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Histoire naturelle de l’Homme/06

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Histoire naturelle de l’Homme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 145-177).
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HISTOIRE NATURELLE
DE L'HOMME

UNITE DE L'ESPECE HUMAINE.
VI.
DU CROISEMENT DANS LES ÊTRES ORGANISES.

I. — DU METISSAGE ET DE L’HYBRIDATION CHEZ LES PLANTES ET CHEZ LES ANIMAUX.

L’étude précédente nous a montré combien est considérable le rôle joué dans la formation des races par la sélection naturelle ou artificielle ; mais nous n’avons encore examiné que le cas où les deux païens sont de la même race. Or l’éleveur qui veut améliorer et diversifier ses produits, l’horticulteur qui cherche à perfectionner, à varier ses fruits et ses fleurs, ne se renferment ni l’un ni l’autre dans d’aussi étroites limites. Souvent ils empruntent le père et la mère à deux races différentes, souvent encore ils rapprochent et marient deux individus appartenant chacun à une espèce distincte ; ils opèrent ainsi ce qu’on a appelé des unions croisées ou des croisemens. Des faits de même nature se produisent en dehors de l’action de l’homme. L’étude des phénomènes qui se manifestent alors est pour nous d’une importance capitale, et que le lecteur doit déjà pressentir. Dans aucun autre ordre de fonctions, les êtres organisés ne se rapprochent autant que dans celles qui ont la reproduction pour objet. Il y a ici non plus seulement des ressemblances générales, mais de véritables identités. On verra que l’étude de ces fonctions, faite chez les animaux et les plantes au point de vue de la question qui nous occupe, conduit à deux résultats également importans. D’une part, elle confirme tout ce que nous avons dit de l’espèce et justifie les termes de la définition que nous avons proposée ; d’autre part, elle différencie nettement l’espèce et la race, et donne le moyen de les distinguer. Ce terme de comparaison une fois acquis, l’application à l’homme en sera facile, et le lecteur jugera par lui-même laquelle des deux doctrines que nous opposons l’une à l’autre concorde avec les faits, laquelle est en opposition avec eux.

Définissons d’abord quelques termes qui vont revenir à chaque instant. — Les botanistes ont désigné depuis longtemps par le mot d’hybride le produit d’un croisement quelconque ; mais, éclairés par l’expérience, ils ont distingué de bonne heure les hybrides vrais des faux hybrides. Tout a confirmé la justesse de cette distinction. D’autre part, les zoologistes ont généralement employé le nom de métis, passé aujourd’hui dans le langage des éleveurs. En conservant ces deux termes, nous en étendrons la signification aux deux règnes. Le métis sera l’animal ou le végétal produit par le croisement d’individus de races différentes[1] ; l’hybride sera l’animal ou le végétal produit par le croisement d’individus de deux espèces différentes[2]. Ces deux sortes de croisemens seront d’ailleurs exprimés par les termes de métissage et d’hybridation, celui-ci consacré par un usage général chez les botanistes, le premier employé fréquemment par les zootechnistes, mais tous deux devant s’appliquer aux animaux aussi bien qu’aux végétaux.

Occupons-nous d’abord du métissage dans les deux règnes, et distinguons, comme lorsqu’il s’est agi de la sélection, le cas où les forces naturelles agissent seules de celui où l’intervention de l’homme joue un rôle toujours considérable et parfois prépondérant. Le métissage naturel chez les végétaux semble d’abord assez difficile à comprendre. Les plantes, les arbres sont fixés au sol, les pistils et les étamines soudés à demeure et protégés d’ordinaire par une double enveloppe[3]. Il semble impossible que le mélange des races s’opère, mais des étrangers pénètrent dans ces asiles si bien clos en apparence. Le vent par exemple secoue les anthères ouvertes[4], se charge du pollen qu’elles laissent échapper, et vient le déposer sur des stigmates[5] auxquels il n’était pas destiné. Les insectes, surtout ceux qui vivent de butin et pénètrent jusqu’au fond des corolles pour y trouver leur propre vie, sont encore des agens très actifs de croisement. Leur corps se couvre de poussière fécondante ; ils la transportent avec eux, la secouent pour ainsi dire de fleur en fleur, et si la fécondation est possible, il est clair qu’elle doit s’accomplir. Or, de race à race, elle n’est pas seulement possible, elle est extrêmement facile et se passe journellement sous nos yeux.

La constatation de ce fait suivit de près la découverte de l’existence des sexes chez les végétaux. Dès 1744, Linné attribua au croisement l’apparition des tulipes flambées ou panachées qui se montraient au milieu des semis de graines provenant de fleurs unicolores. Cette observation a été cent fois confirmée, non pas seulement sur la tulipe, mais sur une foule d’autres plantes. En même temps, on reconnut qu’à la suite de ces unions croisées toutes les parties de l’organisme végétal pouvaient présenter un mélange de caractères analogue à celui qu’avait trahi la coloration des tulipes. Parmi tous les exemples que nous pourrions citer ici, nous en choisirons un dû à M. Naudin, aide-naturaliste au Muséum, et qui s’est occupé depuis plusieurs années avec un remarquable succès de toutes les questions se rattachant à celle que nous traitons nous-même. Dans une seule année, cet observateur suivit avec soin le développement de plus de douze cents courges ; il vit les graines extraites d’un même fruit reproduire toutes les races que renfermait le jardin livré à ses études. Or on sait combien les courges diffèrent entre elles sous le rapport de la forme, du volume, de la qualité, etc. — Certes aucun fait ne peut mieux démontrer l’égalité de l’action exercée par les poussières fécondantes de ces individus, si différens en apparence ; rien ne peut mieux démontrer que de race à race, quelque disparates que soient les caractères acquis, la fécondation s’opère avec la même facilité qu’entre les individus le plus entièrement semblables entre eux.

Nous retrouvons exactement les mêmes circonstances dansée métissage naturel et spontané des animaux. Bien plus, facilité par la locomotion dont jouissent ces derniers, il s’accomplit journellement dans nos fermes, dans nos maisons, dans nos basses-cours, dans nos chenils, malgré les efforts et la surveillance du maître. Tous les éleveurs savent par expérience que la difficulté n’est pas de croiser les races, mais bien de les maintenir pures en empêchant le sang étranger de venir se mêler à celui que l’on préfère. Là aussi se constate bien souvent chez les mères mal gardées cette égalité d’action dont les végétaux nous ont fourni un exemple si frappant. On a vu des chiennes courtisées successivement par des mâles de diverses races mettre bas des petits qui accusaient le mélange de trois souches différentes. Tout s’était passé chez elles comme dans les courges de M. Naudin.

Il est presque inutile d’ajouter maintenant que le métissage artificiel ne présente aucune difficulté, et que les unions croisées de cette espèce, accomplies sous le contrôle de la volonté de l’homme, sont aussi sûrement fécondes que celles qu’il peut former entre individus de même race. Aussi nous bornerons-nous à rappeler qu’elles sont depuis longtemps entrées dans la pratique journalière et qu’elles constituent un des procédés le plus fréquemment employés pour améliorer, modifier, diversifier les végétaux aussi bien que les animaux sur lesquels s’exerce l’industrie humaine. Nous n’ajouterons qu’une seule remarque, dont l’importance ressortira de la comparaison avec d’autres faits. Nous avons dit dans une autre étude comment, à force de perfectionner une race animale ou végétale, on arrivait souvent à diminuer d’une manière sensible, parfois à éteindre complètement chez elle les facultés de reproduction. Dans ce cas, le croisement avec une race moins modifiée ravive en quelque sorte ces facultés. Par exemple, des porcs de race anglaise, importés en France, où ils avaient cessé de se reproduire après quelques générations, redevinrent féconds dès qu’on les croisa avec la race locale, plus maigre et moins précoce, mais plus robuste et moins éloignée du type primitif[6]. La vigueur de l’une vint évidemment en aide à la faiblesse de l’autre. Ici encore le règne végétal présente des faits tout semblables.

En résumé, le métissage, c’est-à-dire le croisement entre individus de races différentes, est toujours facile, et les résultats en sont aussi certains que ceux de l’union des individus appartenant à la même race. Rien plus, dans certains cas, la fécondité s’accroît ou reparaît sous l’influence de ce croisement. — L’hybridation, c’est-à-dire le croisement entre individus d’espèces différentes, va nous montrer des faits diamétralement opposés. Voyons d’abord ce qu’elle est chez les végétaux qui se reproduisent sans l’intervention de l’homme.

Dans les champs comme dans nos jardins, les conditions générales de l’hybridation ne diffèrent pas de celles du métissage. Dans les champs mêmes, les chances de croisement semblent être bien plus multipliées entre espèces qu’entre races, car le nombre des premières qui fleurissent en même temps est infiniment supérieur à celui des races sauvages provenant d’une seule d’entre elles, et les agens de fécondation sont les mêmes. Les abeilles et les coléoptères volent indifféremment de l’une à l’autre ; pour les espèces comme pour les races, les vents secouent le pollen avec la même énergie, le répandent avec la même profusion. Par conséquent, si tout se passait d’espèce à espèce comme de race à race, les hybrides devraient être au moins aussi communs que les métis. Eh bien ! en est-il ainsi ? Entrons ici dans quelques détails, et le lecteur jugera par lui-même.

Sous l’influence de la magnifique découverte de l’existence des sexes dans la fleur, Linné crut voir des hybrides dans la majorité des espèces végétales : il crut en outre avoir confirmé ses idées à ce sujet par l’observation directe, et décrivit, comme autant d’hybrides résultant du croisement d’espèces actuelles, dix-sept individus ; mais de Candolle, soumettant au contrôle d’une science plus avancée les faits signalés par le père de la botanique moderne, les regarda tous comme erronés, et lui-même, après avoir fait l’inventaire de tous les cas bien avérés, recueillis par les botanistes de tous pays, n’en comptait qu’environ quarante. Il est vrai, comme l’ont fait observer MM. Duchartre et Godron, à qui j’emprunte ces détails historiques, qu’à l’époque où de Candolle écrivait, on n’attachait pas aux faits d’hybridation naturelle autant d’intérêt qu’on l’a fait plus tard. Depuis lors, l’attention, de plus en plus éveillée, a amené des recherches plus actives, et aujourd’hui le nombre des cas de cette nature bien constatés s’est accru d’une manière sensible. Toutefois ce nombre est demeuré tellement restreint, que des botanistes éminens semblent admettre l’hybridation naturelle plutôt à titre de théorie que de fait expérimental.

Évidemment on ne peut tirer de ce court historique qu’une seule conclusion : c’est que les hybrides naturels sont chez les végétaux d’une rareté extrême. Que serait même une trentaine de cas recueillis dans l’espace de plus d’un siècle[7], si l’on songe à la multitude des espèces qui tous les ans fleurissent pêle-mêle, et dans les conditions les plus propres à favoriser le croisement ? Que devient ce chiffre, surtout si on le met en regard de ces milliers de métis qui se forment constamment sous nos yeux ? Constatons d’ailleurs, avec tous les botanistes, que l’hybridation naturelle n’est pas plus fréquente entre les plantes cultivées qu’entre les plantes sauvages, en sorte que nos jardins, surtout nos jardins de botanique, offrent un champ de comparaisons rigoureuses, lorsque nous opposons la fréquence des métissages à la rareté des hybridations.

Il y a un peu plus d’intérêt à distinguer les espèces sauvages des espèces domestiques quand il s’agit des animaux. L’hybridation des premières a été longtemps niée, et l’est peut-être encore, par certains naturalistes. Toutefois M. Isidore Geoffroy, qui a cité et discuté sévèrement dans son ouvrage tous les exemples rapportés par divers auteurs, en admet un certain nombre comme bien démontrés. Or il résulte de cette discussion que la classe des oiseaux seule peut-être présente quelques cas de croisement fécond entre individus d’espèces différentes vivant en pleine liberté. M. Geoffroy, dont la parole emprunte ici une double autorité à ses études spéciales et à la tendance philosophique de ses doctrines, ne regarde comme authentique aucun des faits de cette nature signalés par divers auteurs chez les mammifères, et quant aux hybrides naturels des poissons décrits par les anciens zoologistes, ils ne sont aux yeux de M. Valenciennes que des espèces alors mal connues. Peut-être quelques-uns de ceux qu’on a cru trouver, en très petit nombre, chez les insectes méritent-ils de prendre place dans la science ; mais M. Isidore Geoffroy regarde comme plus que douteux tout ce qui a été dit à ce sujet des mollusques[8]. Aucun autre groupe du règne animal n’est indiqué comme ayant fourni des hybrides sauvages, si bien qu’en somme le chiffre des cas authentiques constatés chez les animaux est tout au plus égal à celui qu’ont présenté les végétaux.

Dès que la domestication intervient, les croisemens entre espèces différentes deviennent plus fréquens. Nous avons vu comment l’instinct et les fonctions de la reproduction étaient exaltés chez quelques-unes des races soumises par l’homme. Il n’est donc pas étrange de voir deux espèces voisines se croiser parfois, alors même que l’une d’elles seulement a subi l’action exercée par l’esclavage. C’est ainsi que nos chiens s’unissent de temps à autre au loup, nos chats à diverses espèces de chats sauvages[9], et ces unions sont fécondes. Des faits de même nature ont été maintes fois signalés chez d’autres mammifères et chez les oiseaux, mais ils se sont passés entre individus maintenus en captivité dans des ménageries, dans des volières, et rentrent par conséquent dans les cas d’hybridation artificielle, qui vont maintenant nous occuper.

De tout ce qui précède on peut conclure que, livrées à elles-mêmes, les espèces animales ou végétales ne se croisent que très rarement. L’intervention active de l’homme a considérablement multiplié ces unions ; mais, chose bien remarquable, elle n’a presque pas reculé les limites de l’hybridation. Linné avait cru au croisement entre espèces de familles différentes. On reconnut bientôt qu’il était allé beaucoup trop loin. Dès 1761, Kœlreuter fit connaître les premiers résultats des belles recherches qu’il continua pendant vingt-sept ans, et posa les règles qu’ont de plus en plus confirmées toutes les recherches entreprises depuis lors. Or parmi les lois découvertes par Kœlreuter, il en est une qui ne souffre pas d’exception. Jamais on ne parvient à croiser des espèces appartenant à deux familles différentes[10]. Entre genre différens même, l’hybridation est très rare, toujours difficile, ou même impossible dans certaines familles. Enfin il est des familles entières qui paraissent se refuser d’une manière absolue au croisement des espèces, nous citerons surtout celle des cucurbitacées, si bien étudiée par M. Naudin, et où nous avons constaté un croisement de races si facile, si universel.

Dans les genres où l’hybridation est le plus facile, lorsqu’on opère sur les espèces qui se prêtent le mieux à l’expérience, de grandes et très minutieuses précautions sont toujours nécessaires pour accroître les chances de succès. Il faut isoler absolument la fleur qui doit jouer le rôle de mère, enlever avec soin toutes les étamines avant que le pollen ne soit développé, déposer sur le pistil avec un pinceau le pollen emprunté au père et maintenir l’isolement jusqu’à ce que la réussite de l’opération soit hors de doute. En dépit de toutes ces précautions, on échoue souvent, tant il est vrai que l’hybridation, sans être complètement en dehors des lois de la nature actuelle, ne semble pouvoir se montrer qu’à titre d’exception. Deux faits généraux, bien propres à faire sentir la différence qui existe entre le croisement des espèces et le croisement des races, ressortent d’ailleurs de toutes les recherches poursuivies dans cette direction. Kœlreuter et tous ses successeurs déclarent que toute fleur ayant subi, même le moins possible, l’action du pollen de sa propre espèce devient absolument incapable d’être fécondée par un pollen étranger. Quelle différence avec l’égalité d’action que nous ont si bien montrée les pollens des races les plus éloignées ! En outre tous les expérimentateurs s’accordent à reconnaître que, dans l’hybridation, la fécondité est toujours remarquablement diminuée, et parfois dans d’énormes proportions. Ici encore il y a opposition complète entre elle et le métissage, qui ne diminue pas, qui au contraire accroît parfois cette même fécondité.

Le croisement artificiel des espèces présente chez les animaux exactement les mêmes phénomènes que chez les végétaux. Chez eux aussi les faits se sont multipliés, le nombre des espèces croisées a augmenté par suite de l’intervention de l’homme, et ce résultat s’explique aisément. Ici, comme dans bien d’autres cas, l’homme n’a fait que détourner un instinct préexistant et le diriger vers le but qu’il se propose. Pour obtenir ces croisemens, on sépare les individus de même espèce et on les rapproche d’individus d’espèces différentes. Quand l’instinct de la reproduction s’éveille, il parle haut, et ce n’est pas sans raison que nos campagnards désignent par le mot significatif de folie l’état dans lequel se trouvent alors les animaux. Ne trouvant pas à se satisfaire normalement, cet instinct, destiné à assurer la durée des espèces, s’égare et transforme en époux même de simples compagnons de captivité. Voilà comment on a vu s’unir, par exemple, le lion et le tigre, qui, libres dans leurs déserts, n’eussent certes jamais songé à de pareils embrassemens[11]. Entre espèces depuis longtemps domestiquées, entre individus élevés et nourris ensemble, la communauté d’habitudes, la familiarité journalière, favorisent la déviation. Ainsi s’expliquent certaines amours bizarres signalées par divers auteurs, et que nous avons pu nous-même constater dans un cas fort peu d’accord avec le proverbe qui fait du chien et du chat des ennemis irréconciliables.

Mais ces dernières unions sont-elles fécondes ? Non, pas plus que celles que l’homme pratique entre végétaux trop éloignés. Ici comme dans le règne végétal, son intervention multiplie tes cas d’hybridation, sans pour cela reculer les limites fort étroites au-delà desquelles cesse ce phénomène. M. Isidore Geoffroy a montré ce qu’il fallait penser de certains faits cités comme preuve d’un croisement entre espèces de familles différentes. Pas plus pour les animaux que pour les plantes, l’hybridation n’est encore allée jusque-là. De l’ensemble des faits réunis et discutés par le juge si compétent que je viens de citer, il résulte en outre que si les unions fécondes entre espèces de genre différent sont incontestables, elles sont néanmoins bien plus rares que les croisemens entre espèces congénères. Celles-ci elles-mêmes sont loin d’être nombreuses, surtout dans les groupes élevés. Il y a donc, sous tous les rapports, identité entre, les deux règnes. Ce fait est d’autant plus remarquable que l’hybridation artificielle des animaux remonte à la plus haute antiquité, au moins pour quelques-unes de nos espèces domestiques. Le mulet était connu des Hébreux avant l’époque du roi David, des Grecs dès le temps d’Homère, et les hybrides qu’enfante le croisement du bouc avec la brebis, du bélier avec la chèvre, avaient reçu des Romains des noms différens.

Un autre point de ressemblance se manifeste entre les hybridations animales et végétales dans l’incertitude des résultats, dans la diminution de la fécondité. À la ménagerie du Muséum, des singes d’espèces parfois très voisines s’unissent fréquemment entre eux, et pourtant M. Geoffroy ne compte que trois cas d’unions fécondes. — On a tenté au Muséum à diverses reprises de reproduire ces titires et ces musmons[12] que connaissaient si bien les éleveurs romains : Buffon et Daubenton en obtinrent deux exemples ; M. Isidore Geoffroy a été moins heureux, tandis que ces mêmes hybrides sont dans l’Amérique du Sud l’objet d’une industrie sur laquelle nous reviendrons. — Le croisement du lièvre et du lapin, tenté des milliers de fois, et probablement sur tous les points du globe où se rencontrent ces deux espèces, par des éleveurs aussi bien que par des savans, a constamment échoué, excepté dans deux ou trois cas, sans que rien permette de juger des conditions qui ont amené ces succès exceptionnels[13]. — Tous les amateurs d’oiseaux savent combien sont irrégulières les couvées, d’ailleurs faciles à obtenir, du canari marié à notre cini ou à notre chardonneret, etc. — Une oie ordinaire croisée avec le cygne chanteur ne donna à Frédéric Cuvier qu’un seul œuf fécond sur neuf qu’elle avait pondus. — Enfin, en tenant compte de tous les faits connus, on voit qu’il n’existe peut-être que deux espèces, l’âne et le cheval, dont le croisement soit à peu près toujours et partout fécond. Ici, quelle que soit l’espèce qui fournisse le père ou la mère, le succès paraît être également assuré. Si le bardot fils du cheval et de l’ânesse est plus rare que le mulet issu de l’âne et de la jument, le fait ne doit être attribué qu’au choix de l’homme, qui ne saurait tirer du premier, toujours plus petit et plus faible, d’aussi bons services que du second.

Nous venons d’examiner, succinctement il est vrai, ce que sont chez les végétaux et les animaux le métissage et l’hybridation accomplis soit sous la seule influence des conditions normales, soit sous la direction imprimée par la volonté et l’intelligence de l’homme. Ce que nous avons dit suffit, pensons-nous, pour mettre hors de doute une grande vérité générale, à savoir que, naturel ou artificiel, chacun de ces phénomènes présente dans les deux règnes des caractères identiques et obéit aux mêmes lois. Or il existe entre les ordres de faits embrassés par l’un et par l’autre des différences profondes qu’il ne sera pas inutile de résumer. — Le métissage, c’est-à-dire le croisement de race à race, est partout et toujours facile, quelque différentes que soient les races ; il s’effectue journellement entre individus entièrement livrés à eux-mêmes, et l’homme a souvent plus de peine à l’empêcher qu’à le produire. Sous son influence, la fécondité demeure régulière ; elle est égale et parfois supérieure à celle qui se manifesterait dans l’union de deux, individus de même race. — L’hybridation, c’est-à-dire le croisement d’espèce à espèce, est dans l’immense majorité des cas impossible, alors même que les espèces mises en rapport présentent en apparence les affinités les plus prononcées. Extrêmement rare chez les individus sauvages et libres, elle n’a guère lieu entre individus, domestiques ou captifs, qu’à l’aide de manœuvres, de procédés qui échouent fréquemment. Sous son influence, même dans les cas les plus favorables, la fécondité, à une seule exception près, devient irrégulière et se trouve diminuée dans une proportion souvent énorme. — Tels sont les résultats généraux auxquels conduit l’étude des unions croisées, considérées en elles-mêmes et dans leurs suites immédiates. À eux seuls, ces résultats fourniraient presque les moyens de reconnaître si deux individus différant plus ou moins l’un de F autre appartiennent à deux races d’une même espèce ou bien à deux espèces distinctes. Nous allons voir cette conséquence pratique devenir bien plus évidente par l’examen des produits des croisemens.


II. — DES METIS ET DES HYBRIDES CHEZ LES VEGETAUX ET LES ANIMAUX.

La manière dont les caractères se transmettent au métis ou à l’hybride dans le croisement des races et des espèces, les différences qui distinguent ces deux cas ont été très diversement appréciées par les philosophes aussi bien que par les expérimentateurs. Nous pourrions opposer ici Kant à Maupertuis et à Burdach, M. Godron à Girou de Buzareingnes[14]. La doctrine de Kant conduit à regarder les hybrides comme devant être nécessairement moyens entre les deux espèces ; celle de Maupertuis présente ce caractère comme devant être attribué aux métis des races les plus voisines possible, et à plus forte raison aux métis de variétés. Ce désaccord nous apprend à lui seul que des deux parts on s’est laissé aller à des exagérations. Sans entrer dans des détails qui nous entraîneraient beaucoup trop loin, nous dirons que l’ensemble des faits très nombreux signalés par une foule d’auteurs conduit à adopter, à peu de chose près, l’opinion de M. Lucas, qui regarde toute union croisée comme devant donner naissance à un produit mixte, et la théorie rend facilement compte de ce résultat. On sait déjà que les deux sexes tendent à se reproduire dans leur descendant chacun avec tous ses caractères[15] ; on sait aussi que les divers caractères d’une race présentent, relativement les uns aux autres, une indépendance telle qu’il en est de presque indélébiles à côté de ceux qui se transforment le plus aisément. Lors donc que deux races se croisent, pour que l’une d’elles fût seule représentée dans le produit, il faudrait que tous ses caractères sans exception fussent d’une ténacité supérieure à celle des caractères correspondans de la race antagoniste. Or, si cette coïncidence n’est pas rigoureusement impossible, elle doit au moins être excessivement rare.

Sans donc nier d’une manière absolue qu’il puisse se produire des faits de ressemblance unilatérale[16], nous croyons qu’ils doivent être beaucoup plus rares que ne semblent l’admettre la plupart des écrivains. Dans bien des cas cités comme exemples de cette sorte d’hérédité, les observateurs ne mentionnent qu’un seul caractère, la couleur par exemple, et se taisent sur tous les autres. Souvent aussi les individus dont il s’agit n’ont été observés que peu après leur naissance. Or, chez les végétaux comme chez les animaux, qu’il s’agisse de métis ou d’hybrides, il arrive parfois que les caractères changent avec l’âge, et que la ressemblance du produit passe pour ainsi dire d’un parent à l’autre. Girou a vu des veaux issus d’un taureau noir et d’une vache rousse présenter souvent la couleur de la mère pendant leur jeune âge et revêtir plus tard celle du père. Parfois la nature mixte d’un hybride ne se révèle que dans ses propres enfans. Girou de Buzareingnes a donné l’histoire d’une famille de chiens, d’où il résulte qu’un métis d’épagneul et de braque ressemblant lui-même à un braque pur, et uni à une chienne braque de race pure, a donné naissance à de véritables épagneuls, ne manifestant ainsi le croisement d’où il était sorti que dans sa descendance.

Toutefois M. Isidore Geoffroy amis hors de doute que les hybrides sont généralement plus constans et se rapprochent d’ordinaire bien plus de la moyenne que les métis de races, et surtout les métis de variétés. C’est parmi ces derniers que l’on constate le plus de cas de ressemblance unilatérale, ou paraissant telle, et que les frères diffèrent le plus entre eux. M. Geoffroy a vu le croisement du daim noir et du daim blanc produire des métis alternativement blancs, noirs, gris, ou tachés de noir et de blanc. En revanche, les métis de races anciennement fixées se rapprochent des hybrides sous ce double rapport. La stabilité ou l’instabilité des caractères paternels et maternels se révèle ainsi dans les descendans. Les faits de cette nature, observés entre groupes humains, peuvent donc jeter quelque lumière sur la question générale qui nous occupe, et sur quelques-unes des questions secondaires qui s’y rattachent.

La ressemblance du fils avec le père et la mère de races ou d’espèces différentes peut résulter de deux causes bien distinctes. Les caractères propres à chacun des parens peuvent se juxtaposer sans être sensiblement altérés, ou bien ils peuvent se fondre pour ainsi dire les uns dans les autres de manière à donner au produit des caractères intermédiaires. Y a-t-il là un moyen de distinguer le métis de l’hybride ? Un certain nombre d’auteurs l’ont pensé et ont regardé la juxtaposition comme étant la conséquence du croisement de deux races, tandis que la fusion indiquerait le croisement de deux espèces. L’ensemble des faits nous paraît peu propre à confirmer cette règle générale. Qu’il s’agisse d’un métissage ou d’une hybridation chez les végétaux ou chez les animaux, la même espèce fournit souvent des faits manifestement contradictoires. La plupart des races végétales qui donnent dans nos parterres des fleurs unicolores, mais de couleurs différentes, étant croisées entre elles, engendrent des fleurs qui tantôt reproduisent la teinte d’un des parens, tantôt présentent la teinte qui résulterait du mélange sur une palette des deux couleurs primitives, tantôt enfin sont panachées par la juxtaposition de ces teintes. — Prosper Lucas parle d’un hybride de pigeon noir et de tourterelle blanche dont le plumage était en damier noir et blanc. — Girou a vu le croisement de bœufs noirs avec des vaches blanches donner des métis tantôt pies et tantôt gris, et selon Grognier ce dernier cas serait le plus fréquent chez les chevaux dans des circonstances semblables[17]. On ne saurait donc tirer de conclusions bien nettes de cet ordre de considérations ; mais nous verrons que, même en acceptant comme vraie jusqu’à un certain point l’opinion que je viens de rappeler, les faits observés dans l’espèce humaine s’accorderaient fort bien avec la doctrine monogéniste.

Tout ce que nous venons de dire des caractères physiques est également vrai pour les facultés et les instincts chez les animaux. Quelques voyageurs affirment que les Esquimaux cherchent à croiser les chiennes de leurs attelages avec le loup, et que les hybrides résultant de ces unions sont à la fois plus forts, plus vigoureux, mais aussi bien plus féroces que les chiens de race pure. En revanche, Burdach cite, d’après Marolles, l’exemple de semblables hybrides doux et maniables comme des chiens, et dont la souche sauvage ne se trahissait que par leur goût vorace pour la viande. Parfois dans la même famille on rencontre les deux extrêmes, et les deux espèces que nous venons de citer fournissent encore un exemple curieux de ce mélange. Le croisement d’un chien et d’une louve produisit deux mâles semblables à la mère par la forme, par les mouvemens, par l’aversion pour les hommes et les chiens. Une femelle de la même portée avait une tête de chien, se plaisait avec les individus de l’espèce paternelle, et avait pour les hommes beaucoup moins d’aversion que ses frères. Burdach, qui rapporte ce fait d’après Masch, emprunte au même auteur un fait tout semblable présenté par une famille de métis ayant pour père un sanglier et pour mère une truie. Ces faits et bien d’autres que nous pourrions ajouter encore trouveront leur application à l’histoire de l’homme.

Abordons maintenant et étudions avec quelque détail la question la plus intéressante sans contredit de celles qui se rattachent à la transmission des facultés que possèdent les parens. Les métis, les hybrides sont-ils féconds, et le sont-ils également ? Peuvent-ils aussi bien les uns que les autres se marier entre eux et donner ainsi naissance à des séries de générations dont une paire, métisse ou hybride, aurait été le point de départ ? En d’autres termes, existe-t-il des races métisses et des races hybrides, dérivant, les premières, de deux races différentes d’une même espèce, les secondes de deux espèces distinctes, et dont tous les représentans possèdent à des degrés plus ou moins marqués des caractères empruntés aux deux races ou aux deux espèces ?

Le doute n’est pas permis quand il s’agit des métis. Une expérience journalière s’accomplissant sans cesse et parfois sans l’intervention de l’homme prouve que les produits du premier croisement entre races végétales sont aussi féconds que les parens. Nos parterres, nos potagers, nos jardins fruitiers présentent un grand nombre de races qui se sont fixées et caractérisées après avoir été obtenues par l’intervention soit de deux races préexistantes, soit de deux variétés. Le chiffre en serait certainement bien plus élevé encore sans les facilités que les procédés généagénétiques fournissent à l’agriculteur pour abréger sa tâche. Excepté lorsqu’il s’agit de végétaux annuels se reproduisant exclusivement par graines, le jardinier se donne rarement la peine de constituer une race nouvelle, dont l’établissement exige toujours des soins plus ou moins prolongés. Il préfère employer les tubercules, les ognons, la greffe, le marcottage, etc., pour multiplier les variétés qui ont à un titre quelconque attiré son attention, et le métissage n’est bien souvent employé qu’à produire ces variétés. Toutefois ces dernières même ont fourni à M. Godron une observation importante qui doit trouver sa place ici. Chez les métis, on ne remarque jamais une prédominance anomale des organes de la végétation sur les appareils floraux. Ce fait seul atteste l’intégrité des fonctions reproductrices. Il indique que l’équilibre existant naturellement entre celles-ci et les autres fonctions de l’organisme a été respecté par le métissage. Nous verrons qu’il en est tout autrement dans les cas d’hybridation.

La fécondité des métis est peut-être plus universellement démontrée chez les animaux. Ici il n’existe plus ni greffes, ni marcottages pouvant reproduire à volonté l’individu résultant d’une seule union croisée. C’est seulement par la répétition des mariages qu’on peut établir et fixer une race mixte. Or que dit ici l’expérience ? Ne nous apprend-elle pas qu’à quelque degré qu’on les prenne, ces mariages sont partout et toujours féconds ? Nos métairies, nos champs sont remplis de races métisses, et si ces races se maintiennent, ce n’est que grâce à la surveillance. Dès que celle-ci se relâche, l’instinct de la reproduction, agissant sans contrôle, confond et mêle tous les sangs avec une promptitude qui atteste mieux que toute autre chose la parfaite fécondité des métis à n’importe quel degré. Demandez au premier éducateur venu ce qui arriverait, si on lâchait dans le plus pur troupeau de mérinos cinq ou six béliers de races différentes. Il vous répondra en vous montrant nos chiens de rues et nos chats de gouttières. Là se fait en effet une expérience en grand et journalière ; là les races livrées à elles-mêmes et s’alliant en tout sens ont produit cette multitude d’animaux qui n’ont plus de place précise dans nos cadres, mais qui, examinés avec soin et rapprochés méthodiquement, conduiraient par nuances insensibles et graduées à toutes nos races de chiens et de chats les mieux caractérisées[18]. — Chez les animaux comme chez les végétaux, la fécondité facile, continue, indéfinie, soit entre eux, soit avec les races mères, est donc un des caractères des métis. Nous allons constater, en arrivant aux hybrides, le contraste le plus complet.

Remarquons d’abord, avec M. Godron, que dans l’hybride végétal, les organes servant à la nutrition, à l’entretien de l’individu, comme la tige et les feuilles, l’emportent souvent d’une manière très marquée sur ceux qui se rattachent à la vie de l’espèce, c’est-à-dire sur les fleurs. De là résulte dans la plante plus de robusticité et de vigueur. L’hybride animal le plus commun, le mulet, fils de l’âne et de la jument, présente des faits analogues. Voilà pourquoi cet animal est si éminemment propre à rendre les services qui exigent une grande résistance à des fatigues longtemps soutenues ; mais cette circonstance à elle seule annonce que l’équilibre entre les deux ordres de fonctions a été rompu au détriment des fonctions de reproduction, et en effet celles-ci sont tellement réduites que certains naturalistes, même des plus éminens, les ont considérées comme devant toujours disparaître. C’est là une exagération. L’infécondité absolue des hybrides, professée par certains auteurs, attaquée ou défendue au nom de la religion dans les temps du moyen âge et de la renaissance, ne saurait être admise en présence des faits précis enregistrés par la science. En revanche, l’on a récemment exagéré d’une manière étrange et parfois présenté d’une manière inexacte ces mêmes faits. Une courte discussion permettra au lecteur de juger par lui-même, et le convaincra que la fécondité chez les hybrides, nulle dans l’immense majorité des cas, se renferme toujours dans des limites extrêmement restreintes, et a même pour résultat de faire disparaître les traces du croisement.

Parions d’abord des hybrides végétaux. Kœlreuter, à qui l’on doit toujours remonter lorsqu’il s’agit de l’hybridation chez les plantes, n’a pas seulement constaté le fait général de leur infécondité ; il a de plus rendu compte de ce phénomène en soumettant à l’examen microscopique le contenu des organes reproducteurs de ces êtres mixtes. Il a montré que les anthères ne renferment plus de pollen proprement dit, mais seulement des granulations irrégulières et sans caractère. L’élément paternel a donc disparu. Les ovaires contiennent parfois des ovules en bon état. L’élément maternel est donc moins rudement atteint que l’élément paternel. Kœlreuter pensa qu’il pourrait suppléer à l’absence de celui-ci, et dans cet espoir il féconda artificiellement des fleurs hybrides avec du pollen emprunté à la plante père. Il obtint ainsi un végétal quarteron, c’est-à-dire, tenant pour un quart à l’espèce qui avait fourni la mère, et pour trois quarts à l’espèce dont faisait partie la plante père. Parfois la fécondité se réveilla en partie dans ces plantes quarteronnes. En continuant ainsi, Koelreuter ramena promptement au type paternel les descendans du premier hybride. D’autres expérimentateurs, employant le pollen de l’espèce maternelle, arrivèrent au même résultat. Dans les deux cas par conséquent, il ne reste plus de traces de la première hybridation.

Les hybrides de première génération, avons-nous dit, ne sont pas toujours absolument inféconds. Leur faculté de reproduction est seulement constamment amoindrie, et d’ordinaire dans d’énormes proportions[19] ; mais leurs graines ne reproduisent pas indéfiniment le type mixte de la plante qui les a produites. Un certain nombre des individus sortis de ces graines, au lieu de ressembler à l’hybride dont ils descendent, reproduisent tous les caractères de l’une ou de l’autre des deux espèces primitivement croisées, si bien qu’en trois ou quatre générations toute trace du croisement a disparu. Ce retour aux types naturels a souvent lieu dès le premier semis des graines hybrides. Dans une des expériences de M. Lecoq, le mirabilis à longues fleurs, vulgairement appelé merveille du Pérou, avait été fécondé par le pollen de la belle-de-nuit, ou mirabilis faux jalap. L’hybride obtenu était parfaitement intermédiaire entre les deux espèces ; mais les graines qui en sortirent, mises en terre, reproduisirent toutes la plante paternelle, c’est-à-dire des belles-de-nuit. Dans d’autres cas, c’est au contraire la mère qui reparaît de la même manière. Dans quelques expériences, on a vu les graines d’hybrides se partager pour ainsi dire entre les types paternel et maternel. M. Naudin, ayant croisé la primevère à grandes fleurs avec la primevère officinale, obtint un hybride qui lui donna sept graines fertiles. De ces graines, trois produisirent des plantes entièrement semblables à la primevère officinale ; de trois autres sortirent des individus que rien ne distinguait d’une variété bien, connue de la primevère à grandes fleurs : une seule reproduisit l’hybride d’où elle était sortie, mais cet hybride de seconde génération fut complètement stérile, si bien qu’ici encore toute trace d’hybridation disparut.

Les hybrides quarterons dont nous avons déjà parlé sont quelquefois fertiles pendant plusieurs générations. M. Lecoq, M. Naudin surtout, ont indiqué des faits intéressans sous ce rapport. Toutefois, dans toutes leurs expériences, la fécondité s’est constamment montrée fort réduite ; les graines fertiles ont été peu nombreuses, il y a eu des retours fréquens au type paternel ou maternel, et les hybrides ont fini par s’effacera La culture, qui est aux plantes ce que la domestication est aux animaux, s’est montrée ici impuissante. Elle a bien pu rendre fertiles pendant un nombre extrêmement restreint de générations des hybrides qui, dans la nature, sont constamment stériles ; elle n’a pas pu encore fixer et faire durer chez les végétaux une seule race hybride comparable en quoi que ce soit à ces races métisses que nous savons être si nombreuses, si faciles à obtenir, et qui s’établissent d’elles-mêmes[20]. Voilà le fait général, celui qui embrasse et domine tous les faits particuliers.

Passons maintenant aux animaux, et constatons que, s’il se produit quelquefois entre espèces sauvages et libres des croisemens féconds, les hybrides sortis de ces unions n’ont nulle part trahi d’une manière quelconque leur aptitude à se reproduire dans les conditions normales. On n’a par exemple jamais dit avoir rencontré des individus intermédiaires entre le loup ordinaire et le loup lycaon[21]. Si ce dernier s’est reproduit en se croisant avec l’espèce maternelle, ses fils, selon toute probabilité, sont retournés au type primitif, comme nous venons de le voir chez les végétaux. Dans les espèces domestiques, il en est parfois autrement, surtout chez les oiseaux. Toutefois nous retrouvons ici tout ce que nous avons rencontré déjà dans les plantes. Chez ces hybrides, la fécondité est considérablement diminuée et s’arrête souvent de bonne heure ; la ponte est plus rare chez les femelles, et les œufs sont très souvent clairs, c’est-à-dire incapables d’être fécondés ; le mâle présente des faits analogues. Enfin au-dessus de tous les faits particuliers s’élève le fait général que nous signalions tout à l’heure. Malgré des tentatives incessantes, les amateurs d’oiseaux, si nombreux aujourd’hui, n’ont pu encore former une seule race hybride, tandis qu’ils obtiennent des races métisses aussi souvent et aussi aisément qu’ils le veulent[22]. Voilà ce que proclame l’expérience et ce que la science explique. Rodolphe Wagner, faisant sur ces hybrides d’oiseaux des recherches analogues à celles que Kœlreuter avait faites sur les plantes, a constaté des faits identiques. Ici encore l’élément paternel est souvent entièrement vicié, toujours plus ou moins altéré, et les organes eux-mêmes, par leur peu de développement, accusent le défaut d’équilibre qui existe dans cet organisme d’origine mixte.

L’histoire des mammifères présente des faits un peu plus complexes. Remarquons d’abord que les deux seules espèces dont l’hybridation se soit montrée régulièrement féconde n’engendrent qu’un hybride à fécondité à bien peu près absolument nulle. Ici l’expérience remonte haut. Il y a plus de deux mille ans qu’Hérodote considérait comme un prodige la fécondité du mulet et près de dix-huit cents ans que Pline a reproduit cette opinion. Cependant on lit dans quelques ouvrages modernes que la fécondité des mulets est aujourd’hui démontrée, et qu’elle est assez fréquente dans les pays-chauds, en Afrique en particulier. Le lecteur pourra juger par le fait suivant de la valeur de ces assertions. En 1858, une mule conçut près de Biskra en Algérie. Un pareil fait ne pouvait passer inaperçue au milieu de populations qui accordent une si grande importance, à tout, ce qui se rattache au cheval. Voici comment des témoins oculaires racontent l’impression produite par cet événement : « Le phénomène de la conception chez les mules est extrêmement rare en Europe et ne l’est pas moins en Afrique, si l’on en juge par l’épouvante où le fait dont nous parlons jeta les Arabes. Ils crurent à la fin du monde, et pour conjurer la colère céleste, se livrèrent à de longs jeûnes. Aujourd’hui encore ils ne parlent de cet événement qu’avec une terreur religieuse[23]. »

Voilà donc tout un peuple qui proteste contre les exagérations indiquées plus haut, qui atteste l’exactitude de Pline et d’Hérodote, qui témoigne de l’excessive rareté de la fécondité chez la mule. Or c’est à elle seule, à l’hybride femelle, que se rapportent les quelques faits précis recueillis pendant une longue suite de siècles. Quant à l’hybride mâle ou mulet, nulle part on ne trouve une seule preuve réelle de son aptitude à la reproduction, et ici encore la science rend compte de cette différence. Gleichen, Bechstein, Prévost et Dumas, Rodolphe Wagner, ont porté l’investigation microscopique chez le mulet ; Brugnone, Gerber, ont de même étudié la mule. De cet ensemble de recherches, il résulte que l’élément mâle est à peu près toujours et complètement transformé de manière à devenir impropre à la fécondation. L’élément femelle, quoique modifié, s’est montré moins profondément atteint, On retrouve donc chez ces hybrides de mammifères le résultat général constaté déjà chez les hybrides de végétaux et d’oiseaux, tant sont communes à tous les êtres organisés et vivans les grandes lois qui président à la reproduction.

Mais ces lois n’établissent pas une identité rigoureuse entre les espèces et laissent en outre à l’action du milieu, à celle de l’homme, une certaine latitude. Nous avons constaté ces faits chez les végétaux, nous les retrouvons chez les mammifères. À diverses reprises, on a vu des hybrides mâles on femelles, croisés avec l’espèce paternelle ou maternelle, se montrer à des degrés divers aptes à la reproduction. Par exemple, un hybride mâle d’ânesse et d’hémione, obtenu au Muséum par les soins de M. Isidore Geoffroy, a fécondé des ânesses et des hémionesses[24]. — Plus rarement les hybrides se sont montrés féconds entre eux et ont donné quelques générations qui se sont succédé ; telle est la fameuse expérience commencée par le marquis de Spontin-Beaufort et poursuivie par Buffon. Une louve prise trois jours après sa naissance, nourrie artificiellement, élevée en domesticité et unie à un chien braque, devint le point de départ de quatre générations d’hybrides, et en eût peut-être fourni un plus grand nombre, si l’expérience avait été continuée[25]. — Bien plus rarement encore on a obtenu ce que quelques auteurs ont appelé des races hybrides résultant de croisemens plus ou moins répétés entre deux espèces différentes[26]. Les deux premiers cas n’ont rien de nouveau, nous les avons rencontrés chez les végétaux, chez les oiseaux, et nous savons qu’ils n’ont pourtant pas conduit à la formation de vraies races hybrides. En serait-il autrement chez les mammifères ? Ici quelques détails sont nécessaires.

Écartons d’abord un exemple qui est devenu pour ainsi dire classique sur la foi de Buffon, qui lui-même avait été induit en erreur par d’anciens voyageurs. Tout le monde a admis que le chameau et le dromadaire donnaient ensemble des produits indéfiniment féconds, soit entre eux, soit avec les deux espèces. On a dit et répété partout que ces hybrides, plus forts, plus vigoureux que leurs parens, étaient extrêmement communs et rendaient en Orient des services analogues à ceux qu’on demande aux mulets en Europe. Eversmann, précisant les faits, indique la Boukharie comme étant le siège de cette industrie[27]. Or depuis longtemps il me paraissait étrange qu’un animal aussi utile ne fût mentionné par aucun des nombreux voyageurs qui ont raconté au public leurs courses en Afrique et en Asie, depuis le Maroc jusqu’en Perse et au-delà. Comment raconter une simple promenade en Espagne ou en Sicile sans parler de mules et de mulets ? L’hybride du chameau était-il donc confiné aux environs de Boukhara ? Serait-ce une production toute locale comme celles dont nous parlerons plus loin ?

Ces doutes, publiquement exprimés, me valurent de la part d’un savant voyageur russe, M. de Khanikof, une lettre dont je reproduis un passage : « J’ai voyagé pendant vingt ans dans toute la partie nord-ouest de l’Asie, où le chameau est élevé ; en 1839, j’ai fait partie d’une expédition militaire dont les bagages étaient transportés par plus de douze mille chameaux. Dernièrement, j’ai visité toute la partie occidentale de la zone où les deux espèces[28] vivent ensemble ; mais je n’ai jamais entendu parler d’un croisement intentionnel et prémédité entre elles. » M. de Khanikof ajoute qu’il n’a pas non plus entendu dire qu’on prît des mesures pour l’empêcher ; mais des renseignemens oraux qu’il a bien voulu ajouter à sa note écrite il résulte qu’il n’a pas rencontré un seul exemple de ce croisement, et quiconque aura lu dans Buffon même l’histoire des froides amours des animaux dont il s’agit comprendra aisément que, si le fait se produit quelquefois, il doit au moins être extrêmement rare. Il faut donc renoncer à citer le chameau et le dromadaire comme fournissant un exemple d’hybridation[29].

Passons maintenant à quelques exemples qu’on est surpris de voir invoquer comme preuve d’une fécondité continue entre espèces différentes. Un savant Suédois, Hellenius, a croisé le bélier de Finlande peut-être avec une chevrette de Sardaigne et plus probablement avec une mouflonne[30]. Il a obtenu des hybrides. Une seule fois ces animaux ont été unis entre eux et ont donné un petit. Dans trois autres cas, c’est le bélier lui-même qui a été rapproché de ces hybrides d’abord, puis d’un produit quarteron. Dès cette troisième génération, on a vu reparaître complètement les caractères du mouton. Nott conclut de ces faits qu’on peut produire et perpétuer une race mixte de cerf et de mouton. N’est-ce pas forcer, jusqu’à la dénaturer, la signification de cette expérience ? N’est-il pas évident qu’elle ne fait que reproduire chez les animaux ce que Kœlreuter et tant d’autres ont obtenu chez les végétaux, sans qu’il se soit pour cela forme une race hybride ? Ces observations s’appliquent à tous les faits du même genre.

Il se passe probablement quelque chose d’analogue dans les croisemens, du bison et de notre bœuf. Les unions entre ces deux espèces paraissent être assez fréquentes aux États-Unis, et, sur le témoignage de Rafinesque, quelques auteurs ont admis que les hybrides de demi-sang étaient féconds entre eux. Nous avons ici à leur opposer un témoignage bien peu, suspect, celui de Morton et de Nott eux-mêmes. Ces auteurs admettent que la fécondité ne reparaît qu’après un nouveau croisement avec le taureau domestique[31]. Nous rentrons donc encore dans ce que nous avaient montré les végétaux, et ce qui complète la ressemblance, c’est qu’en dépit de cette fécondité il ne s’est pas plus formé de race hybride permanente dans les fermes du Kentucky que dans nos jardins de botanique[32].

Abordons enfin ici le fait le plus grave, celui qui semble attester le plus hautement l’existence d’une véritable race hybride, celui que présentent les chabins ou ovicapres issus du croisement des espèces chèvre et mouton. Ils étaient, avons-nous dit, connus des anciens, et devaient être assez communs, puisque le langage du temps possédait deux termes distincts pour exprimer le sens dans lequel s’était faite l’hybridation, Existe-t-il pour cela en Italie entre la chèvre et le mouton ces intermédiaires sans nombre qui s’établissent en dépit de tant d’efforts entre nos diverses races de chiens ? Non. — Dans le midi de la France, les moutons et les chèvres sont à chaque instant mêlés ensemble, conduits aux mêmes pâturages, parfois enfermés dans la même étable. Voit-on apparaître au milieu d’eux des titires ou des musmons ? Pour ma part, je n’en connais pas un seul exemple. — Le croisement dont nous parlons est, ajoute-t-on, des plus faciles ; il a réussi à Buffon et doit réussir de même à tout expérimentateur. Ceci est inexact. Depuis Buffon, de nombreux essais ont été faits au Muséum pour répéter son expérience ; ils ont été inutiles, alors qu’on obtenait d’autres croisemens, considérés comme plus difficiles et plus rares. — De ces faits il faut bien conclure que l’hybridation du mouton et de la chèvre est loin d’être aussi commune qu’on l’a prétendu, et qu’elle est fort incertaine, au moins sous le climat de Paris[33]. — Mais, dira-t-on encore, la fécondité de ces unions est tellement assurée au Chili et au Pérou qu’elle sert de base à une industrie vulgaire et prospère. Cela est vrai, et ici se montre l’influence de ces actions de milieu que l’on retrouve à chaque instant dans l’histoire des êtres organisés et vivans. Voyons donc ce que sont les chabins dans ces contrées où ils se produisent si aisément.

Au Chili[34], au Pérou[35], ces hybrides ont une véritable importance commerciale. La toison qui les couvre, modifiée par le croisement, présente un poil à la fois long et souple qui rend les peaux préparées propres à une foule d’usages. Ces pellones servent de descente de lit, de manteau, de matelas, de couverture aux selles de bois, etc. ; mais pour obtenir un pellon présentant les qualités requises, un premier croisement du bouc avec la brebis ne suffit pas. Ces hybrides de première génération ont la forme de la mère et le pelage du père. On manque de détails sur la manière dont se comportent, au point de vue qui nous intéresse, ces hybrides demi-sang. On assure qu’ils sont féconds entre eux ; mais rien ne nous dit si cette fécondité est indéfinie, ni quels changemens ils pourraient présenter au bout de quelques générations. Quoi qu’il en soit, on les croise avec la brebis. Cette seconde génération possède donc trois quarts de sang de mouton et un quart de sang de chèvre. Ces hybrides sont féconds, leur toison est belle d’abord ; mais si on les allie entre eux trois ou quatre fois de suite, cette toison reprend les caractères du poil de bouc. Nous constatons donc ici cette même tendance au retour vers les espèces primitives que nous avaient montrée les hybrides végétaux. Pour fixer davantage les caractères mixtes, on croise une femelle de cette seconde génération avec un mâle de la première. On a ainsi des animaux ayant trois huitièmes de sang de chèvre et cinq huitièmes de sang de mouton. Ce sont eux qui fournissent les pellones du commerce. Toutefois, malgré leur fécondité, on ne peut les propager indéfiniment. Au bout d’un nombre indéterminé de générations, quelques précautions que l’on prenne, il faut recommencer toute la série des croisemens, parce que la toison s’altère encore, « parce que, nous disait M. Gay, il se manifeste un retour vers les deux espèces primitives, exactement comme on l’observe chez les hybrides féconds des espèces végétales après quelques générations. »

L’importance de cette observation n’échappera à personne. À elle seule, elle répond à tout ce qu’on a dit des chabins comme constituant une race. Certainement aucun éleveur, aucun jardinier n’appellerait de ce nom une série d’individus provenant, il est vrai, par voie de génération d’une double souche commune, mais que l’on sait devoir perdre pour ainsi dire à jour fixe les caractères mixtes qui les distinguent, pour reprendre ceux des premiers parens. Le savant, qu’il soit botaniste ou zoologiste, ne peut pas davantage désigner, une pareille série par le nom de race sans donner à ce mot une acception toute nouvelle. Cet exemple, le plus grave incontestablement de tous ceux qu’on pourrait nous opposer, ne fait donc qu’attester une fois de plus l’existence des lois générales communes aux deux règnes, et parmi ces lois il en est évidemment une qu’on pourrait nommer loi du retour, et qui tend à faire rentrer les séries hybrides animales ou végétales dans l’une ou l’autre des deux espèces qui leur ont donné naissance.

En résumé, partout, toujours nous avons vu que le métissage est facile et régulièrement fécond ; l’hybridation s’est montrée souvent fort difficile : la fécondité n’est chez elle que l’exception, et cette fécondité, sauf dans un seul cas, est constamment irrégulière[36]. — Partout, toujours les métis se sont montrés féconds entre eux, sauf, comme le dit M. Geoffroy, les vices individuels de conformation[37], à la façon des individus de même race ; toujours, excepté dans quelques cas individuels, la fécondité est diminuée chez les hybrides qui se propagent entre eux. — Sans que l’homme intervienne et souvent contre sa volonté, il se crée des races métisses ; en dépit de tous ses efforts, il n’a pu encore constituer une véritable race hybride comparable aux métisses. — Là est le grand fait général, celui qui résume et domine tous les autres. Dans l’état actuel de la science, il est impossible de citer une seule série ou un seul ensemble d’hybrides animaux ou végétaux qui se soient établis et qui se comportent comme se sont établis et se comportent les ensembles, les séries de métis, qui offrent de si nombreux termes de comparaison. Il est impossible de citer deux espèces réunies l’une à l’autre par ces mélanges de tout sang qui relient entre elles les races les plus disparates.

Voilà pour le passé et pour le présent. L’avenir modifiera-t-il cet état de choses ? Le fait paraît excessivement peu probable, mais nous ne voudrions point en affirmer l’impossibilité absolue. La puissance de l’homme est bien grande, et moins que personne nous sommes porté à lui assigner des limites dont la détermination reposerait sur notre savoir actuel. Cette puissance s’est déjà montrée d’une manière frappante dans l’ordre des faits mêmes dont il s’agit. On ne connaît pas un seul cas d’hybridation entre mammifères sauvages, et l’homme a obtenu des unions fécondes non-seulement entre espèces résignées depuis des siècles à sa domination, mais encore entre celles qu’il est le moins prêt à soumettre, entre le tigre et le lion. Il a fait bien plus, lorsqu’en dépit de tentatives cent fois infructueuses il a créé des séries d’hybrides. Ira-t-il plus loin encore ? Fixera-t-il ces êtres mixtes de manière à obtenir une lignée durable, intermédiaire entre le lama et la vigogne, entre le lièvre et le lapin, entre le bouc et le mouton ? Nos successeurs seuls pourront répondre ; mais ces éventualités vinssent-elles à se réaliser, on n’en saurait pas moins que ces races hybrides se sont établies à travers des difficultés sans nombre, sous l’influence incessante de l’homme, et, pour être moins absolu, le contraste entre elles et les races métisses n’en persisterait pas moins.

Ainsi, tout en faisant à ceux dont nous combattons les doctrines les plus larges concessions, en leur accordant comme possible la réalisation d’un fait qui ne s’est produit depuis les temps historiques nulle part dans le monde entier, le métissage et l’hybridation n’en restent pas moins deux phénomènes parfaitement distincts. Le premier se passe uniquement entre races, le second uniquement entre espèces. Il y a donc là un moyen expérimental de distinguer l’une de l’autre ces deux sortes de groupes si souvent confondus.

Certes nous ne sommes pas les premiers à tirer cette conclusion des résultats du croisement. Sans remonter au-delà de Buffon, on rencontre bien souvent dans l’œuvre de ce grand maître des exemples de cette argumentation. Sous une forme ou sous une autre, elle a été mille fois reproduite ; on l’a même poussée beaucoup trop loin, et en exagérant ou en restreignant certains faits et leurs conséquences légitimes, on en est parfois arrivé à faire de la fécondité l’attribut à peu près exclusif des métis, à la refuser presque absolument aux hybrides. M. Chevreul, M. Isidore Geoffroy et d’autres naturalistes avant nous ont à bon droit fait justice de ces exagérations ; mais il s’était produit, surtout depuis quelques années, des exagérations en sens contraire contre lesquelles ces mêmes auteurs ont protesté, et qu’il fallait examiner à leur tour en tenant compte de toutes les données fournies par la science actuelle. C’est ce que nous avons entrepris, et nous croyons pouvoir conclure cette étude en disant que confondre encore la race et l’espèce, ne pas admettre que, sous l’empire des conditions d’existence actuelles[38], celle-ci est quelque chose d’essentiel, de fondamental dans l’ordre général des choses, c’est refuser à l’expérience, à l’observation toute autorité dans les sciences.

Ici se présente une difficulté : les descendans d’un hybride végétal ou animal qui, en vertu de la loi de retour ou par le fait de croisemens successifs, ont repris tous les caractères de l’une des deux espèces primitives, doivent-ils être regardés comme appartenant à cette espèce au même titre que les individus dont les pères n’ont jamais mêlé leur sang à un sang étranger ? Pour quiconque se tiendra sur le terrain de l’observation et de l’expérience, la, réponse n’est pas douteuse. Oui, ces arrière-petits-fils d’un père ou d’une mère hybride doivent être considérés comme appartenant en entier à l’espèce dont ils reproduisent intégralement les caractères. Qu’il y ait eu absorption ou élimination d’un type par l’autre, que la sélection répétée de l’un des deux sangs momentanément fusionnés ait rendu inappréciable ou réellement impuissante l’influence de l’autre, toujours est-il qu’on ne saurait refuser à l’individu qui présente ces caractères la qualité d’animal d’espèce pure. Voilà pourquoi, tout en reconnaissant que nos espèces domestiques peuvent s’être croisées plus ou moins souvent, nous n’en regardons pas moins leur distinction spécifique comme aussi bien fondée que celle des espèces sauvages le plus à l’abri de tout soupçon de croisement. Agir autrement serait se jeter dans des abstractions inapplicables et qui n’auraient plus rien de scientifique. Évidemment de nos jours un bouc et un bélier d’Italie, à quelque race qu’ils appartiennent, sont bien un vrai bouc, un vrai bélier, alors même qu’ils compteraient parmi leurs ancêtres quelque titire ou quelque musmon du temps d’Eugénius[39].

Avec M. Chevreul, qu’il faut encore citer ici, prenons donc un de ces ensembles d’animaux plus ou moins semblables, et dont les unions, toujours faciles, toujours fécondes, donnent naissance à des métis ; remontons par la pensée jusqu’à l’origine : nous le verrons se décomposer en familles, dont chacune se rattache à un père et à une mère ; à chaque génération, nous verrons décroître le nombre de ces familles, et nous arriverons ainsi à trouver pour terme initial une paire primitive unique. — Cette paire unique a-t-elle réellement existé ? Y a-t-il eu au début plusieurs paires entièrement semblables ? Ceci est une question de fait, que la science ne doit pas aborder, car ni l’observation ni l’expérience ne lui fournissent la moindre donnée. Tout ce qu’elle peut affirmer, c’est que les choses sont comme si chaque espèce avait commencé par une paire unique, et cette conclusion rigoureusement déduite des faits n’est, on le voit, qu’un des termes de notre définition de l’espèce[40].


III. — DU CROISEMENT ENTRE GROUPES HUMAINS.

De tout ce que nous venons de voir, il résulte que, lorsqu’il s’agit des lois générales de la reproduction, on peut appliquer aux animaux les résultats fournis par l’étude des végétaux. Peut-on conclure de l’animal à l’homme ? La réponse à cette question ne saurait être douteuse. Dans les deux règnes, les appareils sont de même nature, les élémens appelés à jouer un rôle actif ont exactement la même structure anatomique, les phénomènes physiologiques sont identiques. Si donc les groupes humains constituent autant d’espèces différentes, nous devrons constater dans leur croisement les phénomènes généraux de l’hybridation, s’ils ne sont que des races d’une même espèce, nous devrons rencontrer ceux du métissage. Voyons ce que disent les faits.

Les unions entre hommes appartenant à des groupes divers sont-elles partout et toujours faciles ? Ces unions sont-elles partout et toujours fécondes ? On a dit non pour quelques groupes. Nous examinerons plus tard avec soin ce que valent ces assertions, car il ne faut laisser aucun doute à ce sujet[41]. Bornons-nous à indiquer ici ce qui se passe entre les deux extrêmes, entre le nègre et le blanc. L’esclavage les a rapprochés depuis environ trois siècles, et de nombreuses unions ont eu lieu entre ces deux types. Est-il nécessaire d’en préciser les résultats ? Qu’il s’agisse de ces comptoirs où les deux races se rencontrent avec une liberté égale ; qu’on étudie les colonies où le nègre vit esclave ; qu’on tourne ses regards vers les contrées où le noir affranchi trouve parfois, malgré les préjugés, une compagne blanche et la négresse un époux blanc, y a-t-il dans l’immense majorité de ces unions quelque chose qui rappelle cette exaltation des instincts reproducteurs qui, nous l’avons vu, est presque toujours nécessaire pour amener le croisement des espèces ? Est-il nécessaire, comme pour le chien et le loup, le lièvre et le lapin, le lama et la vigogne, que les deux époux soient élevés ensemble pour vaincre leur répugnance mutuelle ? Ne voit-on pas au contraire à chaque instant ces unions s’accomplir à la suite de rencontres momentanées, fortuites, ou dans les conditions les plus défavorables en apparence ? Nous ne pouvons sans doute entrer ici dans des détails ; mais que le lecteur se rappelle tout ce qu’il a lu ailleurs, qu’il songe aux scènes de débauche et de violence si justement reprochées à l’esclavage, qu’il se rappelle ces maîtres éleveurs de mulâtres qui s’entourent d’un sérail pour se procurer à meilleur compte des esclaves qui sont leurs fils, et qu’ils destinent à les servir ou à alimenter un infâme commerce, et il reconnaîtra que l’effrayante immoralité de certains propriétaires fournit ici des faits presque trop probans, car toutes ces unions sont fécondes, car, partout où le nègre et le blanc sont en contact, on voit naître et se développer une population mulâtre. S’il fallait ajouter à ce fait général des preuves de détail, on en trouverait par exemple dans les traités de médecine légale, qui, à propos de questions bien différentes, ont parlé de jumeaux différens par la couleur, et qui ont. pour mère tantôt une blanche, tantôt une négresse. Ainsi une négresse mit à la fois au monde trois enfans : l’un était noir, le second blanc, le troisième cabre[42]. L’égalité d’action se montre ici tout aussi clairement qu’entre races animales ou végétales.

À ne considérer donc que les parens, le croisement des groupes humains présente tous les caractères du métissage, et nullement ceux de l’hybridation ; ces groupes sont des races et non des espèces[43]. Voyons si l’étude des produits conduit à la même conclusion. — Nous avons dit que le mode général de transmission des caractères et les rapports de ressemblance avec les deux parens ne fournissent guère que des présomptions pour la solution du problème qui nous occupe ; mais, d’une, part, on a exagéré parfois la portée des observations empruntées à cet ordre de faits, en même, temps qu’on y cherchait des preuves en faveur des doctrines que nous combattons, et d’autre part il règne sur les questions de cette nature des idées un peu vagues qu’il est bon de préciser. Quand il s’agit de croisemens entre groupes humains, l’Européen ne songe guère qu’au blanc et au nègre. Dès lors toute autre considération disparaît devant celle de la couleur, et comme celle-ci est assez généralement moyenne, on en conclut qu’il en est de même pour tous les autres caractères. Or rien n’est moins exact. Sans sortir de Paris, en regardant avec quelque attention les mulâtres qu’on rencontre assez fréquemment dans les rues, il est facile de se convaincre que souvent les traits de la figure tiennent bien plus du blanc que du noir, et l’on accumulera sans peine des exemples de juxtaposition parfaitement caractérisés.

En voici un bien remarquable à plusieurs titres, déjà cité par M. Duvernoy, et sur lequel j’ai pu recueillir à la même source que mon ancien maître des renseignemens bien précis[44]. Lislet Geoffroy, ingénieur à l’Ile-de-France, était fils d’une négresse très bornée et d’un Français appartenant aux classes éclairées de la population. Par la couleur, les traits, la chevelure, et jusqu’à l’odeur caractéristique, il reproduisait tous les caractères extérieurs de la race maternelle, de telle sorte qu’on l’eût pris pour un nègre pur sang. S’il s’était agi d’un mouton ou d’un bœuf, on l’eût cité comme un exemple frappant de ressemblance unilatérale ; mais son intelligence et ses sentimens étaient tout européens, si bien qu’il avait vaincu le préjugé de la couleur et s’était fait accepter dans la société. Enfin Lislet Geoffroy est mort correspondant de l’Institut de France. Ici le partage avait été complet : l’homme physique était tout nègre, l’homme intellectuel et moral était tout blanc.

L’exemple de Lislet montre que la couleur elle-même est loin d’être constamment d’une teinte moyenne chez les mulâtres. Ce fait est attesté par une foule d’auteurs, et il résulte de leurs témoignages que la balance penche tout aussi souvent du côté du blanc que du noir. Lawrence, White, Parsons, Prichard, Prosper Lucas, rapportent même un grand nombre d’exemples de mariages mixtes produisant des fils de couleur tantôt claire, tantôt foncée, semblables en tout à de vrais blancs, à de vrais nègres. Parfois, de deux jumeaux incontestablement fils d’un même père, l’un possède la couleur et les cheveux du nègre, l’autre la couleur et les cheveux du blanc. Parmi les faits de cette nature, il en est deux qui gagnent à être rapprochés, le nombre des enfans ayant été le même et les phénomènes de coloration identiques, tandis que le rôle des parens était inverse. Dans l’un, le père était nègre, la mère blanche ; dans l’autre, le père appartenait à la race blanche, et la mère, qui se donnait pour mulâtresse, avait tous les caractères d’une négresse pur sang. Dans les deux familles, il y eut trois enfans ; dans toutes deux, le sang noir prédomina d’abord d’une manière très marquée, perdit ensuite de son influence, et sembla s’effacer presque complètement dans les derniers nés[45].

Dans les exemples précédens, la couleur claire ou foncée était d’ailleurs uniforme ; mais il arrive aussi que les deux teintes peuvent se juxtaposer, et de là résultent des individus pies. Les faits de cette nature cités par les auteurs sont assez nombreux, et Buffon s’en était déjà préoccupé. White signale deux individus dont le corps était en quelque sorte mi-parti) mais dans l’un la moitié inférieure du corps était noire, et la moitié supérieure blanche ; dans l’autre, les couleurs étaient disposées à droite et à gauche. Tous deux sortaient d’unions croisées. J’emprunterai encore au docteur Parsons, cité par Prichard, un fait intéressant par les détails naïfs qui semblent en attester l’authenticité autant que le nom de celui qui les raconte. « Un nègre domestique se maria avec une femme blanche qui servait dans la même maison. Vers la fin de la première grossesse, le maître emmena le serviteur, qui fut absent pendant quelques jours. Dans l’intervalle, la femme accoucha d’une jolie petite fille, semblable à celle de deux parens blancs, présentant tous les traits de sa mère. À son retour, le mari fut profondément troublé en apercevant cette enfant, et se prit à jurer qu’elle n’était pas de lui ; mais la nourrice calma bientôt sa colère : elle déshabilla la petite fille et fit voir au père que, du côté droit, le bas du dos et le haut du membre inférieur étaient aussi noirs que lui-même. Le mari se réconcilia sur-le-champ avec sa femme et son enfant. Je fus informé du fait, ajoute Parsons, et, m’étant rendu sur les lieux, je trouvai que tous ces détails étaient vrais. »

On le voit, en admettant que la ressemblance unilatérale et la juxtaposition des caractères ne se rencontrent que chez les métis, le produit du croisement entre groupes humains satisfait pleinement à cette condition. Dans cet ordre d’idées, les faits que nous venons de citer indiqueraient même le croisement soit entre des races extrêmement voisines, soit entre de simples variétés, tant ils rappellent ce que nous avons vu se passer entre le daim noir et le daim blanc. Toutefois l’étude des races et espèces animales nous montre, une telle variabilité dans les faits de cette nature, que nous n’attacherions pas grande importance aux résultats précédens, sans une circonstance qui mérite d’être signalée. Tous les exemples que nous avons reproduits, et ceux, en bien plus grand nombre, que nous aurions pu citer encore, ont été recueillis chez des nègres vivant loin de leur patrie originelle, et dans des régions plus tempérées. Le docteur Winterbottom, qui a étudié avec tant de soin la race noire dans son pays natal, paraît n’avoir connu aucun fait du même genre[46]. Serait-ce donc que le croisement ne produirait de semblables résultats qu’en dehors du climat africain, et sous l’influence d’un changement de milieu ? Il est encore difficile de répondre avec certitude à cette question. Nous ne voulons que la poser et appeler sur elle l’attention des observateurs placés dans des conditions favorables pour la résoudre ; mais si la réponse était affirmative, comme les faits connus porteraient à le croire, il y aurait là une preuve de plus en faveur de nos doctrines. En effet, le changement de milieu ne paraît pas modifier le résultat de l’hybridation. Les caractères du mulet et du bardot, par exemple, restent les mêmes partout où ils se produisent. Au contraire ce changement, on l’a vu, modifie les races ; il ébranle, on le sait, le type nègre. Il serait donc tout simple que celui-ci cédât plus aisément à l’influence du type blanc dans les croisemens effectués en France, en Angleterre, aux États-Unis, que dans ceux qui ont lieu à Sierra-Leone ou sur la côte de Mozambique.

Au reste, si nous arrêtons un instant le lecteur sur les considérations de cet ordre, c’est uniquement pour montrer combien la doctrine de l’unité s’accorde avec les lois générales jusque dans les moindres détails. La grande preuve de la vérité de cette doctrine n’est pas là. Elle est avant tout dans la manière dont se comportent les groupes humains dans les unions croisées. Nous avons vu ce qu’était le résultat immédiat de ces unions ; leur fécondité atteste le métissage, et écarte bien loin toute idée l’hybridation. Cette fécondité se conserve-t-elle dans les enfans ? Ici encore tenons-nous-en provisoirement aux grands faits, et bornons-nous à rappeler ce qui s’est passé, ce qui se passe encore sous nos yeux dans l’Amérique centrale et méridionale. Là se sont trouvés juxtaposés les représentans du groupe blanc, ceux du groupe noir, et ceux d’un troisième type différent des deux précédens, mais nullement intermédiaire entre eux ; trois espèces bien distinctes, disent les polygénistes, trois races, disons-nous. En dépit de tout ce qui séparait, de tout ce qui sépare encore ces trois groupes si divers, si inégaux, des unions ont eu lieu de l’un à l’autre. Nous savons qu’elles ont été faciles et fécondes. Les enfans ont-ils hérité de cette fécondité ? Ont-ils été capables de se reproduire à leur tour ? Ici ce n’est plus un seul homme illettré ou savant, naturaliste ou anthropologiste, qui répond ; ce sont les populations elles-mêmes qui, pour traduire les résultats dans le langage, ont été forcées d’inventer partout un vocabulaire nouveau[47], et encore, — bien des voyageurs l’attestent, — ce vocabulaire est-il loin de rendre toutes les nuances de traits, de couleurs, de caractères de toute sorte que présentent ces populations cent fois croisées et toujours fécondes à tous les degrés de ce croisement illimité. Partout c’est par degrés, par nuances insensibles, que l’on passe de l’homme rouge à l’homme blanc, de celui-ci à l’homme noir, et ce mélange des sangs, cette fusion des races, commencée aux premiers temps de la conquête, aux premiers jours de l’introduction des nègres, n’a nulle part présenté plus de difficulté à se produire que s’il se fût agi de trois peuples de même race.

Ainsi cette grande expérience accomplie pendant trois siècles sur des milliers de lieues carrées, entre des millions d’individus, proclame hautement que le croisement des trois groupes qui se sont donné rendez-vous en Amérique est un métissage, et nullement une hybridation, par conséquent que ces groupes sont trois races d’une même espèce, et non pas trois espèces distinctes. Est-il besoin après cela d’insister sur d’autres exemples ? Nous ne pourrions trouver des termes de comparaison plus éloignés que l’homme blanc, l’homme noir et l’homme rouge[48], et certes ce qui est vrai pour eux ne peut que l’être pour les autres groupes[49]. L’humanité tout entière ne forme donc qu’une seule espèce ; les groupes qu’on y reconnaît ne sont que des races de cette espèce.

Telle est la conclusion à laquelle conduisent, non pas une théorie, non pas une idée préconçue ou dépendante de doctrines puisées à une autre source que les sciences naturelles, mais uniquement l’observation et l’expérience ; non pas l’observation s’exerçant depuis quelques années sur un petit nombre de faits isolés, l’expérience portant sur quelques générations d’animaux ou de végétaux, mais l’observation et l’expérience agissant depuis des siècles, embrassant toutes les espèces animales ou végétales soumises à l’action de l’homme pour conclure d’elles à lui. Si la méthode est juste, s’il n’y a réellement, comme nous le pensons, qu’une seule physiologie générale soumettant aux mêmes lois tous les organismes vivans, il n’existe qu’une seule espèce d’hommes. Quiconque croit à l’existence de plusieurs espèces d’hommes doit admettre pour elles une physiologie à part, étrangère aux végétaux et aux animaux, se manifestant dans une foule de circonstances et surtout dans les phénomènes de la reproduction, c’est-à-dire dans ceux où tout concourt à démontrer une identité fondamentale. Entre deux croyances qui entraînent des conséquences aussi opposées, le naturaliste, le physiologiste ne peuvent hésiter. Voilà pourquoi nous croyons à l’unité spécifique de l’homme, pourquoi nous combattons ceux qui proclament la multiplicité des espèces humaines.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Nos métis répondent aux hybrides faux des botanistes, aux métis homoïdes de M. Isidore Geoffroy.
  2. Nos hybrides répondent aux hybrides vrais des botanistes, aux métis hybrides de M. Isidore Geoffroy.
  3. Par les feuilles du calice et de la corolle. On sait que l’un des deux manque souvent.
  4. L’anthère est un petit sac membraneux porté à l’extrémité du filet de l’étamine organe mâle, et dans lequel se développe le pollen ou poussière fécondante des végétaux.
  5. Le stigmate est l’extrémité, du pistil organe femelle, sur laquelle le pollen se dépose lors de la fécondation.
  6. Ce fait m’a été communiqué par M. le marquis de Ginestous, président du comice agricole du Vigan.
  7. M. Decaisne pense que le chiffre des hybrides végétaux sérieusement constatés s’élève tout au plus à une vingtaine.
  8. A part toute autre considération, le témoignage de M. Isidore Geoffroy, lorsqu’il est contraire à des assertions émises au sujet de prétendus hybrides sauvages, doit avoir d’autant plus de poids, que ce savant, en rejetant les faits dont il s’agit, s’enlève en quelque sorte des armes à lui-même. Il est vrai qu’il lui en reste assez, et de bien meilleures, pour combattre les exagérations de la doctrine positive, contre laquelle il lutte dans cette portion de son livre.
  9. M. Isidore Geoffroy, en rappelant les faits de cette nature consignés dans les ouvrages de divers auteurs, en fait connaître de nouveaux.
  10. Je crois devoir rappeler aux lecteurs peu familiers avec le langage des naturalistes que les mots famille et genre sont pris ici dans un sens technique, et désignent des groupes de valeur différente dans la classification des végétaux et des animaux.
  11. Ces unions ont été fécondes. On cite surtout l’exemple d’un lion et d’une tigresse appartenant à une ménagerie ambulante et qui produisirent successivement cinq portées. Le père était né lui-même en captivité, et était fils d’un lion de Barbarie et d’une lionne du Sénégal. La mère était originaire de Calcutta. Histoire naturelle des Mammifères, par M. Paul Gervais, professeur à la faculté des sciences de Montpellier.
  12. Le premier est le fils du bouc et de la brebis, le second descend du bélier et de la chèvre.
  13. On trouvera tous les détails relatifs aux léporides issus de ce croisement dans une brochure où M. Broca, secrétaire général de la Société d’anthropologie, aborde avec beaucoup de savoir et d’esprit, mais dans un sens tout opposé, plusieurs des questions que nous avons traitées ici. Recherches sur l’Hybridité en général et sur l’Hybridité humaine en particulier. M. Broca donne en particulier des détails très circonstanciés sur les léporides obtenus par M. Roux, président de la Société d’agriculture de la Charente, qui a fondé sur le croisement dont nous parlons une véritable exploitation. M. Broca, qui a fait deux fois le voyage d’Angoulême pour étudier les procédés d’élevage de M. Roux, n’a d’ailleurs pas été plus heureux que la presque totalité de ses devanciers, malgré de nombreuses tentatives.
  14. On doit à M. Isidore Geoffroy d’avoir rappelé l’attention des naturalistes et des anthropologistes sur le travail où Kant a exprimé ses idées sur cette question. — M. Prosper Lucas a discuté l’opinion de Maupertuis.
  15. Cette règle, une des plus constantes de l’hérédité, est beaucoup trop généralement oubliée par un grand nombre d’éleveurs. Si son importance était mieux connue, on ne verrait pas surtout persister l’étrange engouement dont le cheval pur sang, le cheval de course anglais, est l’objet de la part de ceux qui veulent régénérer nos races chevalines dans un intérêt d’utilité publique. Cette race tout artificielle a été créée en vue d’un but unique qu’elle atteint admirablement. On lui demande de dépenser le plus de force possible dans le moins de temps possible Par cela même, elle est absolument impropre à rendre les services qui exigent des efforts soutenus pendant un temps considérable. Or l’étalon pur sang ne transmet pas à son poulain sa force seule ; il lui transmet aussi sa manière de dépenser cette force, sa délicatesse, son irritabilité nerveuse… Voilà pourquoi les croisemens de ce genre ont eu de si tristes résultats pour nos agriculteurs, comme l’a fort bien montré M. Richard du Cantal. Avec l’honorable vice-président de la Société d’acclimatation, on peut dire que l’anglomanie mal entendue des hommes qui exercent sur les questions chevalines une influence prépondérante a fait dépenser à la France plus de cent millions pour compromettre notre production. On assure que l’expérience va être tentée de nouveau. Nous ne craignons point de prédire que le résultat sera encore le même. Au reste, on sait très bien en Angleterre tout ce que nous indiquons ici.
  16. On a désigné par les mots de ressemblance unilatérale les cas où le fils reproduit les caractères d’un seul denses parens, par l’expression de ressemblance bilatérale ceux où le fils ressemble à la fois au père et à la mère.
  17. Je pourrais multiplier considérablement les citations relatives aux variations nombreuses que présente l’hérédité sous le rapport du mode de transmission des caractères ; mais les quelques exemples cités suffiront, je pense. Les lecteurs curieux de connaître un plus grand nombre de faits les trouveront pour la plupart réunis dans les ouvrages de MM. Geoffroy, Godron, Prosper Lucas, et dans le Traité de Physiologie de Burdach.
  18. Ce fait qui se passe sous nos yeux entre individus domestiques de races différentes, mais de même espèce, justifie l’appréciation portée par les naturalistes, lorsqu’il s’agit des races sauvages. Le lecteur doit comprendre à présent toute la valeur qu’ont en botanique et en zoologie ces séries naturelles graduées dont nous parlions dans une de nos précédentes études.
  19. On peut en juger par l’exemple suivant que cite M. Duchartre. Une fleur hybride de pavot ne donna que six graines fertiles, tandis qu’une capsule non croisée de la même plante en contenait deux mille cent trente parfaitement développées.
  20. Les observations et les expériences de M. Godron démontreront peut-être que l’on connaît un exemple de race hybride végétale. On sait que l’origine du blé est inconnue. Or M. Esprit Fabre d’Agde, en 1857, crut avoir montré que cette céréale provenait de la transformation d’un œgilops modifié par la culture. M. Godron regarda au contraire l’œgilops triticoïdes et le blé œgilops de M. Fabre comme n’étant, le premier qu’un hybride demi-sang d’œgilops et de froment, le second qu’un hybride quarteron des mêmes plantes dans lequel le froment serait intervenu deux fois. À l’appui de son opinion, il cite les produits qu’il a obtenus en opérant directement sur l’œgilops ovata et diverses races de blé ; mais des botanistes éminens regardent encore la plante qui se reproduit depuis près de vingt ans dans le jardin de M. Fabre comme une simple espèce d’œgilops distincte de l’ovata. La question est donc encore indécise, mais les expériences de M. Godron, en tout cas très intéressantes et très curieuses, la résoudront certainement.
  21. On a décrit sous ce nom, comme espèce distincte, l’hybride naturel du chien et de la louve.
  22. En présence des assertions qui se sont produites dans quelques ouvrages relativement à l’existence de races d’oiseaux hybrides, j’ai dû en appeler à l’expérience et au savoir de M. Isidore Geoffroy. Sa réponse a été aussi nette que possible, et il m’a déclaré que, malgré tout ce qui avait été dit à ce sujet, il n’en connaissait pas un seul exemple qui pût être regardé comme positif.
  23. Ce passage est extrait du mémoire présenté à l’Académie des Sciences par M. Gratiolet, aide-naturaliste au Muséum, qui avait reçu de M. Schmitt, pharmacien militaire, l’hybride dont il s’agit à l’état de fœtus, car cette grossesse exceptionnelle ne vint pas à terme. Cet avortement chez les mules qui ont conçu est d’ailleurs très fréquent comparativement au nombre des cas cités
  24. Depuis bien des années, M. Isidore Geoffroy a entrepris au Muséum, sur le métissage et l’hybridation, une série d’expériences qui se poursuivent constamment. Nous voudrions pouvoir en citer ici tous les résultats ; mais on comprend qu’il nous faut renvoyer le lecteur à son livre. Disons seulement que toutes les espèces du genre cheval, à l’exception de l’hémippe tout récemment découvert, ont été croisées entre elles et ont donné des produits. Diverses espèces de cerfs ont aussi donné des hybrides remarquables. Une famille d’axis et de pseudo-axis a entre autres donné trois générations hybrides.
  25. Buffon avait quatre-vingts ans à l’époque de la naissance de la quatrième génération, composée de quatre petits. La mère en mangea deux. On ne sait ce que sont devenus les deux autres.
  26. Ce point de doctrine a été développé plus spécialement en Amérique par Morton et par Nott Types of Mankind, en France par M. Broca dans la brochure que nous avons citée plus haut.
  27. Je ne connais le travail de ce voyageur que par l’extrait donné par Nott ; mais là même on trouverait peut-être l’explication de l’erreur d’Eversmann. Cet auteur admet l’existence de trois espèces de chameaux, le chameau à deux bosses, le dromadaire, qui n’en a qu’une, et le luck, qui, comme ce dernier, n’aurait qu’une seule bosse. Il paraît évident d’après ce fait qu’Eversmann a pris au moins dans ce dernier cas pour des espèces de simples races dont le croisement habituel et fécond n’aurait dès lors rien que de très naturel.
  28. Le chameau et le dromadaire. M. de Khanikof estime que cette zone est comprise entre le 34e et le 39e degré de latitude nord.
  29. Depuis quelques années, on a dit du yak et du zébu ou bœuf à bosse de l’Inde ce qu’on avait dit depuis si longtemps du chameau et du dromadaire. Sans repousser les témoignages recueillis sur cette question, il est permis de faire observer que des détails précis sont nécessaires pour les faire définitivement accepter ; mais fussent-ils reconnus vrais dans tous leurs détails, ils ne prouveraient pas encore l’existence d’une hybridation comparable au métissage. Nous ne connaissons que très imparfaitement les diverses races que le bœuf, cette espèce dont la domestication remonte à l’origine des sociétés humaines, a données à l’extrême Orient et à l’Asie centrale. S’il nous était arrivé de l’Inde et du Thibet quelques rares individus de basset et de lévrier, certes ils auraient été regardés comme des espèces, peut-être comme des genres différens. En les voyant s’unir sans peine et donner des produits indéfiniment féconds, on n’eût pas manqué de voir dans ce fait un exemple d’hybridation, et nous savons qu’il n’y eût eu qu’un simple métissage. Cet exemple doit au moins nous engager à suspendre tout jugement lorsqu’il s’agit du zébu et du yak.
  30. M. Isidore Geoffroy se demande s’il n’y a pas eu erreur dans la détermination du savant suédois, et parait pencher pour l’affirmative. Le chevreuil, d’après quelques auteurs que cite notre savant confrère, n’existe pas en Sardaigne, et le mouflon, bien peu connu au dernier siècle des médecins suédois, aurait été confondu avec cette espèce de cerf.
  31. Types of Mankind. — Les renseignemens fournis par M. Weddel sur le troupeau d’alpa-vigognes du curé Cabrera au Pérou nous ont appris de même qu’après bien des insuccès cet expérimentateur n’était parvenu à former son troupeau de vingt-quatre têtes qu’en évitant de croiser entre eux les hybrides de demi-sang. On voit que tous ces faits se ressemblent.
  32. Je tiens ce renseignement de M. Francis Flanagan, éleveur distingué, qui avait fait exprès le voyage d’Europe pour se procurer des reproducteurs. M. Flanagan admettait d’ailleurs la fécondité des croisemens.
  33. Les unions entre le bouc et la brebis, tentées à plusieurs reprises par M. Isidore Geoffroy, ont toujours été très faciles, mais se sont constamment montrées infécondes.
  34. Tout ce qu’on sait de positif sur les chabins, appelés au Chili carneros linudos, est dû à M. Claude Gay, membre de l’Institut, qui à bien voulu compléter par des renseignemens oraux ceux qu’il avait déjà publiés dans son Historia de Chile.
  35. Au Chili, on croise le bouc avec la brebis. D’après une note manuscrite de M. de Castelnau, citée par M. Isidore Geoffroy, le croisement se fait le plus souvent en sens contraire au Pérou, c’est-à-dire qu’on allie le bélier avec la chèvre.
  36. En accordant que le croisement de l’âne et du cheval est aussi régulièrement fécond que les unions d’âne à âne ou de cheval à cheval, je crois encore faire une véritable concession.
  37. Il est évident que cette réserve s’appliquerait avec autant de justesse aux individus de même race unis entre eux.
  38. Suivant en cela l’exemple de M. Chevreul, je tiens à répéter que tout ce que je dis de l’espèce et des races s’applique seulement aux temps sur lesquels peuvent porter l’expérience et l’observation.
  39. Auteur du VIIe siècle cité par M. Isidore Geoffroy pour une pièce de vers latins où se trouvant les deux noms donnés aux hybrides de chèvre et de mouton.
  40. Bien que la définition de M. Chevreul paraisse conçue en termes un peu plus absolus que la mienne, la réserve que je fais ici ne pouvait échapper à un esprit aussi judicieux. Elle ressort de tout ce qui précède ; elle est formellement exprimée quelques lignes plus loin. Je suis heureux de constater cet accord dans des questions aussi ardues. Lorsque j’ai donné pour la première fois la définition de l’espèce, j’avais le tort de ne pas connaître celle de M. Chevreul. Mon illustre confrère et collègue y avait été conduit surtout par l’étude des végétaux et des plantes cultivées. J’y suis arrivé par l’examen des animaux et des espèces domestiques. La similitude des résultats est certainement une preuve de plus de l’identité des lois qui régissent les deux règnes.
  41. Après avoir exposé les raisons qui militent directement en faveur des doctrines monogénistes, j’examinerai séparément les principales objections adressées à ces doctrines. Je reviendrai alors sur certains détails que j’ai été obligé de négliger pour ne pas faire de digressions.
  42. Le cabre est dans certains états d’Amérique le fils d’un mulâtre et d’une négresse.
  43. Depuis Buffon jusqu’à Müller et à Humboldt, le résultat du croisement entre les différens groupes humains a été le principal et le plus sérieux argument opposé aux polygénistes. Ceux-ci ont essayé d’y répondre par diverses objections dont quelques-unes sont discutées dans la présente étude. Nous examinerons les autres dans un chapitre spécial de ce travail.
  44. M. Duvernoy et moi-même avons dû ces renseignemens à M. Catoire de Bioncourt, ancien administrateur à l’Ile-de-France, qui a donné toute sa vie des preuves de son amour éclairé pour les sciences, et en particulier pour les sciences naturelles. M. de Bioncourt avait connu personnellement Lislet Geoffroy.
  45. Il me paraît utile de résumer sons forme de tableau les renseignemens donnés par M. Prosper Lucas, qui avait eu sous les yeux pendant un an la seconde de ces familles :
    Père noir, mère blanche Père blanc, mère noire
    1° Négrillon pur sang par la couleur 1° Mulâtre tirant sur le nègre
    2° Vrai mulâtre 2° Mulâtre brun plutôt que noir
    3° Fils blanc d’une figure agréable, à cheveux blond rouge très frisés 3° Fille blanche d’une figure agréable et pétillante d’esprit
  46. Le docteur Winterbottom s’est beaucoup occupé de l’albinisme chez les nègres, et c’est en se fondant en partie sur quelques-uns des faits rapportés par cet auteur que Prichard a été conduit à penser que tous les nègres blancs, regardés comme de vrais albinos, pouvaient fort bien être des espèces d’intermédiaires entre les races noires et les races blanches à cheveux rouges. Il y a certainement du vrai dans cette idée de l’anthropologiste anglais ; mais nous ne pouvons examiner ici cette question avec tout le développement qu’elle exigerait.
  47. Nous empruntons à l’Histoire du Mexique, par M. de Larenaudière, le vocabulaire suivant, qui indique les divers degrés du mélange opéré entre les trois races blanche, noire et rouge. Il est d’ailleurs facile de voir que ce tableau est lui-même incomplet, puisqu’il renferme un mot dont la définition manque.
    Mestisa produit d’un Espagnol et d’une Indienne
    Castisa — d’une métisse et d’un Espagnol
    Espagnola — d’un castiso et d’une Espagnole
    Mulâtre — d’une Espagnole et d’un nègre
    Morisque — d’une mulâtresse et d’un Espagnol
    Albino’ ' — d’un morisque et d’une Espagnole
    Tornatras — d’un albinos et d’une Espagnole
    Tentinelaire — d’un tornatras et d’une Espagnole
    Lovo — d’une Indienne et d’un nègre
    Caribujo — d’une Indienne et d’un lovo
    Barsino — d’un coyote et d’une mulâtresse
    Grifo — d’une négresse et d’un lovo
    Albarasado — d’un coyote et d’une Indienne
    Canisa — d’une métisse et d’un Indien
    Meckino — d’une lova et d’un coyote


    Quelques-uns de ces termes ont ailleurs qu’au Mexique une signification différente ; plusieurs sont remplacés par d’autres expressions.

  48. Je me conforme ici à un langage presque convenu en désignant sous le nom d’homme rouge l’ensemble des races américaines ; mais on sait que déjà d’Orbigny avait distingué plusieurs races dans ces populations si longtemps confondues, et les renseignemens réunis aujourd’hui montrent qu’il faut porter la division plus loin encore que ne l’avait fait notre célèbre voyageur.
  49. Nous reviendrons sur cette question en répondant aux objections des polygénistes.