers de la vie domestique ; vous avez compris, dans toute son énergie, le sentiment de l’indépendance individuelle, et quelle place il avait dû tenir dans notre civilisation. À l’occasion de l’Église, vous avez vu apparaître la société purement religieuse, ses rapports avec la société civile, le principe théocratique, la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, les premiers cours de la persécution, les premiers cris de la liberté de conscience. Les communes naissantes vous ont laissé entrevoir une association fondée sur de tout autres principes que ceux de la féodalité ou de l’Église, la diversité des classes sociales, leurs luttes, les premiers et profonds caractères des mœurs bourgeoises modernes, la timidité d’esprit à côté de l’énergie de l’âme, l’esprit démagogique à côté de l’esprit légal. Tous les éléments en un mot qui ont concouru à la formation de la société européenne, tout ce qu’elle a été, tout ce dont elle a parlé, pour ainsi dire, ont déjà frappé vos regards.
Transportons-nous cependant, Messieurs, au sein de l’Europe moderne ; je ne dis pas même de l’Europe actuelle, après la prodigieuse métamorphose dont nous avons été témoins, mais dans les 17e et 18e siècles. Je vous le demande ; reconnaîtrez-vous la société que nous venons de voir au douzième ? Quelle immense différence ! J’ai déjà insisté sur cette différence par rapport aux communes : je me suis appliqué à vous faire sentir combien le tiers-état du dix-huitième siècle ressemblait peu à celui du douzième. Faites le même essai sur la féodalité et sur l’église ; vous serez frappés de la même métamorphose. Il n’y avait pas plus de ressemblance entre la noblesse de la cour de Louis XV et l’aristocratie féodale, entre l’église du cardinal de Bernis et celle de l’abbé Suger, qu’entre le tiers-état du dix-huitième siècle et la bourgeoisie du douzième. Entre ces deux époques, quoique déjà en possession de tous ses éléments, la société tout entière a été transformée.
Je voudrais démêler clairement le caractère général essentiel de cette transformation.
Du cinquième au douzième siècle, la société contenait tout ce que j’y ai trouvé et décrit, des rois, une aristocratie laïque, un clergé, des bourgeois, des colons, les pouvoirs religieux, civil, les germes en un mot de tout ce qui fait une nation et un gouvernement, et pourtant point de gouvernement, point de nation. Un peuple proprement dit, un gouvernement véritable dans le sens qu’ont aujourd’hui ces mots pour nous, il n’y a rien de semblable dans toute l’époque dont nous nous sommes occupés. Nous avons rencontré une multitude de forces particulières, de faits spéciaux, d’institutions locales ; mais rien de général, rien de public, point de politique proprement dite, point de vraie nationalité.
Regardons au contraire l’Europe au dix-septième et au dix-huitième siècle ; nous voyons partout se produire sur la scène du monde deux grandes figures, le gouvernement et le peuple. L’action d’un pouvoir général sur le pays tout entier, l’influence du pays sur le pouvoir qui le gouverne, c’est là la société, c’est là l’histoire : les rapports de ces deux grandes forces, leur alliance ou leur lutte, voilà ce qu’elle trouve, ce qu’elle raconte. La noblesse, le clergé, les bourgeois, toutes ces classes, toutes ces forces particulières ne paraissent plus qu’en seconde ligne, presque comme des ombres, effacées par ces deux grands corps, le peuple et son gouvernement.
C’est là, Messieurs, si je ne m’abuse, le trait essentiel qui distingue l’Europe moderne de l’Europe primitive ; voilà la métamorphose qui s’est accomplie du treizième au seizième siècle.
C’est donc du treizième au seizième siècle, c’est-à-dire dans l’époque où nous entrons, qu’il en faut chercher le secret ; c’est le caractère distinctif de cette époque, qu’elle a été employée à faire de l’Europe primitive l’Europe moderne ; de là son importance et son intérêt historique. Si on ne la considérait pas sous ce point de vue, si on n’y cherchait pas surtout ce qui en est sorti, non seulement on ne la comprendrait pas, mais on s’en lasserait, on s’en ennuierait promptement. Vue en elle-même en effet, et à part de ses résultats, c’est un temps sans caractère, un temps où la confusion va croissant sans qu’on en aperçoive les causes, temps de mouvement sans direction, d’agitation sans résultat ; royauté, noblesse, clergé, bourgeois, tous les éléments de l’ordre social semblent tourner dans le même siècle, également incapables de progrès et de repos. On fait des tentatives de tout genre, toutes échouent : on tente d’asseoir les gouvernements, de fonder les libertés publiques ; on tente même des réformes religieuses ; rien ne se fait, rien n’aboutit. Si jamais le genre humain a paru voué à une destinée agitée et pourtant stationnaire, à un travail sans relâche et pourtant stérile, c’est du treizième au quinzième siècle que telle est la physionomie de sa condition et de son histoire.
Je ne connais qu’un ouvrage où cette physionomie soit empreinte avec vérité ; c’est l’Histoire des ducs de Bourgogne, de M. de Barante. Je ne parle pas de la vérité qui brille dans la peinture des mœurs, dans le récit détaillé des événements ; mais de cette vérité générale qui fait du livre entier une image fidèle, un miroir sincère de toute l’époque, dont il révèle en même temps le mouvement et la monotonie.
Considérée au contraire dans son rapport avec ce qui l’a suivie, comme la transition de l’Europe primitive à l’Europe moderne, cette époque s’éclaire et s’anime ; on y découvre un ensemble, une direction, un progrès ; son unité et son intérêt résident dans le travail lent et caché qui s’y est accompli.
L’histoire de la civilisation européenne peut donc se résumer, Messieurs, en trois grandes périodes : 1º Une période que j’appellerai celle des origines, de la formation ; temps où les divers éléments de notre société se dégagent du chaos, prennent l’être et se montrent sous leurs formes natives avec les principes qui les animent ; ce temps se prolonge presque jusqu’au douzième siècle. 2º La seconde période est un temps d’essai, de tentative, de tâtonnement ; les éléments divers de l’ordre social se rapprochent, se combinent, se tâtent, pour ainsi dire, sans pouvoir rien enfanter de général, de régulier, de durable ; cet état ne finit, à vrai dire, qu’au seizième siècle. 3º Enfin la période du développement proprement dit, où la société humaine prend en Europe une forme définitive, suit une direction déterminée, marche rapidement et d’ensemble vers un but clair et précis ; c’est celle qui a commencé au seizième siècle et poursuit maintenant son cours.
Tel m’apparaît, Messieurs, dans son ensemble, le spectacle de la civilisation européenne ; tel j’essaierai de vous le reproduire. C’est dans la seconde période que nous entrons aujourd’hui. Nous avons à y chercher les grandes crises, les causes déterminantes de la transformation sociale qui en a été le résultat.
Le premier grand événement qui se présente à nous, qui ouvre pour ainsi dire l’époque dont nous parlons, ce sont les croisades. Elles commencent à la fin du onzième siècle, et remplissent le douzième et le treizième. Grand événement à coup sûr, car depuis qu’il est consommé, il n’a cessé d’occuper les historiens philosophes ; tous, même avant de s’en rendre compte, ont pressenti qu’il y avait là une de ces influences qui changent la condition des peuples, et qu’il faut absolument étudier pour comprendre le cours général des faits.
Le premier caractère des croisades, c’est leur universalité ; l’Europe entière y a concouru ; elles ont été le premier événement européen. Avant les croisades, on n’avait jamais vu l’Europe s’émouvoir d’un même sentiment, agir dans une même cause ; il n’y avait pas d’Europe. Les croisades ont révélé l’Europe chrétienne. Les Français faisaient le fond de la première armée de croisés ; mais il y avait aussi des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Anglais. Suivez la seconde, la troisième croisade ; tous les peuples chrétiens s’y engagent. Rien de pareil ne s’était encore vu.
Ce n’est pas tout : de même que les croisades sont un événement européen, de même dans chaque pays elles sont un événement national : dans chaque pays, toutes les classes de la société s’animent de la même impression, obéissent à la même idée, s’abandonnent au même élan. Rois, seigneurs, prêtres, bourgeois, peuple des campagnes, tous prennent aux croisades le même intérêt, la même part. L’unité morale des nations éclate, fait aussi nouveau que l’unité européenne.
Quand de pareils événements se rencontrent dans la jeunesse des peuples, dans ces temps où ils agissent spontanément, librement, sans préméditation, sans intention politique, sans combinaison de gouvernement, on y reconnaît ce que l’histoire appelle des événements héroïques, l’âge héroïque des nations. Les croisades sont en effet l’événement héroïque de l’Europe moderne, mouvement individuel et général à la fois, national et pourtant non dirigé,
Que tel soit vraiment leur caractère primitif, tous les documents le disent, tous les faits le prouvent. Quels sont les premiers croisés qui se mettent en mouvement ? des bandes populaires ; elles partent sous la conduite de Pierre l’ermite, sans préparatifs, sans guides, sans chefs, suivies plutôt que conduites par quelques chevaliers obscurs ; elles traversent l’Allemagne, l’Empire grec, et vont se disperser ou périr dans l’Asie mineure.
La classe supérieure, la noblesse féodale s’ébranle à son tour pour la croisade. Sous le commandement de Godefroi de Bouillon, les seigneurs et leurs hommes partent pleins d’ardeur. Lorsqu’ils ont traversé l’Asie mineure, il prend aux chefs des croisés un accès de tiédeur et de fatigue ; ils ne se soucient pas de continuer leur route ; ils voudraient s’occuper d’eux-mêmes, faire des conquêtes, s’y établir. Le peuple de l’armée se soulève ; il veut aller à Jérusalem, la délivrance de Jérusalem est le but de la croisade ; ce n’est pas pour gagner des principautés à Raimond de Toulouse, ni à Boémond, ni à aucun autre que les croisés sont venus. L’impulsion populaire, nationale, européenne, l’emporte sur toutes les intentions individuelles ; les chefs n’ont point sur les masses assez d’ascendant pour les soumettre à leurs intérêts. Les souverains, qui étaient restés étrangers à la première croisade, sont enfin emportés dans le mouvement comme les peuples. Les grandes croisades du douzième siècle sont commandées par des rois.
Je passe tout-à-coup à la fin du treizième siècle. On parle encore en Europe des croisades, on les prêche même avec ardeur. Les papes excitent les souverains et les peuples ; on tient des conciles pour recommander la Terre-Sainte ; mais personne n’y va plus, personne ne s’en soucie plus. Il s’est passé dans l’esprit européen, dans la société européenne, quelque chose qui a mis fin aux croisades. Il y a bien encore quelques expéditions particulières ; on voit bien quelques seigneurs, quelques bandes partir encore pour Jérusalem ; mais le mouvement général est évidemment arrêté. Cependant il semble que ni la nécessité ni la facilité de le continuer n’ont disparu. Les Musulmans triomphent de plus en plus en Asie. Le royaume chrétien fondé à Jérusalem est tombé entre leurs mains. Il faut le reconquérir ; on a pour y réussir bien plus de moyens qu’on n’en avait au moment où les croisades ont commencé ; un grand nombre de chrétiens sont établis et encore puissants dans l’Asie mineure, la Syrie, la Palestine. On connaît mieux les moyens de voyage et d’action. Cependant rien ne peut ranimer les croisades. Il est clair que les deux grandes forces de la société, les souverains d’une part, les peuples de l’autre, n’en veulent plus.
On a beaucoup dit que c’était lassitude, que l’Europe était fatiguée de se ruer ainsi sur l’Asie. Messieurs, il faut s’entendre sur ce mot lassitude dont on se sert souvent en pareille occasion ; il est étrangement inexact. Il n’est pas vrai que les générations humaines soient lasses de ce qu’elles n’ont pas fait, lasses des fatigues de leurs pères. La lassitude est personnelle, elle ne se transmet pas comme un héritage. Les hommes du treizième siècle n’étaient point fatigués des croisades du douzième ; une autre cause agissait sur eux. Un grand changement s’était opéré dans les idées, dans les sentiments, dans les situations sociales. On n’avait plus les mêmes besoins, les mêmes désirs. On ne croyait plus, on ne voulait plus les mêmes choses. C’est par de telles métamorphoses politiques ou morales, et non par la fatigue que s’explique la conduite différente des générations successives. La prétendue lassitude qu’on leur attribue est une métaphore sans vérité.
Deux grandes causes, Messieurs, l’une morale, l’autre sociale, avaient lancé l’Europe dans les croisades.
La cause morale, vous le savez, c’était l’impulsion des sentiments et des croyances religieuses. Depuis la fin du septième siècle, le christianisme luttait contre le mahométisme ; il l’avait vaincu en Europe après en avoir été dangereusement menacé ; il était parvenu à le confiner en Espagne. Là encore, il travaillait constamment à l’expulser. On a présenté les croisades comme une espèce d’accident, comme un événement imprévu, inouï, né des récits que faisaient les pèlerins au retour de Jérusalem, et des prédications de Pierre l’Ermite. Il n’en est rien. Les croisades, Messieurs, ont été la continuation, le zénith de la grande lutte engagée depuis quatre siècles entre le christianisme et le mahométisme. Le théâtre de cette lutte avait été jusque-là en Europe ; il fut transporté en Asie. Si je mettais quelque prix à ces comparaisons, à ces parallélismes dans lesquels on se plaît quelquefois à faire entrer, de gré ou de force, les faits historiques, je pourrais vous montrer le christianisme fournissant exactement en Asie la même carrière, subissant la même destinée que le mahométisme en Europe. Le mahométisme s’est établi en Espagne, il y a conquis et fondé un royaume et des principautés. Les chrétiens ont fait cela en Asie. Ils s’y sont trouvés, à l’égard des mahométans, dans la même situation que ceux-ci en Espagne à l’égard des chrétiens. Le royaume de Jérusalem et le royaume de Grenade se correspondent. Peu importent, du reste, ces similitudes. Le grand fait, c’est la lutte des deux systèmes religieux et sociaux. Les croisades en ont été la principale crise. C’est là leur caractère historique, le lien qui les rattache à l’ensemble des faits.
Une autre cause, l’état social de l’Europe au onzième siècle, ne contribua pas moins à les faire éclater. J’ai pris soin de bien expliquer pourquoi, du cinquième au onzième siècle, rien de général n’avait pu s’établir en Europe ; j’ai cherché à montrer comment tout était devenu local, comment les États, les existences, les esprits s’étaient renfermés dans un horizon fort étroit. Ainsi le régime féodal avait prévalu. Au bout de quelque temps, un horizon si borné ne suffit plus ; la pensée et l’activité humaine aspirèrent à dépasser la sphère où elles étaient renfermées. La vie errante avait cessé, mais non le goût de son mouvement, de ses aventures. Les peuples se précipitèrent dans les croisades comme dans une nouvelle existence plus large, plus variée, qui tantôt rappelait l’ancienne liberté de la barbarie, tantôt ouvrait les perspectives d’un vaste avenir.
Telles furent, je crois, au douzième siècle les deux causes déterminantes des croisades. À la fin du treizième siècle, ni l’une ni l’autre de ces causes n’existait plus. L’homme et la société étaient tellement changés, que ni l’impulsion morale, ni le besoin social qui avaient précipité l’Europe sur l’Asie, ne se faisaient plus sentir. Je ne sais si beaucoup d’entre vous ont lu les historiens originaux des croisades, et s’il vous est quelquefois venu à l’esprit de comparer les chroniqueurs contemporains des premières croisades, avec ceux de la fin du douzième et du treizième siècle ; par exemple, Albert d’Aix, Robert le Moine et Raymond d’Agiles, qui assistaient à la première croisade, avec Guillaume de Tyr et Jacques de Vitry. Quand on rapproche ces deux classes d’écrivains, il est impossible de n’être pas frappé de la distance qui les sépare. Les premiers sont des chroniqueurs animés, d’une imagination émue, et qui racontent les événements de la croisade avec passion. Mais ce sont des esprits prodigieusement étroits, sans aucune idée hors de la petite sphère dans laquelle ils ont vécu, étrangers à toute science, remplis de préjugés, incapables de porter un jugement quelconque sur ce qui se passe autour d’eux et sur les événements qu’ils racontent. Ouvrez au contraire l’histoire des croisades de Guillaume de Tyr ; vous serez étonnés de trouver presque un historien des temps modernes, un esprit développé, étendu, libre, une rare intelligence politique des événements, des vues d’ensemble, un jugement porté sur les causes et sur les effets. Jacques de Vitry offre l’exemple d’un autre genre de développement ; c’est un savant qui ne s’enquiert pas seulement de ce qui se rapporte aux croisades, mais s’occupe de l’état des mœurs, de géographie, d’ethnographie, d’histoire naturelle, qui observe et décrit le monde. En un mot, il y a entre les chroniqueurs des premières croisades et les historiens des dernières, un intervalle immense et qui révèle dans l’état des esprits une révolution véritable.
Cette révolution éclate surtout dans la manière dont les uns et les autres parlent des Mahométans. Pour les premiers chroniqueurs, et par conséquent pour les premiers croisés dont les premiers chroniqueurs ne sont que l’expression, les Mahométans ne sont qu’un objet de haine ; il est clair que ceux qui en parlent ne les connaissent point, ne les jugent point, ne les considèrent que sous le point de vue de l’hostilité religieuse qui existe entre eux ; on ne découvre la trace d’aucune relation sociale ; ils les détestent et les combattent, rien de plus. Guillaume de Tyr, Jacques de Vitry, Bernard le trésorier, parlent des Musulmans tout autrement ; on sent que, tout en les combattant, ils ne les voient plus comme des monstres, qu’ils sont entrés jusqu’à un certain point dans leurs idées, qu’ils ont vécu avec eux, qu’il s’est établi entre eux des relations et même une sorte de sympathie. Guillaume de Tyr fait un bel éloge de Noureddin, et Bernard le trésorier de Saladin. Ils vont même quelquefois jusqu’à opposer les mœurs et la conduite des Musulmans aux mœurs et à la conduite des chrétiens ; ils adoptent les Musulmans pour faire la satire des chrétiens, comme Tacite peignait les mœurs des Germains en contraste avec les mœurs de Rome. Vous voyez quel changement immense a dû s’opérer entre les deux époques, puisque vous trouvez dans la dernière, sur les ennemis mêmes des chrétiens, sur ceux contre lesquels les croisades étaient dirigées, une liberté, une impartialité d’esprit qui eût saisi les premiers croisés de surprise et de colère.
C’est là, Messieurs, le premier, le principal effet des croisades, un grand pas vers l’affranchissement de l’esprit, un grand progrès vers des idées plus étendues, plus libres. Commencées au nom et sous l’influence des croyances religieuses, les croisades ont enlevé aux idées religieuses, je ne dirai pas leur part légitime d’influence, mais la possession exclusive et despotique de l’esprit humain. Ce résultat, bien imprévu sans doute, est né de plusieurs causes. La première, c’est évidemment la nouveauté, l’étendue, la variété du spectacle qui s’est offert aux yeux des croisés. Il leur est arrivé ce qui arrive aux voyageurs. C’est un lieu commun que de dire que l’esprit des voyageurs s’affranchit, que l’habitude d’observer des peuples divers, des mœurs, des opinions différentes, étend les idées, dégage le jugement des anciens préjugés. Le même fait s’est accompli chez ces peuples voyageurs qu’on a appelés les croisés ; leur esprit s’est ouvert et élevé par cela seul qu’ils ont vu une multitude de choses différentes, qu’ils ont connu d’autres mœurs que les leurs. Ils se sont trouvés d’ailleurs en relation avec deux civilisations, non seulement différentes, mais plus avancées ; la société grecque d’une part, la société musulmane de l’autre. Nul doute que la société grecque, quoique sa civilisation fût énervée, pervertie, mourante, ne fît sur les croisés l’effet d’une société plus avancée, plus polie, plus éclairée que la leur. La société musulmane leur fut un spectacle de même nature. Il est curieux de voir dans les chroniques l’impression que produisirent les croisés sur les Musulmans ; ceux-ci les regardèrent au premier abord comme des barbares, comme les hommes les plus grossiers, les plus féroces, les plus stupides qu’ils eussent jamais vus. Les croisés, de leur côté, furent frappés de ce qu’il y avait de richesses, d’élégance de mœurs chez les Musulmans. À cette première impression succédèrent bientôt entre les deux peuples de fréquentes relations. Elles s’étendirent et devinrent beaucoup plus importantes qu’on ne le croit communément. Non seulement les chrétiens d’Orient avaient avec les Musulmans des rapports habituels, mais l’Occident et l’Orient se connurent, se visitèrent, se mêlèrent. Il n’y a pas longtemps qu’un des savants qui honorent la France aux yeux de l’Europe, M. Abel Rémusat, a mis à découvert les relations des empereurs mongols avec les rois chrétiens. Des ambassadeurs mongols furent envoyés aux rois francs, à saint Louis, entre autres, pour les engager à entrer en alliance, et à recommencer des croisades dans l’intérêt commun des mongols et des chrétiens contre les Turcs. Et non seulement des relations diplomatiques, officielles, s’établissaient ainsi entre les souverains, mais elles tenaient à des relations de peuples fréquentes et variées. Je cite textuellement M. Abel Rémusat :
« Beaucoup de religieux italiens, français, flamands, furent chargés de missions diplomatiques auprès du grand khan. Des Mongols de distinction vinrent à Rome, à Barcelone, à Valence, à Lyon, à Paris, à Londres, à Northampton, et un franciscain du royaume de Naples fut archevêque de Péking. Son successeur fut un professeur de théologie de la faculté de Paris. Mais combien d’autres personnages moins connus furent entraînés à la suite de ceux-là, ou comme esclaves, ou attirés par l’appât du gain, ou guidés par la curiosité dans des contrées jusqu’alors inconnues ! Le hasard a conservé les noms de quelques-uns : le premier envoyé qui vint trouver le roi de Hongrie de la part des Tartares, était un Anglais banni de son pays pour certains crimes, et qui, après avoir erré dans toute l’Asie, avait fini par prendre du service chez les Mongols. Un cordelier flamand rencontra dans le fond de la Tartarie une femme de Metz, nommée Paquette, qui avait été enlevée en Hongrie ; un orfèvre parisien, dont le frère était établi à Paris sur le grand pont ; et un jeune homme des environs de Rouen, qui s’était trouvé à la prise de Belgrade. Il y vit aussi des Russes, des Hongrois et des Flamands. Un chantre, nommé Robert, après avoir parcouru l’Asie orientale, revint mourir dans la cathédrale de Chartres. Un Tartare était fournisseur de casques dans les armées de Philippe-le-Bel. Jean de Plancarpin trouva près de Gayouk un gentilhomme russe qu’il nomme Temer, qui servait d’interprète ; plusieurs marchands de Breslaw, de Pologne, d’Autriche, l’accompagnèrent dans son voyage en Tartarie. D’autres revinrent avec lui par la Russie ; c’étaient des Génois, des Pisans, des Vénitiens. Deux marchands de Venise que le hasard avait conduits à Bokhara se laissèrent aller à suivre un ambassadeur mongol qu’Houlagou envoyait à Khoubilaï. Ils séjournèrent plusieurs années tant en Chine qu’en Tartarie, revinrent avec des lettres du grand khan pour le pape, retournèrent auprès du grand khan, emmenant avec eux le fils de l’un d’eux, le célèbre Marc-Pol, et quittèrent encore une fois la cour de Khoubilaï pour s’en revenir à Venise. Des voyages de ce genre ne furent pas moins fréquents dans le siècle suivant. De ce nombre sont ceux de Jean de Mandeville, médecin anglais ; d’Oderic de Frioul, de Pegoletti, de Guillaume de Bouldeselle et de plusieurs autres. On peut bien croire que ceux dont la mémoire s’est conservée ne sont que la moindre partie de ceux qui furent entrepris, et qu’il y eut dans ce temps plus de gens en état d’exécuter des courses lointaines que d’en écrire la relation. Beaucoup de ces aventuriers durent se fixer et mourir dans les contrées qu’ils étaient allés visiter. D’autres revinrent dans leur patrie, aussi obscurs qu’auparavant, mais l’imagination remplie de ce qu’ils avaient vu, le racontant à leur famille, l’exagérant sans doute, mais laissant autour d’eux, au milieu de fables ridicules, des souvenirs utiles et des traditions capables de fructifier. Ainsi furent déposées en Allemagne, en Italie, en France, dans les monastères, chez les seigneurs et jusque dans les derniers rangs de la société, des semences précieuses destinées à germer un peu plus tard. Tous ces voyageurs ignorés, portant les arts de leur patrie dans les contrées lointaines, en rapportaient d’autres connaissances non moins précieuses, et faisaient, sans s’en apercevoir, des échanges plus avantageux que tous ceux du commerce. Par là, non seulement le trafic des soieries, des porcelaines, des denrées de l’Indoustan, s’étendait et devenait plus praticable ; il s’ouvrait de nouvelles routes à l’industrie et à l’activité commerciale mais, ce qui valait mieux encore, des mœurs étrangères, des nations inconnues, des productions extraordinaires venaient s’offrir en foule à l’esprit des Européens, resserré, depuis la chute de l’Empire romain, dans un cercle trop étroit. On commença à compter pour quelque chose la plus belle, la plus peuplée et la plus anciennement civilisée des quatre parties du monde. On songea à étudier les arts, les croyances, les idiomes des peuples qui l’habitaient, et il fut même question d’établir une chaire de langue tartare dans l’université de Paris. Des relations romanesques, bientôt discutées et approfondies, répandirent de toutes parts des notions plus justes et plus variées. Le monde semble s’ouvrir du côté de l’Orient ; la géographie fit un pas immense : l’ardeur pour les découvertes devint la forme nouvelle que revêtit l’esprit aventureux des Européens. L’idée d’un autre hémisphère cessa, quand le nôtre fut mieux connu, de se présenter à l’esprit comme un paradoxe dépourvu de toute vraisemblance ; et ce fut en allant à la recherche du Zipangri de Marc Pol, que Christophe Colomb découvrit le Nouveau Monde. »
Vous voyez, Messieurs, quel était, au treizième et au quatorzième siècle, par les faits qu’avait amenés l’impulsion des croisades, quel était, dis-je, le monde vaste et nouveau qui s’était ouvert devant l’esprit européen. On ne peut douter que ce n’ait été là une des causes les plus puissantes du développement et de la liberté d’esprit qui éclatent au sortir de ce grand événement.
Une autre circonstance mérite d’être remarquée. Jusqu’aux croisades, la cour de Rome, le centre de l’Église, n’avait guère été en communication avec les laïques que, par l’intermédiaire des ecclésiastiques, soit des légats que la cour de Rome envoyait, soit des évêques et du clergé tout entier. Il y avait bien toujours quelques laïques en relation directe avec Rome. Mais, à tout prendre, c’était par les ecclésiastiques qu’elle communiquait avec les peuples. Pendant les croisades, au contraire, Rome devint un lieu de passage pour une grande partie des croisés, soit en allant, soit en revenant. Une foule de laïques assistèrent au spectacle de sa politique et de ses mœurs, démêlèrent la part de l’intérêt personnel dans les débats religieux. Nul doute que cette connaissance nouvelle n’ait inspiré à beaucoup d’esprits une hardiesse jusques là inconnue.
Quand on considère l’état des esprits en général au sortir des croisades, et surtout en matière ecclésiastique, il est impossible de ne pas être frappé d’un fait singulier : les idées religieuses n’ont point changé ; elles n’ont pas été remplacées par des opinions contraires ou seulement différentes. Cependant les esprits sont infiniment plus libres ; les croyances religieuses ne sont plus l’unique sphère dans laquelle s’exerce l’esprit humain ; sans les abandonner, il commence à s’en séparer, à se porter ailleurs. Ainsi, à la fin du treizième siècle, la cause morale qui avait déterminé les croisades, qui en avait été du moins le principe le plus énergique, avait disparu ; l’état moral de l’Europe était profondément modifié.
L’état social avait subi un changement analogue. On a beaucoup cherché quelle avait été, à cet égard, l’influence des croisades ; on a montré comment elles avaient réduit un grand nombre de propriétaires de fiefs à la nécessité de les vendre aux rois, ou bien de vendre des chartes aux communes pour faire de l’argent et aller à la croisade. On a fait voir que, par leur seule absence, beaucoup de seigneurs avaient perdu une grande portion de pouvoir. Sans entrer dans les détails de cet examen, on peut, je crois, résumer en quelques faits généraux l’influence des croisades sur l’état social.
Elles ont beaucoup diminué le nombre des petits fiefs, des petits domaines, des petits propriétaires de fiefs ; elles ont concentré la propriété et le pouvoir dans un moindre nombre de mains. C’est à partir des croisades qu’on voit se former et s’accroître les grands fiefs, les grandes existences féodales.
J’ai souvent regretté qu’il n’y eût pas une carte de la France divisée en fiefs, comme nous avons une carte de la France divisée en départements, arrondissements, cantons et communes, où tous les fiefs fussent marqués, ainsi que leur circonscription, leurs rapports et leurs changements successifs. Si nous comparions, à l’aide de cartes pareilles, l’état de la France avant et après les croisades, nous verrions combien de fiefs avaient disparu, et à quel point s’étaient accrus les grands fiefs et les fiefs moyens. C’est un des plus importants résultats que les croisades aient amenés.
Là même où les petits propriétaires ont conservé leurs fiefs, ils n’y ont plus vécu aussi isolés qu’auparavant. Les possesseurs de grands fiefs sont devenus autant de centres autour desquels les petits se sont groupés, auprès desquels ils sont venus vivre. Il avait bien fallu pendant la croisade se mettre à la suite du plus riche, du plus puissant, recevoir de lui des secours ; on avait vécu avec lui, on avait partagé sa fortune, couru les mêmes aventures. Les croisés revenus chez eux, cette sociabilité, cette habitude de vivre auprès de son supérieur, sont restées dans les mœurs. De même qu’on voit les grands fiefs augmenter après les croisades, de même on voit les propriétaires de ces fiefs tenir une cour beaucoup plus considérable dans l’intérieur de leurs châteaux, avoir auprès d’eux un plus grand nombre de gentilshommes qui conservent leurs petits domaines, mais ne s’y enferment plus.
L’extension des grands fiefs et la création d’un certain nombre de centres de société, au lieu de la dispersion qui existait auparavant, ce sont là les deux plus grands effets des croisades dans le sein de la féodalité.
Quant aux bourgeois, un résultat de même nature est facile à reconnaître. Les croisades ont créé les grandes communes. Le petit commerce, la petite industrie, ne suffisaient pas pour créer des communes telles qu’ont été les grandes villes d’Italie et de Flandre. C’est le commerce en grand, le commerce maritime, et particulièrement le commerce d’Orient et d’Occident qui les a enfantées : or, ce sont les croisades qui ont donné au commerce maritime la plus forte impulsion qu’il eût encore reçue.
En tout, quand on regarde l’état de la société à la fin des croisades, on trouve que ce mouvement de dissolution, de dispersion des existences et des influences, ce mouvement de localisation universelle, s’il est permis de parler ainsi, qui avait précédé cette époque, a cessé et a été remplacé par un mouvement en sens contraire, par un mouvement de centralisation. Tout tend à se rapprocher. Les petites existences s’absorbent dans les grandes ou se groupent autour d’elles. C’est en ce sens que marche la société, que se dirigent tous ses progrès.
Vous comprenez à présent, Messieurs, pourquoi, à la fin du treizième et au quatorzième siècle, les peuples et les souverains ne voulaient plus de croisades ; ils n’en avaient plus besoin ni envie ; ils s’y étaient jetés par l’impulsion de l’esprit religieux, par la domination exclusive des idées religieuses sur l’existence tout entière ; cette domination avait perdu son énergie. Ils avaient aussi cherché dans les croisades une vie nouvelle, plus large, plus variée ; ils commençaient à la trouver en Europe même, dans les progrès des relations sociales. C’est à cette époque que s’ouvre devant les rois la carrière de l’agrandissement politique. Pourquoi aller chercher des royaumes en Asie, quand à sa porte on en avait à conquérir ? Philippe Auguste allait à la croisade à contre-cœur ; quoi de plus naturel ? Il avait à se faire roi de France. Il en fut de même pour les peuples. La carrière de la richesse s’ouvrit devant eux ; ils renoncèrent aux aventures pour le travail. Les aventures furent remplacées pour les souverains, par la politique, pour les peuples, par le travail en grand. Une seule classe de la société continua à avoir du goût pour les aventures ; ce fut cette partie de la noblesse féodale qui, n’étant pas en mesure de songer aux agrandissements politiques, et ne se souciant pas du travail, conserva son ancienne position, ses anciennes mœurs. Aussi a-t-elle continué à se jeter dans les croisades et tenté de les renouveler.
Tels sont, Messieurs, à mon avis, les grands, les véritables effets des croisades : d’une part, l’étendue des idées, l’affranchissement des esprits ; de l’autre, l’agrandissement des existences, une large sphère ouverte à toutes les activités : elles ont produit à la fois plus de liberté individuelle et plus d’unité politique. Elles ont poussé à l’indépendance de l’homme et à la centralisation de la société. On s’est beaucoup enquis des moyens de civilisation qu’elles ont directement importés d’Orient ; on a dit que la plupart des grandes découvertes qui, dans le cours des quatorzième et quinzième siècles, ont provoqué le développement de la civilisation européenne, la boussole, l’imprimerie, la poudre à canon, étaient connues de l’orient, et que les croisés avaient pu les en rapporter. Cela est vrai jusqu’à un certain point. Cependant quelques-unes de ces assertions sont contestables. Ce qui ne l’est pas, c’est cette influence, cet effet général des croisades sur les esprits d’une part, sur la société de l’autre, elles ont tiré la société européenne d’une ornière très étroite pour la jeter dans des voies nouvelles et infiniment plus larges ; elles ont commencé cette transformation des divers éléments de la société européenne en gouvernements et en peuples, qui est le caractère de la civilisation moderne. Vers le même temps se développait une des institutions qui ont le plus puissamment contribué à ce grand résultat, la royauté. Son histoire, depuis la naissance des États modernes jusqu’au treizième siècle, sera l’objet de notre prochaine leçon.