Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 1

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I. Premières navigations des Portugais, dans les mers où l’on préſume qu’étoit anciennement l’Atlantide


C’étoit une opinion généralement établie, que la mer Atlantique étoit impraticable ; que les côtes occidentales de l’Afrique, brûlées par la Zone Torride, ne pouvoient pas être habitées. Ce préjugé auroit pu être diſſipé par quelques ouvrages de l’antiquité, qui avoient échappé aux injures du tems & de l’ignorance : mais on n’étoit pas aſſez familier avec ces ſavans écrits, pour y découvrir des vérités qui n’y étoient que confuſément énoncées. Il falloit que les Maures & les Arabes, de qui l’Europe avoit déjà reçu tant de lumières, nous éclairâſſent ſur ces grands objets. À travers un océan qui paſſoit pour indomptable, ces peuples tiroient des richeſſes immenſes d’un pays qu’on croyoit embraſé. Dans des expéditions, dont la Barbarie fut le théâtre, l'on fut inſtruit des ſources de leur fortune, & l'on réſolut d’y aller puiſer. Des avanturiers de toutes les nations formèrent ce projet. Henri, fils de Jean I, roi de Portugal, fut le ſeul qui prit des meſures ſages.

Ce Prince mit à profit le peu d’aſtronomie que les Arabes avoient conſervé. Un obſervatoire, où furent inſtruits les jeunes gentilshommes qui compoſoient ſa cour, s’éleva par ſes ordres à Sagres, ville des Algarves. Il eut beaucoup de part à l’invention de l’aſtrolabe, & ſentit le premier l’utilité qu’on pouvoit tirer de la bouſſole, qui étoit déjà connue en Europe, mais dont on n’avoit pas encore appliqué l'uſage à la navigation.

Les pilotes qui ſe formèrent ſous ſes yeux, découvrirent en 1419 Madère, que quelques ſavans ont voulu regarder comme un foible débris de l’Atlantide. Mais y eut-il jamais une iſle Atlantide ? Si elle exiſta, quelle étoit ſa ſituation, quelle étoit ſon étendue ? Ce ſont deux queſtions ſur leſquelles on ſe décidera, ſélon le degré de confiance qu’on accordera à Diodore de Sicile & à Platon, ſelon la manière dont on les interprétera.

« Après avoir parcouru les iſles voiſines des colonnes d’Hercule, nous allons parler, dit le premier, de celles qui l’ont plus avancées dans l’Océan, en tirant vers le couchant. Dans la mer qui borde la Lybie, il en eſt une très-célèbre éloignée du Continent de pluſieurs jours de navigation ».

Diodore s’étend enſuite ſur la population, les mœurs, les loix, les monument, la fécondité de cette iſle. Puis il ajoute :

« Les Phéniciens, dans les tems les plus reculés, en firent la découverte. Ils franchirent les colonnes d’Hercule, & naviguèrent dans l’Océan. Proche les colonnes d’Hercule, ils fondèrent Gadeïra ou Cadix. Ils avoient parcouru les mers au-delà des colonnes, & rangé celles de la Lybie, lorſqu’ils furent ſurpris d’une violente tempête qui les jetta dans la haute mer, en plein Océan. Après un mauvais tems qui dura pluſieurs jours, ils touchèrent à l’iſle dont il eſt queſtion. Ils publièrent la relation de ce voyage. Ils projetèrent un établiſſement dans cette contrée nouvelle : mais les Carthaginois s’y oppoſèrent, dans la crainte que le pays ne ſe dépeuplât ».

Qu’eſt-ce que cette iſle qu’on ne retrouve plus ? qu’eſt-elle devenue ? Platon nous l’apprendra peut-être.

Voici ce que Critias dit à Socrate dans le Dialogue intitulé Timée. « Solon étoit l’ami intime de Dropidas notre aïeul. Dropidas regrettoit beaucoup que les affaires publiques euſſent détourné Solon du penchant qu’il avoit pour la poéſie, & l’euſſent empêché de finir ſon poème ſur les Atlantides. Il en avoit apporté le ſujet de ſon voyage d’Égypte. Solon diſoit que les habitans de Sais, ville ſituée à la tête du Delta, à l’endroit où le Nil ſe divife en deux branches, ſe croyoient iſſus des Athéniens dont ils avoient conſervé la lance, l’épée, le bouclier, & les autres armes. Il attribue à cette opinion les honneurs qu’il reçut des Saltiques. Ce fut-là que ce légiſlateur, poëte & philoſophe, conférant avec les prêtres, & les entretenant de Promëthée, le premier des hommes, de Niobé, du déluge de Deucalion, & d’autres traditions pareilles, un prêtre s’écria : ô Solon, Solon ! vous autres Grecs, vous êtes encore des enfans. Il n’y a pas un ſeul vieillard parmi vous. Vous prenez des fables emblématiques pour des faits. Vous n’avez connoiſſance que d’un ſeul déluge que beaucoup d’autres ont précédé. Il y a long-tems qu’Athènes ſubſiſte. Il y a long-tems qu’elle eſt civiliſée. Il y a long-tems que ſon nom eſt fameux en Égypte, par des exploits que vous ignorez, & dont l’hiſtoire eſt conſignée dans nos archives. C’eſt-là que vous pourrez vous inſtruire des antiquités de votre ville ».

Après une explication très-ſenſée & très-belle, des cauſes de l’ignorance des Grecs, le prêtre ajoute :

« C’eſt-là que vous apprendrez de quelle manière glorieuſe les Athéniens, dans les tems anciens, réprimèrent une puiſſance redoutable qui s’étoit répandue dans l’Europe & l’Aſie, par une irruption ſoudaine de guerriers ſortis du ſein de la mer Atlantique. Cette mer environnoit un grand eſpace de terre, ſitué vis-à-vis de l’embouchure du détroit appelle les colonnes d’Hercule. C’étoît une contrée plus vaſte que l’Aſie & la Lybie enſemble. De cette contrée au détroit, il y avoit nombre d’autres iſles plus petites ».

« Ce pays, dont je viens de vous parler, ou l’iſle Atlantique, étoit gouverné par des ſouverains réunis. Dans une expédition, ils s’emparèrent d’un côté de la Lybie juſqu’à l’Égypte, & de l’autre côté de toutes les contrées juſqu’à la Tirrhénie. Nous fûmes tous eſclaves, & ce furent vos aïeux qui nous remirent en liberté : ils conduiſirent leurs flottes contre les Atlantiſtes, & les défirent. Mais un plus grand malheur les attendoit. Peu de tems après leur iſle fut ſubmergée ; & cette contrée, plus grande que l’Europe & l’Aſie enſemble y diſparut en un clin d’œil ».

Quel ſujet de méditation ! L’homme s’endort ou s’agite ſur un amas de ſables mouvans ; il s’élance, par ſes projets, dans l’éternité ; & un concours de cauſes fatales peut ſe développer dans un inſtant, & l’anéantir lui & ſes ſuperbes demeures.

Ce qui achève de fortifier les deux témoignages qui précèdent, c’eſt que la mer, qui porte aujourd’hui le nom d’Atlantique, eſt reſtée baſſe, & qu’on retrouve, à de grandes diſtances de ſes rives, le varec & les autres ſubftances marines qui annoncent un ancien continent.