Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/17

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CHAPITRE XVII

La Bulle Unigenitus et les ordres religieux au xviiie siècle. — Persécution générale, résistance et acceptation finale. — Résurrection de l’esprit de Port-Royal.



On a pu remarquer maintes fois, au cours des chapitres précédents, la différence essentielle qui existe entre l’affaire de Port-Royal et l’affaire de la Bulle Unigenitus. La première n’a jamais passionné les foules, et l’autre est devenue immédiatement populaire ; et ce qui est vrai pour la société civile ne l’est pas moins quand il s’agit du monde ecclésiastique. Le mouvement janséniste, si intense à Port-Royal de Paris jusqu’en 1668, n’a pas traversé la rue de la Bourbe, où se trouvait le jardin des Carmélites ; il n’a pas gagné les Visitandines, les Ursulines, les Feuillantines du faubourg Saint-Jacques. Les Chartreux, les Capucins, les Oratoriens, qui avaient des maisons dans le voisinage, se sont désintéressés de la question, et leur tranquillité n’a pas été troublée. Il n’en est pas de même au temps de la Bulle ; les ordres religieux sont tous en ébullition, et l’histoire de leurs tribulations mérite d’être étudiée dans un chapitre spécial : elle est très instructive, et quelquefois poignante, car nous y verrons des milliers de religieux, et surtout de religieuses, qui ont beaucoup plus souffert que les Messieurs et les religieuses de Port-Royal. Au xviie siècle, les congrégations d’hommes avaient subi plus ou moins le joug des Jésuites. Les Dominicains, qui avaient osé dénoncer Molina, avaient été asservis les premiers, et la seconde Provinciale a fait en quelque sorte leur oraison funèbre. Les Oratoriens lurent domptés un peu plus tard, sous le généralat du Père Bourgoing, l’ancien ami personnel de Jansénius, mais ils gardèrent quelque chose de leur indépendance, puisque Quesnel et Duguet purent entrer à l’Oratoire et y séjourner un certain nombre d’années. Les Bénédictins, hommes d’étude, se tinrent à l’écart, et ne furent guère inquiétés que comme éditeurs de saint Augustin. Quant à l’abbé de Rancé, il avait signé le Formulaire avant même de réformer la Trappe, et plusieurs fois il fit des déclarations antijansénistes plus ou moins fâcheuses. Il sauva ainsi son abbaye, mais les Jésuites savaient bien qu’il n’était d’accord avec eux, ni sur le dogme ni sur la morale — ce sont ses propres expressions — et son augustinisme, analogue à celui de Bossuet, était irréductible[1]. Il y avait à la Trappe des jansénistes militants, comme dom le Nain, que leur abbé laissait en paix. Les Chartreux creusaient paisiblement leur fosse, comme la règle l’exige ; les Capucins et les Sulpiciens secondaient les Jésuites de tout leur pouvoir, et d’une façon générale les moines et les nonnes n’attiraient pas l’attention sur leurs maisons respectives lorsque la Bulle Unigenitus vint modifier du tout au tout cet état de choses.

Il n’est pas malaisé de faire l’histoire des ordres religieux français au temps de la Bulle, car un certain nombre de contemporains ont défriché le terrain et préparé le travail avec un soin minutieux et avec une grande munificence. Nous avons en effet le Petit Nécrologe de René Cerveau, recueil d’articles nécrologiques dont le septième et dernier volume s’arrête à l’année 1778. On a de plus en deux énormes volumes in-4° la Table des Nouvelles ecclésiastiques de 1728 à 1760, dressée par l’abbé Bonnemare. Enfin et surtout on a le grand ouvrage de l’infatigable abbé Nivelle (1687-1761), qui a pour titre La constitution Unigenitus déférée à l’Église universelle, ou Recueil général des actes d’appel interjetés au Concile général de cette constitution et des lettres Pastoralis officii ; avec les arrêts et autres actes des Parlements du royaume qui ont rapport à ces objets ; 4 volumes in-folio, Cologne, aux dépens de la compagnie, 1757. Cette admirable publication donne les noms de plus de dix mille appelants, et elle transcrit par centaines des actes que l’on irait chercher bien loin. Parmi les sources modernes, il faut placer au premier rang les archives de la Bastille, conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal ; c’est un véritable martyrologe, et l’on voit en les lisant quelle était la cruauté de l’ancien régime, et combien il faisait peu de cas du droit des citoyens à la liberté.

Les ordres religieux français, délivrés par la mort de Louis XIV de l’insupportable joug des Jésuites, protestèrent contre la Bulle Unigenitus avec un ensemble extraordinaire ; mais Rome et le gouvernement, d’abord étonnés et comme étourdis, ne tardèrent pas à se ressaisir. Après l’accommodement de 1720, et surtout après la déclaration si peu sincère de 1730, le cardinal Fleury et les Constitutionnaires mirent tout en œuvre pour contraindre les religieux à se rétracter et à révoquer leur appel à l’exemple de la Sorbonne et de l’Université ; ils y parvinrent en recourant aux mêmes moyens, parce qu’ils avaient pour eux ce qui manquait aux adversaires de la Bulle, la ténacité, l’esprit de suite, la cohésion et la force brutale.

Les Bénédictins de Saint-Maur et ceux de Saint-Vannes avaient été les premiers à rejeter la Bulle Unigenitus parce qu’elle ruinait l’autorité des Pères de l’Église ; et quand il fut possible de protester officiellement ils entrèrent en foule dans la voie de l’appel au concile. À leur tête se trouvaient leurs supérieurs et les plus savants de leurs confrères. Le Petit Nécrologe nous a transmis les noms de plus de cinquante d’entre eux, parmi lesquels se trouvent dom Rivet, et dom Louvard, en attendant ceux qui suivirent, dom Clémencet, dom Prudent Marant, dom Simon, dom Deforis et beaucoup d’autres. Plus de quatre cents bénédictins figurent dans le Recueil de Nivelle parmi les adhérents à la cause de l’évêque de Senez. Il y avait parmi eux quelques transfuges, dom Vincent Thuillier et dom La Taste ; ils s’unirent aux persécuteurs, et les procédés qui avaient si bien réussi quand il s’agissait de la Sorbonne furent employés avec une inflexible rigueur exclusion de plus de cinq cents religieux, lettres de cachet à discrétion, ordres d’exil, internements, incarcérations, tout fut mis en œuvre. On arriva ainsi dès 1736 au but que l’on poursuivait ; les moines de Saint-Germain-des-Prés, dont l’abbé était le cardinal de Bissy, ceux de Saint-Denis, ceux de Marmoutiers dans le diocèse de Tours, tous enfin capitulèrent successivement quand ils virent que les opposants, ou, comme on disait, les mutins, étaient en exil ou sous les verroux.

Les Bénédictins de Saint-Vannes, qui étaient beaucoup moins nombreux, puisque leur congrégation n’avait de maisons qu’en Champagne, en Lorraine et en Franche-Comté, avaient été domptés plus tôt, lors du chapitre ou du « brigandage » de Toul, en 1730, trois ans avant le chapitre de Marmoutiers, tenu en 1733. Pour faciliter leur soumission, on leur avait garanti que les doctrines de saint Augustin et de saint Thomas sur la grâce efficace par elle-même et sur la prédestination gratuite ne subiraient aucune atteinte. Ils feignirent de le croire, et ainsi fut asservie, pour le malheur de la science française, l’admirable congrégation des Bénédictins. Toutefois, en raison de leur augustinisme latent, ils ont été, ils sont encore aujourd’hui, considérés comme des acceptants un peu tièdes et par conséquent suspects, au même titre que les Oratoriens et les Dominicains ; le beau zèle de quelques Bénédictins du xixe siècle, des Piolin et des Guéranger, n’a pas suffi à rassurer complètement les Jésuites et la cour de Rome.

Après les Bénédictins, ce fut le tour des Oratoriens. On a vu au commencement de cette histoire comment les Jésuites traitèrent Bérulle et ses premiers auxiliaires ; ils n’ont jamais cessé d’avoir pour le nouvel Institut, dont ils redoutaient à bon droit la concurrence, une haine implacable. Au xviie siècle, ils les ont persécutés et profondément humiliés ; Bossuet s’en indignait et reprochait aux Oratoriens leur lâche condescendance. À la fin du règne de Louis XIV le Père Tellier chercha à les anéantir. Un document manuscrit conservé dans les papiers de Daguesseau et publié il y a quarante ans dans une petite revue parisienne[2] le prouve avec la dernière évidence. C’est une lettre que le Père Tellier se fit adresser par un de ses confrères pour la montrer au roi, et dont il avait lui-même dicté quelques parties.

Dans cette lettre qui est tout à fait digne du Père Tellier, les Oratoriens sont considérés comme les ennemis déclarés des Jésuites ; ils sont représentés comme des séditieux qu’il faut abattre car ils en veulent au roi et au pape. Ce sont en un mot des républicains dangereux, et on trouve sous la plume du fameux confesseur des phrases comme celles-ci : « La religion romaine ne convient pas à l’état républiquain (sic), mais elle semble faite exprès pour soutenir et pour fonder un état monarchique. Son esprit est un esprit d’unité, de soumission et de dépendance. La voie par laquelle elle nous prescrit ses dogmes est une voie d’empire et d’autorité, etc. (sic). L’esprit de l’Oratoire est entièrement opposé à la religion romaine, et surtout au centre de l’unité ; ennemis de l’autorité, voulant tout soumettre à la voie d’examen, etc., demandant sans cesse un concile et un concile pour déposer le pape. Enfin ils sont toujours pour les jugements des hommes assemblés ; tout ce qui a l’air de république les enchante ; tout ce qui vient de l’autorité d’un seul leur déplaît, ils ne peuvent s’y soumettre etc. Dans le temps qu’ils ôtent de la religion le libre arbitre, ils nourrissent les peuples dans un esprit de liberté ; liberté, vérité, voilà leur cri de guerre ; liberté de l’Église gallicane, liberté du joug du pape, liberté du joug des Jésuites ; ils n’osent encore rien dire de plus, etc.… Les Jésuites connaissent parfaitement la politique des rois, ils rapportent tout à l’autorité royale ; très nécessaires dans un état monarchique, mais mauvais républicains. Les Pères de l’Oratoire au contraire sont très instruits de la politique du peuple ; ils rapportent tout au peuple, excellents personnages dans une république mais mauvais sujets des rois. » En conséquence le correspondant du Père Tellier ne voulait pas que l’on contraignît les Oratoriens à faire des vœux comme le proposaient quelques-uns de ses confrères ; il se prononçait pour la destruction immédiate et radicale d’un ordre aussi dangereux pour l’État et pour la Compagnie de Jésus. La lecture de ces quelques phrases éclaire d’un jour absolument nouveau le rôle des Oratoriens en face de la Bulle, et celui des Jésuites en face de l’Oratoire dans la première moitié du xviiie siècle.

Les Oratoriens, que le Père Tellier traitait de jansénistes incorrigibles et impénitents, bien qu’ils eussent à plusieurs reprises signé le Formulaire, appelèrent pour ainsi dire en masse à la suite de leur ancien confrère Soanen, et si l’on voulait dénombrer les membres de l’Oratoire à la date de 1718, il suffirait de se reporter dans le Recueil de Nivelle aux listes des appelants. Le Père de la Tour, leur général, était à leur tête, car il avait jugé dès 1714, que l’appel au Concile était d’une nécessité absolue. Mais avec le temps, surtout à dater de 1720, son zèle s’était refroidi. Il se disait qu’il n’y a pas dans l’Église d’affaire interminable, et que, puisqu’il fallait en finir, l’acceptation de la Bulle était à son tour une nécessité inéluctable. Il comparait l’appel au Concile à l’emploi de l’émétique en médecine, un remède énergique, mais dangereux, et ce fut lui qui travailla le plus à affaiblir ses confrères. Il conseillait même, ce qui n’est peut-être pas à sa louange, une acceptation formelle et tout extérieure qui garantirait des persécutions, et qui permettrait aux Oratoriens d’enseigner et de défendre sans danger la bonne doctrine. Sa conduite fut conforme à ses principes, et comme dit un historien du xviiie siècle, Pavie de Fourquevaux, « de peur qu’on ne détruisît sa Congrégation, il commença par la détruire insensiblement lui-même[3] ». Dès 1723, d’accord avec le général, on se mit à exclure des assemblées les appelants et les réappelants ; ce fut la même chose en 1726 ; et en 1729 un ordre du roi proscrivit tous ceux qui n’auraient pas signé purement et simplement le vieux Formulaire d’Alexandre VII, et tous ceux qui ne recevraient pas la Bulle Unigenitus. Il y avait une infinité d’Oratoriens dans tous les diocèses de France ; on lâcha la bride aux évêques amis des Jésuites et par conséquent ennemis de l’Oratoire, notamment à l’intolérant Belsunce, qui accusa les Oratoriens de Marseille d’avoir attiré la peste de 1720 par leur appel de 1718.

Le Père de la Tour, général inamovible, mourut en 1733, et on lui donna pour successeur le Père de la Valette, un acceptant modéré, qui ne persécuta pas ses confrères récalcitrants, mais qui laissa la Congrégation dépérir parce qu’elle ne parvenait plus à se recruter. En 1746 enfin, après la mort du cardinal Fleury, le théatin Boyer, ancien évêque de Mirepoix et successeur de Fleury, donna l’ordre de tenir une assemblée générale qui ne recevrait que des Oratoriens acceptants. Cette assemblée se trouva finalement composée de dix-huit sujets qui acceptèrent la Bulle avec si peu d’enthousiasme et dans des conditions telles que l’archevêque de Sens, Languet de Gergy, s’écria « Quel soufflet pour la Constitution ! » C’en était fait de l’Oratoire considéré comme foyer d’opposition et de résistance à la Bulle. Et cependant, comme le dit encore l’historien cité plus haut : « le public ne pouvait pas se résoudre à regarder un oratorien comme constitutionnaire[4] ».

L’histoire des autres congrégations françaises qui ont appelé en 1718 et qui ensuite ont été amenées à révoquer leur appel serait une répétition fastidieuse de ce qui vient d’être dit ; il faut donc glisser et se contenter de recueillir quelques détails caractéristiques. Les Dominicains, ou comme on disait en France les Jacobins, avaient appelé en 1718 mais ils se trouvèrent dans une situation particulièrement délicate sous le pontificat de Benoît XIII, un dès leurs, dont on a vut les déclarations si franchement thomistes et augustiniennes, et si contraires au molinisme. Mais ce pape se nettement augustinien préconisait la Bulle Unigenitus ; et il voulait qu’elle fut acceptée. Le nombre des dominicains appelants et réappelants diminua donc graduellement ; ils étaient cinq au grand couvent de la rue Saint-Jacques en 1728. On eut recours pour les réduire aux procédés ordinaires, et on y parvint sans trop de peine, car l’ordre de saint Dominique ne sut pas mettre à profit les bonnes intentions du dominicain Benoît XIII ; il avait peu de crédit à Rome, et il était obligé de recourir aux Jésuites pour obtenir les grâces qu’il sollicitait.

Les Doctrinaires avaient pour fondateur César de Bus, qu’ils auraient bien voulu voir canonisé. Mais ils étaient très attachés à la théologie de saint Augustin et à celle de saint Thomas ; il y eut donc parmi eux un très grand nombre d’appelants, surtout dans les provinces de Paris et de Toulouse, dès le 17 mars 1717. La province d’Avignon, très différente des deux autres, avait été travaillée de longue date ; elle était acquise aux doctrines ultramontaines, et c’est par elle que l’ancien évêque de Mirepoix, Boyer, successeur du cardinal Fleury, parvint à dompter la congrégation tout entière. Un ordre du roi fit tenir à Beaucaire, en 1744, le chapitre général qui aurait dû se tenir à Paris ; à force d’intrigues et de menaces on y fit élire général un Père Mazenc, espion et délateur de ses confrères, et, malgré la résistance de là province de Paris, le nouveau général fit signer le Formulaire et accepter la Bulle. Les Doctrinaires furent accusés par les contemporains de s’être déshonorés en pure perte par leurs soumissions réitérées ; — le Père Mazenc se vantait d’avoir signé sept fois, — et ils n’obtinrent même pas la canonisation de leur saint fondateur, mort en 1607, et qui n’est encore que le Vénérable César de Bus.

Les Génovéfains, membres de la Congrégation de France, avaient pour supérieur général, le 7 octobre 1718, quand ils interjetèrent appel, le Père de Riberolles. Ce dernier ne pouvait pas être proposé comme un modèle de constance, car il était partisan déclaré de la Bulle Unigenitus dès 1714. ce qui ne l’empêcha pas d’être le chef des appelants de sa congrégation en 1718, et deux ans plus tard, à l’âge de soixante-quatorze ans, il redevint bulliste militant et persécuteur des Génovéfains appelants. La défection de cette célèbre congrégation fut consommée lors du chapitre général de 1745, sous le généralat du Père Chambroy, digne successeur du Père Riberolles. Mais la Congrégation de France, foncièrement augustinienne, ne fut pas aussi soumise que les Doctrinaires, et dans la suite de son histoire, au cours même du xviiie siècle, on put noter quelques sursauts d’indépendance, quelques velléités d’opposition et de protestation contre ce qui s’était fait en 1745.

Les Lazaristes, ou prêtres de la Mission, étaient au moment de l’appel dans une situation assez analogue à celle des Doctrinaires. Leur supérieur général, nommé Bonnet, était en instance pour obtenir enfin la béatification et la canonisation de l’illustre Monsieur Vincent, leur instituteur mort depuis soixante ans. Prendre parti contre la Bulle, c’était tout compromettre ; l’accepter, les Lazaristes ne s’y résignaient pas. Ils se tinrent donc sur la réserve et gardèrent le silence, comme s’ils n’avaient jamais lu dans l’Évangile : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ». Le cardinal de Noailles considérait leur supérieur comme un fourbe, et il avait pour lui le plus profond mépris. En 1724, trente-cinq lazaristes protestèrent par un acte authentique contre toute acceptation de la Bulle et ils furent en butte à la fureur de leur supérieur général qui les désavoua publiquement. En 1729, si l’on en croyait l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques, on faisait circuler dans les maisons de la Mission une formule d’acceptation de la Bulle approuvée par quatre cents Lazaristes et qui serait à tout le moins originale. On en retranchait le préambule tout entier comme insoutenable ; on y déclarait Quesnel un saint, et on jugeait les cent une propositions très catholiques, mais condamnables après les tortures qu’elles avaient subies.

Enfin parut, dans les derniers jours de décembre 1737, la Bulle de canonisation de saint Vincent de Paul, publiée d’une manière irrégulière par les soins de Vintimille. Il s’agissait de glorifier un ange de la charité que tous les partis voulaient voir placé sur les autels ; on trouva moyen de faire de cette Bulle une torche incendiaire et un brandon de discorde. Il semblait, comme le dit dans ses mémoires inédits un fils de Daguesseau, qu’on voulût introduire la guerre dans le ciel même. Aux yeux de Clément XII, signataire de cette Bulle, le plus grand mérite de saint Vincent de Paul était son attachement au molinisme, ses accusations contre Saint-Cyran, ses attaques contre le jansénisme, et enfin ses démarches pour demander au gouvernement d’Anne d’Autriche de châtier les réfractaires, de les chasser du royaume comme des pestes publiques, et enfin de recourir contre eux, ce sont les propres expressions du pape, aux châtiments corporels et aux supplices (corporis supplicium). Le Parlement supprima la Bulle malgré la résistance furieuse du cardinal Fleury, un arrêt du Conseil supprima l’arrêt du Parlement, et ce fut un scandale public. Les Lazaristes modérés furent débordés, et ceux qui résistaient encore ayant été châtiés par les procédés que recommandait la Bulle de canonisation de leur fondateur, la Congrégation tout entière fut pacifiée à jamais.

Tous les ordres religieux qui essayèrent de lutter contre la Bulle Unigenitus furent domptés de même dans la première moitié du xviiie siècle, les Chartreux, les Camaldules, les Feuillants, tous enfin. Il ne faut pas compter parmi eux les Franciscains et les Sulpiciens, car à bien peu d’exceptions près ils professaient les doctrines ultramontaines les plus outrées ; ils croyaient comme mot d’Évangile tout ce qu’on leur disait de la part du pape, et ils subissaient sans murmurer le joug des Jésuites ; l’obéissance raisonnable recommandée par saint Paul leur était, inconnue. Les Capucins en particulier étaient au mieux avec les Jésuites qui leur accordaient généreusement le droit à l’existence, car un Jésuite écrivait en 1700 qu’il faudrait détruire tous les ordres religieux et n’en conserver que deux : les Jésuites pour enseigner et les Capucins pour faire pénitence.

Entre les abbayes qui eurent le plus à souffrir de la persécution, il faut compter la petite abbaye de Saint-Polycarpe, au diocèse de Narbonne. Réformée à la façon de la Trappe et de Port-Royal au début du xviiie siècle, elle offrait un asile à de pieux pénitents qui gardaient sur les questions controversées le plus grand silence. L’hostilité des Capucins jeta le trouble, en 1758, dans la communauté. L’archevêque de Narbonne procéda en 1741 à des interrogatoires qui rappellent ceux de Port-Royal en 1661, et il prétendit contraindre les religieux à signer le Formulaire ; il n’était pas question de la Bulle pour le moment. Ils refusèrent, et l’autorité royale leur défendit de recevoir des novices. À dater de ce moment les persécutions ne cessèrent plus ; l’abbaye fut détruite en 1771, et le prieur dom Pierre, qui refusait d’en sortir, fut assassiné en 1773[5].

Les congrégations de femmes ne semblaient pas devoir être aussi troublées que les autres par les querelles religieuses du xviiie siècle ; néanmoins elles furent dans une agitation perpétuelle, parce que la Bulle Unigenitus divisait et excitait les uns contre les autres les évêques qui étaient leurs supérieurs, les prêtres et les religieux qui étaient leurs confesseurs, leurs chapelains et leurs aumôniers. On serait éternel si l’on voulait faire connaître en détail les ravages que cette grande affaire a exerces dans les couvents de filles à Paris et dans les provinces les plus reculées. Les documents ne feraient pas défaut, car si le scrupuleux Nivelle s’est astreint à ne faire figurer dans son Recueil d’appels que des religieuses mortes ou hors d’atteinte, parce que, disait-il, la persécution était encore plus violente contre elles que contre les hommes ; le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques a été moins prudent et moins discret ; il a tout dit, et il a nommé tout le monde. C’est par milliers qu’il a cité les religieuses qui ont été persécutées à cause de leur opposition à la Bulle. Sans entrer dans le détail de ces persécutions, qui atteignirent successivement les Visitandines, les Carmélites, les Ursulines, les Filles du Calvaire, les Bénédictines, les Hospitalières et beaucoup d’autres congrégations, il suffira de citer brièvement quelques faits bien établis d’après lesquels on pourra juger du reste. Quelques-unes de ces congrégations, notamment les Bénédictines du Val-de-Grâce, étaient encore opprimées à cause de leur résistance à la Bulle sous Louis XVI, à la veille de la Révolution.

Les religieuses de la Visitation n’étaient pas à priori suspectes de jansénisme, puisque la sœur Marie Alacoque a vécu dans leur maison de Paray-le-Monial sous la conduite des Jésuites, et cependant beaucoup d’entre elles ont rejeté la Bulle Unigenitus. Il ne faut pas trop s’en étonner, car leur fondatrice, Mme de Chantal, n’avait pas été béatifiée en 1715 à cause de son union intime avec la Mère Angélique et de son admiration sans réserve pour l’abbé de Saint-Cyran. Ce sont les Visitandines de Castellane, au diocèse de Senez, qui les premières ont été persécutées parce qu’elles refusaient d’accepter la Bulle. Elles partageaient les sentiments de Soanen, qu’elles vénéraient comme un saint, et quand il fut condamné en 1727 par le concile d’Embrun, elles refusèrent de reconnaître l’abbé de Saléon, chargé d’administrer le diocèse durant la captivité de Soanen. On les priva de sacrement, on interdit leur église ; on exila leur supérieure, la Mère Lemore, et son assistante la Mère Rabier. Elles étaient alors au nombre de trente ; rien ne put les ébranler. Quand on leur présenta le Bref de Benoît XIII confirmatif du concile d’Embrun, elles répondirent hardiment que le pape, tout pape qu’il était, ne pouvait pas rendre juste un jugement injuste. Mais on vint à bout de leur résistance après que trois d’entre elles furent mortes privées de sacrements. En 1730, elles n’étaient plus que onze opposantes il n’en restait plus une seule à Castellane en 1731 ; les autres abandonnèrent leur évêque et acceptèrent la Bulle. Il y avait des Visitandines opposantes à Montpellier et à Troyes du temps des évêques Colbert et Bossuet ; il y en avait enfin à Paris même, au couvent de la rue Saint-Jacques qui avait, en 1664, reçu la Mère Agnès Arnauld comme prisonnière ; la Mère Amelot y mourut privée de sacrements en 1758.

Les Carmélites ne furent pas moins éprouvées. Il y eut à Lectoure, en 1728, dix-neuf de ces religieuses qui rejetaient la Bulle et dix seulement qui la recevaient ; les opposantes furent privées de sacrements, même à Pâques en 1731, et leur résistance dura dix ans. — À Saint-Denis, en 1780, on leur interdit de recevoir des novices ; elles furent exilées à Troyes en 1745. Celles de Toulouse furent privées de sacrements en 1728. Mais c’est à Troyes que l’opposition des Carmélites à la Bulle se manifesta le plus clairement. En 1713, sous Louis XIV, elles refusèrent de publier, le mandement d’acceptation de l’évêque Chavigny mais elles vécurent ensuite sans être inquiétées sous la houlette du neveu de Bossuet (1716-1742). Après lui, lorsque l’évêque Poncet de la Rivière lui succéda, elles furent traitées aussi durement que l’avaient été en 1709 les religieuses de Port-Royal ; trente carmélites furent enlevées et exilées en divers endroits. Quant aux Carmélites de Paris, l’histoire de leurs démêlés avec dom La Taste, évêque de Bethléem, est célèbre ; mais c’est après 1746 que commença la grande persécution, parce que l’archevêque Vintimille ne voulut pas se prêter aux mesures de rigueur qu’on lui demandait ; il ne se souciait pas de reprendre le rôle par trop odieux de Péréfixe en 1664.

Les Filles du Calvaire, congrégation tellement régulière et tellement édifiante qu’elle ne pouvait manquer, au dire d’un contemporain[6], de passer pour janséniste, furent attaquées d’une manière indirecte, comme si la Bulle n’était pour rien dans les persécutions dont elles furent l’objet. Elles avaient trois supérieurs généraux notoirement jansénistes : Colbert, évêque de Montpellier ; Caylus, évêque d’Auxerre ; et Bossuet, évêque de Troyes. À la mort de Colbert, en 1738, le roi défendit aux deux autres de lui donner un successeur, comme c’était leur droit et leur devoir, et ce fut le pape Clément XII qui se chargea de nommer ce successeur : l’archevêque Vintimille était substitué à l’évêque de Montpellier. La supérieure générale, Mme de Coëtquen, et les cinquante-deux sœurs des deux maisons de Paris protestèrent contre de tels abus de pouvoir, Fleury répondit à la supérieure par une lettre imprimée d’une rare impertinence[7], et il eut aussitôt recours à ses procédés ordinaires. Vintimille déposa Mme de Coëtquen et une lettre de cachet l’envoya comme prisonnière à Jarcy-en-Brie. Elle y mourut six ans plus tard en 1345, sans obtenir même les honneurs de la sépulture. Toutes les Calvairiennes de Paris furent exilées successivement, et le triomphe de la Bulle fut assuré quand on eut remplacé toutes les opposantes par des filles ignorantes ou fanatisées qu’on fit venir de tous côtés.

C’est ainsi que finit la lutte dans tous les monastères de filles qui furent attaqués ; mais de toutes les religieuses ainsi persécutées, aucunes n’eurent plus à souffrir que les Ursulines, congrégation enseignante qui suivait la règle de saint Augustin et qui avait sur la grâce des sentiments augustiniens. Elles avaient des établissements prospères dans toute la France, et l’éducation qu’elles donnaient aux jeunes filles. était très appréciée par les familles chrétiennes. Il n’en fallut pas davantage pour attirer sur elles le feu de la, persécution. On peut voir dans la Table des Nouvelles ecclésiastiques publiée en 1761, l’histoire détaillée de leurs tribulations dans plus de trente maisons de leur ordre. Elles furent plus maltraitées que partout ailleurs, à Montpellier, à Pontoise et à Troyes, où l’on commença par renvoyer toutes leurs pensionnaires comme on l’avait fait à Port-Royal en 1661 et en 1679.

La ressemblance avec Port-Royal est d’ailleurs ce qui frappe le plus vivement quand on lit la douloureuse histoire des Bénédictines du couvent de la Fidélité à Saumur, histoire qui vient de faire l’objet d’une étude sérieuse, solide et profondément honnête[8]. Ces religieuses avaient été, au xviie siècle, en relations suivies avec celles de Port-Royal, avec la Mère Angélique et avec la Mère Agnès ; leur évêque était Henri Arnauld, frère de ces deux Mères ; tout enfin contribuait à unir étroitement ces deux monastères. Les religieuses de Saumur n’avaient pas été persécutées au xviie siècle ; elles firent au xviiie, ce que Port-Royal n’aurait pas manqué de faire s’il n’avait pas été détruit quatre ans avant l’apparition, de la Bulle Unigenitus. Elles luttèrent avec courage contre une Bulle que leur conscience ne leur permettait pas de recevoir ; elles furent enfin dispersées et leur couvent fut détruit en 1747 Rien ne fait mieux voir que le prétendu jansénisme et le prétendu quesnellisme sont deux aspects d’un seul et, même fait historique, la résistance du catholicisme augustinien au molinisme des Jésuites. Port-Royal eût appelé de la Bulle Unigenitus et il eut adhéré à la cause de l’évêque de Senez, comme l’ont fait avec un si merveilleux ensemble les ordres religieux et les congrégations de femmes du xviie siècle. En luttant comme on vient de le voir, ces mêmes ordres n’ont fait que suivre l’exemple donné par Port-Royal, avec cette différence qu’ils ne sont pas allés tous, jusqu’au martyre, parce que les âmes n’avaient plus la même trempe.

Étant donné ce fait, il n’y a pas lieu de s’étonner si les adversaires de la Bulle ont eu à un si haut degré le culte de Port-Royal ; s’ils ont travaillé avec un si grand zèle à faire connaître son histoire dans tous ses détails. La belle estampe de Restout intitulée Le pèlerinage de piété représente le diacre Paris et le prêtre Tournus allant prier ensemble sur les ruines de Port-Royal des Champs ; cela ne veut pas dire que Port-Royal conduise à Saint-Médard, comme le prétendaient les partisans de l’œuvre des Convulsions ; cela prouve simplement que Saint-Médard, dans ce qu’il a de raisonnable, se rattache étroitement à Port-Royal. Quelle ampleur dans ce mouvement de résurrection port-royaliste durant tout le xviiie siècle, un siècle si frivole aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas ! Mais c’est après 1750 qu’ont paru les histoires générales, celles de Besoigne et de dom Clémencet, les histoires des persécutions, les Mémoires chronologiques de Guilbert et autres publications de même importance ; nous aurons l’occasion d’y revenir[9]. Dans la première moitié du siècle on a donné successivement les Mémoires de Fontaine (1736), de Lancelot (1738), de Du Fossé (1739), le précieux Recueil d’Utrecht (1740), la belle Histoire de Port-Royal de Racine (1742). On avait publié dès 1723 le Nécrologe de dom Rivet, complété pour les six premiers mois par Lefebvre de Saint-Marc (1735). Le très important Recueil des actes des religieuses de Port-Royal est de 1735 ; la Vie de Pavillon en trois volumes a paru en 1738, et les trois volumes des Lettres de la Mère Angélique sont de 1742-1744, ainsi que les Mémoires pour servir à la vie de cette Mère.

Alors aussi furent imprimés et réimprimés à un grand nombre d’exemplaires les ouvrages de Hamon, de Sainte-Marthe, de Nicole, de Quesnel, de Duguet et de tous les autres écrivains de l’école de Port-Royal. Les gens du xviiie siècle, qui savaient trouver du temps pour lire et qui ne craignaient ni les gros livres ni les longs ouvrages, faisaient leurs délices de ces lectures, et l’on sait que Nicole seul a été publié au xviiie siècle à plus de cent mille exemplaires. Aujourd’hui la plupart des livres mentionnés ci-dessus sont très rares et même introuvables, parce que la fureur antijanséniste de certains modernes leur a fait une guerre acharnée, jusqu’à constituer des titres de rentes déposés en mains sûres pour l’achat et pour la destruction de ces ouvrages réputés abominables[10]. Au siècle de la Bulle on les trouvait partout, et notamment dans les cellules des religieuses persécutées dont on vient de lire l’histoire. Depuis que les Constitutionnaires avaient compliqué la situation en exigeant la signature du Formulaire d’Alexandre VII, les exemples de Port-Royal étaient pour les appelants un sujet de méditations continuelles, et c’est une des causes de cette résurrection de l’esprit de Port-Royal chez les adversaires de la Bulle Unigenitus.



  1. Il va dans ses écrits beaucoup plus loin que le P. Quesnel.
  2. Elle s’appelait La Réforme catholique, et avait pour rédacteur en chef M. Léon Séché que patronnaient MM. Jean Wallon et Garcin de Tassy. C’est moi-même qui ai communiqué à M. Séché le manuscrit autographe, après avoir reçu de lui l’assurance que son Credo était celui de Bossuet et qu’il ne tomberait jamais dans le schisme. Ce document vient d’être réimprimé dans un opuscule de M. de Recalde intitulé : Lettres de l’abbé Margon.
  3. Suite du Catéchisme historique et dogmatique, 1768, tome II, I p. 1
  4. Fourquevaux, ouvrage cité, tome III, p. 192.
  5. Cf. Histoire de l’abbaye de Saint-Polycarpe (par l’abbé Reynaud, 1779). On y lit à la page 521 un parallèle curieux entre Saint-Polycarpe et Port-Royal.
  6. Daguesseau de Plimont, Mémoires inédits.
  7. Ce sont probablement les amis des religieuses qui ont fait imprimer cette lettre, datée de Versailles le 24 décembre 1738.
  8. Un Port-Royal saumurois ; les Religieuses de la Fidélité de Saumur, par Louis Delaunay. Angers, 1917.
  9. V Ch. XXIII.
  10. Le fait était rigoureusement vrai en 1860 : un chanoine de Notre-Dame était le titulaire du titre de rente en question.