Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/16

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CHAPITRE XVI

Le Parlement et les affaires du jansénisme. — Conflits incessants. — Affaire des avocats en 1731. — Exil de 1732. — Soumission de la Sorbonne et de l’Université. — L’opinion publique ; la presse. — Les Nouvelles Ecclésiastiques. — Le monde janséniste au milieu du xviiie siècle.



Les phénomènes connus sous le nom général de miracles et de convulsions nous ont fait pénétrer dans un monde mystérieux où l’on n’ose pas s’aventurer de peur d’y perdre la raison ; il est temps d’en sortir pour n’y jamais revenir, et de voir ce que furent les relations des jansénistes et des Parlements dans la première moitié du xviiie siècle, depuis l’origine des troubles jusqu’à la fameuse loi du silence promulguée par Louis XV, en septembre 1754. Là encore il y aura matière à des révélations intéressantes, à des rectifications et à des mises au point nécessaires, car l’histoire vraie du mouvement janséniste au xviiie siècle n’a pas encore été faite.

On sait que le Parlement de Paris a cassé, en 1715, le testament de Louis XIV et qu’il a donné au duc d’Orléans le titre de régent que le testateur lui refusait. Il reprenait donc ainsi une importance que l’absolutisme des Bourbons et de leurs ministres lui avait systématiquement enlevée. Il avait eu des velléités d’indépendance en 1713, à propos de la Bulle Unigenitus, et le roi était mort sans avoir pu vaincre sa résistance ; il devait à plus forte raison être tenté d’intervenir sous un nouveau règne et sous un roi mineur. On l’a vu, en 1720, refuser d’enregistrer une Déclaration qui acceptait la Bulle en l’associant à un corps de doctrine dressé par cent évêques ; s’il avait cédé finalement pour rentrer en grâce, il avait, dans la mesure du possible, favorisé les appelants. Comme en 1714, il subordonnait son enregistrement à l’acceptation unanime des évêques de France ; c’était pour ainsi dire un enregistrement conditionnel, accordé sans enthousiasme et même à contre-cœur. Ce n’était pas que le Parlement fût le moins du monde inféodé aux doctrines jansénistes ; il s’en faut de beaucoup, car la plupart des parlementaires avaient des prétentions nobiliaires, et leurs enfants étudiaient chez les Jésuites ; on a vu dans un des chapitres précédents que c’était le cas de l’illustre famille des Lamoignon. C’était la même chose sous Louis XV ; il y avait parmi les parlementaires beaucoup d’incrédules à la façon du président de Montesquieu, beaucoup d’hommes de plaisir et même de débauche, comme Montgeron, avant sa conversion de 1731 ; on y trouvait très peu de jansénistes au sens propre de ce mot ; très peu d’amis de la Vérité, comme on disait alors. Dans le Petit Nécrologe de Cerveau et dans les ouvrages similaires on n’en compterait pas une demi-douzaine en tout ; Daguesseau n’y figure pas et Joly de Fleury non plus ; les seuls membres du Parlement de Paris qui aient trouvé place dans cette espèce de tableau d’honneur sont les abbés Guilbaud et Pucelle, conseillers-clercs, Montgeron et Jérôme Paris, le frère du diacre, et finalement le président de Lesseville, mort en 1737, à quatre-vingt-quinze ans[1]. Les avocats au Parlement sont encore moins nombreux, et d’une façon générale on peut affirmer hardiment qu’il n’y a jamais eu entre le monde janséniste et le monde parlementaire rien qui ressemble à une alliance, à une entente secrète, ou, si l’on veut, à une conspiration.

Le Parlement de Paris était ce qu’il avait toujours été, foncièrement gallican, d’un gallicanisme bien plus ferme et bien plus intransigeant.que celui des évêques. En 1682, si Bossuet n’avait pas réfréné son ardeur, il serait allé jusqu’au schisme, et, en 1713, les 91e et 92e propositions condamnées par la Bulle lui avaient paru porter une atteinte mortelle aux libertés de l’Église de France et à ce qu’il appelait les maximes du royaume ; son jansénisme n’est jamais allé plus loin ; c’était un jansénisme laïque et, comme nous dirions, anticlérical. Tous les actes émanés du Parlement de Paris et des autres Parlements du royaume établissent que la Bulle Unigenitus n’a pas et ne peut jamais avoir la qualification et les effets de jugement de l’Église, et la preuve en est qu’en 1720 l’enregistrement de la Déclaration du roi se fit « sans préjudice de l’appel au futur concile ». Son attitude n’a pas varié de 1720 à 1730, et durant ces dix années on ne signale pas d’affaires graves, pas de conflit entre l’autorité royale et la magistrature ; la modération du cardinal de Noailles était pour beaucoup dans cette sorte d’accalmie. Mais le 24 mars 1780, à la sollicitation du nouvel archevêque de Paris, Charles-Gaspard de Vintimille, prélat septuagénaire qui aimait fort la bonne chère[2], qui désirait ardemment le chapeau de cardinal et qui s’était vanté de mettre à la raison, dans l’espace de quatre mois, tous les jansénistes de son diocèse, le cardinal Fleury présenta au Parlement une nouvelle déclaration du roi qui exigeait la signature pure et simple du vieux formulaire d’Alexandre VII, et qui faisait de la Bulle Unigenitus une loi de l’Église et de l’État ; c’était le chancelier Daguesseau, pleinement réconcilié avec la Bulle, qui conduisait cette affaire. Le Parlement se serait contredit d’une façon grossière et ridicule, et même il se serait déshonoré aux yeux de toute la France s’il avait enregistré spontanément une semblable déclaration. Aussi les Chambres assemblées élevèrent-elles des difficultés qui annonçaient un refus catégorique, et le roi, renonçant pour un jour à la chasse, qui était alors sa grande passion[3], tint le lit de justice du 3 avril ; la Déclaration y fut enregistrée par ordre, contrairement au vote de la grande majorité du Parlement. Jamais l’invincible répulsion des magistrats pour la Bulle ne parut avec plus d’évidence, et ils n’en continuèrent pas moins à protéger les appelants persécutés, et même à considérer comme non avenue la loi que l’autorité royale avait promulguée malgré eux. Ils y étaient d’ailleurs autorisés par ce fait que Fleury et Daguesseau avaient promis, au nom du roi, qu’il ne serait jamais fait usage de la Déclaration du 24 mars, déclaration toute platonique, et que des ordres avaient été donnés pour qu’il en fût ainsi dans toutes les provinces. Il y a plus, le gouvernement ne tarda pas à désavouer cette déclaration ; et il supprima par un arrêt du Conseil la lettre dé plainte que lui adressèrent neuf évêques acceptants. C’était le chaos, et rien ne le prouve mieux que cet étrange aveu du cardinal Fleury au premier président Portail, en 1732 : « Je sais mieux que vous que la Bulle ne vaut rien ; mais Louis XIV l’a demandée ; le roi l’a reçue ; son autorité serait compromise si elle était rejetée, il faut donc qu’elle soit reçue[4]. » C’était donc entre la Cour et le Parlement une lutte de principes, le conflit aigu des maximes secrètes de la royauté et des maximes déclarées du royaume ; il était impossible d’arriver à une entente.

Aussi les années qui suivirent furent-elles profondément troublées, car, si la Cour entendait ne pas faire usage de sa Déclaration du 24 mars, les prélats fougueux, et Vintimille à leur tête, s’en prévalaient pour persécuter les appelants soumis à leur autorité. C’est ainsi que furent détruites, en octobre 1730, les célèbres communautés de Sainte-Barbe, où l’on élevait la jeunesse dans les principes de Port-Royal ; et l’année suivante le séminaire des Trente-trois. Le lieutenant de police Hérault, tout dévoué aux Jésuites, était à la tête de toutes les expéditions armées que lui demandait l’archevêque de Paris. D’autres évêques non moins zélés, ceux de Boulogne, d’Amiens, de Reims, de Soissons, de Marseille interdisaient, en vertu de la Déclaration, les curés et les prêtres les plus estimables. En vain les Parlements protégeaient ces ecclésiastiques ; on cassait leurs arrêts, on évoquait les affaires au conseil du roi, et les lettres de cachet, expédiées par centaines et ensuite par milliers, rendaient l’exercice de la justice absolument impossible. L’affaire des quarante avocats en fut la preuve en 1731. Ces avocats avaient pris fait et cause, au mois de septembre 1730, pour quelques ecclésiastiques du diocèse d’Orléans ; leur Mémoire fut supprimé comme séditieux, le 30 octobre, par un arrêt du Conseil. Alors deux cent cinquante-deux avocats et maître Tartarin, leur bâtonnier, prirent la défense de leurs confrères, et l’affaire fut arrangée à l’amiable, grâce à l’intervention du chancelier Daguesseau. Mais certains évêques se déchaînèrent contre la consultation des quarante ; il parut des mandements venus d’Embrun, de Laon, de Cambrai, de Paris enfin. Les avocats, indignés de se voir traités d’hérétiques par leur archevêque demandèrent justice, mais en vain ; un nouvel arrêt du Conseil donna raison à Vintimille. Désespérés, ils cessèrent de paraître au Palais ; ce fut une grève générale. Dix d’entre eux furent exilés, mais ce coup d’autorité n’intimida pas les autres ; on ne vit pas un avocat dans les tribunaux depuis le 27 août 1731 jusqu’au 26 novembre. Ils rentrèrent alors, parce qu’on leur annonça qu’ils allaient avoir pleine satisfaction. En effet, les dix exilés furent immédiatement rappelés, et le 1er décembre parut un arrêt du Conseil que l’on a pu qualifier de bizarre ; on y disait que les imputations de l’archevêque avaient été causées par un simple malentendu, et sans faire la moindre allusion à l’éclatante protestation des avocats on passait à l’ordre du jour. Ce fut alors, durant près d’une année, jusqu’au mois de mai 1732, un enchevêtrement inextricable d’arrêts du Parlement cassés par des arrêts du Conseil, de remontrances inutiles, de lettres de cachet défendant au Parlement de délibérer sur les affaires de la Bulle, d’audiences demandées au roi et refusées par lui, etc.

Il y avait beaucoup d’électricité dans l’air, mais l’orage n’éclatait pas ; un nouveau mandement de Vintimille fit crever la nue au commencement de mai 1732. Il n’était pas bien long, ce mandement du 27 avril, car il avait en tout sept pages d’impression, et il était intitulé : Mandement de Mgr l’archevêque de Paris, portant condamnation de plusieurs libelles qui ont pour titre : Nouvelles ecclésiastiques. La vraie raison d’être de cette condamnation, c’était que les Nouvelles ecclésiastiques, « cet infâme libelle », attaquaient vigoureusement la Bulle Unigenitus, que Vintimille désignait clairement sans oser l’appeler par son nom. Aussi le mandement fut-il très mal accueilli ; vingt et un curés de Paris appelants, demeurés en fonctions parce qu’on n’avait pas osé les immoler, refusèrent de le publier et donnèrent aux fidèles les raisons de leur refus. Parmi eux se trouvaient les curés de Saint-Gervais, de Saint-Germain-l’Auxerrois, de Saint-Séverin, et même celui de Conflans, paroisse d’été des archevêques de Paris. Dans une foule de paroisses pourvues de curés bien pensants, les fidèles sortaient en masse pendant qu’on lisait le mandement, et à Saint-Merry le vieux président de Lesseville assista aux deux grand’messes et sortit deux fois par manière de protestation. Vintimille, qui s’était flatté de détruire le jansénisme en un moment, vit combien il était loin de compte ; il eut donc recours au cardinal Fleury, et le 10 mai 1732, le roi défendit au Parlement, protecteur des vingt et un curés, de prendre connaissance des affaires relatives à la Bulle, de faire aucunes remontrances sur cette défense, et même d’en délibérer. C’était défendre aux magistrats de faire leur devoir ; ils jugèrent qu’il ne leur était pas permis d’obéir, et, séance tenante, le vertueux Titon dénonça le mandement de Vintimille. Aussitôt le roi fit venir à Compiègne une députation du Parlement ; le premier président présenta timidement quelques observations, mais le roi furieux lui cria : « Silence ! » et il fit déchirer par Maurepas le papier que lui présentait le conseiller Pucelle. Pucelle fut arrêté au sortir de cette entrevue, et Titon la nuit suivante.

À cette nouvelle, les magistrats cessèrent de juger, et les avocats cessèrent de plaider ; mais le gouvernement leur intima l’ordre de reprendre leurs fonctions, et il fallut les reprendre. Mais le premier acte du Parlement, ce fut un arrêt du 13 juin contre le mandement de Vintimille, et trois jours plus tard un arrêt du Conseil, presque aussi laconique[5], cassait et mettait au néant l’arrêt du 13 juin. Quatre nouveaux conseillers étaient enlevés et exilés[6] ; les autres étaient invités à se montrer dociles, « à peine de désobéissance, d’encourir l’indignation de Sa Majesté, et de privation de charges ». Le vendredi 20 juin, les magistrats des sept Chambres des Enquêtes et des Requêtes, au nombre de cent cinquante-huit, allèrent au-devant de la punition annoncée ; ils se privèrent eux-mêmes de leurs charges par une démission générale. La cour étonnée parut céder un moment ; elle fit au Parlement de belles promesses ; elle l’autorisa même à présenter des remontrances, et dans ces conditions les cent cinquante-huit démissions furent retirées.

On a le texte des remontrances de 1732, et le texte beaucoup plus étendu du projet de remontrances qui fut élaboré alors avec grand soin : c’est une œuvre très remarquable que les historiens devraient étudier de très près afin de pouvoir juger avec équité, ce qu’ils n’ont pas fait, la conduite du Parlement de Paris. On accusait, en 1732, les Parlements et les jansénistes en général de ne vouloir ni roi ni pape, et Louis XV a cru qu’il en était ainsi ; on peut se convaincre en lisant le Projet de remontrances et les Remontrances elles-mêmes que les parlementaires étaient alors des patriotes éclairés, très dévoués au roi, dont ils soutenaient les véritables intérêts avec un zèle, un dévouement et un désintéressement absolus. Le Projet fait bien connaître la déplorable situation où se trouvait alors l’Église de France ; il résume tous les faits qui ont été relatés ici-même, et il en révèle la cause. « Tout cela, dit-il, en vertu d’une Bulle, pour une Bulle et quelle Bulle ! la Bulle Unigenitus. La Cour de Rome pouvait elle être jamais mieux servie ? »

Mais voici le passage relatif aux tribulations toutes récentes du Parlement « On casse nos arrêts, on flétrit nos jugements, on biffe nos registres ; on nous prive de nos plus augustes, nos plus importantes, nos plus nécessaires fonctions. Nous nous plaignons, on ne daigne pas nous entendre ; nous nous présentons, on refuse de nous voir ; nous essayons d’ouvrir la bouche, on nous ordonne de nous taire. Nos députés et notre chef à leur tête portent aux pieds du trône le résultat d’une de nos assemblées et le vœu unanime de la compagnie, et on le fait déchirer, trait unique dans notre histoire. Nous témoignons notre juste douleur, on sévit par l’exil, l’enlèvement, la prison. Que Rome est bien vengée Mais que la France est humiliée ! »

Les remontrances dont la Cour avait autorisé la rédaction furent très mal accueillies par elle ; le roi y répondit par la Déclaration du 18 août, dont il exigeait l’enregistrement pur et simple, dans les vingt-Il quatre heures. C’est une des plus dures et des plus brutales qui aient jamais paru ; le roi y flattait la Grand’Chambre, dont les membres n’avaient pas donné leur démission, et il y traitait comme des écoliers indisciplinés les membres des Enquêtes et des Requêtes. Le Parlement refusa d’enregistrer une Déclaration si outrageante ; elle fut enregistrée par force au Lit de justice tenu à Versailles le ier septembre : mais le Parlement protesta aussitôt contre tout ce qui avait été fait, et, le 3 septembre, 140 de ses membres furent exilés aux quatre coins de la France. Ainsi se termina la grande lutte dont le mandement de Vintimille avait été la cause ; mais le gouvernement ne paraît pas avoir été bien fier de sa victoire, qui n’eut pas de lendemain. Aussitôt après les vacances des tribunaux, le ier décembre 1732, on rappela sans conditions tous les magistrats exilés. On saisit même un prétexte, la mort du roi de Sardaigne, pour négocier secrètement avec le Parlement ; il fut convenu que l’odieuse Déclaration du 18 août serait abandonnée à tout jamais ; le mandement de Vintimille fut mis en oubli et les vingt et un curés qui avaient refusé de le publier au prône restèrent en place[7]. Vintimille désavoué en fut pour sa courte honte, et le zèle du cardinal Fleury se ralentit un peu. Quant au Parlement, il n’abusa pas de ses avantages, car il ne faisait pas alors au gouvernement une opposition systématique, et l’on vit des escarmouches sans importance succéder pendant quelques années à la lutte de 1730 à 1732, en attendant la grande bataille de 1754. Si le gouvernement du cardinal Fleury n’eut pas raison du Parlement dans l’affaire de la Bulle considérée comme loi de l’État, il eut la satisfaction de prendre sa revanche sur la Sorbonne en la lui faisant accepter comme loi de l’Église. Le projet de remontrances de 1732 s’exprimait en ces termes au sujet de la Faculté de théologie : « La première et la plus illustre de toutes les Facultés [est] traitée avec la dernière rigueur et le dernier mépris, asservie contre ses statuts depuis onze ans consécutifs au gouvernement d’un syndic établi par la Cour ; privée depuis trois ans, et cela d’un seul coup, de plus de cent de ses docteurs qui étaient l’âme de ce corps et la force de ses assemblées (page 9). » On se souvient de ce qui s’était passé à la Sorbonne en 1717, lorsque les quatre évêques, Colbert en tête, vinrent y faire leur appel au milieu de l’enthousiasme général ; ce fut alors une véritable levée de boucliers contre la Bulle Unigenitus. Au syndic Ravechet, exilé par la Cour et mort en exil, avait succédé un autre appelant, Louis Hideux, curé des Saints-Innocents. On possède les manuscrits authentiques des thèses de doctorat soutenues durant son syndicat[8] ; on voit en parcourant ces thèses que, si la Sorbonne de 1718 n’avait pas recouvré son ancienne splendeur, elle recommençait du moins à jeter un assez vif éclat. Le docteur Boursier, auteur de la Prémotion physique, était alors son bibliothécaire, et c’est à ce titre qu’il reçut Pierre le Grand, qu’il conduisit devant le mausolée de Richelieu. Il profita de cette occasion pour suggérer au tsar l’idée d’une réconciliation des Églises grecque et latine. On y travailla sérieusement à Saint-Pétersbourg et à Paris, et l’affaire marchait bien mais les Jésuites s’en mêlèrent, et tout fut rompu. Il ne fallait pas que la Sorbonne redevînt, grâce à l’appel, ce qu’elle avait été jadis ; aussi les partisans de la Bulle s’appliquèrent-ils à la réduire de nouveau en esclavage. La Cour destitua en 1720 le syndic Jollain, élu par la Faculté lorsque Hideux sortit de charge, et ce poste si important, celui de Nicolas Cornet, fut donné par une simple lettre de cachet au docteur Romigny, moliniste fougueux, qui l’occupa sans interruption durant seize ans. En 1721, une autre lettre de cachet rétablit avec honneur les vingt-deux docteurs molinistes que la Faculté avait exclus de ses assemblées, et par contre quarante-cinq docteurs appelants furent exclus à leur tour et même exilés. On n’osa pourtant pas contraindre la Sorbonne à révoquer son appel de 1717 tant que Noailles vécut, il ne fut même pas question de lui infliger cette palinodie. Mais le 4 novembre 1729, aussitôt après l’installation de Vintimille, le syndic Romigny lut en séance une lettre de cachet qui interdisait de toutes fonctions et privait de tous droits et prérogatives tous les docteurs qui avaient appelé de la Bulle depuis l’accommodement de 1720, tous ceux qui avaient signé le formulaire à la façon des religieuses de Port-Royal en 1705, c’est-à-dire sans déroger à la paix de Clément IX, tous ceux enfin qui avaient protesté contre la condamnation de l’évêque de Senez en 1727. C’était un coup d’État, car on chassait ainsi de la Sorbonne plus de cent docteurs, et les meilleurs sans comparaison. Dans ces conditions, l’affaire de l’appel au concile fut bientôt réglée ; on ne le révoqua même pas, il fut considéré comme inexistant, et c’est alors que l’abbé Pucelle s’écria en plein Parlement qu’il ne restait plus de la Sorbonne qu’une carcasse. Les docteurs exclus protestèrent contre tout ce qui s’était fait d’illégal ; quatre-vingt-quatre d’entr’eux, et bientôt après il s’en trouva cent, adressèrent au Parlement une requête que l’abbé Pucelle soutint avec sa vigueur ordinaire. On allait aboutir et obtenir un arrêt favorable, mais la Sorbonne « carcassienne » fit agir ses amis ; l’affaire fut évoquée au Conseil du roi le 12 juin 1730, et elle y demeura sans avoir jamais été jugée. La Faculté n’était plus que l’ombre d’elle-même et sa décadence était irrémédiable. Elle était devenue si sage, ou pour mieux dire si insignifiante et si veule que Fleury put lui rendre à la fin de 1737 le droit de se donner librement un syndic ; elle fit un choix qui répondit à la confiance du ministre, et en 1741 elle procéda à une nouvelle et dernière épuration ; elle se débarrassa de tout ce qui pouvait lui rester de docteurs modérés et elle ne conserva que des « acceptants décidés ». La Sorbonne moliniste et ultramontaine vécut ainsi sans gloire durant quelques années ; nous la retrouverons en 1751 lors de l’affaire de l’abbé de Prades, quand on vit un bachelier en théologie, collaborateur de l’Encvelopédie, faire applaudir en pleine Faculté de théologie les plus fortes impiétés de Diderot.

La Sorbonne faisait partie de l’Université comme les Facultés de droit et de médecine et la Faculté des arts, et l’on a vu avec quel enthousiasme, en 1717 et en 1718, les quatre Facultés s’étaient jointes aux quatre évêques appelants ; c’est à rompre cet accord que s’appliqua le cardinal Fleury. Dans la pratique, la Faculté des arts, celle qui englobait tous les collèges, était désignée sous le nom d’Université parce que les principaux dignitaires, et notamment le recteur, étaient toujours choisis parmi ses membres. Après avoir subjugué la Faculté de théologie, on s’attaqua donc à la Faculté des arts. Le procédé auquel on eut recours consista à faire entrer dans son sein beaucoup de jeunes maîtres dont on était sûr, afin de pouvoir, comme on disait, « noyer la Faculté par le nombre ». Les anciens, justement inquiets, s’adressèrent au Parlement en 1738 pour obtenir de lui que les règlements fussent observés, mais l’affaire fut évoquée au Conseil du roi. En conséquence, contrairement aux statuts, une assemblée tumultueuse élut recteur un maître ès arts de vingt-deux ans, l’abbé de Rohan-Vantadour, fils du prince de Soubise et neveu du fanatique cardinal de Rohan. Le nouveau recteur s’empressa de proposer, le 11 mai 1789, la révocation de l’appel de 1717-1718 et l’acceptation pure et simple de la Bulle Unigenitus. En vain les professeurs émérites, au nombre de quatre-vingts, et parmi eux les anciens recteurs Gibert, Rollin et Coffin, protestèrent hautement et signifièrent une opposition en règle ; Rollin fut conspué, et la révocation de l’appel fut acceptée au milieu des vociférations des jeunes. Ensuite on fit jouer à l’ordinaire les arrêts du Conseil et les lettres de cachet ; on exclut des assemblées tous les opposants, et on exila Gibert, un vieillard de soixante-dix-neuf ans. C’est ainsi que l’on mit l’Université à la raison ; toutefois on ne put vaincre la résistance des deux Facultés de médecine et de droit, qui furent attaquées moins vivement, et qui n’ont jamais consenti à révoquer leur appel et à recevoir officiellement la Bulle.

L’affaire de la Bulle Unigenitus n’intéressait pas seulement au xviiie siècle les gens de loi, les hommes d’Église et les membres de l’enseignement ; elle a eu le privilège de passionner la France tout entière ; cette seconde forme de la querelle du jansénisme a été beaucoup plus populaire que la précédente. Au temps de Port-Royal, le nombre de ceux qui prenaient parti pour ou contre les religieuses et les Messieurs était peu considérable ; au temps de la Bulle, c’était tout le monde qui se déclarait pour ou contre la « Constitution » ; les fidèles de toutes les paroisses, les marchands et les artisans qui entendaient parler de miracles, les désœuvrés et les curieux. Il n’est donc pas étonnant que l’opinion publique se soit émue, et que la presse sous toutes ses formes se soit mise en mouvement. On était loin du temps où l’insignifiante Gazette de France était le seul journal qui parut régulièrement une fois par semaine, où l’on avait pour organes d’information quelques « nouvelles à la main » et des lettres écrites par les banquiers à leurs correspondants étrangers. Les défenseurs de Port-Royal s’étaient adressés à l’opinion publique, et le prodigieux succès des Provinciales les y avait fortement encouragés. Il en fut de même au siècle suivant, et c’est par milliers que l’on comptait les feuilles volantes, les piqûres, les plaquettes, les brochures, les livres, petits et gros, auxquels la Bulle Unigenitus a donné naissance.

Au premier rang de ces publications doivent figurer les Nouvelles ecclésiastiques, journal hebdomadaire qui a paru sans interruption de 1728 à 1803, et dont l’histoire, assez peu connue, est infiniment curieuse. C’est la Bulle Unigenitus qui a donné naissance à cette feuille de combat, dont le premier numéro parut en février 1728 ; et c’est le concile ou comme on disait alors, le brigandage d’Embrun qui en fut l’occasion. Le public s’intéressait vivement à cette affaire ; les partisans de l’évêque de Senez firent d’abord circuler quelques feuilles manuscrites, puis on eut recours à l’impression ; il parut d’abord 4 pages par semaine et bientôt 8 ; le journal était fondé. Son premier rédacteur en chef fut un simple diacre nommé Boucher (1691-1768), qui eut pour principal collaborateur un prêtre nommé de Troya. Ce dernier fut bientôt incarcéré, et Boucher s’adjoignit un curé tourangeau, Fontaine de la Roche (1688-1771) qui fut, durant trente ans, le véritable « auteur » des Nouvelles ecclésiastiques. Secondé par les frères Desessarts, qui firent sans doute les premiers frais de l’entreprise, Fontaine reçut les conseils du célèbre Duguet et de l’abbé d’Étemare ; Duguet lui traça le plan de son journal et lui indiqua la méthode à suivre. Mais bientôt, entraîné par son indigne nièce, Mme Mol, Duguet octogénaire écrivit contre les Nouvelles une lettre très sévère, qui eut heureusement pour contrepoids une lettre d’encouragement signée de Soanen, prisonnier à la Chaise-Dieu ; si bien que Fontaine continua jusqu’à sa mort comme il avait commencé. Très réservé quand il s’agissait des affaires politiques, il traitait avec une vigueur extrême les questions relatives à la Bulle Unigenitus, à laquelle il faisait une guerre sans trêve ni merci[9]. Rédigées par un homme de talent, avec une grande exactitude et une sûreté d’informations extraordinaire pour le temps, les Nouvelles ecclésiastiques, dont les collections complètes sont aujourd’hui très rares, ont enrichi l’histoire d’une infinité de noms et de faits qui sans elles seraient complètement inconnus. Il faut les lire avec précaution, car elles sont plus passionnées que les Provinciales, sans comparaison possible ; mais elles n’en sont pas moins une source de renseignements très précieuse. Les deux gros volumes de tables que l’abbé Bonnemare a publiés en 1767 pour les années 1728-1760 ont également une très grande valeur ; elles sont tellement développées que le plus souvent elles dispensent de recourir au texte lui-même[10].

L’organisation de cette publication hebdomadaire, que le Gouvernement aurait voulu détruire, était un chef-d’œuvre d’ingéniosité. Fontaine de la Roche, entouré d’espions et harcelé sans cesse par la police, est demeuré trente ans introuvable et insaisissable, et je ne sache pas qu’il manque un numéro à la collection des Nouvelles. L’auteur s’est même donné maintes fois le malin plaisir de narguer les agents qu’on envoyait à sa poursuite. Un jour, le lieutenant de police bouleversa de fond en comble une maison où, l’on croyait trouver une imprimerie clandestine ; il ne put rien découvrir, mais en remontant dans son carrosse il trouva sur la banquette un ballot de feuilles encore humides qui sortaient de dessous la presse. Une autre fois, il fut averti que le porteur du manuscrit entrerait dans Paris à midi précis par la porte du quai Saints Bernard. On exerça une surveillance rigoureuse, on arrêta les passants et on les fouilla ; peine perdue : le porteur était passé à l’heure dite ; c’était un chien à double peau, un faux caniche. Le lieutenant de police était le mieux servi des abonnés. Une très curieuse estampe, publiée vers 1735 par les soins de Fontaine de la Roche, fait bien comprendre le mécanisme de cette organisation. L’auteur n’était connu que de trois personnes, des correspondants attitrés qui venaient chez lui séparément, à sept heures, à sept heures et demie et à huit heures. Ces trois personnes avaient affaire à des sous correspondants, cinq en tout, qui venaient chez elles à une demi-heure d’intervalle. Les sous correspondants recevaient de la même façon la visite des imprimeurs, au nombre de sept, et enfin les colporteurs, au nombre de neuf, se rendaient dans les mêmes conditions chez les imprimeurs. Chacune de ces personnes ne connaissait que le correspondant auquel elle avait affaire. Si dans la demi-heure indiquée on n’avait pas vu paraître la personne qu’on attendait, on se rendait en toute hâte dans une maison de refuge, et de là on donnait de ses nouvelles à qui de droit. De cette façon les coups de filet étaient absolument impossibles, et les arrestations isolées ne pouvaient pas avoir de conséquences graves. Il n’y avait évidemment ni bureaux de rédaction, ni bureaux de vente ni abonnements réguliers quoiqu’une estampe fort jolie représente en 1732 une sorte de bureau où se pressent des acheteurs et des lecteurs en habits de marquis. Avec nos habitudes modernes, nous ne pouvons rien comprendre à cette organisation qui finit par être une source de profits puisque les Nouvelles ecclésiastiques parurent quelquefois, notamment en 1731, 1735, 1742 et 1762, avec des frontispices gravés dont plusieurs sont de véritables œuvres d’art. Qui faisait les frais d’une publication si importante, et comment parvenait-on à la répandre à profusion à Paris et dans les provinces les plus éloignées ? On ne pénétrera sans doute jamais ce mystère ; mais c’est une nouvelle preuve que les jansénistes étaient légion au xviiie siècle, et qu’ils avaient des adeptes fervents dans toutes les classes de la société française.

Un journal aussi agressif ne pouvait manquer d’être très attaqué ; il le fut, mais les attaques souvent maladroites que l’on dirigea contre lui contribuèrent plutôt à sa prospérité. Un arrêt du Parlement, en date du 9 février 1731, condamna les Nouvelles ecclésiastiques avec des qualifications très sévères. Gilbert de Voisins, dans son réquisitoire, les accusait de « ramasser les faits au hasard, de propager des soupçons atroces et des imputations calomnieuses » ; mais c’étaient des clauses de style qui ne tiraient pas à conséquence. Vers le même temps parut la lettre non moins sévère de Duguet ; elle put attrister Fontaine de la Roche, elle n’était pas de nature à le décourager, Soanen ayant mis du baume sur la blessure.

En avril 1732, ce fut l’archevêque de Paris, Vintimille, qui dirigea en personne l’attaque contre « le libelle infâme », et l’on a vu au commencement de ce chapitre, qu’il fit aux Nouvelles ecclésiastiques la plus belle réclame que l’auteur pût désirer. Il leur consacra un mandement tout entier qui devait être lu au prône devant un demi-million de fidèles dont la plus grande partie ignorait certainement l’existence de l’ouvrage incriminé. Ce fut bien autre chose quand on vit le roi tenir un lit de justice et exiler 140 membres du Parlement à cause de ce même mandement ; l’auteur des Nouvelles dut se croire alors un très grand personnage. C’est à dater de ce moment que son journal s’est appliqué à rendre compte avec force citations des séances du Parlement, si bien que ce sont des Mémoires aussi précieux pour l’histoire parlementaire de la France que pour l’histoire religieuse du xviiie siècle. Les Nouvelles ecclésiastiques ont donné au public un avant-goût du Moniteur de 1789, avec cette différence qu’elles n’ont jamais cessé de batailler, de rendre compte des livres nouveaux ; de donner des articles nécrologiques, d’attaquer enfin avec la même vigueur les Jésuites hétérodoxes, Hardouin, Berruyer, Pichon, et les philosophes tels que Montesquieu, Buffon, Voltaire et Rousseau. Aucune publication n’a contribué avec plus d’efficacité à déconsidérer le molinisme et à faire pénétrer les doctrines de Port-Royal, c’est-à-dire le jansénisme orthodoxe et l’augustinisme pur dans les couches profondes de la nation[11].

À côté des Nouvelles ecclésiastiques, il se publia une infinité de livres qui ont un caractère historique très nettement marqué, notamment les Anecdotes ou Mémoires secrets sur la constitution Unigenitus (1730-1733), ouvrage de l’académicien Villefore, réédité malicieusement en 1744, sous la rubrique de Trévoux, aux dépens de la Société. En 1753, on publia le précieux Journal de Dorsanne, dont Villefore avait en connaissance, et ces deux publications, faites à l’aide des papiers du cardinal de Noailles, mirent au jour bien des secrets et dévoilèrent bien des intrigues. On fit également paraître, surtout après 1730, une multitude de tout petits livres intitulés Abrégé historique et chronologique…. — Le véritable Almanach nouveau pour l’année 1733, ou le nouveau calendrier jésuitique, à Trévoux, pour la plus grande gloire de la Société, avec figures. — Almanach de Dieu, pour l’année 1738, dédié à M. Carré de Montgeron, avec figures. — Annales pour servir aux amis de la vérité, etc. L’un de ces ouvrages intitulé : Étrennes jansénistes, où Journal des principaux faits de l’histoire du prétendu jansénisme (1733), fut aussitôt désavoué par l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques. « Jamais, disait le Nouvelliste, les vrais défenseurs de la vérité ne se reconnaîtront dans de pareils libelles. » Il parut de même, à différentes époques, une infinité de couplets sur des airs connus et même des pièces de poésie, ou soi-disant telles, qui sont en général d’une rare platitude, comme le Philotanus du sieur Gricourt, les Enluminures du jeu de la Constitution, et les Sarcelades, en patois des environs de Paris. Enfin, on fit graver des estampes satiriques aujourd’hui très rares et très recherchées par les collectionneurs. Tout cela se faisait au hasard, sans discernement et sans goût, comme la plupart des gravures relatives au diacre Paris, c’était vraiment de l’imagerie populaire. Les auteurs de ces différentes productions étaient des enfants perdus qui agissaient pour leur propre compte et sans s’être concertés ; car ce qui parait caractériser essentiellement le jansénisme du xviiie siècle, c’est l’individualisme de ses innombrables adeptes. Il semble qu’ils aient pris pour devise : Chacun pour soi et Dieu pour tous. Ils étaient d’accord pour rejeter la Bulle Unigenitus, mais ils ne s’entendaient pas sur l’emploi des moyens destinés à la combattre. Rien chez eux qui rappelât, même de loin, l’admirable organisation des Jésuites, la milice par excellence, une franc-maçonnerie bien plus redoutable que l’autre. Soutenir comme on le fait tous les jours que les Jansénistes se sont alliés avec les parlementaires, avec les philosophes et plus tard avec les constituants pour combattre la papauté et la royauté, c’est une erreur manifeste ou même une pure calomnie. S’ils avaient agi de la sorte à dater de 1730, on n’aurait pas vu le molinisme triompher successivement de l’épiscopat, du clergé séculier et régulier, et finalement de l’opinion publique ; la Révolution française aurait pu se produire cinquante ans plus tôt, et probablement sur la question du Formulaire et de la Bulle, car le xviiie siècle mieux connu, ce n’est pas le siècle des petits maîtres, de la Régence et des encyclopédistes, c’est avant tout, comme Brunetière avait fini par le reconnaître, le siècle de la Bulle Unigenitus.

On ne saurait imaginer en effet ce que cette Bulle a fait de jansénistes au commencement du règne de Louis XV ; il s’en rencontre partout dans la société française. La propre fille du Régent, devenue abbesse de Chelles, et son frère le duc d’Orléans y figurent au premier rang. On y voit de très grands seigneurs comme le duc de Saint-Simon et le duc de Mortemart, comme le fils de Fouquet, frère du maréchal de Belle-Isle, comme le fils de Mme de Sévigné, qui mourut saintement sur la paroisse Saint-Jacques. Les fils de Racine avaient les sentiments de leur père ; la Bulle leur donna une nouvelle vigueur. L’aîné, Jean-Baptiste, gentilhomme de la chambre, se retira du monde et vécut dans une retraite studieuse ; il est mort à soixante-neuf ans en 1747. Il avait beaucoup écrit sur les questions du temps, mais il brûlait tous les samedis ce qu’il avait composé durant la semaine. Louis Racine, auteur du poème sur la Grâce (1720) qui mit en vers souvent bien frappés les vérités augustiniennes, et du beau poème de la Religion (1742), tout imprégné de l’esprit de Pascal, de Bossuet et de Port-Royal, n’est pas entré à l’Académie française en raison de son jansénisme. Il est mort en 1763, laissant des Mémoires dans lesquels il est beaucoup question de Saint-Médard et des convulsions[12].

Je ne puis que mentionner au hasard d’autres « amis de la vérité », tels que le savant Goujet (1697-1767), qui a écrit la Vie de Nicole et dont les suppléments au dictionnaire de Moréni sont si précieux pour l’histoire religieuse ; les médécins Dodart (1664-1730), et Hecquet (1661-1737) ; Rollin (1661-1741), qui allait à Saint-Médard et qui faillit être persécuté par le cardinal Fleury ; Crevier son disciple (1693-1761), et une multitude de professeurs de collèges, entre autres le bon Lhomond (1727-1794), l’abbé Pluche, auteur du Spectacle de la nature (1688-1661), et l’abbé Guénée, l’auteur des Lettres de quelques juif à M. de Voltaire (1747-1803). Parmi les adversaires de la Bulle se trouvaient des magistrats, des militaires, des avocats, des notaires, tels que Sylvestre et Rendu, peu ou point de financiers ou de gens de lettres, mais des artistes, voire d’excellents peintres, tels que Jean Restout (1692-1768), qui a beaucoup travaillé pour les jansénistes, et le neveu de Jouvenet (1665-1749), et Madeleine Hortemels, la mère du graveur Cochin, et Lépicié converti à la fin de sa vie, et Beauvais, et des graveurs comme Simon Duvivier, qui nous a conservé le masque mortuaire de Pascal (1731-1819). Il y avait enfin des femmes telles que Mlle de Théméricourt, la marquise de Vieuxpont, la duchesse de Rochechouart, Mme Le Guerchois, propre sœur du chancelier Daguesseau, la comtesse d’Harcourt, et beaucoup d’autres encore. C’est tout un monde ; mais, comme nous l’avons déjà remarqué à différentes époques, il n’y avait pas de lien commun entre ces amis de la vérité ; ils ne se connaissaient même pas ; ils ne prenaient pas parti à l’occasion les uns pour les autres ; ils prouvaient ainsi une fois de plus que l’esprit de cabale n’a jamais, quoi que l’on en dise, animé les jansénistes, même lorsqu’ils étaient légion.



  1. Il y a dans la belle estampe de Restout qui représente Montgeron dans le cimetière de Saint-Médard trois autres parlementaires, l’abbé Pucelle, le conseiller Titon, et un troisième que je ne parviens pas à identifier, il est trop jeune pour être le président de Lesseville, mais c’est très certainement un portrait.
  2. On lit dans une chanson manuscrite du temps :

    Que l’archevêque de Paris,
    Mangeur, buveur impitoyable,
    Nous fasse voir par ses écrits
    Que quelquefois il sort de table…

  3. On lit dans une chanson du temps :

    Roi né pour la chasse du cerf…

  4. Lettre d’un magistrat à Morénas, p. 117. — Opuscule du temps.
  5. Le premier a 2 pages, et l’autre 3.
  6. Ils se nommaient Robert, de Vrévin, Ogier et David de la Fautrière ; il ne semble pas qu’ils aient été aussi jansénistes que Pucelle et Titon.
  7. Le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, Étienne La Brue, appelant et réappelant, est mort dans son presbytère en 1747, après son archevêque.
  8. Deux gros volumes in-4o de la collection Adrien Lepaige.
  9. Les Nouvelles ecclésiastiques ont eu pour sous-titre jusqu’en 1803 Mémoires pour servir à l’histoire de la Bulle Unigenitus.
  10. Le seul article consacré au Parlement de Paris occupe 160 pages in-4o à 2 colonnes en petit texte. Celui des Jésuites en a plus de 200. 11 existe pour les années 1761-1790 une autre table beaucoup plus courte, à peine suffisante, et l’on a des tables manuscrites pour les années 1791-1803.
  11. J’ai encore vu en 1900 des personnes qui faisaient leurs délices de la lecture quotidienne des Nouvelles ecclésiastiques.
  12. J’en ai vu les originaux chez son arrière-neveu M. Jacobé de Naurois ; ils sont entrés récemment à la Bibliothèque nationale.